L’exploration spatiale par vols habités peut-elle bénéficier d’un aiguillon chinois ?

Le jeudi 3 janvier le quatrième avatar de la Déesse de la Lune (« Chang’e-4 ») a « accouché » sur la face cachée de son astre d’un second Lapin-de-jade (« Yutu-2 ») 4. Nous n’en sommes qu’au balbutiement du programme d’exploration spatiale de la Chine mais cet événement mérite l’attention.

Pour progresser dans « sa » conquête spatiale, la Chine a choisi les petits pas, d’autres diraient la sagesse. Contrairement à la stratégie d’exploration spatiale américaine, la stratégie chinoise est très focalisée et très progressive. L’objectif est aujourd’hui d’aller sur la Lune par des moyens robotiques puis par vols habités ; les vols pour Mars suivront (pour être plus exact, on en parle mais on ne fait rien, sauf des maquettes).

En déroulant son « Lunar Exploration Program », la Chine (via la « China National Space Administration », « CNSA »)  avance de manière satisfaisante dans le cadre de la première phase de son plan stratégique d’exploration (ou d’expansion) spatiale et le succès de l’atterrissage de Chang’e-4 nous force à prendre au sérieux ses capacités technologiques et ses ambitions politiques, intimement mêlées. Chang’e-1 lancée le 24 Octobre 2007, consistait à placer un satellite autour de la Lune ; ce qui fut fait. Chang’e-2 lancée le 1er Octobre 2010 devait vérifier les technologies nécessaires à un atterrissage en douceur et repérer le site choisi pour la mission suivante ; ce qui fut fait. Chang’e-3 lancée le 1er décembre 2013 devait tester l’atterrissage en douceur et libérer un rover en surface (le premier Lapin-de-jade) ; ce qui fut fait, bien qu’il faille noter un « bémol » pour cette étape : l’arrêt définitif du rover après seulement trois jours de fonctionnement et un parcours de 100 mètres alors qu’il était prévu pour fonctionner pendant trois mois et parcourir 10 km.

En ce début d’année 2019, Chang’e-4 confirme la capacité des ingénieurs chinois à mener à bien un atterrissage en douceur puisque comme l’a montré la première vidéo de la mission, Yutu-2 est bien descendu de la plateforme de la sonde et a bien roulé sur le sol lunaire. Nous attendons maintenant la suite pour savoir si sa mission de 3 mois minimum peut être menée à bien. Il reste à voir si la commande à distance marche et si le rover fonctionne et peut résister aux conditions environnementales lunaires mieux que son prédécesseur. En effet ces conditions sont extrêmement dures (beaucoup plus que sur Mars), la poussière étant extrêmement agressive pour toutes les jointures ou roulements, les contrastes de températures étant très élevés, -170°C la nuit, plus de 120°C le jour, les nuits étant très longues, égales à 14 de nos jours (outre deux panneaux solaires, le rover est équipé d’un générateur thermoélectrique à radioisotopes, « RTG », pour pouvoir alimenter le rover en chaleur et en électricité pendant la nuit lunaire de 14 jours). C’est ces difficultés qu’il faut maintenant surmonter.

A noter que par ailleurs la mission a permis de maîtriser une « complication » (comme on dirait en horlogerie), celle résultant de la localisation de l’atterrissage, sur la face cachée de la Lune (le cratère Von Karman dans le Bassin d’Aitken). Pour disposer de cette maîtrise, le contrôle des robots (instruments et rover) est effectué depuis la Terre via un satellite relais, “Queqiao”, le bien nommé 1, positionné à cet effet, depuis mai 2018, autour du point de Lagrange Terre/lune EM-L2 (orbite de Lissajous 2), point d’équilibre gravitationnel qui se situe entre 65.000 et 80.000 km au-delà de la Lune (la Lune elle-même orbitant la Terre à 385.000 km en moyenne). Ce type de relais ne représente rien d’extraordinaire puisque les Américains l’utilisent aussi pour les missions martiennes dans le cadre desquelles les sondes au sol reçoivent des instructions ou transmettent des données vers la Terre en passant par les orbiteurs toujours en opération autour de Mars (on ne voit évidemment pas directement depuis la Terre les rovers opérant sur Mars tout comme on ne voit pas Yutu-2 sur la face cachée de la Lune). Disons seulement que ce relais est pour la Chine une bonne préparation aux missions plus lointaines. Sur le même sujet des télécommunications, il faut noter que la difficulté est moindre qu’en situation martienne puisque la distance-lumière est presque la même sur la Lune que si le robot n’avait pas quitté le sol terrestre (au maximum 1,5 secondes pour un trajet dans un seul sens et 3 secondes pour un aller-retour à la vitesse de la lumière) ce qui veut dire que même sur la face cachée de la Lune, le rover chinois peut être commandé presque en temps réel depuis la Terre, ce qui a des implications tout à fait différentes du « time-gap » de 3 à 22 minutes en un seul sens, incompressible, auquel sont soumises les opérations martiennes.

