Peut-on envisager une solution technologique au problème de l’exposition aux radiations lors de voyages interplanétaires ?

Je passe aujourd’hui la parole au Dr. Pierre-André Haldi, Ing.-physicien EPFL retraité :

Parmi les épouvantails que certains dressent sur le chemin de l’exploration humaine de la planète Mars et au-delà, le risque engendré par une longue exposition aux rayonnements cosmiques et solaires occupe une place “privilégiée”*. Au point de se demander si le voyage vers Mars en particulier est réalisable sans mettre gravement en danger la santé des équipages. Il s’agit-là bien sûr d’une position extrême et passablement exagérée si l’on considère qu’il a été évalué1 que la dose de radiations à laquelle serait exposé un astronaute lors d’une mission martienne de deux ans et demi (6 mois aller, 6 mois retour, et séjour de 18 mois sur la planète rouge) l’exposerait à un risque accru de développer un cancer mortel d’à peine 1 % sur une période de 30 ans suivant son retour sur Terre, faisant passer ce risque de 20 % sans cette exposition (estimée être de 500 millisieverts environ) à un peu moins de 21 %.

*N.B. : Je ne m’étendrai pas ici sur la nature et la qualité de ces rayonnements, le sujet ayant déjà été traité à maintes reprises sur ce blog par Monsieur Pierre Brisson. Il suffit de rappeler qu’il s’agit d’une part d’un rayonnement isotrope (GCR : ~ 90% protons, mais aussi autres particules de masses atomiques plus élevées dont les énergies peuvent dépasser de très loin le milliard d’électronvolt, plus des rayons g, c’est-à-dire des photons de haute énergie) provenant d’étoiles et galaxies plus ou moins lointaines, et essentiellement de protons (SPE : d’énergie de l’ordre du million d’électronvolts) d’autre part, émis lors des éruptions solaires.

Reste que la règle absolue en matière de radioprotection est de se conformer en toutes circonstances au principe connu sous l’acronyme anglophone ALARA, pour “As Low As Reasonably Achievable” (“Aussi bas que raisonnablement réalisable” en français ; l’adverbe “raisonnablement” étant particulièrement à relever ici). Cela exclut en premier lieu d’envisager des équipages qui feraient régulièrement la navette entre la Terre et Mars ; pas de “pilotes de ligne” spatiaux ! Même les futurs “colons martiens” (après la phase d’exploration proprement dite) n’effectueront probablement pas plus d’un voyage vers Mars, très éventuellement deux, la plupart ne réalisant même qu’un aller simple.

Même en limitant strictement le nombre de voyages interplanétaires individuels, des dispositifs de protection s’imposent néanmoins. A noter que le problème des radiations cosmiques et solaires ne concerne pas que les hommes, certains équipements sensibles (navigation, support de vie, par exemple) pourraient également être gravement affectés par une exposition excessive à de tels rayonnements. Jusqu’ici, et pour un certain temps encore vraisemblablement, les seuls systèmes de protection contre les radiations considérés ont été de nature passive, c’est-à-dire simplement réalisés par les matériaux de structure des engins spatiaux et, pour ce qui est des futurs vaisseaux habités, une disposition des approvisionnements (en eau en particulier) en périphérie de ceux-ci, ainsi que l’existence d’un abri au blindage renforcé au centre dans lequel se réfugier le temps de laisser passer une éventuelle éruption solaire (les valeurs d’exposition présentées plus haut pour une mission martienne ont été évaluées dans ces conditions).

La protection offerte par les matériaux de structure des futurs vaisseaux interplanétaires peut évidemment être améliorée par un choix judicieux de ceux-ci ou en augmentant leur épaisseur. Cette dernière approche est néanmoins limitée par le souci de ne pas accroître de manière prohibitive la masse  desdits vaisseaux. Une sélection adéquate des matériaux de structure est d’autant plus importante que les particules de très haute énergie des GCR peuvent engendrer de nouvelles particules par collisions avec les atomes d’éléments matériels (parois du vaisseau, astronautes, etc.) placés sur leur chemin ; radiations secondaires qui peuvent être autant, sinon plus encore, dangereuses que les radiations primaires qui leur ont donné naissance.

