Cette semaine, Pierre-André Haldi vous parlera du moteur à propulsion nucléaire thermique utilisable par les vaisseaux spatiaux qui partiront pour Mars. Vous verrez que la base construite pendant de longues années avant d’être abandonnée et qui permet maintenant ce développement, est épaisse et solide. C’est d’ailleurs pour cela que le calendrier envisagé aujourd’hui pour mener à bien ce projet est très court ; 2027 c’est demain. Avec SpaceX la propulsion chimique n’est pas pour autant abandonnée et reste une alternative ou un complément. Nous approchons ainsi du moment où la grande aventure spatiale par vols habités initiée dans les années 1960 va pouvoir reprendre, vers Mars aussi bien que vers la Lune. Nous revenons de ce fait à une nouvelle époque de « Grandes découvertes » et de Colonisation qui va changer la vie de l’homme aussi bien sur Terre que dans l’Espace puisque si nous devenons une espèce multiplanétaire, les perspectives de l’humanité seront totalement bouleversées.
Si le récent accord entre la NASA et la DARPA remet la propulsion nucléaire thermique sous les feux de l’actualité, avant même que l’énergie nucléaire n’émerge et ne produise ses premiers kWh4), et que les premiers « bip-bip » d’un engin fabriqué par l’Homme ne soient émis depuis l’espace, les pionniers de l’astronautique que sont Robert H. Goddard ou Robert Esnault-Pelterie avaient déjà imaginé, en 1907 et 1911 respectivement, l’utilisation de la propulsion nucléaire pour aller dans l’espace et sur la Lune. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale cependant et les développements des applications industrielles de la fission nucléaire que des projets concrets de propulsion nucléaire spatiale commencent à voir le jour dans divers pays. De vastes programmes de recherche sur les combustibles et la conception de réacteurs de propulsion ont ainsi été menés aux Etats-Unis et en URSS dès le début des années 1950 ; ils visaient à identifier les options technologiques les plus prometteuses en matière de designs de réacteurs et de types de combustibles. Et pas seulement au stade de la planche à dessin ; au cours d’expérimentations au sol de prototypes de réacteurs, des températures allant jusqu’à 2550 K pendant deux heures ont été atteintes aux Etats-Unis et des combustibles capables de fonctionner à plus de 3000 K pendant une heure en réacteur et plus de 100 heures en laboratoires ont été testés en URSS. Un héritage technologique considérable a ainsi été laissé par ces programmes, dont les nouveaux projets actuels peuvent encore bénéficier.
Cela est tout particulièrement vrai pour le programme américain NERVA (pour : Nuclear Engine for Rocket Vehicle Application), le seul qui ait connu des développements techniques suffisamment avancés pour que des tests en situation réelle dans l’espace aient pu être envisagés (mais jamais réalisés malheureusement, en raison de l’arrêt prématuré du programme Apollo et des importantes coupes budgétaires qui s’en sont suivies pour la NASA, voir plus bas). Les prémices de ce programme remontent à 1955. La Commission de l’énergie atomique américaine (AEC) élabore alors un programme de recherche baptisé Rover, visant à équiper des missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) d’un étage supérieur à propulsion nucléaires5). Dans le contexte de la rivalité spatiale entre les Etats-Unis et l’URSS, la NASA nouvellement créée à la suite du lancement réussi du premier satellite artificiel par l’Union soviétique en 1957, est associée au projet à partir de 1959 pour appliquer cette technologie à la propulsion d’engins spatiaux civils. C’est dans le cadre de cette collaboration entre l’AEC et la NASA qu’est développé le programme NERVA entre 1961 et 1972 en s’appuyant sur l’expérience acquise préalablement avec le projet Rover. Le but n’était pas de fabriquer un moteur directement destiné à une exploitation spatiale, mais de développer et tester un démonstrateur validant la technologie, dans l’optique de disposer à la suite d’un système de propulsion performant capable de répondre aux exigences des missions spatiales envisageables dans les vingt ans à venir. C’est le concept de réacteur à uranium fortement enrichi, modérateur graphite et caloporteur hydrogène qui a servi de base de développement. De nombreux tests ont été réalisés sur le site d’essais nucléaires du Nevada à Jackass Flats ; ils avaient pour but la mise au point progressive d’un réacteur mettant en œuvre des matériaux dont les comportements aux températures et pression d’utilisation étaient initialement inconnus. Une activité de moindre amplitude a été consacrée à l’étude de techniques plus performantes mais plus délicates à mettre au point telles que les réacteurs à lit de boulets, à cœur liquide, ou à cœur gazeux. Malgré les nombreuses difficultés techniques inhérentes à un concept alors tout nouveau, le programme a rapidement progressé et abouti en 1969 au test au sol d’un moteur quasiment qualifié pour le vol. Ce prototype, le NRX (Nuclear Reactor Experiment) / XE Prime, mesurait 6,8 mètres de long, pour un diamètre maximal de 2,59 mètres et une masse d’environ 18 tonnes ; il était conçu pour produire une poussée nominale de 246,7 kilonewtons, avec une impulsion spécifique de 710 secondes, et a fonctionné 1’680 secondes au total.
