L’oxygène, poison et élixir de puissance

Sur cette photo vous voyez le témoignage d’une des plus anciennes formes de vie, remontant à l’époque où l’oxygène, rejeté par son métabolisme, commençait à diffuser dans l’eau des océans mais pas encore dans l’atmosphère (vers -2,450 milliards d’années). A cette époque, alors que la vie était apparue sur Terre depuis déjà bien longtemps (il y a 3,7 milliards d’années), la planète était très différente de celle que nous connaissons aujourd’hui. Les jours étaient plus courts, les températures du sol et de l’air plus élevées, l’atmosphère plus épaisse. Elle évoluait lentement à partir d’un mélange que nous considérerions pour le moins nauséabond de gaz carbonique, d’hydrogène sulfuré, de vapeur d’eau, de méthane et d’ammoniac (ayant sans doute commencé à libérer pas mal d’azote). Pas un souffle d’oxygène !

Aujourd’hui ce dernier constitue 21% de notre atmosphère. C’est le plus puissant des oxydants, celui qui permet de libérer le maximum d’énergie du sein d’un couple redox (réduction/oxydation). Mais, étant le plus puissant, il est aussi le plus dangereux. Il peut brûler et épuiser, comme un alcool trop fort ou un comburant trop explosif. Exploité comme source d’énergie par les organismes vivants les plus dynamiques (aérobies), il nous est devenu indispensable (même si nos contemporains cherchent parfois à en réduire l’ardeur par des prises d’antioxydants !) mais au début de notre histoire, encore très rare à l’état libre, c’était un poison violent.

Pendant plus d’un milliard d’années (jusque vers -2,5 milliards), la vie prospéra dans un milieu où elle avait trouvé les éléments qui lui étaient nécessaires mais qui n’étaient pas les nôtres. C’est son succès même, exprimé par sa prolifération, qui força le changement car ses rejets métaboliques (l’oxygène !) par leur importance, finirent par envahir, modifier son environnement et elle dû ensuite s’y adapter, « vivre avec » comme on dit. Sur Mars les conditions environnementales étaient beaucoup plus fragiles et surtout plus instables car la planète beaucoup moins massive, avait été incapable de retenir la plus grande partie de son atmosphère d’origine et restait incapable de retenir les volumes importants (dont la pression permettait l’eau liquide) renouvelées ultérieurement par les éruptions volcaniques. Il y a 4 milliards d’années, la densité était déjà descendue presqu’aussi bas qu’aujourd’hui (quelques centaines de pascals). Elle ne cessa ensuite de remonter et de redescendre sur une courbe en fin de compte asymptotique. Cette instabilité fut peut-être moins favorable à l’évolution continue d’un processus lent.

A partir de -2,4 milliards d’années, l’oxygène libre (moléculaire) étend rapidement son emprise sur la planète Terre en envahissant l’eau des océans et l’atmosphère. Il va créer de véritables catastrophes avant d’être « apprivoisé » par la vie mais son avènement en tant que gaz atmosphérique était de plus en plus prégnant dans le fonctionnement de la première vie exprimée principalement par des espèces primitives de cyanobactéries (algues unicellulaires bleues-vertes). En effet celles-ci pratiquaient en surface de l’océan, une photosynthèse anaérobie qui leur permettaient en rejetant de l’oxygène d’oxyder les ions de « fer-ferreux » (Fe2+) en solution dans l’eau qui précipitaient alors en « fer-ferrique » (rouillé), hématite (Fe2O3) ou magnétite (FeO.Fe2O3). Le fer-ferreux étant très abondant sur la Terre primitive, les réserves furent longtemps suffisantes par rapport à la vie naissante pour créer d’énormes dépôts « rubanés » de fer-ferrique, nommés « Banded Iron Formations » (“BIF”) que l’on trouve aujourd’hui un peu partout sur Terre et notamment en Australie. Ce n’est qu’avec le temps et l’épuisement du fer-ferreux (puis des ions manganèse Mn2+), que les cyanobactéries « s’attaquèrent » à l’eau, libérant de l’oxygène dans l’atmosphère en quantité suffisante pour provoquer une grande glaciation qui s’étendit à la totalité de la planète (« Snowball Earth »), du fait de l’allègement de l’effet de serre alors que le soleil n’avait pas encore la puissance radiative nécessaire pour chauffer la Terre sans cet « adjuvant ».

Grâce à cet épisode posant de nouvelles contraintes, la vie d’abord décimée, se retrouva affermie et dynamisée. Grâce à une série de nouvelles et puissantes éruptions volcaniques, l’atmosphère redevint un bouclier à effet de serre et s’emplit à nouveau d’oxygène de par l’action des cyanobactéries qui avaient survécu, mais à des niveaux jamais atteints (« Great Oxydation Event ») et nettement supérieurs aux 21% d’aujourd’hui (près de 30%). Ce n’est qu’après cet événement qui installa définitivement l’oxygène comme gaz atmosphérique (mais son pourcentage continua à fluctuer), que des espèces mutantes de cyanobactéries l’apprivoisèrent pour le respirer, ce qui permit l’avènement d’êtres fonctionnant avec beaucoup plus d’énergie, les eucaryotes unicellulaires* puis métazoaires, les animaux, qui devinrent les maîtres du monde.

