Madame Hostile

Marianne von Werefkin, Nuit de lune (1909-1910). Collection privée, droits réservés.

Marianne von Werefkin, Nuit de lune (1909-1910). Collection privée, droits réservés.

Les Mystères de Genève II

Madame Hostile ne fait pas plaisir à voir.

Certainement pas.

On a mal au cœur en l’épiant.

Au matin blême ou au rouge crépuscule, vers la jonction entre Rhône et Arve, là où le fleuve odorant mire le pont ferroviaire et les arbres de la Bâtie, proche de l’entrepôt de bus urbains, on aperçoit Madame Hostile.

On est très éprouvé.

Madame Hostile!

Une femme emphatique sans âge avec des gants de laine rapiécés. Vêtue d’un training souillé que couvre un chiffon de nylon.

Pesante dans ses oripeaux.

Affalée sur un banc ou trottinant essoufflée entre deux berges fluviales, elle traine avec sa fatigue son univers dans un caddie bariolé, débordant de sacs en papier.

Le charriot bringuebale avec elle.

Sur la tête hirsute, le bob difforme laisse entrevoir le visage de cendre. Yeux hagards, double ou triple menton, peau épuisée, rictus hostile sur le gouffre noir de la bouche édentée.

Tout taché, un vain masque chirurgical s’affale autour du cou.

Madame Hostile respecte au mieux les gestes barrières.

Des baskets Nike éculées assurent la marche du spectre de la Jonction.

Engloutie dans la calamité, Madame Hostile vous fixe tout de même.

Avec animosité.

Madame Hostile avance.

Avec ténacité.

La randonneuse de la misère chemine à pas menus.

Elle tourne le dos à la ville repue qui l’ignore.

La marcheuse en bout de course clopine vers l’horizon muré.

Lorsqu’elle stoppe un instant au bord du gouffre, c’est pour scruter les oiseaux qui tournoient près de la falaise tropicale de Saint-Jean.

Là où trône la belle école ocre des enfants aux bouilles joyeuses.

Bref éclat au visage de Madame Hostile.

Joie éphémère.

Animosité suspendue.

Madame Hostile aime les mouettes.

Ces ombres mobiles sur les merveilleux nuages.

“Les merveilleux nuages qui passent là-bas!”

Jamais le vol des oiseaux ne se fige.

À quoi rêve-t-elle un instant figée?

Elle sursaute, semble s’ébrouer.

Le visage se referme.

Puis elle reprend le périple insensé parmi les joggeuses et les joggeurs vitaminés qui l’évitent à grandes enjambées hygiénistes.

Madame Hostile continue d’avancer.

L’animosité la pousse-t-elle à poursuivre le chemin de croix?

L’animosité.

Celle qui vous perfore lorsque vous recherchez le regard de Madame Hostile.

Celle qui vous foudroie quand honteux vous lui tendez une poignée de monnaie refusée.

Qu’a-donc perdu Madame Hostile pour survivre ainsi dans la dignité du ressentiment?

Elle connaît le chemin qui mène à la perte de tout.

Sauf la dignité de la colère.

Énigmatique Madame Hostile!

Vous avez beaucoup à nous apprendre.

Vous êtes la sentinelle contre les certitudes convenues.

Mais vous partez ! Vous musardez dans la dèche vers l’ombre de votre destinée.

Ombre fragile, tenace, clocharde céleste, sur la berge du fleuve insouciant qui gagne la Méditerranée.

Madame Hostile, où dormirez-vous la nuit prochaine?

Brigitte Fontaine: “Demie-clocharde”: https://www.youtube.com/watch?v=5B-26CSpcOs

Dominique Kalifa : la lumière et l’ombre

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Le pas s’est éloigné le marcheur s’est tu”, René Char, Le Marteau sans maître, “Bourreaux de solitude” (Poèmes militants), 1932.

 

L’historien Dominique Kalifa est sorti volontairement de la vie le samedi 12 septembre, jour d’anniversaire de ses 63 ans, après un sibyllin « Au revoir » sur twitter.

