Concordance des temps

Il fait beau, le soleil brille, avec une irradiance de 1366 W/m2, l’eau coule dans les ruisseaux, l’atmosphère de 1 bar au niveau de la mer contient 21% d’oxygène et 400 ppm de gaz carbonique. C’est un peu trop mais tout va (encore) bien ! Nous sommes sur Terre…il faudrait préciser « 4,567 milliards d’années après qu’elle se soit formée » car l’environnement terrestre n’est pas immuable et ces conditions ne sont exactes qu’à notre époque. Quand on parle de la Terre en termes planétologiques, il est très important de la situer non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps.

Dans 500 millions d’années, si tout se passe bien, notre soleil sera devenu trop chaud et la vie telle que nous la concevons sera devenue impossible sur notre chère planète. Symétriquement, il y a 500 millions d’années, l’évolution du processus de vie, même s’il avait déjà abouti à l’explosion cambrienne, n’aurait absolument pas permis l’émergence d’un être aussi complexe que l’homme (les mammifères ne sont apparus qu’il y a 220 millions d’années et leurs ancêtres reptiles il n’y a que 320 millions d’années). La composition atmosphérique n’était pas, hier, et ne sera pas, demain, la même (notamment variation des pourcentages d’oxygène ou de gaz carbonique). La biosphère n’était et ne sera pas la même (nous serons au mieux des sortes d’australopithèques* pour nos descendants, s’il y en a encore !). Nous sommes sur une trajectoire. Les branches et les fleurs de l’arbre phylogénétique poussent dans toutes les directions et la planète évolue comme tous les corps vivants, de concert avec la vie qu’elle a enfantée, assistée par le soleil qui fournit l’essentiel de notre énergie.

*pour être plus imagé mais je devrais plutôt parler de trilobites tant l’évolution peut être considérable sur une telle durée. 

Tant que nous resterons sur cette Terre, nous continuerons à en être dépendants tout comme elle l’est devenue de nous-mêmes, espèce aujourd’hui dominante. Nous devrons notamment nous adapter à notre environnement forcément changeant. Si nous la quittons (du moins certains d’entre nous), nous prendrons non seulement notre envol mais aussi notre liberté. Cela ne veut pas dire que nous ne resterons pas dans notre lignée biologique en continuant à évoluer, par mutations involontaires ou par nos actions (résultant de notre compréhension du monde, de notre organisation sociale et de nos technologies), mais que nous pourrons choisir ou agir mieux sur notre évolution, en quelque sorte la piloter. En nous affranchissant de la planète de nos origines, nous desserrerons dans une certaine mesure l’emprise du temps, notamment dans ses conséquences pour nous-mêmes sur le vieillissement de cette planète. Le fruit de l’humanité est mûr, les graines qu’il contient peuvent maintenant être emportées par le vent (ou plutôt par les vaisseaux de notre astronautique).

Le même problème de temps qui se pose pour la Terre se pose naturellement partout ailleurs dans l’Univers. Longtemps (un milliard ou seulement quelques centaines de millions d’années ?) avant que le soleil ne naisse, il y a 4,6 milliards d’années, les supernovæ n’avaient peut-être pas créé suffisamment d’éléments chimiques lourds qui permettraient, il y a environ 3,8 milliards d’années, la naissance de la vie sur une planète orbitant à bonne distance (CHZ1) d’une étoile de taille moyenne dans la zone relativement calme d’une galaxie (GHZ2) quelconque. Si nous sommes parmi les premiers êtres conscients à sortir du « laboratoire » biologique de l’univers, pourrons nous un jour communiquer avec nos homologues ailleurs ? Comme ils sont probablement très rares* et comme ils ont dû « sortir de l’œuf » à peu près en même temps que nous (à moins qu’à quelques millions, quelques dizaines de millions d’années près, ils ne soient pas contemporains et qu’ils aient déjà disparu), rien n’est moins sûr. En effet les canaux de communication que peuvent utiliser nos moyens électromagnétiques sont irrémédiablement courbés par le temps. La vitesse de la lumière est un maître implacable qui nous empêche de dialoguer avec nos contemporains si, pratiquement, ils sont plus loin de nous que la durée de la moitié de notre propre vie consciente. Si nous recevons un signal provenant d’une source distante de quelques 1000 années-lumière (ce qui est relativement notre proximité immédiate au sein d’une galaxie d’un diamètre de 120.000 années-lumière), qu’en ferons-nous ? Nous saurons certes qu’il existe (ou « a existé ») d’autres êtres conscients ailleurs et c’est déjà beaucoup, mais c’est aussi très peu. C’est encore une raison pour laquelle, au-delà de la nécessité de comprendre l’univers, et pour agir en faveur de la préservation de notre espèce et de sa civilisation, il faut prioriser l’étude et l’écoute de notre voisinage spatial proche, celui qui nous entoure dans un rayon de quelques petites dizaines d’années-lumière et qui nous est soit accessible par des moyens astronautiques, soit susceptible d’échanges par ondes électromagnétiques sur une durée raisonnable, ou dont on pourrait analyser la composition atmosphérique des planètes par nos télescopes. NB : en sélectionnant celles qui sont de type terrestre dans la CHZ d’étoiles de type solaire (et on ne recherchera pas que la présence d’oxygène mais plusieurs mélanges de gaz correspondant à divers stades d’évolution de la vie, incluant l’hydrogène sulfuré, le méthane, le gaz carbonique, l’ammoniac et la vapeur d’eau, en fonction de l’âge apparent de la planète).

*Je reste sur ma position antérieurement exprimée: la probabilité d’une autre vie “ailleurs” reste extrêmement faible. Mais cela n’empêche évidemment pas de la rechercher, ne serait-ce que pour mieux comprendre comment elle a pu apparaître puis s’épanouir sur Terre.

On revient donc à Mars, première « terre » possible où se poser pour continuer à observer et à vivre. Là aussi nous resterons sous l’emprise du temps. Nous arriverons tard sur cette planète, après qu’elle ait perdu la majeure partie de son atmosphère et de son eau et que son volcanisme, source de renouvellement de ses éléments gazeux et liquides, se soit sans doute épuisé. Mais il y reste suffisamment de ressources pour que notre technologie nous permette, en les exploitant, de satisfaire à nos besoins. Nous apprendrons ainsi à vivre sur un autre sol aussi bien qu’avant sur Terre et avec moins de matière et d’énergie, en étant plus économes et plus habiles. Mars est notre première étape. Si nous nous y installons, nous aurons fait le « premier pas » et apprendrons ainsi, toujours avec le temps, à faire le deuxième et les suivants, pour essaimer encore plus loin dans des « ailleurs » aujourd’hui inimaginables.

(1) CHZ = Circumstellar Habitable Zone ; (2) GHZ = Galactic Habitable Zone

Image à la Une : Horloge astronomique de Saint-Omer (Cathédrale Notre-Dame de Saint Omer, Nord de la France, diamètre de 2,10 m, œuvre de Pierre Enguerrand, année 1559).

Lecture: toujours l’excellent A new history of Life de Peter Ward et Joe Kirschvink (Bloomsbury Press 2015).

Pierre Brisson

Pierre Brisson, président de la Mars Society Switzerland, membre du comité directeur de l'Association Planète Mars (France), économiste de formation (Uni.of Virginia), ancien banquier d'entreprises de profession, planétologue depuis toujours.