On notera le parallélisme des calendriers de développement des moteurs NERVA et de la fusée lunaire Saturn-V. Ce parallélisme n’est pas fortuit ; en fait, l’idée initiale était d’équiper la Saturn-V d’un dernier étage à propulsion nucléaire déjà pour aller sur la Lune. Pour des raisons de répartition équitable des contrats6), la firme North American Aviation qui avait déjà décroché celui pour le deuxième étage S-II du super-lanceur s’est néanmoins vue évincée du contrat pour la version nucléaire du troisième, que cette firme aurait construite avec un laboratoire privé, au profit de Douglas Aircraft Company qui entendait, elle, en rester à une propulsion chimique classique. Exit donc l’option nucléaire pour la fusée lunaire américaine ! A défaut de servir pour la Lune, alors pour Mars ? L’intérêt dans ce cas est encore plus marqué, puisqu’en donnant la possibilité de raccourcir de manière significative la durée du transit Terre-Mars (on parle de la possibilité de passer d’environ 6 mois avec la propulsion chimique à 2 seulement avec la propulsion nucléaire), la propulsion nucléaire permet d’une part de réduire l’exposition des équipages aux rayonnements solaires et cosmiques et d’autre part de diminuer la masse des consommables que le vaisseau doit embarquer au départ de la Terre pour assurer le support de vie des astronautes pendant le voyage; sans compter le bénéfice pour ces derniers d’un séjour moins long en apesanteur le cas échéant. En 1969, Wernher von Braun, alors directeur du Centre de vol spatial Marshall, proposa d’envoyer sur Mars un équipage de douze personnes au moyen de deux vaisseaux équipés chacun de trois moteurs NERVA. Le lancement était prévu pour novembre 1981, avec atterrissage sur la planète rouge en août 1982. Cet objectif n’était pas du tout utopiste, comme le soulignait alors von Braun : «although the undertaking of this mission will be a great national challenge, it represents no greater challenge than the commitment made in 1961 to land a man on the moon before the decade is over» («bien que la réalisation de cette mission constitue un grand défi national, elle ne représente pas un plus grand défi que l’engagement pris en 1961 de faire atterrir un homme sur la lune avant la fin de la décennie»). Les performances atteintes par les moteurs NERVA à l’époque en matière de rapport poids/poussée, de comportement à l’allumage et à l’arrêt, ainsi que de durée de vie répondaient pleinement aux spécifications de la NASA pour une telle mission. Le programme Rover/NERVA fut cependant abandonné en 1973 sans qu’une telle mission ne soit effectuée, pour diverses raisons dont des considérations environnementales et en conséquence de la perte d’intérêt de la part du public pour des expéditions dans la ligne du programme Apollo une fois gagnée la ”course à la Lune”. L’objectif martien mis en retrait, le développement de moteurs-fusées nucléaires thermiques n’avait momentanément plus de vraie raison d’être. Le coût total du programme NERVA au terme de la décennie de recherche est estimé à environ 1,4 milliards de dollars US (1972).
Ceci nous ramène à 2023 et au projet DRACO (on peut se demander si l’aiguillon de la Chine, qui ne cache pas ses ambitions, y compris martiennes, dans le domaine spatial et progresse très rapidement, n’est pas pour beaucoup dans ce soudain regain d’intérêt pour la propulsion nucléaire thermique aux Etats-Unis !). Peu de détails techniques ont été donnés sur ce projet mais on peut penser qu’il se basera, logiquement, en grande partie sur les acquis du programme NERVA. La NASA prévoit actuellement de lancer une mission habitée vers Mars à la fin des années 2040. Selon une étude commanditée par les Académies nationales des sciences, de l’ingénierie et de la médecine, les quatre défis majeurs qui restent à relever dans le cadre d’un calendrier aussi serré sont: (1) le développement d’un système de propulsion nucléaire thermique (NTP) capable de chauffer le fluide de propulsion à environ 2700 K; (2) la nécessité d’amener rapidement le système NTP à cette pleine température de fonctionnement en un temps très court (de l’ordre d’une minute); (3) le stockage à long terme du LH2 avec perte minimale au cours d’une mission; (4) le manque d’installations-tests ad hoc aux Etats-Unis.