Formation de radiations secondaires par collisions avec des matériaux de structure

Selon diverses études2, une configuration associant une couche extérieure d’aluminium de 10 g/cm2 à un matériau à haute concentration en hydrogène pourrait être une solution relativement optimale pour se protéger des rayonnements primaires comme secondaires. On peut aussi jouer sur une structuration particulière des matériaux de blindage. Dans cet ordre d’idée, la NASA porte un intérêt tout particulier aux BNNTs – nanotubes de nitrure de bore hydrogénés – qui comme leur nom l’indique sont des nanotubes de carbone, bore et azote, dans lesquels de l’hydrogène est dispersé dans les espaces vides laissés entre les tubes3. Le bore étant un excellent absorbeur de neutrons secondaires, les BNNTs constituent un matériau de blindage spatial idéal.

Le recours à un blindage physique n’est pas la seule option envisageable pour protéger, des particules chargées uniquement, les astronautes et les équipements sensibles pendant un vol interplanétaire. Une piste également explorée est celle de la création d’un champ de force autour du vaisseau. De la même manière que le champ magnétique terrestre nous protège des particules énergétiques venues de l’espace, un champ électrique ou magnétique créé localement peut – s’il est suffisamment intense et configuré de manière adéquate – former une barrière protectrice autour d’un vaisseau spatial ou éventuellement d’un habitat sur une planète ne disposant pas d’un tel bouclier naturel (moins nécessaire cependant dans ce dernier cas, en raison de l’effet d’ombrage offert par la planète elle-même et, le cas échéant, d’une atténuation à travers son atmosphère).

Le bouclier électromagnétique de la Terre et celui, similaire, d’un futur vaisseau/habitat spatial

L’idée en soi n’est pas nouvelle (elle aurait été évoquée dès les années 60), mais on croyait alors qu’une très vaste “bulle magnétique” – de plus de 100 kilomètres de rayon – serait nécessaire pour protéger un vaisseau spatial. Créer un champ à une telle distance aurait nécessité des électroaimants développant une densité de flux magnétique de dizaines, voire de centaines, de teslas**, absolument intransportables dans l’espace.

** Pour fixer l’échelle, les installations terrestres de type tokamak, de bonne taille, utilisées pour les études sur la fusion par confinement magnétique, développent des intensités magnétiques de l’ordre de quelques teslas. La plus importante d’entre elles, ITER, en construction dans le sud de la France, mettra en oeuvre des électroaimants supraconducteurs d’un poids de 10’000 tonnes (!) conçus pour générer une énergie magnétique totale d’une cinquantaine de gigajoules et un champ magnétique maximum de 11,8 teslas.

Or, des simulations informatiques récentes, confirmées par des études expérimentales4, ont montré qu’une “mini-magnétosphère” de quelques centaines de mètres pourrait suffire à protéger efficacement un vaisseau spatial, rendant ainsi cette approche technologique suffisamment compacte et bon marché pour envisager ce type d’application. Ces études s’appuient sur des décennies  de travaux sur la fusion nucléaire qui ont montré que les plasmas sont sujets à toutes sortes de comportements turbulents que l’on ne rencontre pas dans les fluides normaux ; turbulences qui peuvent se produire plus ou moins à échelle humaine, ce que l’on n’imaginait pas auparavant. Les chercheurs de l’équipe du Prof. Ruth Bamford du Rutherford Lab assurent qu’il est possible sur la base de ces nouvelles connaissances appliquées aux flux de particules solaires ou cosmiques de concevoir des “bulles électromagnétiques protectrices” de taille réduite5.

Une telle solution reste néanmoins pénalisante, à la fois par l’énergie et par la masse de matériel et d’équipements supplémentaires qu’elle implique. Pour créer à une centaine de mètres du vaisseau une frontière entre le champ magnétique de protection et celui du champ magnétique de fond d’environ 10-7 tesla (de 5 10-8 à 5 10-6 tesla selon les conditions) d’un vent solaire typique, une intensité de champ à la source de l’ordre de 0,1 tesla devrait normalement suffire (Bamford évalue cependant le champ nécessaire plutôt à 1 tesla). En tenant compte d’effets de persistance du champ dans l’environnement plasma, la puissance électrique requise pour créer un tel champ pourrait se situer environ entre 100 W et 10 kW, mais plus probablement entre 500 W et 5 kW6 (à titre de comparaison, les panneaux solaires de la Station Spatiale Internationale sont capables de générer jusqu’à 120 kW de puissance électrique, en orbite terrestre évidemment).