Stupéfaction et « immense tristesse » parmi ses amis et ses collègues (souvent les deux à la fois) et ses étudiant(e)s.

Les sciences historiques et le monde de l’esprit perdent un savant et un intellectuel.

Une allure longiligne à la Sherlock Holmes, une mise élégante plutôt tourmentée, un sourire réfléchi, parfois zesté d’ironie, un regard acéré sur le monde, des gestes fermes, des pas rapides, une capacité spartiate de travail hors-norme que parfois feuilletait la mélancolie au cœur de la renommée, Dominique Kalifa a passé de la lumière à l’ombre.

Élève de Daniel Roche et de Michelle Perrot avec qui à Paris-VII il soutient en 1994 sa belle thèse doctorale sur les récits du crime à Paris au XIXe siècle, disciple d’Alain Corbin, collaborateur régulier depuis 30 ans au quotidien Libération (pages « Livres »), Dominique Kalifa était depuis 2002 professeur d’histoire à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne.

Ce grand historien-enseignant y pilotait le Centre d’histoire du XIXe siècle. Il laisse une substantielle et belle œuvre d’histoire culturelle des imaginaires sociaux. Ceux que réverbèrent et édifient la presse, les faits divers et le crime qui n’avaient plus de secret pour lui. Ceux où se reconfigurent les seuils de la sensibilité individuelle ou collective.

Les imaginaires et les représentations qu’édifie l’expérience sociale.

Entre lumière et ombre.

Ses nombreux articles, monographies et ouvrages collectifs sur le long XIXe siècle attestent son travail novateur à la stricte méthodologie. Il le menait en solo ou en équipe sur le jeu complexe des représentations et des sensibilités sociales. Ce que Bronislaw Baczko nommait les « idées-images ».

Après L’Encre et le sang (Fayard, 1995), outre des travaux remarqués sur la « Civilisation du journal », une dizaine d’ouvrages analytiques et synthétiques crayonnent une œuvre singulière et originale dans le paysage de l’historiographie contemporaine. Plusieurs de ses livres ont été primés ou traduits en plusieurs langues. On (re)lira avec beaucoup d’intérêt ses monographies incisives, notamment Naissance de la police privée : détectives et agences de recherches en France (1832-1942), Plon ; Biribi. Les bagnes coloniaux (Perrin) ; Les Bas-fonds. Histoire d’un imaginaire (Seuil) ; Vidal le tueur de femmes (Avec Philippe Artières, Perrin) ; La véritable histoire de la « Belle-Époque » (Fayard) ou encore récemment Paris, Une histoire érotique, d’Offenbach aux Sixties (Payot).

Une histoire de lumière et d’ombre.

La quintessence kalifienne.

Ses codirections d’études érudites ont escorté le renouveau historiographique d’aujourd’hui sur le crime, la justice et la police, dont, L’Enquête judiciaire en Europe au XIXe siècle (Creaphis) ; Le Commissaire de police au XIXe siècle (Publications de la Sorbonne) ; Atlas du Crime à Paris, avec Jean-Claude Farcy, disparu récemment (Parigramme).

Contrairement à une maladie universitaire trop répandue, Dominique Kalifa n’opposait pas les catégories culturelles pour les hiérarchiser entre hautes et basses, car tout produit culturel donne du sens au social, illustre le jeu des imaginaires et configure les mythologies collectives. Proverbiale était sa longue familiarité avec la littérature populaire, la poésie, l’Oulipo, le roman policier. Comment oublier les débats fraternels sur Bob Morane d’Henri Vernes, Harry Dickson de Jean Ray ou autres figures de la « culture populaire » comme Arsène Lupin, lorsqu’il venait enseigner avec jubilation les étudiant-e-s genevois-e-s.