*les mitochondries, organites présentes dans toute cellule eucaryote et qui, « maniant » l’oxygène, sont leur « centrales énergétiques », seraient, à l’origine, des ancêtres de nos cyanobactéries, retenues captives et finalement intégrées par des archées méthanogènes avec lesquelles elles vivaient en symbiose.

Si nous cherchons la vie ailleurs, il ne faut donc pas se focaliser uniquement sur la présence (actuelle ou passée) d’oxygène dans l’atmosphère car ce gaz ne correspond qu’à un certain type de vie ou plus précisément, au stade le plus avancé de la vie, celui qui fonctionne avec l’énergie la plus puissante. Les stades les plus primitifs seraient tout aussi passionnants à découvrir car, passage obligé vers cette vie de niveau supérieur, ils seraient le témoignage de l’apparition ailleurs de ce phénomène extraordinaire. Il faut donc s’intéresser à toute atmosphère de planète rocheuse située dans la zone habitable de son étoile et regarder avec nos spectrographes non seulement si elle contient de l’oxygène mais à défaut, un composé évoquant la Terre primitive ou toute combinaison intermédiaire.

Dans le cas particulier de Mars où aujourd’hui l’oxygène libre n’existe qu’à l’état de traces, le même processus que sur Terre a peut-être commencé. Il a pu avoir fait une brève apparition en tant que simple rejet métabolique, les organismes vivants n’ayant jamais atteint le stade où ils auraient épuisé leur environnement réducteur, mais nous ne le savons pas encore.

Selon une étude récente (2), objet de mon article précédent, les instruments de Curiosity ont constaté l’oxydation des strates supérieures du bassin d’un lac ayant occupé le fond du cratère Gale. Certains médias en ont déduit une atmosphère riche en oxygène. C’est aller beaucoup trop vite ! Cette oxydation a pu certes résulter de l’oxygénation de la surface du lac mais l’oxygène responsable de cette oxygénation a dû provenir tout simplement des impacts du rayonnement ultraviolet à la surface de l’eau (dissociant les molécules d’eau en hydrogène et oxygène). Dans ce cas l’oxygène atmosphérique devait être très peu abondant. Maintenant, il n’est pas impossible qu’en complément de cette oxydation superficielle, une oxydation complémentaire plus profonde ait eu lieu dans les premiers décimètres de l’eau du lac, du fait d’un phénomène biochimique analogue à celui causé par nos premières cyanobactéries (celles qui ont oxydé le fer-ferreux). Mais s’il y a eu vie sur Mars, il est probable qu’elle se sera arrêtée avec ces balbutiements, au début de l’éon Siderikien, il y a plus de 3 milliards d’années, compte tenu de la détérioration générale de l’environnement en surface (à commencer par la disparition pour une longue période de ce lac alors que peut-être le processus biologique de mise en spores des pseudo-cyanobactéries putatives – leur sauvegarde – n’était pas encore au point).

Si tel était bien le cas, non seulement on ne devrait trouver aucune vie active en surface de Mars mais toute l’histoire de la vie permise par la respiration aérobie ne s’y serait pas déroulée. Si la vie n’est plus active en surface mais l’a été, on pourra toujours espérer en trouver les traces laissées lors de cette lointaine époque, soit chimiques (concentration de matières carbonées kérogènes), soit physiques (biomorphes). Sur le plan chimique, cela confirmerait les conclusions de l’étude (3) de la météorite de Tissint (classée “SNC”, soit d’origine martienne) tombée tout récemment sur Terre (2011). A noter toutefois que la disparition de la vie en surface laisse la possibilité d’une vie active en sous-sol mais elle ne pourrait l’être que très peu, une survivance plutôt qu’un développement.

Image à la Une: coupe d’un fragment de “Banded Iron Formation”, en Français “gisement de fer rubané”, présenté au Western Australia Museum. Il est daté de -2,470 à -2,450 milliards d’années, période où les cyanobactéries commençaient à créer dans l’océan une couche superficielle d’eau riche en oxygène.

Référence :

(1) “Oxygen, the molecule that made the World” par Nick Lane, Oxford University Press, 2002.

(3) article sur la météorite de Tissint paru dans “News Mediacom” de l’EPFL en 2014 (le professeur Philippe Gillet est l’un des auteurs de l’étude scientifique de l’objet): https://actu.epfl.ch/news/traces-of-possible-martian-biological-activity-ins/

(2) « Redox stratification of an ancient lake in Gale crater, Mars » par J.A. Hurowitz et al. in Science, 2 juin 2017 (n°356).

(4) Schéma de l’hypothèse de l’oxydation du lac de Gale (crédit Science et auteurs, J.A. Hurowitz et al.): Seuls les bords du bassin réceptacle du lac sont oxydés (l’eau superficielle du lac a été oxydée et donc la roche qui forme la périphérie, pas le fond).

Pierre Brisson

Pierre Brisson, président de la Mars Society Switzerland, membre du comité directeur de l'Association Planète Mars (France), économiste de formation (Uni.of Virginia), ancien banquier d'entreprises de profession, planétologue depuis toujours.