Où en est la réflexion sur le méthane martien ?

La détection, depuis 1999, de bouffées occasionnelles de méthane dans l’atmosphère de Mars constitue l’une des énigmes les plus déconcertantes posées par la planète. Des scientifiques du monde entier y ont travaillé et réfléchi sans encore apporter de solution satisfaisante. Pour aller plus loin, nous allons bientôt disposer d’un nouvel instrument d’investigation très performant. Faisons le point.

Le méthane a été identifié à de multiples occasions par plusieurs équipes scientifiques travaillant de façon indépendante avec différents instruments aussi bien à partir de la Terre que dans l’environnement martien. Ce fut pour la première fois en 2003 par Vladimir Krasnopolski (Catholic University of America) et al. via les télescopes terrestres « IRTF » (Infrared Telescope Facility) et « Keck », tous deux situés au sommet du Mauna Kea sur l’île d’Hawaï. En Mars 2004, l’ESA avec Vittorio Formisano (IFSI, en Italie) et al. le confirmait avec le spectromètre planétaire à transformée de Fourier, « PFS », à bord de son orbiteur Mars Express. Puis en 2009 avec les mêmes télescopes du Mauna Kea, Michael Mumma (Goddard Space Flight Center de la NASA) et al. découvraient la saisonnalité du phénomène. Celle-ci était étudiée par Giuseppe Marzo (Centre de Recherches Ames de la NASA) et Sergio Fonti (Universita del Salento) sur la base des données recueillies entre 1999 et 2004 par le spectromètre pour émissions thermiques (« TES ») embarqué à bord de l’orbiteur de la NASA, Mars Global Surveyor.

Mais pourquoi s’intéresser au méthane ? Le premier problème est que le méthane est un gaz relativement instable mais que sur Mars il devrait subsister en moyenne 340 ans dans l’atmosphère (durée de vie théorique fonction de la destruction photochimique de ce gaz dans l’environnement martien). Or il y est un phénomène saisonnier (environ 200 sols seulement sur une année de 668 sols !) et, de ce fait, assez localisé (l’homogénéisation par dispersion ne doit pas pouvoir se faire totalement). Il apparait avec la chaleur au début de l’été et disparait à la fin de l’automne. Le deuxième problème est qu’il peut être généré par la vie (rejet métabolique) et que, comme chacun sans doute le ressent, la possibilité de vie ailleurs que sur Terre est une interrogation essentielle. Le troisième problème c’est que ses émissions sont très variables d’une année sur l’autre. Les premières observations, en 2004, montrèrent des quantités d’une dizaine de « ppbv » (parties par milliards, sur base volumique, mesure utilisée pour les gaz à l’état de traces). En 2009 on était passé à 45 pbbv. A son arrivée en 2012 Curiosity ne trouva presque rien si ce n’est un « fond » oscillant entre 0,3 et 0,7 ppbv avec maximum à 1,3 ppbv (au point que des études scientifiques sortirent pour dire que ce qu’on avait cru voir était une illusion tenant à la faiblesse des signaux). Puis soudainement fin 2013 et début 2014 le spectromètre TLS (Tunable Laser Spectrometer) du laboratoire embarqué SAM (Sample Analysis at Mars) du rover, enregistra quatre pics atteignant les environs de 7 ppbv. Les quantités observées retombèrent par la suite au niveau du « fond » précédent. Le quatrième problème c’est que les quantités étant non seulement fugaces mais très faibles (quantités à comparer aux 1800 ppbv sur Terre), elles sont difficiles à étudier pour les appareils pointés à partir de la Terre (problèmes de « bruit ») ou même pour ceux qui ont jusqu’à présent été embarquées sur les sondes et orbiteurs évoluant autour de Mars.

Le méthane, CH4, peut avoir plusieurs origines. La plus banale et la plus importante quantitativement aujourd’hui sur Terre est biologique ; c’est la fermentation anaérobique (métabolisme bactérien anoxique). Elle a lieu dans les marais et zones humides stagnantes ou dans le système digestif des ruminants, et ceci depuis fort longtemps. Avant même que la vie puisse utiliser l’oxygène pour la respiration, les premiers microbes ont utilisé le gaz carbonique et l’hydrogène pour obtenir de l’énergie (échange d’électrons à l’intérieur d’un couple redox) en rejetant du méthane. Mais il peut également avoir une origine géologique : le volcanisme, par contact de remontées magmatiques avec de la glace de surface ou proche de la surface (CO2 + H2 de l’eau) ; le thermalisme, permettant également la combinaison du carbone du gaz carbonique avec l’hydrogène de l’eau ; la conversion d’oxyde de fer en roches de type serpentine (Mg, Fe, Ni)3Si2O5(OH)4) à partir d’eau, de dioxyde de carbone et de la chaleur interne de la planète (lente dégradation des matières radioactives). D’autres possibilités pourraient être des impacts au sol de glace cométaire (contenant un peu de méthane) et des intrusions de carbone météoritique vaporisées à leur entrée dans l’atmosphère ou tout simplement l’effet de froid de l’hiver austral qui congèle une partie du gaz carbonique et facilite donc la concentration de méthane dans l’atmosphère pendant l’été boréal.

