Peut-on adhérer au “principe anthropique fort” autrement qu’animé par la Foi?

L’Homme est-il la finalité de l’Univers ? Autrement dit, la vie intelligente, consciente d’elle-même, de son environnement et communicante, est-elle la raison d’être de l’Univers ? La question est celle du « principe anthropique fort ». Elle fut posée en des termes moins bruts que les miens1 par l’astrophysicien Brandon Carter en 1973, donc assez récemment, mais elle est sous-jacente dans la conscience collective depuis « toujours ». On n’est en effet pas loin d’une question plus ancienne : « L’Univers a-t-il un « sens », a-t-il été conçu par un Créateur pour que l’Homme y apparaisse et puisse saisir ce sens ? ». Les religions y répondaient et y répondent encore bien sûr positivement, les plus primitives en interdisant d’y réfléchir, d’autres en nous laissant notre libre arbitre pour au moins en discuter les « modalités ». La Science s’interroge en envisageant que la réponse soit fort probablement négative parce que le Créateur ne fait plus partie de ses hypothèses depuis qu’elle a pris son envol et acquis son autonomie absolue, et depuis que nous avons pris conscience à la fois que nous n’étions plus au centre de tout et du « silence des espaces infinis ». Je ne vais évidemment pas apporter ici LA réponse mais ma réflexion. Pour préciser le sujet, je prends comme point de départ ce qu’écrivait Christophe de Reyff 2 dans un de ses commentaires sur mon article du blog « exploration spatiale » consacré à « Noël et notre place dans le Cosmos » (21 décembre 2019) :

Citations :

« Comme l’a écrit Einstein, « le plus incompréhensible dans l’Univers, c’est qu’il soit compréhensible ». On peut traduire cela en disant aussi bien que l’Univers est un miracle que le fait de le comprendre est aussi un miracle. À mon avis, il n’y a pas besoin de « faire comme si ». Il y aurait une infinité de façons de réaliser un Univers, mais semble-t-il, une seule qui a permis la chimie, la vie, l’évolution et l’émergence de l’Humanité. On nomme cette vue le « principe anthropique ». Ce principe existe dans deux formulations, faible et forte. La version forte va un peu plus loin et dit que l’Univers est tel pour que nous puissions non seulement exister, mais aussi le penser et le comprendre (au sens d’Einstein, mais aussi au sens de Pascal). C’est une vision téléologique (non pas théologique !) qui implique l’idée d’une finalité à tout ce qui existe. J’écarte ainsi absolument la vision de science-fiction des « multi-univers » qu’on appelle « multivers » qui, par définition, n’est pas scientifique, car c’est un énoncé qui, par principe, n’est pas démontrable, testable, réfutable, ou falsifiable au sens de Popper. »

J’y ajoute une autre citation, apportée également par Christophe de Reyff et qui est de l’astrophysicien Leonard Susskind :

« Regarding recently discovered dark energy and its implication on the cosmological constant, the great mystery is not why there is dark energy. The great mystery is why there is so little of it [10^−122] … The fact that we are just on the knife edge of existence, [that] if dark energy were very much bigger, we wouldn’t be here, that’s the mystery.” A slightly larger quantity of dark energy, or a slightly larger value of the cosmological constant would have caused space to expand rapidly enough that galaxies would not form… »

Fin de citations

Comme l’évoque Christophe de Reyff, si certaines bases de l’Univers (les « constantes fondamentales » aux valeurs numériques encore et toujours inexpliquées) avaient eu des valeurs différentes pour des quantités extrêmement faibles (le « 10 puissance moins 122 » mentionné ci-dessus est en langage « développé » un nombre inimaginablement petit : 0, virgule, suivi de 121 zéro et enfin d’un 1 !), il n’y aurait pas eu d’Univers dans lequel la chimie organique basée sur le carbone, l’évolution prébiotique, la vie, son évolution et finalement notre existence même auraient été possibles (et dans lequel nous aurions pu nous interroger). Pour prendre un autre exemple, dans ses excellents mémoires (« Je n’aurai pas le temps », Seuil, 2008), Hubert Reeves évoque sur ce même sujet ce que disait Fred Hoyle à propos du carbone : « Si les propriétés des niveaux d’énergie du noyau de carbone n’avaient pas exactement les valeurs numériques qu’elles ont, le carbone serait pratiquement inexistant dans la nature ». Et, je précise, si telle avait été la situation, la vie dans sa complexité n’aurait pas été possible non plus puisque le carbone avec ses nombreuses liaisons chimiques possibles est au cœur de nos molécules d’êtres vivants.

Mais je voudrais aller plus loin.

Même si l’on constate que les conditions extrêmement fines pour l’Univers improbable dans lequel nous vivons ont bien été réunies, notre émergence en tant qu’espèce vivante et consciente dans ce contexte, a été, tout autant, tout à fait improbable. Autrement dit je vois deux phases (ou deux « tiroirs ») utiles à la discussion de la réponse à l’interrogation posée par le principe anthropique fort : celle des conditions physico-chimiques d’origine nécessaires et, ensuite, celle de l’évolution prébiotique puis biologique présupposant ces conditions.

Il faut bien voir que – après que les éléments chimiques dont nous sommes constitués sont apparus (hydrogène puis hélium primordiaux) et se sont enrichis (par nucléosynthèse dans le cœur des étoiles) dans toute la gamme des éléments qui existent aujourd’hui « dans la nature » (dont le carbone !), et ce dans le contexte des quatre grandes interactions fondamentales structurant l’Univers (gravité, électromagnétisme, interaction nucléaire forte et interaction nucléaire faible), et que donc l’Univers devienne potentiellement viable pour nous ou nos équivalents, êtres conscients, technologues, « faber » et communicants – il était pour autant impossible à l’origine d’en déduire un jour l’apparition de l’homme ou de son équivalent. Ce que je veux dire c’est que bien entendu nous sommes le fruit de ces constituants physico-chimiques de base qui nous ont rendu possibles mais que l’évolution aurait pu donner une multitude d’autres fruits sans que nous en fassions partie. Dans cette seconde phase, prébiotique puis biologique, la question s’est posée à de multiples reprises avant notre « avènement ». Autrement dit les bifurcations de l’évolution vers un Univers où nous aurions été absents, ont été multiples.

En préalable, nous n’avons pu apparaître qu’après que la nucléosynthèse stellaire ait produit dans notre futur environnement suffisamment de métallicité (éléments chimiques lourds) donc après un temps relativement long nécessaire à cette transformation. On peut constater que déjà à ce stade a joué un facteur temps résultant d’une multitude d’événements se succédant sur une très longue période (plus de 8 milliards d’années) : accrétion de gaz et de matière dans une multitude d’étoiles, puis fusion nucléaire au sein de ces étoiles, puis explosions et dispersions des éléments produits dans leur cœur, dans un contexte mobile, celui des galaxies et celui de l’expansion de l’Univers. A noter qu’on peut encore envisager, dans cette phase, un certain automatisme ou déroulement naturel depuis les « ingrédients » et interactions fondamentales et l’impulsion nécessaire donnée lors du Big-Bang.