Les dimensions des éléments fonctionnels nécessaires, selon un article de Universe Today, ne dépasseraient pas celles d’une grande console. La contrainte énergétique mentionnée ci-dessus peut sembler relativement élevée, mais le champ magnétique n’aurait pas à être actif en permanence à son intensité maximale et pourrait être ajusté en fonction de données récoltées sur l’activité solaire.

Ce qu’il faut retenir est qu’envisager un bouclier électromagnétique pour protéger (en partie) les passagers de futurs vaisseaux en transit interplanétaire ne relève plus de la science-fiction mais de technologies qui sont déjà aujourd’hui accessibles, même si elles doivent encore être développées plus avant (voir par exemple les travaux effectués dans cette optique au CERN7).

Références :

1 Robert Zubrin et Richard Wagner, “The Case for Mars“, 1996 ; en français, “Cap sur Mars“,

Editions Goursau, 2004, ISBN 2904105093.

2 Voir p. ex. : Evaluating Shielding Approaches to Reduce Space Radiation Cancer Risks“:

NASA TM-2012-217361, https://three.jsc.nasa.gov/articles/CucinottaKimChappell0512.pdf

3 NASA : “Real Martians : How to Protect Astronauts froms Space Radiation on Mars“:

https://www.nasa.gov/feature/goddard/real-martians-how-to-protect-astronauts-from-space-

   radiation-on-mars

4 Voir : “Magnetic shield could protect spacecraft“, physicsworld, Nov 2008:

https://physicsworld.com/a/magnetic-shield-could-protect-spacecraft/

5 Plasma Phys. Control. Fusion 50 124025

https://space.stackexchange.com/questions/3772/how-much-power-would-a-spacecrafts-magnetic-shield-require

https://www.sciencealert.com/scientists-are-developing-a-magnetic-shield-to-protect-astronauts-from-cosmic-radiation

Pierre Brisson

Pierre Brisson, président de la Mars Society Switzerland, membre du comité directeur de l'Association Planète Mars (France), économiste de formation (Uni.of Virginia), ancien banquier d'entreprises de profession, planétologue depuis toujours.

4 réponses à “Peut-on envisager une solution technologique au problème de l’exposition aux radiations lors de voyages interplanétaires ?

  1. Ne serait-il pas intéressant d’envoyer quelques souris (ou autre êtres vivants) avec des réserves de nourriture pour quelques années afin de mesurer l’impact des rayons cosmiques sur des tissus vivants avant d’y envoyer un équipage humain , par exemple à l’occasion du prochain envoi d’un Rover en 2020 ?

    1. Tout ce que l’on peut obtenir comme information est toujours bon à prendre. Cela dit, on connaît quand même assez bien aujourd’hui l’effet des radiations, et le problème est plutôt de savoir précisément le type et l’intensité de celles auxquelles on peut être soumis (et pour ça on n’a pas forcément besoin de passer par des expériences préalables sur des êtres vivants, des appareils de mesure suffisent). Reste de toute manière que selon le principe ALARA, une protection aussi efficace que possible s’imposera toujours.

  2. Plutôt que des souris, autant utiliser un ensemble de capteurs choisis en fonction du type de radiations à observer.
    On pourrait placer une sonde équipée d’un bouclier magnétique expérimental au point de Lagrange L4 ou L5 du système Terre Lune. Il faudrait l’équiper de capteurs à l’intérieur (et si possible, à l’extérieur) du bouclier pour mesurer l’efficacité du dispositif.

    1. En effet, c’est bien ce que j’ai écrit plus haut: ce qui importe c’est de bien connaître la nature et l’intensité des radiations auxquelles on pourrait être soumis; nul besoin pour cela d’expérience sur des êtres vivants, des appareils de détection suffisent.

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