Le problème c’est que les quantités que ces phénomènes pourraient produire ou apporter sur Mars ne correspondent pas aux volumes constatés (Chris Webster qui pilote l’instrument de Curiosity pour cette étude les évalue à trois fois supérieures). Le volcanisme y est très ralenti (les dernières éruptions doivent remonter à une dizaine de millions d’années) et il est donc peu probable que des remontées magmatiques approchent suffisamment les poches de glace souterraines ou superficielles. Mars Odyssey équipé de son spectromètre-imageur « THEMIS » (pour THermal Emission Imaging System, l’instrument le plus approprié), n’a pas encore repéré de points chauds (constants par rapport aux poussées magmatiques) en surface de la planète mais compte tenu de la température de la croûte superficielle de Mars, les manifestations hydrothermales en surface même si elles existent ne devraient pas être assez chaudes (aux températures possibles, la production de méthane sur Terre est très basse). Les impacts cométaires, incontestables, ne devraient pas contribuer à la production pour plus de 2%. De même les impacts météoritiques ou la poussière interplanétaire ne peuvent compter pour plus de 4%. Enfin les phénomènes atmosphériques généraux ne pourrait expliquer la localisation apparente des sources. Dans ces conditions où la géologie semble ne pas pouvoir avoir une action suffisamment puissante, une faible activité biotique souterraine reste une cause possible. On peut exclure le processus biologique en surface (radiations, pression basse, sécheresse, froid) mais pas en sous-sol, à une profondeur permettant l’eau liquide (sous le permafrost).

A noter cependant que la libération de méthane dans l’atmosphère peut aussi être déconnectée de l’époque de sa production. En effet le sol de Mars étant gelé sur une épaisseur non négligeable, le gaz peut avoir été encapsulé dans des sortes de cages de glace (les « clathrates » ou « hydrates de méthane ») il y a très longtemps (échelle de plusieurs millions d’années), une partie de ces « cages » se sublimer chaque année à la saison chaude et le gaz parvenir alors dans l’atmosphère par les pores du sol.

Symétriquement la rapide disparition dans l’atmosphère est difficile à expliquer mais elle pourrait être due à l’action combinée du rayonnement ultra-violet (transformation du CH4 en méthyl, CH3 + H) et à une roche particulièrement réactive en surface (peroxyde d’hydrogène, H2O2) ou à des particules oxydantes en suspension dans l’air (par exemple O2 + méthane => formaldéhyde). Elle pourrait aussi résulter de processus électrochimiques ou triboélectriques (électricité statique) durant les tempêtes de poussière ou le passage de « dust devils » (par exemple le H2O2, provoquerait la transformation du CH4 en dioxyde de carbone, méthanol, formaldéhyde). L’avantage du caractère saisonnier est qu’il permet de mieux voir l’origine des émissions. Elles se centrent au Nord de la planète, sur les zones volcaniques de Tharsis, Elysium, et à l’Est d’Arabia Terra, dans la région du volcan de Syrtis Major (riches en gaz), de Nili Fossae (une région de failles tectoniques et de roches hydratées, phyllosilicates et carbonates) et de Terra Sabae (sous-sol riche en hydrogène, c’est-à-dire en eau).