Si l’on considère ensuite notre étoile, le Soleil, située dans un des bras de la zone habitable d’une galaxie banale, il a fallu qu’elle ne soit ni trop massive ni pas assez. Dans le premier cas elle aurait eu une vie moins longue et donc une période de stabilité insuffisante au long cheminement dont nous sommes l’aboutissement. Dans le second cas, sa zone d’habitabilité aurait été trop proche et aurait conduit la face de la planète où l’eau aurait pu être liquide à se trouver bloquée dans sa rotation par la force de marée et exposée dans cette proximité à des rayonnements intenses sans doute incompatibles avec la vie. A ce stade on arrive à une certaine différentiation des possibles et les particularités nécessaires pour conduire jusqu’à nous sont de plus en plus marquées quand on « rapproche l’image », comme on le lira par la suite. Je continue donc, pour mieux les voir.

Si l’on compare notre système solaire aux autres systèmes stellaires, on constate qu’il en est beaucoup qui n’ont pas de planète(s) de type terrestre dans leur zone habitable. Les raisons peuvent être diverses. Soit une planète de type Jupiter est « descendue » par accrétion progressive de toute matière environnante jusqu’à proximité de l’étoile. Soit la matière existant en deçà de la ligne de glace a été accrétée par une planète de masse terrestre manquant d’éléments légers, en particulier d’eau. Soit dans la même région, l’accrétion s’est poursuivie au-delà, jusqu’à 10 masses terrestres (« super-Terre »), retenant une atmosphère trop épaisse, générant une tectonique des plaques trop active, gardant une température de surface trop élevée et peut-être encore beaucoup trop sèche car n’ayant pas connu notre Grand-bombardement-tardif (qui n’a eu lieu que grâce aux errances de Jupiter et de Saturne, comme décrites par Alessandro Morbidelli). Nous avons eu juste la bonne masse pour une tectonique des plaques relativement douce sur une très longue période, pour une atmosphère relativement légère et laissant passer les rayons du Soleil (il fallait bien qu’il y eut photosynthèse !), et n’avons disposé de suffisamment d’eau que grâce au « Grand-Tack », le mouvement particulier mentionné ci-dessus du couple Jupiter-Saturne d’abord vers le Soleil puis ensuite vers l’extérieur du système solaire, ce qui a permis de nous faire hydrater par l’eau des astéroïdes venus d’au-delà de la ligne de glace après que notre planète ait été constituée, avec une croûte déjà formée. Ce phénomène déjà probablement très particulier pour les étoiles simples, a probablement été impossible dans les systèmes à étoiles doubles ou triples, bien plus nombreux.

Nous ne savons pas non plus si la Lune a été indispensable à l’émergence de la vie mais il est possible qu’elle l’ait été, vu l’importance de la stabilité ainsi forcée par elle de l’inclinaison de notre axe de rotation, favorisant une certaine stabilité climatique de la planète, et vu l’importance qu’a la force de marée qu’elle exerce sur la planète et sur nous pour toutes sortes de processus affectant la vie, à commencer par le maintien de la tectonique des plaques et peut-être l’entretien du champ magnétique global. Et l’on sait qu’il est rare qu’un satellite naturel unique et relativement aussi massif, accompagne une planète – il existe à la marge le cas de Pluton et de Charon mais Pluton est ce qu’on appelle désormais une « planète naine » – car notre Lune résulte d’un processus exceptionnel (d’autres rencontres planétaires en fin de période d’accrétion ont pu donner Mars sans satellites naturels notables, ou Saturne avec ses anneaux et nombreux satellites relativement petits par rapport à elle).

Ceci dit, une fois que le dispositif Soleil-Terre-Lune a été en place, l’évolution vers la vie intelligente de type homo-sapiens n’avait rien d’évident ni d’automatique à partir des molécules organiques spatiales complexifiées dans l’environnement de la Terre primitive. C’est une série aléatoire d’événements aux conséquences imprévisibles qui ont conduit jusqu’à nous à partir de ces molécules primitives. Notre existence découle nécessairement de ces constituants et de cet environnement d’origine mais son aboutissement à l’homme n’était rien moins que certain. Ce qu’on peut seulement dire c’est que ces événements ont eu lieu et que nous sommes ici (principe anthropique -très- faible) !

Le premier événement a été la constitution d’êtres unicellulaires (à partir de notre « dernier ancêtre universel », LUCA, mais dès l’origine sous les deux formes d’archée et de bactérie) que l’on peut qualifier de vivants parce qu’ils ont su puiser leur énergie et leur matière dans leur environnement afin de se reproduire presque à l’identique mais pas tout à fait, de telle sorte que leurs mutations ont pu permettre leur adaptation à l’environnement extérieur, donc leur survie et leur prolifération. On dit que les roches poreuses au-dessus des fissures à proximité des lignes de rupture des dorsales océaniques, ont été des lieux privilégiés pour la formation des premières cellules vivantes. Mais en disant cela, se rend on compte de la finesse de l’exigence ? Ce n’est pas précisément la ligne de rupture des dorsales et ses « fumeurs noirs » dont il s’agit (eau trop chaude, durée dans le temps trop courte) mais de lignes latérales avec leurs « fumeurs gris », moins chaudes et subsistant beaucoup plus longtemps. Et si cela s’est bien produit sur ces fissures, encore fallait-il que le différentiel entre le pH de l’eau de l’Océan (acide à cette époque primitive) et le pH des flux venant des profondeurs de la Terre (très basique), soit suffisamment important pour générer effectivement les échanges redox nécessaires à la vie au sein des alvéoles poreuses des roches de ces « fumeurs ». Par ailleurs l’assemblage du nécessaire biologique, de tout le nécessaire et rien que le nécessaire dans toute sa complexité (membrane, ARN…), n’a rien d’évident. On « ne passe pas comme cela » de quelques molécules organiques même complexes, à une cellule vivante. En laboratoire jusqu’à présent, personne n’y est parvenu. Sur quelle autre planète le phénomène a-t-il pu aussi se produire ?

Pour résumer : combien y a-t-il eu dans l’Univers d’autres planètes suffisamment hydratées comme la Terre l’a été grâce au Grand-Tack de Jupiter, dans une zone stellaire habitable qui grâce à un gros satellite comme la Lune, a pu permettre notre type de tectonique des plaques et une inclinaison stable de notre axe de rotation sur l’écliptique, sur une durée suffisante pour que s’élaborent ces premières formes de vie dans le fond d’un océan ?