À l’aise dans l’océan des imprimés du long XIXe siècle, il était compagnon de route de Fantômas, le roi du crime encagoulé créé en 1910-1911 par Pierre Souvestre et Marcel Allain (cycle romanesque de 32 volumes). Cette épopée baroque du mal et de la noirceur sociale reste une formidable odyssée dans l’ombre portée du crime sur la société de la Belle époque, au seuil du grand bain de sang de 1914-1918. D’Apollinaire à Zigomar, via Bible, Résurrection et Queneau, son brillant abécédaire pataphysicien en 32 essais  Tu entreras dans le siècle en lisant Fantômas (Vendémiaire) démontre, encore une fois, le « sérieux qui gît au cœur de la fantaisie » mais aussi l’inverse (sa dédicace à mon fils Arsène).

La grande aventure du crime doit être prise au sérieux ! Entre ombre et lumière.

Montrant son attrait tenace pour l’épistémologie des sciences historiques, son ultime livre, Les noms d’une époque (Gallimard) invite à penser collectivement quatorze chrononymes ou noms et dénominations arbitraires des époques de l’histoire («Restauration», «Fin de siècle», «Années de plomb», etc.). Depuis l’aube du long XIXe siècle, de belles et de moins belles périodes de l’histoire cadencent, dans le temps qui s’enfuit, la joie et la tristesse des femmes et des hommes entre la lumière et l’ombre.

Toujours recommencée, jamais repue, cette ombre gigantesque qui le 12 septembre 2020 a englouti Dominique.

Avec Fantômas, avec ses proches, avec ses collègues, avec ses ami(e)s, avec ses élèves, nous le pleurons.

 

https://www.franceculture.fr/emissions/le-cours-de-lhistoire/a-lhistorien-dominique-kalifa

Naufrages

Un naufrage est ordinairement la perte d’un navire produite, ou par les vents, ou par la mer, ou par les écueils ». Dictionnaire de la marine française, Paris, 1813, p. 407.

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Robot abyssal

12 mars 2019 : suite au feu à bord, le navire italien Grande-America chargé de 365 conteneurs a sombré à 263 km au sud-ouest de Penmarc’h par 4 600 mètres de profondeur. La pollution chimique est considérable : cargaison au fond des abysses, double nappe d’hydrocarbure que disperse la mer agitée. Départements partiellement concernés : Gironde et Charente-Maritime. 45 conteneurs coulés sont répertoriés comme stockant des matières particulièrement dangereuses.

Maintenant, ou le sait: la Grande America est une bombe chimique à retardement. Cargaison toxique: 1050 tonnes de matières périlleuses – dont 85 tonnes d’hydrogénosulfure de sodium, 16 tonnes de white-spirit, 720 tonnes d’acide chlorhydrique, 25 tonnes de fongicides ou encore 9 tonnes d’aérosol. Le tout s’ajoutant à 2200 tonnes de fioul lourd, 190 tonnes de diesel marin et 70 000 litres d’huile.

A une telle profondeur, la pression va faire exploser les conteneurs.

On évoque l’intervention d’un robot abyssal pour tenter fouiller l’épave perdue à jamais !

Prises de court, des associations littorales et de protection environnementale annoncent qu’elles porteront plainte pour « pollution et abandon de déchets ».

Le législateur européen est incriminé : que faire pour protéger le milieu maritime que sillonnent les gigantesques navires de la globalisation dont l’effet destructeur du milieu maritime escorte celui lié à la surpêche en eaux profondes ?

60 000 navires !

Poussé par la concurrence sauvage qu’accélère la mondialisation consumériste (95% des produits commercialisé sur la planète transitent par les mers ou les océans), le transport maritime, souvent trusté en partie par les pavillons de complaisance, jouerait parfois la carte de la déréglementation juridique de la sécurité navale. Près de 60 000 navires composent la flotte marchande globalisée qui transporte  annuellement 450 millions de conteneurs. Poids économique annuel : 450 milliards de dollars !

Aujourd’hui, parfois à un prix humain élevé, les magnats de la marine ont réussi à fixer des coûts extrêmement bas en terme de transport mondialisé duquel dépend le mode de vie et le confort intouchables du consommateur occidental. Quotidiennement, les milliers de cargos qui sillonnent les océans permettent le réassort de nos supers-marchés.

