L’impacteur DART est à l’approche ; il va frapper l’astéroïde Didymos mardi prochain

Dans trois jours la sonde DART* de la NASA va planter sa flèche dans le satellite Dimorphos de l’astéroïde Didymos. La mission du même nom est la première expérience visant à dévier un astéroïde. C’est une technique qu’il faut mettre au point dans la perspective où un objet comparable pourrait menacer sérieusement la Terre. C’est donc une entreprise pour laquelle l’humanité entière devrait être reconnaissante à la NASA puisqu’elle l’a conçue et qu’elle la réalise.

*« Double Asteroid Redirection Test » ou simplement « dard » ou « fléchette » en Français.

LICIACube (Light Italian CubeSat for Imaging of Asteroids), un cubesat de 6 unités de l’Italian Space Agency, embarqué à bord de DART et qui doit filmer l’impact le 27 septembre à 01h17 en Suisse (26 septembre à 19h17 aux Etats-Unis – EDT), a été lâché et déployé avec succès dimanche 11 septembre. LICIACube porte deux caméras optiques qui prendront des photos trois minutes après l’impact. Nous disposerons des images deux jours après l’événement. Ces photos complèteront celles de DART elle-même, qui s’arrêteront évidemment avec l’impact.

La manœuvre conduisant à l’impact doit commencer 4 heures avant, lorsque la sonde passera sous le contrôle de son système de guidage automatisé, « SMART Nav ». L’approche finale sera très rapide (le choc doit absolument être violent !) : 176.000 km, trois heures avant l’impact ; 38.000 km, 90 minutes avant impact. C’est à ce moment que la trajectoire d’impact sera figée mais la lune Dimorphos ne sera visible qu’à 24.000 km (1,4 pixels). La caméra DRACO à bord de DART filmera la progression en continu jusqu’à 2 secondes avant l’impact (résolution spatiale inférieure à 20 cm).

DART a quitté la Terre le 24 Novembre 2021. J’avais traité le sujet dans mon article du 27 Novembre. J’en reprends ici certains éléments et je complète :

L’impact d’un « gros » astéroïde à la surface de la Terre est une probabilité faible mais non nulle. S’il survenait sur une zone habitée, les conséquences seraient catastrophiques et elles le seraient presque autant, par ses conséquences indirectes, dans une zone inhabitée.

C’est malgré tout quelque chose qui, avec certitude, doit arriver « un jour » si nous ne faisons pas le nécessaire pour l’éviter (et peut-être ne le pourrons-nous pas). La mission DART est un test de ce que l’on pourrait faire. La théorie selon laquelle la trajectoire du bolide peut être modifiée par un impact (« kinetic impact deflection ») va être vérifiée, quantifiée, et on pourra ajuster les divers paramètres sur lesquels on pourra jouer.

La cible de DART, l’astéroïde Didymos, est composé de deux corps (Didymos veut dire jumeau), le principal, Didymos proprement dit, d’un diamètre de 780 mètres, et le secondaire, « Dimorphos », qui en est son satellite, ou sa lune, d’un diamètre de 160 mètres et qui orbite à 1,18 km du corps principal, à la vitesse de 17 cm/s.

Didymos est un astéroïde géocroiseur, classe d’astéroïdes dont l’acronyme anglais est « NEA » (pour Near Earth Asteroid). Les astronomes estiment à environ 25.000 le nombre de NEA d’une taille supérieure à 140 mètres (on n’en a sans doute identifié que 40%). Pour mémoire, celui de Chelyabinsk qui a explosé dans la basse atmosphère terrestre en février 2013, n’avait que 18 mètres. Didymos (périhélie de 1,014 UA, aphélie de 2,275 UA) que l’on a découvert récemment (1996), est de la catégorie « Apollon », c’est-à-dire que son périhélie est inférieur à l’aphélie de la Terre (demi-grand axe > 1 UA et périhélie < 1,017 UA). Il est donc potentiellement dangereux même si la « rencontre » n’est pas prévue dans les cent prochaines années. L’avantage de cette proximité pour notre test est que Didymos n’est pas difficile d’accès. Lors de l’impact il sera seulement à 11 millions de km de la Terre (Mars est au plus proche à 56 millions de km). Sa dernière approche de la Terre a eu lieu en 2003 et la prochaine aura lieu en Octobre 2022 (le choix de fin septembre 2022 pour l’impact est donc parfait pour en observer les conséquences). Il sera difficilement accessible après 2026 et comme l’approche suivante n’aura lieu qu’en 2062, le prochain test devra se faire sur un autre astéroïde !

Le test consiste à projeter frontalement sur Dimorphos la masse (550 Kg) de la sonde DART animée d’une vitesse de 6,6 km/s (23.760 km/h, tout de même !). La collision doit ralentir la vitesse de Dimorphos sur orbite de moins de 1% (la masse de Dimorphos est de moins de 5 millions de tonnes) mais cela sera suffisant pour changer la durée de son parcours de l’orbite autour du corps principal de plusieurs minutes (la distance de l’orbite de Dimorphos à celle de Didymos sera réduite). Cette durée (« période orbitale ») est actuellement de 11h55 et 20 secondes.

L’intérêt du choix de Dimorphos pour le test est évidemment qu’étant captif de Didymos, la trajectoire de l’ensemble ne sera pas modifiée (ce qui veut dire qu’on ne risque pas de le « recevoir sur la tête » du fait de l’expérience).