Tous les moteurs-fusées nucléaires testés jusqu’à présent aux Etats-Unis avaient pour combustible de l’uranium hautement enrichi (UHE)7). Les progrès réalisés dans le domaine de la technologie des matériaux ouvrent aujourd’hui la voie au passage à des combustibles faiblement enrichis (UFE, d’enrichissement inférieur à 20%) mais qui demandent de travailler à plus hautes températures pour garder des performances identiques. Un des problèmes que les ingénieurs ont à résoudre est de trouver des matériaux capables de résister aux températures élevées présentes dans le cœur, sans avoir d’effets trop négatifs sur le bilan neutronique. Les combustibles UFE offrent non seulement de bonnes capacités de propulsion, mais encore d’autres avantages : les mesures de sûreté pourraient être simplifiées, le budget du projet allégé et le calendrier de développement raccourci. Les premiers tests ont montré que les combustibles nucléaires en cours de développement par la NASA et le DoE (Department of Energy) sont capables de résister à des montées en température jusqu’aux températures opérationnelles de propulsion nucléaire thermique sans subir de dommages importants.
Relevons pour terminer, que la mise au point d’un vaisseau équipé de moteurs de type DRACO rendrait passablement obsolètes les vaisseaux à propulsion chimique ”classique” tels que développés actuellement aux Etats-Unis dans le cadre du programme Artemis, ou le Starship de la firme SpaceX, qui devraient devenir opérationnels plus ou moins à la même période (fin des années 2020). A moins que ces vaisseaux puissent être rééquipés avec ces nouveaux moteurs nucléaires, ce qui paraît difficile avec un vaisseau de conception très monolithique comme le Starship par exemple. Cependant cela n’enlève pas tout intérêt au Starship, pour aller sur la Lune (on éviterait les transbordements en orbite pour un voyage qui reste court dans ce cas) ou pour transporter des charges massives et volumineuses non soumises à une contrainte de temps (on éviterait également ces mêmes transbordements).
4. La première production d’électricité d’origine nucléaire a été réalisée aux Etats-Unis, au laboratoire national de l’Idaho, le 20 décembre 1951; l’installation expérimentale EBR-1 ayant permis ce jour-là de produire suffisamment d’électricité … pour illuminer 4 ampoules de 200 watts!
5. C’était dans l’air du temps. Dans l’euphorie d’après-guerre et de la promesse d’une ”énergie sans limite” grâce à la fission nucléaire, on envisageait d’appliquer celle-ci à la propulsion de pratiquement tous les types de véhicules; on a vu ainsi fleurir à l’époque des projets non seulement de bateaux à propulsion nucléaire (ce qui sera réalisé), mais encore d’avions et même de trains ”atomiques” (comme on disait à l’époque)!
6. Cette féroce bataille entre firmes américaines pour l’attribution des juteux contrats de la NASA se répète aujourd’hui avec la lutte qui oppose SpaceX, gagnante initiale de la compétition pour l’atterrisseur lunaire du programme Artemis, à Blue Origin et Dynetics qui contestent cette attribution unique et réclament avec virulence d’avoir également part au gâteau.
7. L’uranium naturel (tel qu’on le trouve dans la nature) ne contient que 0,72 % d’uranium-235 fissile, le reste étant de l’uranium-238 qui n’intervient en principe pas (en fait, peu) dans les fissions se produisant dans un réacteur nucléaire ”classique”. Pour améliorer les taux de réactions de fission, on enrichit en uranium-235 le combustible de ces réacteurs (augmentation du pourcentage d’uranium-235). C’est une opération difficile, car l’uranium-235 et l’uranium-238 appartenant par définition au même élément chimique il n’est pas possible de faire intervenir des procédés chimiques de séparation; il faut recourir à des opérations physiques (diffusion, centrifugation, séparation laser) jouant sur la faible différence de masses entre les deux isotopes.
Illustration de titre : Vue d’artiste de la société ”General Atomics” d’un vaisseau spatial ”Draco” à destination de la planète Mars ; crédit General Atomics Electromagnetic Systems (GA-EMS). C’est cette société qui a été chargée par la DARPA de concevoir le réacteur nucléaire et le moteur.
Liens :
https://www.energy.gov/ne/articles/6-things-you-should-know-about-nuclear-thermal-propulsion
https://x-energy.com/why/nuclear-and-space/nuclear-thermal-propulsion
https://www.nasa.gov/mission_pages/tdm/nuclear-thermal-propulsion/index.html
https://en.wikipedia.org/wiki/NERVA
https://www.nasa.gov/press-release/nasa-announces-nuclear-thermal-propulsion-reactor-concept-awards
https://www.nasa.gov/directorates/spacetech/nuclear-propulsion-could-help-get-humans-to-mars-faster
https://www.nasa.gov/press-release/nasa-darpa-will-test-nuclear-engine-for-future-mars-missions
https://www.ga.com/ga-completes-draco-nuclear-thermal-propulsion-system-design-and-test-milestone