Un naufrage tous les trois jours

Dans ce contexte, certains évoquent le laxisme naval. Au prix fort de l’impact environnemental et sécuritaire sur les équipages, l’eau vive des océans et de la mer, la faune et la flore maritimes ainsi que le littoral.

Si le transport maritime pèse un poids considérable sur les facteurs polluants d’accélération du réchauffement climatique et de l’acidification de l’eau des mers, la courbe mondiale du naufrage est tout aussi élevée. Bien que depuis le naufrage en 1967 du Torrey-Canyon les plus grosses marées noires surviennent en France (au large de la côte entre Brest et La Rochelle, environ 416 000 tonnes de pétrole submergé), au niveau planétaire on dénombre en moyenne un naufrage tous les trois jours.

Cécité des mers

Les transporteurs n’ont aucun droit de regard sur ce qu’ils déplacent à bord des immeubles flottants que sont les porte-conteneurs. Cette « cécité des mers » ou opacité juridique de l’industrie maritime tend à rendre invisible les catastrophes répétées. Les médias n’en disent pas grand-chose.

La « cécité des mers » n’est pas nouvelle.

Les naufrages sont aussi anciens que la navigation humaine sur les mers.

Dès la fin du XVIIe siècle, souvent sous la houlette de l’État comme en France (1668, Colbert, Chambre général des assurances), la croissance des assurance (Lloyd’s of London) veut limiter les conséquences financières de l’armateur pour le risque maritime. Celui-ci résulte de la guerre de course (piraterie), du naufrage accidentel ou criminel fomenté par les redoutables naufrageurs du littoral qui pillent les épaves fracassées.

Business colossal à la surface des océans ! Décroissance possible ? Décroissance probable ?

L’épave du Grande America : une bombe à retardement pour le milieu maritime ? « La mer absorbe notre pollution et la mer en meurt », selon Christian Buchet, directeur du Centre de la mer de l’Institut catholique (Paris).

On dit que les géants des mers sont les « poumons invisibles de la mondialisation ». Notre système respiratoire est programmé  pour nous faire respirer. Pas pour nous faire suffoquer !

 

Voir : Denis Delestrac, reportage : « Cargo : la face cachée du fret », https://www.rts.ch/play/tv/histoire-vivante/video/cargos-la-face-cachee-du-fret?id=9731813

Lire : Jacques Péret, Naufrages et pilleurs d’épaves sur les côtes charentaises aux XVIIe et XVIIIe siècles, Geste éditions, 2004.

 

A venir:

festival Histoire et cité, 2019: Histoires d’eaux (27-31 mars 2019 ): https://histoire-cite.ch/

 

Genève submergée: 2035 après J.C.

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De retour de Patna pour sa coutumière villégiature genevoise, installé à la terrasse du café des Opiniâtres que berce la rumeur fluviale, mon ami indien natif du Rawhajpoutalah, un verre de Tchaï en main en son sari immaculé, me narre ainsi qu’à mon fils une affolante vision nocturne sur la cité lémanique :

La planète suffoque

« Nous sommes en l’an 2035 —  dit-il. Enclavés dans des murailles de fer et de béton, les États-Unis et la Russie forment la dictature mondiale du nouveau « Talon de fer » ou alliance de la ploutocratie mondialisée et des nomenklaturas militaires qui organisent la police totalitaire des cohortes terriennes et maritimes de réfugiés climatiques.

La chaleur écrase la planète.  Depuis des décennies, les compagnies aériennes low-coast ont multiplié leurs destinations en accélérant la détérioration du climat en raison de la fréquence insensée des déplacement aériens. L’Afrique est ensablée, l’Europe est inondée. De même que le Japon, l’Australie est recouverte par l’Océan comme une moderne Atlantide. La boue visqueuse noie l’Inde et la Chine livrées à la guerre civile des castes et des ultimes communistes.