Le même type de processus exceptionnel s’est répété avec la Grande-oxydation ou l’endosymbiose des bactéries et des archées pour donner les très improbables eucaryotes (nous n’avons retrouvé aucune trace de proto-eucaryotes), chimères capables de consommer ce poison que l’oxygène était à l’origine. Ensuite, vinrent les métazoaires. Après l’essai des gaboniontes (vers -2 Ga), il y eut le règne des édiacariens (vers -600 Ma), puis la faune de l’explosion cambrienne (à partir de -540 Ma) et après, de multiples rebondissements de la vie suivis d’extinctions, et juste avant les mammifères, les dinosaures. A chaque fois, il y eu la dominance de certaines formes de vie puis un changement environnemental radical (chute de la quantité d’oxygène dans l’air par exemple), ou une catastrophe (Chicxulub, pour prendre un seul exemple, bien connu) qui rebattaient les cartes du hasard avec les quelques espèces vivantes qui subsistaient. Alors quelles étaient les chances des mammifères, ancêtres d’homo-sapiens, sous le règne des dinosaures ? Quelles étaient les chances des dinosaures à l’époque des céphalopodes ? Quasiment aucune. Est-ce que les dinosaures auraient pu devenir intelligents et communicants comme les hommes s’ils n’avaient été éprouvés et finalement éliminés comme ils l’ont été par l’astéroïde de Chicxulub ? Nous n’en savons rien mais on peut penser que sans les accidents, voire les extinctions, ayant permis de passer d’un règne animal à l’autre et, en particulier, de ce dernier au règne des mammifères, nous ne serions pas là pour en parler. Et cependant plusieurs de ces accidents n’étaient absolument pas prévisibles (et non simplement « possibles ») au moment de l’évolution biologique où ils sont survenus.

Comment un événement qui s’est produit sur Terre, l’apparition de l’homme (ou d’autres animaux ayant atteint notre niveau de conscience et de capacités), aurait-il pu se reproduire ailleurs alors qu’il est le résultat de toutes une série d’accidents dans notre histoire planétaire spécifique ? Non, l’arrivée de l’homme n’était pas plus automatique que ne le sont les différents épisodes de l’histoire humaine qui depuis plusieurs centaines de milliers d’années ont conduit jusqu’à nous.

Pour réfléchir à la probabilité de la validité du principe anthropique fort, il faut donc bien dissocier d’une part, les conditions fondamentales, celles de la chimie et de la physique, et d’autre part, celle de l’histoire de l’évolution de la vie sur Terre. Il me semble assez évident par les exemples donnés ci-dessus que l’aboutissement de cette histoire à l’homme, n’était pas prévisible. Dire qu’elle a été « voulue » suppose que l’astéroïde de Chicxculub aurait été voulu et que le passage des primates à l’homme aurait été automatique ou que l’évolution d’autres animaux jusqu’à notre niveau aurait été possible), ce qu’il est quand même très difficile d’admettre.

Si on l’admet, malgré tout, c’est qu’on croit que nous sommes dans la main d’un Créateur qui décide absolument de tout et qui est intervenu lors de ces multiples et aléatoires bifurcations évoquées. Je laisse à chacun en juger et choisir. Certains feront comme Pascal, un pari, à vrai dire « le pari existentiel le plus osé », d’autres resteront dans la rationalité qui ne permet pas de trancher, simplement de s’émerveiller, de continuer à s’interroger, à étudier, à réfléchir. Autrement dit se prononcer positivement n’est pas une attitude scientifique mais une adhésion à un credo éclairée éventuellement par quelques lumières scientifiques. A mi-chemin, on pourrait considérer une version adoucie du principe anthropique fort reprenant la dissociation des deux phases présentées ci-dessus (mais elle n’est pas plus scientifique) : Le Créateur « satisfait de sa création » qu’est l’Univers, aurait pu se « réjouir » d’un résultat qu’il n’attendait pas de son évolution, même s’il l’espérait, à savoir l’Homme. En tout cas, comme le dit Christophe de Reyff, n’allons surtout pas chercher la « solution » dans des « multivers » invérifiables. Ce serait céder à la facilité consistant à donner à une question précise une réponse totalement diluée dans un autre questionnement supposant l’étude d’un infini pluriel dont nous n’avons aucune preuve. 

Notes :

1) Selon les termes de Brandon Carter :

« Ce que nous pouvons nous attendre à observer doit être compatible avec les conditions nécessaires à notre présence en tant qu’observateurs ». Il dit aussi : « j’ai forgé le principe anthropique en réaction à l’idée trop communément admise que l’Univers est partout identique, et que notre situation est tout à fait quelconque » (« réaction » que je partage tout à fait).

Selon les termes de l’article de Wikipedia sur le sujet : https://fr.wikipedia.org/wiki/Principe_anthropique :

« Les paramètres fondamentaux dont l’Univers dépend, sont-ils réglés [=ajustés précisément] pour que celui-ci permette la naissance et le développement d’observateurs en son sein à un certain stade de son développement ? »

2) Christophe de Reyff, Dr ès sciences, est retraité de l’OFEN (Office Fédéral de l’Energie) où il a été l’un des responsables pendant plus de 20 ans, de la recherche énergétique. Il a bien voulu me faire quelques remarques, que j’ai prises en compte, sur mon projet. 

Je recommande les lectures suivantes :

Nick Lane: “The vital question”, Profile Books, 2015;

Peter Ward & Joe Kirschvink: “A new history of life”, Bloomsbury Press, 2015;

André Maeder : « L’unique Terre habitée ? », Favre, 2012 ;

Jean-Pierre Bibring : « Mars planète bleue ? », Odile Jacob, 2009.

Illustration de titre : l’homme sous la Voie-lactée, crédit : Greg Rakozy.

Pour retrouver dans ce blog un autre article sur un sujet qui vous intéresse, cliquez sur :

Index L’appel de Mars 20 04 21

Mars, évolution socio-économique prévisible dans une colonie mature en cas de pandémie sur Terre

Comment une économie martienne pourra-t-elle fonctionner lorsque la population aura atteint plusieurs centaines de milliers d’habitants et si par malheur elle doit compter sur ses seules ressources? Répondre à cette question, c’est répondre à la question de la viabilité d’une colonie martienne. En reprenant pour l’illustrer la fable futuriste racontée la semaine dernière, je propose ici quelques pistes en fonction des contraintes que l’environnement très particulier va imposer à cette communauté.

NB : Je rappelle les particularités résultant de l’environnement martien : relativement faible population, barrière à l’entrée considérable en raison de la distance, du volume transportable par chaque vaisseau spatial et de l’espacement des dates possibles de voyage, nécessité d’autonomie très élevée pour des raisons de simple sécurité, possibilité d’exportations physiques extrêmement limitées, population nécessairement très éduquée sur le plan technologique, milieu très stimulant pour la recherche.