L’orbiter TGO (« Trace Gas Orbiter ») de l’ESA lancé en Mars 2016 et arrivé dans le domaine de la planète en Octobre 2016, doit atteindre son orbite d’observation en avril 2018 (après un lent ajustement par aérofreinage). Sa sensibilité est extrême (quelques dizaines de pptv -parties par trillion en volume) et il pourra à partir de son orbite faire des mesures aussi précises que celles de Curiosity au sol mais sur toute la surface de la planète. Il est dommage qu’il ne soit pas déjà opérationnel car le 24 janvier Mars a traversé le sillage d’une comète passée extrêmement près de la surface de Mars (moins de 1/10ème de la distance Terre Lune) et que cela aurait permis d’observer l’effet de l’entrée des poussières carbonées vaporisées dans l’atmosphère. Il faudrait aussi pouvoir analyser les atomes de carbone des molécules de méthane martien ; cela permettrait de savoir s’ils comportent une surabondance d’isotope 12 de cet élément puisque c’est celui qui est privilégié par la vie. Encore faudrait-il déposer des capteurs dans une des zones qui semblent les plus productives de méthane. Précisément Nili Fossae semble être la source la plus riche et c’est une des régions candidates pour l’atterrissage du rover Mars-2020 de la NASA. Avec ce rover et TGO nous sommes donc peut-être tout près d’obtenir l’explication recherchée !

Références:

https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0019103504002222

“Detection of methane in the Martian atmosphere: evidence for life?” par Vladimir Krasnopolski et al. Science direct, Icarus 172 (2004) 537-547; 20/08/2004.

https://www.aanda.org/articles/aa/pdf/2010/04/aa13178-09.pdf

“Mapping the methane on Mars” par S. Fonti et G. Marzo, Astrophysics & Astronomy, A51(2010 DOI:10.1051/0004-6361/200913178, publié début 2010.

https://www.nasa.gov/mission_pages/mars/news/marsmethane.html

“Martian methane reveals the red planet is not a dead planet” 15 01 2009, par Michael Mumma.

http://sci.esa.int/mars-express/45811-methane-on-mars-workshop-2009/?fbodylongid=2134

“Analyzing the consistency of Martian methane observations by investigation of global methane transport” par James A. Holmes et al. in Icarus 257 (2015) 23–32; disponible en ligne 20 April 2015.

Image à la Une : Visualisation d’un panache de méthane observé dans l’atmosphère de Mars au cours de l’été boréal. Crédit: Trent Schindler / NASA

Image ci-dessous; carte des concentrations de méthane sur Mars (première année d’observation). Crédit: NASA/Università del Salento. On voit clairement l’absence de méthane en hiver (hémisphère Nord), la reprise au printemps, la montée en puissance en été et l’abondance relative la plus forte en automne.

Pierre Brisson

Pierre Brisson, président de la Mars Society Switzerland, membre du comité directeur de l'Association Planète Mars (France), économiste de formation (Uni.of Virginia), ancien banquier d'entreprises de profession, planétologue depuis toujours.

4 réponses à “Où en est la réflexion sur le méthane martien ?

  1. Merci pour vos textes, toujours très instructifs !
    Lorsque vous écrivez “quelques dizaines de pptv -parties par trillion en volume”, s’agit-il du sens français (comme vos interventions), soit 10ˆ18 ou bien d’un sens anglais intrusif (10ˆ12 ou billion en français) ?
    En vous remerciant et félicitant encore.
    Bien cordialement.

    1. Merci pour votre commentaire et votre appréciation positive!
      Vous avez raison, la ppt est bien égal à 10ˆ12. Elle est mille fois plus faible que le ppb.

  2. Cher Monsieur,

    Votre article sur le méthane martien est des plus intéressants. Un grand merci !
    L’hypothèse de clathrates se dégazant peu à peu est, selon moi, la plus probable du fait des variations saisonnières de concentration.
    L’atmosphère de Titan (une atmosphère dense, 1.4 atm ou 147 kPa, avec 95 à 98.4% de diazote), la lune principale de Saturne, est riche en méthane *, 1.6% jusqu’à 5% à basse altitude. Il y a même des nuages et des pluies de méthane ! À haute altitude ce méthane se transforme en d’autres hydrocarbures.
    Bien sûr que l’atmosphère de Mars n’a rien à voir. Mais le méthane est présent de façon “primordial” aussi dans les nuages interstellaires. Même sur Terre tout le méthane n’est pas d’origine biogénique, ce serait ce méthane “profond” originaire de la formation de la Terre.
    Je pense donc que ces clathrates martiens renferment un méthane “primordial”. Une analyse de delta isotopique des isotopes du carbone pourra un jour nous le confirmer, comme vous le dites bien.

    Merci encore et bien cordialement

    * http://www.insu.cnrs.fr/univers/observer-modeliser/espace/huygens-titan/l-origine-du-methane-dans-l-atmosphere-de-titan

    1. Merci cher Monsieur de votre commentaire tout à fait pertinent.
      Je partage votre point de vue. La probabilité la plus grande est qu’on se trouve en présence de méthane primordial. L’analyse isotopique du carbone de ce méthane sera évidemment passionnante.

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