Lac de la désolation

Partout les flots menacent la terre ferme : depuis longtemps Venise est un souvenir nostalgique. Privée de neige dès les années 2025, ayant vu fondre les glaciers de sa renommée touristique, la Suisse n’étant plus qu’un immense lac de la désolation, le Conseil fédéral s’est réfugié avec lingots d’or, couteaux multi-lames, fromage d’Emmental, femmes, enfants et escort girls dans le bunker géant, antisismique, anti-libertaire et amphibie édifié par le CDBSPP (Consortium Démocratique des Banques Suisse Privées et Publiques) au sommet déglacé de la pointe Dufour (4 634 mètres d’altitude) que survolent des drones atomiques bardés de caméras à haute résolution.

Ex-capitale du NOM (Nouvel Ordre Mondial), Genève est devenue l’épicentre européen de la canicule qui a eu raison de sa population de centenaires. Suite à la rupture du barrage de la Grande Dixence dont l’eau recouvre la vallée du Rhône, la ville natale de Rousseau est submergée.

Struggle for life

Les collines de Saint-Jean et de Champel émergent des flots, de même que la flèche de la cathédrale de Saint-Pierre, transformée en gigantesque parapluie, ainsi que la tour de la REST (Radio Enfin sans Télévision) d’où 24 heures sur 24 sont diffusés des marches militaires, des publicités pour des cirés ou des bottes de caoutchouc et des messages sécuritaires.

Livrée au strugge for life, la population survivante robinsonne sur les toits des immeubles les plus élevés loués 10 000 francs le demi-mètre carré par les régisseurs et propriétaires subaquatiques de la ville en ruine – même tarif que les îles flottantes réservées aux inondés de Genthy et Colognod. Chaque matin, les miliciens de la PNBC (Patrouille nautique bottée et casquée) récupèrent les cadavres d’adultes et d’enfants jetés nuitamment à l’eau.

Des corps flottent

Avec le cimetière de Saint-Georges, la falaise du Bois de la Bâtie s’est effondrée dans l’Arve qui charrie les vestiges glaciaires du Mont-Blanc au sommet duquel se blottissent les ultimes touristes japonais qui ont bientôt épuisé leurs stocks de riz lyophilisé.

Empli de poissons carnivores échappés de l’aquarium géant du Musée d’histoire naturelle emporté par un tsunami, un fleuve amazonien s’échappe du lac où surnagent les cadavres de réfugiés lynchés, de dealers et de banquiers agrippés à leurs valises d’héroïne et de dollars mal blanchis.

L’île du Salève

Le sommet du Salève est devenu le sanctuaire insulaire des fugitifs urbains. Dans des baraquements précaires qu’entourent des amas de barbelés, ils vivent de racines, de champignons et de trèfle à 3 feuilles sous la houlette austère et tyrannique du grand rédempteur barbu Naej Sunivlac. Prônant la vertu asexuée et la prédestination amphibique des survivants du Juste Déluge, le leader spirituel est protégé par la milice du GCM (Grande Compagnie Martiale) fondée avant la catastrophe par Petrus Teduam, chef-scout RLP (totem : Fouine curieuse) après avoir dirigé l’Harmonie du Département de la police des âmes et des corps et avoir été le confident du sultan de Bas-Rein.

Mur des lamentations aquatiques

Avant l’apocalypse aquatique, le pétro-souverain de Bas-Rein négocie avec les investisseurs chinois propriétaires à 100% de la ville depuis la faillite en 2025 de l’État CGM (Club Grandiloquent des Mensongers). Il leur a racheté les rives gauche et droite du centre urbain de Genève, où s’entrecroisent 12 voies-rapides autoroutières à huit pistes plébiscitées par référendum en même temps que l’interdiction des deux-roues, ainsi que le Palais des nations, l’aéroport, l’université depuis longtemps aux mains de la secte Confucius, les musées, l’opéra, l’hôpital cantonal, mais aussi le Monument Brunswick transformé en geyser de MigroCola comme le jet d’eau l’est en  fontaine de Jouvence Pomerol.