Reportons-nous donc à nouveau par la pensée dans une centaine d’année après la crise causée sur Terre par une pandémie virale très contagieuse et à la létalité élevée. La population martienne compte quelques 300.000 habitants, comme l’Islande au début du XXIème siècle, répartis en ceinture dans une trentaine de villes de tailles à peu près égales dans la zone intertropicale de la planète et dans le bassin d’Hellas (zone un peu plus éloignée (entre 30° et 50° de latitude Sud), à l’altitude la plus basse et à la pression atmosphérique la moins faible de la planète. La « Colonie » comme on l’appelle, a été fondée dans les années 2040 grâce à la technologie des lanceurs développée par Elon Musk. Elle a été financée par un consortium que je nomme la « Compagnie des Nouvelles Indes », initié également par Elon Musk et regroupant aussi bien des grands capitalistes américains (dont Jeff Bezos) que le public. Cette « Compagnie » a fini par rassembler une masse capitalistique suffisante pour entreprendre la réalisation de son projet, la Colonie, entourée d’une « Space Bank » et d’une « Space Insurance Company ». Le gouvernement américain, ravalant son propre projet de lanceurs, le SLS, techniquement irréalisable, et son programme lunaire ARTEMIS, trop complexe et trop long à voir le jour, a mis les installations de la NASA à sa disposition, du moins en ce qui concerne les vols habités.

Le développement du programme s’est fait à peu près comme prévu. La première base, « Alpha » (le nom que lui a donnée Elon Musk dès ses premières présentations en 2018), a bien fonctionné, créant le premier accueil planétaire pour la suite, moins difficile d’accès et périlleux, avec un astroport et tous les embryons nécessaires dans les divers domaines indispensables (production d’énergie, machines, extraction de glace d’eau et de minerais, serres, habitats…). A ce stade la « Colonie » tournait avec un millier d’habitants dont beaucoup ne restaient sur place qu’un ou deux cycles synodiques puis revenaient sur Terre. Les revenus de la Compagnie provenaient de l’offre de résidence (habitats et services) aux Terriens, qu’ils soient chercheurs dans divers domaines ou ingénieurs chargés de tester des technologies « fonctionnant à l’économie » dans les milieux extrêmes. Tout « marcha » très bien ce qui permit de passer ce stade ; les gens restèrent plus longtemps sur Mars dont les installations devenaient toujours plus efficientes et plus confortables. Un marché se développa pour toutes sortes de produits venus surtout de la Terre mais de plus en plus martiens (il fallait au maximum limiter les transports).

Les actionnaires attendirent beaucoup (pas plus que prévu cependant !) pour obtenir un retour sur investissement, mais 20 ans après l’engagement des premières dépenses (dans les années 2050), le cours des actions de la Compagnie montait en anticipation de rentrées sonnantes et trébuchantes car sur le plan économique, aussi bien que social, la colonie séduisait de plus en plus de Terriens (on parlait de « l’appel de Mars ») et la Compagnie devenait rentable (sa balance commerciale avec la Terre devenant positive).

Il n’était bien sûr pas question de raffiner des métaux rares extraits sur place ou dans les astéroïdes proches (ou plutôt « pas trop lointains ») de la « Ceinture », pour les exporter vers la Terre, comme certains en rêvaient au début du XXIème siècle, car le coût du travail sur les astéroïdes ou du transport des minerais concentrés vers la Terre, bien que théoriquement possible, restait totalement prohibitif et de toute façon les volumes transportables de Mars à la Terre restaient très faibles compte tenu de la capacité forcément limitée des vaisseaux spatiaux et des fenêtres de tirs par nature toujours étroites et rares. Mais Mars produisait toutes sortes de biens immatériels qui trouvaient un marché sur la Terre aussi bien que localement sur Mars. Elle avait été dès le début une pépinière d’innovations et d’exploitation de ces innovations, à l’initiative aussi bien de la Compagnie que d’entrepreneurs privés qui avaient voulu y développer leurs idées et en faire des « business ». C’est là qu’étaient conçus, testés et élaborés pour le marché interplanétaire, dans un environnement intellectuel et technologique extrêmement facilitateur et favorable, toutes sortes de logiciels pour le recyclage, le contrôle microbien, la rentabilité des cultures vivrières, les économies d’énergies, la robotisation de l’extraction ou de la construction, les modalités d’impression 3D les plus complexes, les appareils de télécommunication les plus robustes et les plus performants. Le capital pouvait provenir de la Compagnie si c’était ses projets ou si le projet des entrepreneurs privés l’intéressait ou, tout simplement, des entrepreneurs eux-mêmes et des personnes qu’ils avaient pu convaincre de se joindre à eux (car bien sûr il y avait un marché des capitaux, une bourse, sur Mars et on pouvait faire appel aux capitaux et aux bourses terrestres). Le double réseau (redondance!) Hyperloop martien sur monorail suspendu autour du globe, était devenu un modèle du genre et assurait très rapidement et sans encombre les liaisons physiques dans toutes les villes de la planète mais en réalité on en avait beaucoup moins besoin que les trains ou les bateaux sur Terre au XXème siècle du fait de tout ce qu’on pouvait faire à distance par télécommande à partir de chacune des villes. Les astronomes de la Terre, dégoûtés par la pollution du ciel terrestre et les obstacles posés par les groupes environnementaux les plus improbables, ne juraient plus que par le Nouveau-monde martien. Il était plus facile d’ériger de grandes structures sur Mars ou de lancer dans l’Espace à partir de la planète toutes sortes d’observatoires avec télescopes ou capteurs, étant donné la plus faible force de gravité exercée par la planète sur toute masse et donc la vitesse de libération beaucoup plus basse.

Au début les entrepreneurs, pour la plupart, étaient restés sur Terre et ne se servaient de Mars que comme plate-forme d’expérimentation. Avec le temps, il était devenu de plus en plus pratique et économique de faire sur place des analyses, des études, des preuves de concepts, puis de plus en plus les développements vers la commercialisation. Les installations informatiques étaient excellentes, parfaitement entretenues et organisées. La population très technophile et éduquée. Par ailleurs la surpopulation, la pollution, les problèmes épidémiologiques, le dérèglement climatique avaient rendu la vie sur Terre très difficile et beaucoup moins confortable pour les gens « riches » qu’elle avait pu être à la fin du XXème siècle. Les « villes » martiennes étaient propres, calmes, verdoyantes autant qu’il était possible (c’était une nécessité pour se nourrir et pour accepter psychologiquement la dureté des conditions extérieures), les bulles viabilisées de plus en plus importantes, fonctionnelles et esthétiques avec un climat interne régulé de telle sorte que les températures n’étaient jamais excessives (une nécessité pour l’équilibre sanitaire et biologique) avec certaines qui préféraient un peu plus de chaleur et/ou d’humidité, d’autres moins. Les « têtes pensantes » (concepteurs) et les dirigeants d’entreprises, étaient donc partis de la Terre pour aller sur Mars avec leur famille, rejoindre les chercheurs, les créateurs et les artistes, mais évidemment beaucoup de commerciaux avec tous les cadres et personnels nécessaires à la logistique étaient restés sur Terre, au plus près de la plus grande partie de leurs consommateurs.