L’approche de Didymos sera vue par l’œil de DRACO (« Didymos Reconnaissance and Asteroid Camera for Optical navigation »), télescope à angle étroit à bord de DART. Cette observation sera faite en liaison avec la Terre où les observatoires pourront aussi suivre l’événement car Dimorphos sera en position telle qu’il éclipsera partiellement Didymos (on ne verra pas son ombre se déplacer le long de la surface de Didymos mais on constatera une atténuation de sa luminosité). Lors et après l’impact, le relai de DRACO sera pris, comme dit ci-dessus, par LICIA qui fait aussi partie du voyage (mais qui vient de prendre son autonomie). LICIA pourra donc être le témoin « sur place » (précision 2 mètres par pixel) et retransmettra à la Terre les données et les images précises montrant les conséquences de l’impact. La coopération entre DART et LICIA (donc l’ESA) se fait dans le cadre de ce qu’on appelle la « collaboration AIDA » (« Asteroid Impact and Deflection Assessment »).

Il y aura une suite car une autre sonde, Héra, sera lancée par l’ESA en Octobre 2024 pour, examiner en décembre 2026 le cratère d’impact et faire des analyses très précises (2cm/pixel).

L’inconnue majeure est la réaction de la masse heurtée (bien qu’on ait évidemment fait des hypothèses). L’astéroïde, comme beaucoup de NEA (mais il y a des variétés importantes résultat de l’évolution complexe du système solaire) a une densité très faible, 1,7 +/- 0,4 kg /m3, car il résulte d’une lente agglomération de matière sans action gravitationnelle forte. DART ne va avoir d’action sur lui qu’en raison de sa vitesse et de sa densité. Mais on ne sait pas de combien elle va s’enfoncer dans le sol et si elle ne génèrera que de la poussière ou des fragments plus gros.

DART est la première mission de défense planétaire (« Planetary Defense Mission ») de la NASA (et bien sûr de l’ESA via AIDA), la première mission visant à protéger la Terre des astéroïdes. Elle résulte d’une collaboration avec l’Agence Spatiale Italienne et John Hopkins APL (Applied Physics Laboratory). Il y a d’autres méthodes de « déflection » imaginée mais celle-ci est la plus « mature ». Alternativement on peut imaginer, par exemple, de revêtir l’astéroïde (généralement extrêmement sombre) d’un film réfléchissant sur une moitié de sa surface qui permettrait à la lumière solaire de le dévier. Faire éclater l’astéroïde (avec une bombe atomique comme dans certaines œuvres de science-fiction) ne serait pas forcément une bonne idée car de gros débris pourrait rester sur la trajectoire d’origine.

La sonde a été lancée par une fusée Falcon 9 de SpaceX (qui confirme une fois de plus ses capacités et sa fiabilité). Le satellite est alimenté en énergie par deux « ailes » de panneaux solaires. Leur particularité est d’avoir été enroulés sur eux-mêmes au moment du décollage, pour former deux rouleaux (« ROSA », pour « Roll-Out Solar Arrays »), de part et d’autre de la sonde et qu’ils se sont déroulés après mise en orbite. Mais, d’autres technologies avancées sont / vont également être testées :

« TSA » (« Transformational Solar Array »). Système de captation d’énergie également développé par APL. Les panneaux solaires « boostés » de ce système complètent un ensemble de panneaux classiques. Les nouveaux panneaux sont munis de concentrateurs de lumière et, à surface égale aux panneaux standards, ils doivent procurer 3 fois plus de puissance.

“NEXT-C” (“NASA’s Evolutionary Xenon Thruster–Commercial”) est un système de propulsion ionique utilisant l’énergie solaire, développé par le Glenn Research Center de la NASA et Aerojet Rocketdyne. Comme dans le cas de TSA, NEXT-C n’est pas le système de propulsion principal (hydrazine) mais un prototype auxiliaire.

SMART Nav (« Small-body Maneuvering Autonomous Real Time Navigation ») développée par APL permet un guidage optique autonome (qui, entre autres, permettra à DART de faire la différence entre Dydimos et Dimorphos !).

Cet impact ne sera donc qu’un petit choc sur un petit astéroïde mais un grand pas en avant pour assurer notre sécurité. Ne serait-ce que pour cela, la science astronautique nous est extrêmement précieuse.

liens:

https://www.nasa.gov/specials/pdco/index.html#dart

https://dart.jhuapl.edu/News-and-Resources/files/DART-press-kit-web-FINAL.pdf

https://en.wikipedia.org/wiki/65803_Didymos

https://fr.wikipedia.org/wiki/Double_Asteroid_Redirection_Test

https://www.nasa.gov/planetarydefense/dart

Illustration de titre :

Vue d’artiste de DART à l’approche de Dimorphos. Vous voyez le LICIACube en bas à droite. Crédit NASA/Johns Hopkins, APL/Steve Gribben.

Illustration ci-dessous : échelle de comparaison de Didymos avec des « objets » connus. Crédit NASA/John Hopkins APL

Illustration ci-dessous : La mission DART en image. Crédit NASA/John Hopkins APL:

Pour (re)trouver dans ce blog un autre article sur un sujet qui vous intéresse, cliquez sur :

Index L’appel de Mars 22 08 30

L’invariance d’échelle du vide, un retour à la réalité ?

Depuis des dizaines d’années, la matière noire et l’énergie sombre hantent l’esprit des cosmologues du monde entier. Elles constitueraient l’essentiel de l’Univers et pourtant on n’a jamais pu les observer en direct, quelle que soit l’échelle à laquelle on se place. On n’en voit que les effets supposés. Pourquoi ? Nous sommes peut-être sur une fausse piste. Peut-être faut-il à nouveau revenir au réel, c’est-à-dire à ce que l’on voit ou, pour généraliser, ne considérer comme réel que ce dont on reçoit une onde ou un rayonnement. En quelque sorte peut-être faut-il laisser tomber ce qu’on pourrait considérer comme des épicycles modernes. La théorie de l’invariance d’échelle du vide, exposée par André Maeder a, en ce sens, le mérite de proposer de remettre élégamment l’église au milieu du village.