Par contre, le bienfaiteur du Golfe néglige le mur électrifié des Réformateurs devenu paroi des lamentations aquatiques, la prison Tutu-Rabilis, le  camp de rétention Paradise Now de 12 étages pour réfugiés insalubres au stade Bout-du-Monde, l’asile psychiatrique Valium Chouette Idée, spécialisé dans le redressement thérapeutique des mélancoliques et des “asociaux”.

Voitures amphibies

Par civisme coutumier, sous l’égide du SCT (Secte du Capharnaüm des Transports), les intouchable confréries de propriétaires de 4 X 4, jadis envahisseurs et pollueurs entêtés de la ville avec leurs alliés des petites cylindrées, ont transformé leurs véhicules en voitures amphibies tout aussi suffocantes. Armés du harpon militaire à munition et à viseur waterproof, les conducteurs traquent les derniers écologistes en pédalo et policent les décombres de la cité inondée. Ils ne ratent jamais celles et ceux qui lient le laxisme et l’individualisme automobiles à la Grande Inondation née du réchauffement inexorable d’une planète jadis bleue. »

Que devons-nous faire pour éviter le déluge climatique ? Comment protéger les enfants d’aujourd’hui qui seront les adultes de demain ? N’ai-je fait qu’un cauchemar trop réaliste ? — demande mon ami indien enturbanné à mon fils attentif en achevant son récit apocalyptique ou prémonitoire.

 

A venir:

festival Histoire et cité, 2019: Histoires d’eaux (27-31 mars 2019 ): https://histoire-cite.ch/

LDM: 42

 

 

Henri Vernes, le père de Bob Morane fête son centième anniversaire

À Arsène –  dans l’aventure de la vie.

À Benoît – à l’autre bout du monde, voisin de la Manicouagan.

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Henri Vernes, Vous êtes né le 16 octobre 1918 à Ath en Belgique.

Bon anniversaire Henri Vernes !

Et merci !

Savez-vous Henri Vernes que des adultes présomptueux affirment que l’on sort de l’enfance le jour fatidique où l’on dépose tristement sur le trottoir pour s’en débarrasser un carton rempli des volumes de Bob Morane ? Ces aventures cosmopolites qui paraissent sous votre plume déjà aguerrie dans la collection populaire belge Marabout Junior en 1953 avec La Vallée infernale. Un aventurier est né.

L’aventurier

L’aventurier qu’incarne Claude Titre dans la série télévisée française en 26 épisodes réalisés avec des bouts de ficelle (Les Aventures de Bob Morane, 2 saisons 1964-1965). L’aventurier mis en onde radiophonique et que chante en 1982 le groupe Indochine en hommage fraternel. Héros d’une bonne centaine d’albums de BD, Bob Morane est l’héritier de la grande littérature populaire du XIXe siècle, de Jules Verne à Gaston Leroux.

Après La Vallée infernale : près de 250 romans en tout jusqu’à aujourd’hui. Traduits tout autour de la planète. À des millions d’exemplaires. Parmi eux, entre dévoilement du monde, récit policier, conte fantastique, croisade contre le mal ou space opera, d’inoubliables épisodes, dont La griffe de feu, Oasis K ne répond plus, La croisière du Mégophias, La marque de Kali, Le masque de jade, Les chasseurs de dinosaures, La cité des sables, ou encore L’orchidée noire, Les compagnons de Damballah, Le maître du silence, L’homme aux dents d’or, Les mangeurs d’atome, Le temple des crocodiles, Le masque bleu, Terreur à la Manicouagan, Le mystérieux docteur Xhatan, Organisation Smog, Le samouraï aux mille soleils, Le talisman des Voïvodes, Les cavernes de la nuit, Les spectres d’Atlantis – ou encore le cycle d’Ananké.

Depuis La couronne de Golconde, s’y ajoute la spectaculaire saga terrestre et intersidérale de l’Ombre jaune, alias Monsieur Ming, savant hors norme, quasi immortel et ambigu génie du mal. Avec ses Dacoïts et autres créatures ténébreuses, il mène la guerre totale contre l’humanité en raison du déclin matérialiste de l’Occident. Grâce à la complicité secrète et amoureuse de la splendide eurasienne Tania Orloff, nièce de Monsieur Ming, Morane le met invariablement en échec. Parfois en y laissant quasiment la vie.