Les plus « défavorisés » parmi les Martiens ne l’étaient pas tant que ça car la protection sanitaire avait toujours été « clé ». Les hommes étaient rares sur Mars et les robots très nombreux. Ils faisaient tout ce qui était répétitif, sale, dangereux, éloigné. Il fallait donc, sur le plan d’un intérêt économique bien compris, que les hommes soient en bonne santé et bien éduqués. Le principe était que la rémunération était fixée par le besoin (offre et demande) que l’on avait du travail fourni mais on planifiait autant que possible à l’avance ces besoins pour éviter aux jeunes de se lancer dans des voies sans issue ou avec peu d’issues. On ne leur interdisait pas de choisir des trajectoires marginales car certains pouvaient y trouver leur épanouissement et ouvrir de nouvelles voies insoupçonnées par la communauté mais on ne les encourageait pas, à la différence des métiers dont visiblement on aurait besoin lorsqu’ils seraient devenus productifs. De toute façon il était impensable de laisser qui que ce soit rester sans nourriture, sans logement, sans vêtements, sans soins, puisque cela aurait signifié la mort et en même temps la perte d’agents économiques potentiels, toujours rares. La seule contrepartie demandée à toute aide était un travail d’intérêt général. Par exemple, contrôler des robots peu sophistiqués, veiller que tous les capteurs fonctionnent bien, s’occuper des « anciens » ou remplir un vide temporaire quelque part.

Avec le temps, l’autonomie martienne s’affirmait de plus en plus, avec néanmoins un commerce très actif avec la Terre. Cela permettait aux Martiens de bien vivre et à la Compagnie de rembourser les emprunts qu’elle avaient contractés lors de sa phase de lancement, et de payer des dividendes enfin substantiels à ses actionnaires puisque les revenus d’exploitation devenaient largement positifs et qu’il n’était pas indispensable de tout réinvestir ou du moins qu’on pouvait d’autant mieux investir que les plus-values des actions aussi bien que les dividendes incitaient plus de personnes sur Mars ou sur Terre à acheter des actions de la Compagnie et des autres sociétés qui s’étaient développées à ses côtés.

Tout le monde semblait satisfait et c’est alors que survint LA fameuse pandémie du virus covid-142. Un énergumène d’un pays que je ne nommerai pas mais dont tout le monde se souvient, avait gagné beaucoup d’argent dans le commerce des fourrures de chauve-souris, le seul animal qu’il était encore permis de chasser (et l’un des rares animaux sauvages qui subsistait sur Terre avec les serpents, les araignées et les goélands, en dehors bien sûr d’autres animaux mythiques préservés dans certains zoos). Au sommet (pensait-il) de sa carrière, ce « Monsieur » avait décidé, pour raviver ses souvenirs de jeunesse, d’explorer lui-même une caverne extraordinaire par sa richesse en volatiles à fourrure, dans une région montagneuse du Sud presque inaccessible de son pays. Il portait à cette occasion une combinaison protectrice (car on était bien conscient du danger épidémiologique avant capture et traitement des animaux) mais elle était d’une couleur particulièrement brillante (et laide !). Lors de la visite, elle fut par mégarde, éclairée par le coup de projecteur d’un vice-président chargé de la communication, trop zélé, s’efforçant maladroitement d’éviter que son patron trébuche. Le résultat fut une chute bruyante et boueuse, l’agression d’une nuée de volatiles et plusieurs morsures qui passèrent au travers du tissu, quand même épais, de la combinaison. Le vice-président chargé de la communication s’était fait immédiatement renvoyer mais un certain nombre de virus avaient proliféré à l’intérieur de l’hôte illustre (NB: remarquez qu’on ne douta plus que la transmission directe entre la chauve-souris et l’homme était devenue possible). Certains virus, « tombés » sur des anticorps plus anciens du « Patron » (du covid-19 et autres) avaient disparu mais pas ceux de celui qui allait être connu comme le redoutable Covid-142. Compte tenu du statut social et du nombre des contacts du Patron, ce covid-142 s’était répandu comme une trainée de poudre, d’autant que pendant quinze jours Il ne ressentit aucun symptôme. Le virus était aéroporté dans les aérosols et manuporté, extrêmement résistant sur les surfaces, très contagieux avec un taux d’attaque très fort, létal à un niveau qu’on n’avait jamais vu pour un coronavirus. On n’avait pas eu le temps ni la visibilité de réagir, les symptômes divers et variés n’apparaissant qu’après une bonne semaine. Rapidement 70% de la population fut contaminée, 30% développèrent des symptômes respiratoires graves et très difficilement réversibles. Les hôpitaux étaient débordés, les médicaments antiviraux très insuffisants en quantité et insuffisamment puissants pour faire baisser suffisamment la charge virale. En quatre mois, plus de 10% de la population mondiale qui s’était stabilisée à 11 milliards d’individus au début du siècle, mourut. Le chaos était indescriptible. Les révolutions s’enchaînèrent même dans les pays les plus stables. Le Monde se dirigeait à grande vitesse vers la barbarie.

Mars sortit ainsi de la conscience des Terriens qui avaient simplement en tête le souci de survivre et des maîtres-à-penser anti-progrès qui voulaient profiter de l’occasion pour revenir à un âge d’or qui n’avait jamais existé mais qui excluait toute « machine » et toute transmission par « ondes » (évidemment « maléfiques ») et qui maudissaient cette excroissance technologique inutile qu’était à leurs yeux la Colonie.  Presque du jour au lendemain, les Martiens se retrouvèrent seuls au monde. Sur le plan économique les conséquences se firent sentir très vite. Plus questions d’importer quoi que ce soit de la Terre mais aussi de lui vendre quoi que ce soit. Le marché des produits martiens se rétrécit instantanément de plusieurs milliards d’individus, à seulement 300.000 personnes. Le prix des produits martiens ne pourrait donc plus jamais être aussi bas pour les Martiens eux-mêmes et bien sûr il ne fallait plus compter sur les produits terriens, soit physiques, soit immatériels. Mais les technologies étaient connues et on pouvait se procurer sur place toutes les matières premières nécessaires. On pourrait donc « faire face » malgré les ajustements très brutaux qui s’annonçaient. La conséquence fut une restriction immédiate des marges des producteurs martiens qui vendaient leurs produits sur Terre aussi bien que sur Mars et la disparition évidemment totale des dividendes des actionnaires martiens des sociétés terrestres tandis que la valeur de leurs actions devenait immédiatement nulle. Le pendant positif fut que subitement les sociétés martiennes n’eurent plus rien à payer à leurs actionnaires terrestres puisqu’ils n’étaient plus « en ligne » et que la concurrence terrestre ayant disparu, ils purent porter leurs prix à un niveau suffisant pour couvrir leurs coûts.