La matière noire et l’énergie sombre sont les explications données par le consensus (« modèle standard » de la cosmologie, dit « ΛCDM »*) pour des constatations embarrassantes : le mouvement des étoiles autour du cœur des galaxies est trop rapide, comme si une énorme masse cachée les enveloppait ; la vitesse de concentration des galaxies dans leurs amas est telle que la gravité parait être sensible à une énorme masse cachée au cœur de ces amas ; l’accélération de l’expansion de l’Univers qui se manifeste depuis quelques 6 ou 7 milliards d’années, parait être causée par une force étrange qui prolonge l’impetus donné par le Big-bang à l’origine de l’expansion de l’Univers il y a 13,8 milliards d’années et qui aurait dû petit à petit s’épuiser.

*Lambda Cold Dark Matter où Lambda (« Λ ») est la constante cosmologique, associée à l’énergie sombre.

Cependant ces explications, une masse et une énergie non observables directement mais seulement identifiables par leurs effets, ne sont pas satisfaisantes car, malgré les années et l’acharnement à les identifier directement, force est de constater que l’on n’y parvient toujours pas. Cette masse et cette énergie manquantes s’avèrent beaucoup plus élusives que l’antimatière et c’est bien gênant puisqu’elles constitueraient 95,1% de l’Univers ; toute notre matière perceptible, dite « baryonique », n’en constituant que 4,9%. Ne faudrait-il pas changer nos paradigmes ?

Un astrophysicien, André Maeder, professeur émérite à l’Université de Genève, a remis en question l’approche suivie depuis les années 1933 (Fritz Zwicky) et 1998 (Riess et al.), en expliquant ces phénomènes observés, sans introduire cette masse et cette énergie jamais détectées en direct. Sa théorie repose sur ce qu’il appelle l’« invariance d’échelle du vide ». Elle est très séduisante car si elle remet bien sûr en cause le modèle standard, ΛCDM, qui a introduit ces fantômes, elle ne suppose pas pour autant de remettre en cause les équations fondamentales des grands modèles de la cosmologie, seulement de les ajuster/préciser.

La démonstration faite par André Maeder est très compliquée à comprendre par les non spécialistes car elle suppose de solides connaissances en mathématiques. Je vais essayer d’en donner quelques éléments, suffisamment pour en faire ressortir les principes logiques.

Tout d’abord il faut savoir que l’« invariance d’échelle » est un concept de mathématiques et de physique selon lequel le comportement d’un système considéré est indépendant de l’échelle à laquelle on l’observe. On la trouve par exemple dans un ensemble fractal, à l’intérieur duquel, à tous les niveaux de « focus » on voit la même figure. C’est aussi le cas des équations de Maxwell en électrodynamique qui, en l’absence de charges et de courants, montrent la même propriété d’invariance d’échelle.

Mais il est aussi admis que cette invariance a des limites aux extrêmes, par exemple si on se situe au niveau des molécules élémentaires ou à celle du système entier qu’elles constituent. André Maeder insiste d’ailleurs bien pour dire qu’aux petites échelles (à commencer par l’échelle quantique) les lois de la Physique sont, dans l’Univers, dépendantes de l’échelle considérée mais, et c’est là où sa position diverge de celle du consensus, il nous montre que ce n’est plus nécessairement vrai à grande échelle. Plus précisément, ce qu’il veut démontrer c’est qu’à partir du moment où les lois de la relativité générale sont nécessaires pour expliquer ce que l’on voit, le vide spatial a les mêmes propriétés quelle que soit l’échelle à laquelle on observe. Derrière nous, le « cas extrême », vérifié, où la dépendance est constatée, c’est, pendant quelques petits milliards d’années après le Big-Bang, la période pendant laquelle la densité de la matière dans l’Univers était importante, soit Ωm > 0,01 (Ω = 1 lors du Big-Bang), Ω étant le facteur de densité, Ωm celui de la masse. A notre époque ce sont aussi toutes les régions de l’espace qui ne sont pas vides, comme le cœur des galaxies (mais pas leur périphérie).

En se fondant sur le principe de l’invariance dans ces conditions, André Maeder établit une relation entre la constante cosmologique ΛE et le facteur d’échelle λ du cadre invariant d’échelle. Il ne fait que préciser ΛE avec ce facteur λ ; tout le reste demeure inchangé et cela rejoint l’esprit dans lequel Albert Einstein lui-même avait introduit la constante dans ses équations, puisqu’on rapporte qu’il l’avait fait pour préserver l’invariance d’échelle de l’espace vide. Il est assez surprenant de constater que dans le modèle cosmologique standard, suite du travail d’Einstein, les propriétés du vide sont certes prises en compte mais d’une manière qui interdit cette invariance d’échelle.

Autrement dit, le cadre invariant d’échelle introduit par André Maeder offre une possibilité de concilier l’existence de ΛE avec l’invariance d’échelle de l’espace vide et André Maeder corrige ainsi une dérive allant contre le principe originel.

On voit l’effet de λ dans le graphe ci-dessous. La densité de masse, Ωm a un effet très fort mais pendant très peu de temps et cet effet est largement dominé par λ par la suite. Le fait est que pour Ωm = 0,3 l’effet n’est pas encore complètement éliminé. Mais après Ωm = 0,01, λ va vers l’infini extrêmement vite.

La leçon du Professeur Maeder a apparemment du mal à passer car la quasi-totalité des cosmologues continuent à « chasser » la matière noire et l’énergie sombre. Comme souvent on s’enfonce sur une mauvaise piste et on refuse de voir qu’on s’est fourvoyé car cela représente beaucoup de travail perdu, des années de recherche gâchées. Mais tôt ou tard la réalité reprend ses droits. On l’a bien vu avec Képler et sa loi des cycles (Astronomia Nova publié en 1609). Attendons et espérons que nos scientifiques modernes soient plus rapides pour se remettre en question que les nombreux successeurs d’Hipparque et de Ptolémée.