Si l’on regarde la charge scientifique utile, on peut constater que Chang’e-4 et Yutu-2 ne sont pas dépourvus d’intérêt. Ce ne sont pas seulement des appareils de démonstration ou de communication politique. Le rover dispose d’une masse d’instruments scientifiques de 20 kg ce qui est important par rapport à sa masse de 140 kg (Curiosity 75 kg pour 950 kg). Comme son prédécesseur Chang’e-3, Chang’e-4 dispose, à bord du rover, d’une caméra panoramique « PCAM » ; d’un radar d’exploration du sous-sol immédiat, « LPR » (pour Ground Penetrating Radar) ; d’un spectromètre imageur, « VIS/NIR » (pour Visible and Near-Infrared Imaging Spectrometer) pour l’étude géologique. La plateforme d’atterrissage comporte comme celle de Chang’e-3, une caméra d’approche, « LCAM » (Landing Camera) et une caméra topographique (TCAM). Les nouveaux instruments, propres à Chang’e-4, sont un spectromètre à basses fréquences (LFS) pour l’étude du plasma lunaire (environnement des particules électromagnétiques au-dessus de la surface) et trois autres, conçus et mis au point avec des étrangers ce qui est une première pour une mission chinoise: sur l’atterrisseur,  le « LND » (Lunar Lander Neutrons and Dosimetry), avec l’Allemagne pour étudier les radiations, notamment leur force de pénétration 3; sur le rover, l’ASAN (Advanced Small Analyzer for Neutrals) pour étudier la structure du sous-sol, avec la Suède et sur le satellite relais Queqiao, le « NCLE » (Low-Frequency Explorer) avec les Pays-Bas pour l’étude du fond radio basse fréquence dans l’environnement d’EM-L2. Par ailleurs Chang’e-4 porte une expérience biologique (3 Kg). Des œufs de vers à soie vont évoluer avec des plantes (graines de pommes de terre, tomate et d’une plante à fleurs). Dans un environnement de type terrestre, sauf la gravité (et la lumière?), les vers vont émettre du gaz carbonique qui va être consommé par les plantes qui vont rejeter de l’oxygène qui sera consommé par les vers (constatera-t-on les conséquences de la longueur des nuits ?). Chang’e-4 a donc une mission scientifique réelle, pour mieux connaître l’environnement lunaire, celui d’EM-L2, pour préparer les futures missions habitées et peut-être aussi l’action de Chang’e-5 qui doit rapporter des échantillons sur Terre en 2019.

Maintenant rien n’est encore gagné. Pour le moment Chang’e-4 n’a pas fait mieux que Chang’e-3 et l’absence d’information depuis l’atterrissage me semble un peu inquiétant.

Tout ceci pour dire qu’il n’est pas encore avéré que la technologie chinoise puisse être une menace pour la suprématie américaine dans l’espace, ni pour l’exploration robotique ni a fortiori pour l’exploration par vols habités. Pour l’exploration robotique à part les deux incursions sur la Lune de Chang’e, 3 et 4, il n’y a eu aucune mission chinoise. Donc ce pays a fait moins bien que le Japon qui est passé maître dans l’exploration des astéroïdes (ce qui sur le plan astronautique est autrement plus compliqué que se poser sur la Lune, face cachée ou non) avec un lanceur de même puissance (H-IIA) que le meilleur lanceur chinois opérationnel. Sur le plan des vols habités, on en est toujours aux prémices (l’embryon de Station Spatiale « Tiangong-2 »). Pour mener à bien ces vols habités, surtout pour la Lune et a fortiori pour Mars il faut pouvoir placer en orbite basse terrestre (LEO) une centaine de tonnes et « Long-March 5 » (« Chang-Zheng » ou « CZ-5 ») qui est le lanceur chinois le plus puissant à ce jour ne peut encore placer, avec difficulté (deux essais dont un seul, le premier, réussi) que 23 tonnes (comme le Falcon 9, Ariane V ME ou le Proton Russe mais moins que le Delta IV Heavy américain (29 tonnes) ou le Falcon Heavy (64 tonnes). Le lanceur de Chang’e-4 a été un CZ-3B qui a une capacité d’emport de 11,2 tonnes en LEO. On parle du CZ-9, de la catégorie de Saturn-V ou du SLS (130 tonnes), mais pour le moment ce n’est qu’un concept (beaucoup moins avancé dans la réalité que le BFR d’Elon Musk).