La Compagnie des Nouvelles Indes propriétaire de fait d’une grande partie de ses actions (elle était devenue gestionnaire des actions des actifs martiens appartenant aux propriétaires terrestres disparus), supporta donc bien le choc et put réinvestir elle-même ou financer toutes sortes de projets de développement nouveaux sur Mars, ne serait-ce que pour remplacer la production terrestre tarie, et on s’intéressa à nouveau à la réalisation d’une île de l’espace comme l’avait conçue Gerard O’Neill au milieu du XXème siècle. On envisageait de la construire avec la matière de quelques astéroïdes de la « Ceinture » voisine. L’humanité était bel et bien sortie de son berceau.

illustration de titre: la préfiguration d’une ville martienne, à l’étude par Interstellar Lab dans le désert des Mojaves (Californie). Crédit Interstellar Lab.

Pour retrouver dans ce blog un autre article sur un sujet qui vous intéresse, cliquez sur:

Index L’appel de Mars 20 04 18

De la pertinence pour l’humanité de bénéficier d’un établissement sur Mars dans le contexte d’une pandémie

Projetez-vous un siècle dans le futur et imaginez qu’une autre pandémie se propage sur Terre. Le virus, nouveau, est plus contagieux que le covid-19, sa létalité est beaucoup plus forte, le taux de reproduction très élevé, l’intervalle de générations très court. Les plus jeunes comme les plus vieux sont vulnérables et le pourcentage de décès atteint plus de 10% de la population. Il n’y a aucun vaccin pour prévenir la gravité de l’infection ni aucun médicament pour la traiter et le corps médical n’a pas plus d’armes qu’en 2020 pour la combattre.

A cette époque, tirant les leçons de la pandémie de 2020, tous les pays du monde se sont prémunis avec des stocks de masques FFP2 et de gel hydroalcoolique mais le nouveau microbe peut être aéroporté aussi bien que manuporté et sa viabilité en dehors de l’être-humain contaminé est de plusieurs heures. Il est donc beaucoup plus difficile de se protéger d’autant que, du fait du réchauffement climatique, le temps est sec et chaud sur la plupart des terres émergées et peuplées et, en cette saison, le vent est fort. Dans les habitations, il faut « tout fermer » et porter son masque constamment mais le virus s’insinue par tous les interstices, d’autant qu’en raison de la chaleur et puisqu’il n’y a plus de climatisations artificielle, interdite car facteur aggravant du réchauffement, se calfeutrer chez soi est mortel.

Après deux mois d’évolution depuis la déclaration de pandémie par l’OMS, les Etats sont totalement désorganisés et discrédités. La barbarie revient un peu partout et avec la cruauté, la bêtise. Les « datacenters » considérés par certains illuminés régressistes comme des centres de propagation de la maladie, sont détruits. Les robots s’arrêtent, les télécommunications ne fonctionnent plus. La nourriture et l’eau potable manquent. Plus rien ne « marche » et on entre dans une spirale infernale.

Une colonie a été créée sur Mars à la fin des années 2030. Elle compte maintenant plusieurs centaines de milliers d’habitants. Compte tenu du coût des transports interplanétaires et de leurs limitations en masse et en volume, elle a acquis une bonne autonomie sur le plan matériel. Elle produit ses générateurs d’énergie, ses machines de transformation de matière première et ses biens de consommation usuels. Elle subvient à ses besoins alimentaires. Sur le plan intellectuel, elle est un centre de production de haut niveau tant en nombre de brevets enregistrés qu’en publications de ses chercheurs organisés au sein de l’Université virtuelle Robert Zubrin.

L’épidémie a éclaté dans un des derniers pays où subsistent des lambeaux de forêt tropicale, à l’occasion de la capture puis de la consommation d’un des derniers singes en liberté, sacrifié à prix d’or sur ordre d’un magnat d’un pays nouvellement économiquement « développé » qui voulait manger sa cervelle pour acquérir ses vertus (on disait toujours et on dit encore « malin comme un singe »). Elle s’est propagée comme une traînée de poudre. On soupçonne même en Europe qu’elle a franchi la Méditerranée portée par le vent du désert. Lors du dernier départ vers Mars, juste avant la pandémie, la situation était encore bonne sur Terre et donc les passagers des vaisseaux spatiaux en cours de vol n’ont pu être contaminés.

Les Martiens vaquent à leurs occupations sans inquiétude particulière pour eux-mêmes mais ils sont évidemment très affectés moralement et affectivement de savoir que leurs partenaires terrestres, avec lesquels ils avaient l’habitude d’être en contact à distance, sont dans une situation désespérée.

Le temps passe, la situation se dégrade sur Terre, mais pas du tout sur Mars puisque toute communication physique a été coupée avant la propagation de l’épidémie et qu’elle aurait été de toute façon impossible puisqu’aucune liaison spatiale ne peut être réalisée physiquement en dehors des fenêtres de tir qui se présentent lors du bouclement de chaque cycle synodal, tous les 26 mois. Lors de l’ouverture de la fenêtre synodique suivant l’éclatement de la pandémie, on attend un vaisseau qui a annoncé son départ mais aucune nouvelle n’a été reçue depuis plusieurs mois et notamment aucun signal informant l’un des astroports, « Elon Musk » ou « Constantin Tsiolkovski » de l’autre côté du globe (redondance, toujours!), de son atterrissage prochain. Les messages qui parviennent de la Terre sont de très mauvaises qualités, le plus souvent incohérents et de plus en plus rares. Il semble cependant que quelques Terriens aient survécu dans des conditions plus ou moins acceptables et aient gardé la capacité de raisonner de façon rationnelle. Malheureusement leurs moyens technologiques sont très dégradés, sabotés ou simplement « ils manquent de moyens ». On a fini par apprendre par ces survivants d’une civilisation à la dérive, qu’effectivement le seul vaisseau dont le départ avait été annoncé est bien parti lors de la dernière conjonction favorable mais qu’il a été piraté par une bande de « racailles » drogués qui ont délogé au dernier moment la plupart des passagers soigneusement triés sur le plan sanitaire et qui étaient déjà à bord, dont le pilote (tué parce qu’il s’opposait au piratage) et l’ingénieure radio, chargée des télécommunications (toujours la même méfiance des « ondes maléfiques »). Il n’y avait donc plus suffisamment de personnes compétentes à bord et la maladie s’est propagée à une vitesse effrayante dans ce milieu clos. La plupart des passagers était sans doute mort quelques semaines après le départ et le vaisseau est peut-être passé près de Mars dans les délais prévus mais comme un vaisseau fantôme.