Illustration de titre : espace profond, photo Hubble. L’étoile est proche, les galaxies disques ou formes ovales sont évidemment lointaines. Les plus rouges sont les plus lointaines (effet Doppler-Fizeau résultant de l’expansion de l’Univers).

Lectures :

An alternative to the ΛCDM model: the case of scale invariance , publié dans The Astrophysical Journal, 834:194 (16pp), le 10 janvier 2017. doi:103847/1538-4357/834/2/194: https://iopscience.iop.org/article/10.3847/1538-4357/834/2/194

Un professeur genevois remet en question la matière noire (ATS, principale agence de presse suisse, Le Temps, 22/11/2017) : https://www.letemps.ch/sciences/un-professeur-genevois-remet-question-matiere-noire

Les Îles Kerguelen, un « analogue » qui permet d’envisager une vie humaine continue sur Mars

Je viens de relire « L’arche des Kerguelen, voyage aux îles de la Désolation » de Jean-Paul Kauffmann (1992). Cet archipel étant sans doute le plus isolé de notre monde terrestre et « jouissant » de conditions environnementales extrêmement difficiles, je m’interrogeais en même temps sur ce que l’on pourrait en déduire pour l’installation de l’homme sur Mars.

Tout d’abord on comprend que le journaliste Jean-Paul Kauffmann, après trois ans de captivité au Liban dans des conditions très dures, ait eu besoin d’air frais et d’autant de liberté d’aller et venir que possible. Dans ce contexte, un séjour aux Kerguelen était effectivement une excellente idée, surtout pour quelqu’un comme lui qui en avait rêvé, enfant, comme ce que l’on pouvait imaginer comme le lieu parfait de l’aventure ultime.

Les Kerguelen ce sont en effet ces îles fabuleuses qui, entre 49° et 50° de latitude Sud, à 3250 km au Sud de la Réunion, 3900 km de l’Afrique et autant de l’Australie, accessibles seulement après dix jours de mer, ont ce rare privilège de l’isolement vrai, un peu comme l’Île de Pâques mais en beaucoup moins hospitalières.

Les Kerguelen ce sont les îles du vent, de la pluie ou de la neige, du froid et de la tempête. Le vent y est tellement présent et souverain qu’aucune plante ne parvient à s’élever à plus de 50 cm du sol. Les précipitations frappent souvent à l’horizontale et le temps change plusieurs fois dans la même journée, sans préavis. La température oscille entre -5°C et +5°C. Le pays est si dur qu’aucun peuplement pérenne n’y a été encore possible, les cent et quelques personnes « résidentes » n’y restant qu’au plus une année, pour mener à bien des recherches scientifiques diverses ou fournir les services annexes indispensables aux chercheurs. Les élevages commerciaux à grande échelle, ovins, saumons, cervidés, ont tous échoué, principalement pour des raisons de coût…de transport, même si les animaux importés et redevenus sauvages (en y ajoutant les lapins dont on n’a jamais fait l’élevage mais que l’on a introduits) permettent de varier la nourriture locale. Les espèces de plantes comestibles sont extrêmement rares, en fait il n’y a rien d’indigène sauf le fameux chou des Kerguelen, très amer. Quelques légumes cultivés sous serre donnent la variété et la fraicheur indispensables à une bonne santé.

En fait les Kerguelen c’est un peu Mars sur Terre.

Elles ont été découvertes le 13 février 1772, il y a donc 250 ans cette année, pour le Roi Louis XV par le Chevalier Yves-Joseph de Kerguelen qui pensait avoir trouvé un nouveau continent, l’« Australasie », équilibrant sur le globe-terrestre la masse des autres continents. Il dut déchanter lors d’un second voyage, en 1774, quand après une exploration un peu plus sérieuse, il réalisa (et malheureusement pour lui, le Roi également) que son continent n’avait que la surface d’une île un peu plus petite que la Corse et que les conditions climatiques y étaient véritablement épouvantables, à tel point qu’on pouvait à juste titre les appeler « Îles de la Désolation » comme les nomma James Cook qui y aborda en 1776.

La France semble ensuite avoir totalement oublié son « continent perdu » pour se réveiller et n’y revenir qu’au début du XXème siècle. Quelques excentriques, Raymond Rallier du Baty, les frères Henry et René Bossière tentèrent de s’y installer et échouèrent. Un Franco-Genevois, Edgar Aubert de la Rüe, fils du conservateur de la bibliothèque de Genève et de sa femme, française, ingénieur diplômé en géologie de l’ENSG (Ecole Nationale Supérieure de Géologie), y mena en plusieurs campagnes à partir de l’été 1928, des études très sérieuses dans sa spécialité. L’installation permanente ne date que de 1950, par la décision de François Mitterrand, alors ministre responsable de l’Outre-mer, de fonder « Port-au-Français » (« PAF »), lieu de vie et centre administratif des « TAAF », Terres Australes et Antarctiques Françaises. En fait l’administration centrale des TAAF demeura sous les cieux plus cléments de La Réunion, les îles Kerguelen ne bénéficiant sur place que d’une petite antenne dirigée par un chef de district (« dis-Ker »).

Depuis, les missions se succèdent, au rythme des rotations trimestrielles d’un seul bateau, le Marion Dufresne II, à partir de La Réunion. Il n’y a toujours pas de résidents permanents même s’il y a des personnes qui ayant attrapé le virus du rêve et de la déception, reviennent sur l’île pour y faire quelque(s) autre(s) séjour(s) après leur première expérience. Comme il n’y a en période d’affluence qu’un peu moins de 150 personnes (y compris aujourd’hui quelques femmes !) dans l’archipel tout entier (en hiver plutôt une quarantaine) et que les déplacements terrestres y sont très difficiles (climat mais aussi, boue, tourbières, lacs, rochers, montagnes), les manchots, les éléphants de mer, les pingouins ou les stukas, ont de beaux jours tranquilles devant eux.