Tout ceci pour dire aussi qu’il est encore un peu tôt pour considérer que la Chine puisse être un aiguillon pour forcer les Etats-Unis 5 à reprendre une politique d’exploration spatiale par vols habités plus vigoureuse que celle d’aujourd’hui ! Outre la capacité de lancement, quid notamment de la maîtrise de la viabilité d’un habitat dans l’espace ? Les ambitions spatiales de la Chine ne sont pas négligeables mais ses capacités, indubitables, restent encore limitées et malheureusement insuffisantes pour accélérer l’exploration habitée de Mars par l’humanité, entreprise qui ne reste à la portée que des Américains. Pour l’exploration spatiale, la Chine reste un tigre de papier.

1 “Le pont des pies”. Dans un conte chinois, les pies forment un pont avec leurs ailes la septième nuit du septième mois du calendrier lunaire, pour permettre à Zhi Nu, la septième fille de la déesse du ciel, de traverser et de rencontrer son mari bien-aimé, séparé d’elle par la Voie Lactée

2  Orbite de Lissajous : https://fr.wikipedia.org/wiki/Orbite_de_Lissajous

3 Au-delà des neutrons, protons, atomes, molécules et radiations, la face cachée de la Lune devrait recevoir beaucoup plus de micrométéorites que sa face visible depuis la Terre puisqu’elle n’est pas protégée par cette dernière. Je me demande si l’étude de l’abondance de ces micrométéorites a été prévue par Chang’e-4. Peut-être devrait-on analyser le régolite (qui résulte des impacts innombrables) de cette face cachée et le comparer à celui recouvrant la face visible? A noter que l’atmosphère martienne quoique faible donne une certaine protection contre ces micrométéorites (les plus petites ou les moins énergétiques), évidemment supérieure à la Lune.

4 Pour filer encore plus loin la métaphore en se conformant à la mythologie chinoise, on pourrait rappeler que pour arriver sur la Lune, la déesse Chang’e a consommé la totalité du diméthylhydrazine/tétroxyde de diazote (UDMH/N2O4) contenu dans les deux premiers étages du lanceur CZ-3B, accompagné d’un cocktail d’hydrogène et d’oxygène liquides contenu dans le 3ème étage au sommet de ce même lanceur, ce qu’en d’autre temps on appelait l’« élixir d’immortalité ». Cet élixir avait été obtenu par son mari, l’archer Houyi, aujourd’hui SASEI (le Shanghai Aerospace System Engineering Institute, concepteur et développeur du vaisseau), de la déesse du jardin de longue vie, Xiwangmu, également nommée CAST-du-CASC (China Academy of Space Technology of the China Aerospace Science & Technology Corporation). SASEI avait fait sa demande, persuasive, auprès de Xiwangmu, sur ordre de la CNSA (China National Space Agency), l’un des multiples bras de la Grande-déesse SASTIND (State Administration of Science, Technology and Industry for National Defence).

5 Vous remarquerez que je ne parle pas de l’Europe ou plutôt de l’ESA pour être plus précis. L’ESA a incontestablement des capacités astronautiques supérieures à la Chine et sans doute au Japon mais elle n’a que très peu d’intérêt pour l’exploration par vols habités en dépit des récentes déclarations de son président Jan Wörner en faveur d’un « village lunaire ». Elle n’est malheureusement pas « dans la course ».

Image à la Une : le rover Yutu-2 après qu’il ait parcouru quelques mètres sur le sol lunaire. Crédit CNSA.

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Index L’appel de Mars 07 01 19