Sur Mars la vie s’organise pour qu’elle puisse continuer sans la Terre. Et effectivement elle continue. Il était déjà prévu par redondance et par sécurité vitale, que la Terre puisse ne pas exporter quoi que ce soit vers Mars pendant trois périodes synodiques*. Il faut maintenant que les Martiens prévoient encore plus loin. L’humanité civilisée est, du fait de la pandémie terrestre, devenue de fait martienne plus que terrienne mais elle est toujours l’humanité, le petit rameau martien étant porteur de son histoire, de sa culture et de ses capacités intellectuelles. Elle reprend le flambeau. Un jour peut-être, comme les moines irlandais du 6ème siècle étaient revenus en Grande Bretagne et en Europe continentale avec les trésors de la culture antique qu’ils avaient préservés pour ensemencer une première Renaissance, les Martiens pourront revenir sur Terre pour ranimer ce qui pourra l’être.

NB*: Sur Mars, par ailleurs, la surveillance de l’équilibre microbien dans l’air, les liquides et sur les surfaces continue avec le même sérieux. Elle était pratiquée depuis le début de l’arrivée de l’homme puisque la dissémination rapide d’une épidémie microbienne ou virale a toujours été un risque majeur dans les espaces confinés. En effet il est évidemment impossible de vivre dans un espace totalement stérile puisqu’il faudrait se stériliser soi-même. Certains microbes (les nôtres comme ceux d’autrui) nous sont nocifs ou le deviennent par processus évolutif, d’autres nous sont utiles mais encore faut-il qu’ils ne soient pas plus nombreux que nécessaire. L’équilibre est clef et il est instable. C’est le délicat problème du pilotage des microbiomes individuels et du microbiome collectif, aux différentes échelles de vie isolée ou en commun, sans oublier la nécessité d’un nettoyage périodique mais fréquents des espaces viabilisés et de leur meubles et objets. Sur Mars donc les habitudes ont été prises. Elles sont de ce fait pleinement acceptées et il est en fin de compte moins difficile d’éviter les catastrophes sanitaires.

Image de titre: les Skellig Michael, refuge monastique du Haut Moyen-Age au large de la pointe la plus occidentale de l’Irlande. Je vous encourage après la pandémie à visiter ce site extraordinaire, suspendu entre ciel et mer et vous comprendrez pourquoi il a été choisi comme refuge et comme oratoire par cette petite population à la recherche d’absolu et de lumière, et pourquoi la force spirituelle qu’elle y a acquis leur a permis ensuite de reconquérir le monde.

Pour retrouver dans ce blog un autre article sur un sujet qui vous intéresse, cliquez sur:

Index L’appel de Mars 20 04 08

Pour freiner la diffusion du Covid-19, restez chez vous et…lisez quelques uns des 250 articles de mon blog!

Socialisation ! Comment les hommes vivront entre eux sur Mars

Comme vous vous en doutez, j’anticipe que « demain » des hommes vivront sur Mars ; « quelques-uns » d’abord puis « beaucoup » ensuite. Ils seront en interactions pour de multiples raisons et à de multiples niveaux. Il est évidemment intéressant de réfléchir à l’aspect psychologique de ces interactions, ne serait-ce que pour évaluer la faisabilité du projet de vivre sur Mars, mais c’est également difficile car la problématique a de multiples dimensions.

NB : Je ne suis pas psychologue et ne prétends pas me substituer aux spécialistes qui ont étudié le sujet mais je donne quelques pistes fondées sur ma connaissance de l’environnement martien et des conditions matérielles dont on devrait s’accommoder.

La dimension temporelle d’abord qui implique des nombres d’individus différents selon les stades successifs du développement de la colonisation humaine qui à son tour implique des technologies différentes puisqu’on ne vivra pas de la même manière lorsque la colonie ne comptera qu’une poignée de gens « dans la force de l’âge » dans une seule implantation et lorsqu’ils seront des milliers, de toutes générations, dans de multiples implantations ; d’autant qu’avec le temps ces technologies évolueront.

La dimension professionnelle ensuite. Au « début », l’obligation de la plupart des astronautes sera de faire en sorte qu’eux-mêmes et leurs compagnons survivent pendant tout un cycle synodique (26 mois !) et de préparer la base pour la mission suivante avec la perspective de permettre que les activités se diversifient et que leurs successeurs deviennent des résidents de plus longue durée et soient de plus en plus nombreux. Avec le développement de la colonie ils pourront de plus en plus vaquer à d’autres occupations, moins indispensables/vitales. Par ailleurs autant il sera nécessaire que les premières personnes envoyées sur Mars soit extrêmement compétentes dans leurs domaines respectifs, autant ceux qui arriveront après le « lancement » de la Colonie, ceux qui resteront sur place après avoir fourni l’effort ayant justifié leur envoi et les enfants des uns et des autres, pourront continuer leur vie sur Mars sans avoir à justifier de la même exigence. Comment tout cela pourra-t-il être organisé de façon à ce que les contraintes soient acceptables et que la satisfaction que les uns et les autres obtiendront de leur activité ou de leur inactivité, sur le plan individuel et collectif, soit suffisamment stimulante pour justifier les efforts nécessaires de ceux qui seront en capacité de travailler ? A ce stade on peut simplement dire que les organisateurs des premières missions mais aussi du développement ultérieur, devront être particulièrement attentifs et intervenir par l’intermédiaire de psychologues professionnels et/ou par des mesures économiques et/ou fonctionnelles, en cas de besoin.

La dimension affective ensuite. Sur Mars, il y aura des hommes et des femmes, avec leur « caractère » autoritaire ou passif et leur libido plus ou moins vive, leur tolérance ou leur intolérance aux autres à des degrés divers, leur stabilité d’humeur ou leurs sautes d’humeur occasionnelles, et un jour des enfants et des personnes âgées, des actifs et des inactifs. Compte tenu du contexte, comment pourront ils vivre leurs relations ? Cela variera, encore une fois, avec le stade de développement de la Colonie. Ces relations étant très différentes au sein d’une petite équipe de quelques personnes, au sein d’un premier établissement d’un millier d’habitants puis au sein d’une colonie étendue comprenant plus que quelques dizaines de milliers d’habitants répartis dans plusieurs établissements autour de la planète.

La dimension épidémiologique enfin. Les espaces confinés étant favorables à la diffusion rapide de tous les microbes et de tous les virus, imposeront des règles strictes pour prévenir les épidémies. Cela suppose l’acceptation de contraintes prophylactiques indispensables mais contraignantes dans la vie de tous les jours et sur la durée.