La vie humaine sur Mars sera-t-elle similaire à ce qu’elle est sur ces îles, sans continuité véritable car sans établissement permanent pour quelques milliers ou au moins quelques centaines de personnes ? Vu sur un plan plus « terre à terre », les Îles Kerguelen pourraient-elles être les Îles Malouines (3000 habitants permanents) ? Mais gardons nos distances interplanétaires et voyons les différences entre Kerguelen et Mars.

Tout d’abord il faut remarquer que la durée des missions sur Mars ne pourra être inférieure à 18 mois, ce qui est nettement plus long que les séjours aux Kerguelen. Un habitat spartiate s’accepte pour quelques mois mais est beaucoup moins supportable sur plus d’une année.

Ensuite toute installation nécessitera très vite (dès la troisième mission habitée ?) l’équivalent d’un « hivernage » c’est-à-dire une jonction entre deux missions. Les personnes qui ne veulent pas rester deux « saisons » de suite sur Mars devront impérativement (contrainte synodique) repartir à n+6+18 (« n » étant la date de départ de la Terre) alors que leurs successeurs remplaçants ne pourront arriver sur Mars qu’à n+26+6. Cela veut dire que pendant 8 mois la base sera vide s’il n’y a pas de « permanence ». Cela ne semble évidemment pas souhaitable car il faudra (1) entretenir base et réseaux (réparation des impacts de micrométéorites, contrôle de la prolifération des bactéries ou des champignons dans les milieux viabilisés, continuité de la circulation d’un air respirable dans les mêmes milieux), (2) maintenir en fonction les équipements et (3) assurer la continuité des soins indispensables aux organismes vivants (bacs à spiruline ou à poissons, serres, petits animaux).

Limiter l’exposition aux radiations plaide pour une limitation du nombre des voyages interplanétaires. L’intensité et la quantité de radiations seront beaucoup plus fortes pendant le voyage que pendant le séjour puisque (1) la masse de la planète elle-même fait obstacle aux radiations provenant de « l’autre côté » (par nature, la moitié) ; (2) l’atmosphère de Mars n’est pas nulle et constitue une petite protection (l’équivalent d’une colonne de 20 cm d’eau contre une colonne de 100 cm sur Terre) et (3) bien sûr on peut vivre sur Mars aussi bien protégé que sur Terre, sous un bouclier de régolithe ou de glace d’eau. On pourra faire trois ou quatre voyages allers et retours Terre/Mars mais pas plus, sous peine d’encourir un risque de cancer trop important. Les personnes qui veulent vivre sur Mars plutôt que sur Terre auront donc intérêt à y rester.

Le coût du voyage sera aussi un obstacle pour en faire plusieurs. On ne peut imaginer dans un futur proche, même en étant très optimiste, que les voyages coûtent moins de quelques 200.000 dollars d’aujourd’hui, aller et retour (sans compter le séjour). C’est incontestablement une barrière beaucoup plus importante que de se payer une rotation au Kerguelen (17.340 euros pour un couple en 2019, sans le séjour). Une fois sur Mars on aura aussi intérêt, de ce point de vue, à y rester.

L’apport de masse et de volume aux Kerguelen, est possible quatre fois par an grâce au Marion Dufresne qui a une capacité d’emport de 4300 m3 en plus des 114 passagers, contre 1100 m3 pour un Starship y compris les passagers. Le navire est le seul lien logistique avec le monde civilisé mais on peut imaginer qu’à son défaut, un autre navire pourrait venir ravitailler les personnes restées sur l’île. Techniquement rien ne s’y oppose. Ce ne serait pas le cas pour les personnes restées sur Mars puisqu’aucune liaison n’est possible entre les fenêtres de départ de l’une ou l’autre planète. La conséquence est que, si une autonomie très faible est possible pour vivre aux Kerguelen (quelques cultures vivrières, un peu d’élevage, déjà mentionnés, et du bricolage pour réparer plomberie et électricité), il n’en est pas du tout de même sur Mars où les êtres humains devront compter sur leurs seules capacités pendant des périodes beaucoup plus longues et avec des possibilités d’importation beaucoup plus faibles. Il faudra donc sur Mars développer au plus vite un maximum d’autonomie ce qui encouragera la continuité et donc les séjours longs (pour ne pas dire « l’enracinement »).

Il y a une autre dimension que je voudrais mettre en évidence parce que je pense qu’elle devrait être aussi importante que possible sur Mars, comme condition non seulement de la pérennité de l’établissement humain mais aussi de sa permanence, et parce qu’elle manque totalement aux Kerguelen où, je pense, c’est l’un des facteurs qui empêchent cette permanence. Cette dimension c’est celle du principe de liberté d’activité et, « allant avec », celle du principe de privatisation de ces activités. Actuellement, ne montent à bord du Marion Dufresne que les scientifiques qui y sont autorisés par l’administration des TAAF parce qu’ils ont une activité évidemment scientifique à mener sur Kerguelen, et quelques employés dont la fonction est de rendre les services vitaux nécessaires à ces scientifiques (et bien sûr aussi aux administrateurs). Ces restrictions sont dues au fait que les Kerguelen sont un centre de coût et non un centre de profits économiques ; les dépenses sont fortement limitées pour cette raison. Je pense que l’administration des TAAF devrait être beaucoup plus ouverte et encourager les initiatives d’activités privées donc payantes, sources de revenus pour les résidents et pour l’état. Certes dans le passé, il y a eu de telles initiatives dans le domaine de l’élevage (mouton, saumon, cervidés, déjà cités) mais elles ont toutes échoué sauf pour les besoins locaux. Si elles ont échoué c’est parce que les marchés étaient trop éloignés, parce que les conditions de vie étaient trop dures pour les exploitants et parce qu’ils n’avaient pas les moyens techniques de les mener correctement à bien. Aujourd’hui, à l’âge de l’informatique, de l’intelligence artificielle, de l’internet, et des possibilités de transport rapide, il faudrait revoir cette position restrictive de principe et tenter à nouveau la liberté. Il est possible de congeler la viande ou les poissons (la Nouvelle Zélande vend bien sa viande en Europe). Il est possible de communiquer par les ondes à partir de n’importe où vers n’importe où. Il serait sans doute possible et rentable de construire un aéroport près de Port-aux-Français (en prenant des précautions particulières en raison du vent). C’est un peu l’œuf et la poule, l’un ou l’autre doit commencer. Certaines personnes seraient heureuses de vivre dans le désert martien tout comme dans le vent et la fraicheur des Kerguelen plutôt que de vivre dans des villes surpeuplées, polluées, trop chaudes ou trop froides du monde terrestre « civilisé » actuel, même si elles n’ont pas de tâche prévue d’avance à y accomplir, pourvu qu’elles s’assument financièrement ! Sur Mars, il faudra laisser cette liberté et cette créativité s’exprimer (sous réserve d’un contrôle de l’affectation des ressources rares comme l’air respirable, l’eau ou l’énergie) comme je l’ai développé récemment dans ce blog. Sans privatisation, la présence de l’homme restera dans les deux cas, sur Mars comme aux Kerguelen, sans imprévu car sans imagination, donc pauvre, sèche et stérile. Et si on permet les activités privées sur Mars, une personne en ayant entrepris une à son compte, aura intérêt à y rester.

Et bien sûr il faudra des couples et des naissances. Il y a trop d’hommes aux Kerguelen (tradition de la Marine ?). Pas de pérennité sans amour pour être persuadé que ce qu’il y a de plus beau c’est le regard de l’autre et que l’extérieur on s’en moque, sans le contact charnel qui fait que rien d’autre n’est plus important où que l’on soit, sans le renouvellement de la vie qui en résulte. Il faut ajouter que Mars, de par son éloignement, impose un décalage dans le temps qui rendra l’éloignement physique encore plus difficile à supporter. On peut rester un trimestre ou deux quelque part en vivant comme un moine (Kerguelen); il serait beaucoup plus difficile de le faire pendant 30 mois (Mars). Beaucoup de gens partiront donc en couple ou bien des couples se formeront sur Mars. A mon avis, l’amour, la naissance, la vie sont inhérents à l’établissement de l’homme sur Mars, pourvu bien sûr que des femmes y partent avec des hommes. Ce serait folie de ne pas favoriser cette mixité.

S’il y a des couples, il y aura des nids et ce sera l’occasion sur Mars comme cela aurait pu être le cas aux Kerguelen si des familles s’y étaient créées ou installées, de se préoccuper d’esthétique. Les baraquements de Kerguelen sont affreux sauf la bibliothèque, l’église Notre Dame des Vents (du moins elle a du caractère ; je n’aime pas la dureté du style des années 1950) et l’intérieur du bar. Je suis certain que les femmes entrainant les hommes, se soucieraient davantage de l’agrément des choses. Il serait possible de construire des habitats beaucoup plus confortables et esthétiquement satisfaisants sur Kerguelen, tout comme il sera possible d’en construire sur Mars.

Je dirais donc la même chose de Mars et des Kerguelen en ajoutant que pour Mars l’incitation à rester sera beaucoup plus forte parce que c’est juste un peu plus difficile d’y vivre et surtout d’y accéder. Le « tipping point » est juste entre les deux.

https://taaf.fr/acceder-aux-territoires/tourisme-a-bord-du-marion-dufresne/participer-a-une-rotation/

https://taaf.fr/collectivites/le-marion-dufresne/

https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%8Eles_Kerguelen

https://fr.wikipedia.org/wiki/Port-aux-Fran%C3%A7ais

Ecouter : France Bleue, Sidonie Bonnec, 30 Mars 2022 : https://www.francebleu.fr/emissions/minute-papillon/les-iles-kerguelen-un-archipel-francais-perdu-au-sud-de-l-ocean-indien

Lectures :

L’arche des Kerguelen, voyage aux îles de la Désolation, par Jean-Paul Kauffmann, publié chez Flammarion en 1993.

Au vent des Kerguelen, Un séjour solitaire dans les îles de la désolation, par Christophe Houdaille, publié chez Transboréal en 1999. L’auteur a parcouru, seul, pendant 16 mois l’archipel, à bord de son voilier, “Saturnin”, ou à pied. Son aventure rend bien compte de la rudesse des conditions de vie sur ces Terres, en raison d’un climat particulièrement difficile pour l’homme.

Illustration de titre : vue de Port-aux-Français devant le Golfe du Morbihan. Il n’y a pas d’autre implantation humaine permanente aux Kerguelen. Crédit Daniel Delille.

Ci-dessous, carte des Îles Kerguelen : le point rouge localise Port aux Français (sur les eaux relativement calmes du Golfe du Morbihan).

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Magellan, 500 ans après, plus que jamais un modèle pour nous

C’était il y a exactement 500 ans. Le 6 septembre 1522, le dernier et plus petit des cinq vaisseaux de l’expédition de Magellan revenait à San Lucar de Barrameda, le port situé à l’embouchure du Guadalquivir, pas très loin de Séville, qu’il avait quitté 3 ans auparavant, le 20 septembre 1519, avec 250 personnes embarquées sur cinq caraques.