Et au travers de toutes ces dimensions, celle des relations avec la Terre lointaine mais cependant très présente dans l’esprit des « Martiens » car tout à la fois « pays d’origine » inaccessible et partenaire indispensable pendant très longtemps. Voyons les problèmes de plus près.

On peut distinguer plusieurs situations : la première mission habitée, les trois ou quatre suivantes, un environnement de quelques 20 personnes, de cent personnes, de 500 personnes, de plus de mille personnes, de plus de 10.000 personnes, de plusieurs dizaines de milliers de personnes. On peut trouver sur Terre des analogues à ces situations : les missions d’exploration de l’Antarctique, pour les premiers vols habités et séjours sur Mars, les missions dans les bases construites ensuite sur ce continent ou sur les Iles Kerguelen, la vie dans des îles isolées comme l’Île de Pâques (3000 habitants avant l’arrivée des Européens) ou dans les Iles Falkland (3000 habitants également) avant la guerre avec l’Argentine (mais depuis, l’isolement est bien moindre), dans une certaine mesure la Nouvelle Zélande ou autres terres lointaines (par rapport à l’Europe, évidemment mais d’une manière générale aussi car les terres les plus proches sont à plusieurs heures d’avion). Bien entendu le degré d’isolement dans une base martienne sera d’un ordre de grandeur plus « sévère » que dans ces cas terrestres.

Dans ces diverses situations, il y aura plusieurs constantes dues à la spécificité de Mars :

Deux constantes dues à l’éloignement: les communications avec la Terre et les transports de et vers la Terre. Mais l’importance de ces constantes ne seront pas les mêmes dans un environnement de 20 personnes et dans celui d’une colonie de plus de 10.000 habitants. Un petit établissement reposera très lourdement sur la Terre, une colonie importante aura développé ses propres ressources, ses premières machines de transformation et de plus en plus ses capteurs d’énergie (ce sera une priorité) ou du moins de tous ses éléments qui peuvent être produits sur Mars en privilégiant le plus lourd. Cela comptera psychologiquement puisque cela servira à consolider la confiance dans ses capacités et à réduire la peur. Il y aura aussi des constantes dues à l’environnement : la dangerosité de ce qu’on pourra appeler « l’extérieur » (c’est-à-dire tout ce qui sera en dehors des volumes viabilisés) et qui aura un sens particulier puisqu’on devra s’équiper pour l’affronter et que sans précaution il sera irrémédiablement mortel ; l’absence totale de végétation et d’eau liquide donc la pauvreté des couleurs, étant entendu qu’il y a quand même des couleurs dans le désert et que sur terre, les populations qui y vivent savent les voir et apprécier les oasis (que seront sur Mars les bulles viabilisées, leurs serres et leurs plantations).

A côté de cela il y aura le facteur « nombre » qui jouera beaucoup mais qui évoluera avec le temps. Dans une colonie de 100.000 habitants personne ne se posera la question de la solitude comprise comme l’impossibilité ou la difficulté de se trouver un partenaire affectif. Ce ne sera pas le cas dans les tout petits groupes. C’est au niveau des premières missions que le choix des « hommes » sera difficile. 30 mois d’éloignement de la Terre, c’est long et c’est incompressible ! Certes la motivation des premiers hommes sur Mars sera forte. Ils seront missionnés en fonction de leur compétence et pour un géologue spécialiste de la planète, aller sur Mars, ce sera un rêve devenu réalité, une satisfaction de presque tous les instants. Mais les autres « instants » ? Il faut bien voir que les membres de l’équipage seront des adultes, probablement entre 35 et 50 ans. Il faut qu’ils soient en parfaites conditions physiques mais aussi qu’ils aient fait leurs preuves sur Terre dans leur spécialité. On doit avoir totalement confiance en eux, du pilote au mécanicien en passant par l’« homme à tout faire » indispensable, le bricoleur de génie capable de transformer presque n’importe quel objet en celui qui manque et qui est essentiel ou de faire repartir un moteur quasiment mort, sans oublier le médecin, l’exobiologiste et…le géologue ! Donc il devra y avoir des hommes et…des femmes. A mon avis, autant de femmes que d’hommes et de préférence des couples qui auront déjà prouvé la profondeur de leur attachement réciproque et leur stabilité. Cela existe, ce sera au psychologue de les trouver. La ressource est large mais il ne faudra pas se tromper (et malheureusement il est inévitable qu’il y ait quelques erreurs !). Inutile de dire que pendant les premières missions il ne sera pas question d’avoir d’enfant(s). Ils ne supporteraient pas les radiations pendant le voyage de retour sur Terre et leur protection sur Mars, dans les conditions des premières missions, ne seront pas très bonne, à moins de pouvoir aménager une (grande) caverne. Mais de toute façon les ressources humaines seront très limitées et les mères n’auraient que très peu de temps pour s’en occuper. La suite sera évidemment très différente puisque le nombre augmentant, on peut concevoir des personnes pour s’occuper des enfants et aussi aménager des conditions de logement adéquates pour leur permettre de vivre aux côtés de leurs parents sans risques sanitaires inacceptables.

Pour le reste, sentiment d’éloignement, d’isolement, peur, ennui et autres, je laisse certains à leurs fantasmes et à leurs craintes. Personnellement je ne m’ennuie jamais, même en ces temps de confinement pour cause de coronavirus et je pense qu’il en sera de même pour les pionniers martiens qui auront une réalité passionnante à étudier et à affronter, et à leur disposition toutes les ressources que pourra leur communiquer la Terre par les ondes. La peur, elle, existera au moment du décollage, à l’atterrissage, au re-décollage et lors d’accidents sur Mars mais ce ne devrait pas être un sentiment général au long de la mission. Reste la nostalgie « du pays ». Tout expatrié la ressent et d’autant plus qu’il ne peut revenir facilement. J’ai moi-même travaillé et vécu dans des pays lointains (Corée, Uruguay) et je ne peux pas dire que je n’ai pas ressenti à certains moments la force des souvenirs et l’absence des amis ou des parents. Mais qu’on ne me dise pas que ces sentiments sont insurmontables. Ce sera aux composants du groupe, évidemment formés psychologiquement avant le départ, de faire en sorte par leur compréhension de l’autre, le respect de son intimité et son accompagnement lorsqu’il en aura besoin, que ces moments de nostalgie soient sublimés et dominés. De toute façon on reviendra de Mars…du moins si on veut en revenir.

Ma conclusion; vous l’avez compris, il sera difficile mais pas impossible psychologiquement d’entreprendre l’aventure. Alors, allons-y !

Pour retrouver dans ce blog un autre article sur un sujet qui vous intéresse, cliquez sur:

Index L’appel de Mars 20 04 03