Magellan lui-même était mort pendant le voyage, le 27 avril 1521, sur un rivage de la petite île de Mactan, au cœur de l’archipel des Philippines, à 2km de l’île de Cebu, massacré par les indigènes. Il avait eu le temps et la joie de se prouver à lui-même et à ses compagnons, qu’il était possible d’atteindre par l’Ouest les fabuleuses Iles Moluques (aujourd’hui en Indonésie) d’où provenait la plus grande partie des épices consommées en Europe, richesse suprême à l’époque. Les difficultés rencontrées et surmontées, avaient été énormes, presqu’inhumaines. Il ne restait plus qu’à faire savoir ce haut-fait à tous ceux qui en Europe avaient douté qu’il fût possible de l’accomplir, et à remercier Carlos-1ro d’Espagne / Charles-Quint du Saint-Empire, qui l’avait soutenu, lui, humble marin portugais de petite noblesse. Il lui était profondément reconnaissant car au-delà de la rudesse de l’écorce, ce souverain austère, avait su voir de quel bois, lui le bourlingueur avisé, le soldat courageux mais aussi le marginal, il était fait. Réussite extraordinaire, à la fois extrêmement savoureuse et extrêmement amère pour Magellan, véritable couronnement pour l’ensemble de la vie d’homme hors du commun.

Pour écrire le présent article, j’ai relu un livre puissant et captivant, comme l’est le sujet, que j’avais passionnément aimé adolescent et que je recommande à tous de lire encore aujourd’hui, le Magellan de Stefan Zweig (traduction en Français par l’excellent Alzir Hella, publiée en 1938, la même année que celle de sa parution en Allemand). Je pense en effet que ce voyage est une prouesse que l’humanité entière devrait célébrer et que c’est aussi un exemple pour ce que nous-mêmes devons faire aujourd’hui, oser ce qui est à la limite du possible, oser nous embarquer pour Mars (ce « nous » étant la poignée d’individus capables, endurants et forts, intrépides, comme l’étaient à l’époque Magellan et ses équipages).

Les deux défis sont similaires sur bien des points. Partir vers l’Ouest à l’époque de Magellan en allant vers le Brésil nouvellement découvert (1500 Pedro Alvares Cabral), c’était un peu comme aller vers la Lune aujourd’hui, l’extrémité du monde connu. Mais l’Amérique fermait l’Océan d’une barrière semblait-il infranchissable. Malgré les tentatives on ne trouvait pas le “Passage” maritime qui permettrait de la traverser et que donc l’accès aux épices était impossible par ce côté-là du monde. Il restait réservé à ceux qui les premiers y étaient parvenus par l’Est, les Arabes et les Portugais.

Juan de Solis était bien descendu jusqu’au Rio de la Plata (qu’il nomma « Mar-dulce ») mais il n’avait pu vraiment explorer l’éventuelle possibilité ou impossibilité de l’utiliser pour aller jusqu’à l’autre Océan. Son séjour avait été bref et sanglant puisqu’il avait été tué, l’un de ses trois bateaux, perdu et les deux autres revenus piteusement à son port espagnol.

Il fallait donc aller encore une fois aussi loin ou peut-être encore plus loin, pour pouvoir trouver ce fabuleux Passage. Mais sans savoir sur quelle étendue d’eau nouvelle il pouvait déboucher, quelle serait la distance qui resterait à parcourir pour atteindre les Moluques, quelle durée prendrait la traversée, quels obstacles encore on pourrait rencontrer. Les Moluques c’était Mars aujourd’hui.

Il faut bien voir que pour affronter ce défi, on ne disposait que de navires poussifs, ces nefs ventrues et ces caraques qui avaient caboté le long des côtes avant, il y avait peu, de se lancer dans l’Océan. Il faut bien voir qu’il n’y avait nul moyen de « communication » et que les Européens seraient, par définition, absolument seuls de leur espèce dans cette immensité puisqu’aucun d’entre eux n’était allé au-delà du Brésil depuis Juan de Solis. Cela impliquait plus précisément qu’aucune aide technique propre à leur civilisation ne leur serait accessible.

Mais avant de partir dans la circonvolution, il avait d’abord fallu obtenir les appuis nécessaires et ce ne fut pas une mince affaire : cours au roi Manoël du Portugal, qui ne l’aimait pas et qui lui refusa son aide, fuite en Espagne, réinstallation dans ce pays et action pressante auprès des puissants. Il fallut ensuite procéder à la longue et minutieuse préparation du voyage.

Il fallait tout prévoir comme on devra le faire pour, encore une fois, partir aujourd’hui sur Mars. C’est ce à quoi s’appliqua Magellan pendant dix-sept longs mois. « Tout » c’était non seulement les vivres pour traverser les mers mais aussi les équipements pour réparer ce qui pourrait s’user ou casser. On ne pouvait compter trouver sur le chemin ce dont on aurait besoin puisqu’on ne savait rien de ce qu’on allait trouver. Sans oublier qu’il n’était pas question de se faire remarquer dans un port du Brésil où on aurait pu rencontrer des Portugais. En effet il faudrait être discret dans ce territoire puisque Magellan, rejeté par le roi Manoël avait fait ses offres de service au roi d’Espagne et qu’il était désormais un traitre en son pays, férocement concurrent de celui qui lui donnait assistance. La seule espérance c’était de l’eau douce et quelques aliments frais dans un havre « tranquille » car le plus éloigné possible.

Magellan atteignit le Brésil sans encombre, s’arrêta à Rio de Janeiro encore vide de tout européen, exactement ce havre tranquille juste évoqué plus haut. Puis il descendit le long de la côte jusqu’à la Mar dulce, devenue Rio de Solis et qui deviendra Rio de la Plata.  Son espoir était que celui-ci fut bien le Passage. C’est ce que son cartographe et un temps associé, Rui Faleiro, lui avait certifié, là-bas en Europe. Mais il fallut bien se rendre à l’évidence, ce n’était pas le cas, Faleiro avait affabulé à partir d’informations déjà inexactes. Le Rio de Solis se terminait clairement par l’embouchure de deux fleuves dans son extrémité occidentale. Il fallut repartir malgré la grogne de l’équipage, y compris celle des officiers, et continuer toujours davantage vers le Sud, dans un paysage de plus en plus austère et un climat de plus en plus froid.

C’est à partir du Rio de la Plata que se révèle dans son entier, le caractère de Magellan. Il aurait pu rentrer puisqu’il n’avait pas trouvé son passage et qu’en allant plus loin il pénétrait en terra incognita. Mais il persévéra, envers et contre tous, et sachant qu’il était exposé à des dangers beaucoup plus grands que ceux qu’avait affrontés Christophe Colomb : longueur de la mission, éloignement de sa base, baisse du niveau des vivres, climat (car on entrait dans l’hiver austral).

Mais il continua et, de proche en proche, dans le froid de l’hiver, il finit par le trouver son passage, notre « Détroit de Magellan ». L’eau est noire, le paysage austère, les sommets couverts de neige, le vent hurle, les bois du navire gémissent. Et il y entre et il passe et il traverse le continent et retrouve par-delà le Cap Désiré, le bien-nommé, un nouvel océan, le mal-nommé Pacifique, que Nunez de Balboa venait de découvrir en 1513, en traversant beaucoup plus haut mais à pied, l’isthme de Panama.

Il y a donc bien un Passage et Magellan pourrait s’en contenter, mais son but est d’aller jusqu’aux Moluques, notre Mars. Et il peut le faire puisque contrairement à Balboa il dispose d’une flotte (même si un de ses cinq vaisseaux, dirigé par un capitaine moins courageux que lui, lui a faussé compagnie à l’occasion). Et alors que ses marins sont épuisés, qu’il a déjà essuyé une révolte de ses capitaines, que ses vivres sont probablement insuffisants face à l’immensité qu’il ne peut évaluer car il n’a aucune carte, mais qu’il pressent, il se lance malgré tout sans hésiter dans la nouvelle phase de son aventure.

Trois mois, il lui faudra trois mois (28 novembre 1520, 06 mars 1521) pour revoir une terre, la petite île des voleurs (« Ladrones », aujourd’hui Guam) où il put se procurer de l’eau et des vivres. Et ensuite, il suivra un chemin de gloire, d’escale en escale jusqu’à Cebu où enfin il se pose. Il a vaincu l’Océan mais surtout il a vaincu la démesure et il a vaincu l’angoisse.

Magellan a réussi. Il a été confronté à toutes sortes d’imprévus. Il y a fait face et il les a surmontés, sauf bien sûr le dernier, celui de l’hostilité des indigènes de Mactan. Les valeureux astronautes qui le suivront au-delà de la Lune, guidés comme lui par les étoiles, seront dans des conditions évidemment différentes mais ils seront aussi exposés à l’incertitude et au danger.

Ce qui compte dans ces circonstances, comme nous l’a montré Magellan, c’est individuellement, vis à vis de soi-même, la volonté, la capacité à penser aux moindres détails sans oublier l’objectif, la ténacité, le sang-froid. Et dans le présent, comme à l’époque ce qui compte vis-à-vis des autres, c’est l’indifférence au « qu’en dira-t-on », à tous ceux qui pensent que le projet grandiose qu’on veut parvenir à concrétiser est inutile, grotesque, nuisible même aux autres intérêts vitaux en compétition.

Aurons-nous un Magellan pour aller sur Mars ? Un tel caractère est très rare, l’histoire nous l’a montré. Bien sûr la situation n’est pas totalement similaire aujourd’hui puisque l’amiral n’a pas besoin de partir avec ses marins ou, qu’autrement dit, Elon Musk n’a pas besoin de monter à bord de son premier Starship. J’imagine qu’il ne le fera pas avant de prendre sa retraite, ce qui sera sans doute bien après que cette première caraque soit partie pour Mars. En attendant il continuera à diriger son entreprise car son projet n’est pas seulement de montrer qu’on peut traverser l’Océan de l’espace mais bel et bien d’installer l’homme sur Mars. Mais pour reprendre l’analogie, il est certain que pour aller contre les modes et les tendances, pour bousculer les états et les agences, il faut être très fort mentalement et disposer de moyens financiers importants. Elon Musk a cette force parce qu’« il se moque du monde » et que, comme Magellan, il a prouvé sa valeur de capitaine.

Donc, espérons et, si vous en avez l’occasion en séjournant dans l’hémisphère australe, cherchez à identifier du regard ces très légers « nuages » d’étoiles indiscernables qui aujourd’hui portent le nom de Magellan. Ils sont froids et distants comme lui-même l’était ou comme les Moluques l’étaient pour lui par leur éloignement et leur mystère mais ils restent à tout jamais porteurs de son souvenir et une invitation éternelle au Voyage!

NB : Je profite de cet article pour rendre hommage à mon grand-oncle Pierre Godefroy, grand amateur de beaux livres, de musique classique et de tapis d’Orient. J’ai hérité de lui ce livre sur Magellan ainsi que bien d’autres dont une édition XIXème siècle du journal d’Antonio Pigafetta chroniqueur du voyage. Cet oncle était également grand admirateur de son contemporain Jules Verne dont il avait accumulé tous les « Voyages extraordinaires », édités par Pierre-Jules Hetzel et illustré par Edouard Riou. Je m’en délectais quand je séjournais chez lui. Pour moi, jeune adolescent, il n’y avait rien de plus magique que de plonger dans un de ces/ses livres aux reliures précieuses, enveloppé d’une symphonie de Beethoven ou d’une cantate de Vivaldi. Ce furent mes premiers voyages.

NB: Je fête aujourd’hui les 7 ans de mon blog…et les quelques 380 articles qu’il contient. N’hésitez pas à en feuilleter les pages en cliquant sur l’index ci-dessous:

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