Tout autour du monde

Autour de la planète bleue tellement malmenée aujourd’hui – mais aussi dans l’enchevêtrement temporel avec la Patrouille du temps du colonel Craig et dans les vestiges archéologiques de continents disparus comme l’Atlantide ou Mu avec son ami sexagénaire l’archéologue Aristide Clairembart – on y lit l’aventure sous toutes ses formes. La grande aventure qu’enfant vous quêtiez déjà dans les romans fleuves de Louis Boussenard comme Le Tour du Monde d’un gamin de Paris (1883). Celle plus noire que vous a insufflé votre ami Jean Ray (1887-1964), l’immense auteur gantois de chefs d’œuvre de la littérature fantastique comme Le Grand nocturne (1942) ou Malpertuis (1943).

Échos d’enfance

Savez-vous Henri Vernes que mes volumes jaunes puis blancs de la collection Marabout junior puis Pocket Marabout sont toujours religieusement classés dans l’une de mes dix bibliothèques ? À l’abri de la poussière. Dans la parage des collections d’ouvrages sur les Lumières, la criminologie ancienne ou la littérature ancienne et moderne. Comment en effet renoncer au prodigieux réservoir imaginaire de l’aventure selon Bob Morane ?

Y gisent épars des pans désinvoltes ou préoccupés de l’enfance. En émergent les odeurs fragiles et les souvenirs inaltérables de lectures diurnes et nocturnes. Du temps volé aux adultes lorsque avec Bob Morane on rêvait à un futur plus heureux qui n’arrivait pas.

Les années passent. Le médiocre papier d’imprimerie des aventures de Bob Morane se fissure sous l’éclat persistant des couvertures bariolées dessinées par Dino Attanasio ou Pierre Joubert. À chaque épisode, elles montrent l’héroïsme de l’aventurier au visage aquilin qui affronte le mal, le péril ou l’imminence de la mort : parachutage périlleux, noyade, crash aérien, assassinat, sacrifice rituel, lutte avec des fauves, corps à corps subaquatique, poursuites et joutes terrestres, maritimes et aériennes.

Combattre les raclures

https://live.staticflickr.com/1178/1289310435_fd07d3710e.jpgFlanqué de son faire-valoir le géant roux écossais Bill Ballantine – moderne Porthos – autant buveur de whisky que le capitaine Archibald Haddock, Bob Morane le polyglotte combat depuis 1953 les pires raclures de l’univers. Les ordures de tous les genres. Il les défie avec la force morale de l’aventurier inoxydable qui hésite à tuer et celle musculaire du jiu-jitsuan et karatéka hors pair. Sous toutes les latitudes, dans tous les bas fonds, tout y passe : écumeurs des mers, négriers, trafiquants de stupéfiants (La fleur du sommeil), kidnappeurs d’enfants, truands, marchands d’armes, saboteurs d’avions civils (Panique dans le ciel), espions tueurs, mafiosi (Échec à la main noire), braconniers d’espèces menacées (Le gorille blanc), pilleurs de vestiges archéologiques (Le secret des Mayas), tyran oppresseur (Le maître du silence) ou encore industriels pivots de dictatures militaires (Tempête sur les Andes), exploiteurs de misère, terroristes transnationaux du SMOG (Terreur à la Manicouagan), nostalgiques nazis avides de revanche raciste (Le cratère des immortels), politiciens corrompus.

 

L’éthos du justicier

Don Quichotte moderne fonçant en Jaguar Type E, Indiana Jones avant la date, redresseur de torts, protecteur de la veuve et de l’orphelin, le « commandant » Morane a un peu vieilli, malgré ses 33 ans. Comme tout un chacun. Parfois il se ressource dans son monastère médiéval auvergnat. Or est-il anachronique ce goût de l’aventure qui stimule l’ancien pilote militaire, polytechnicien, collectionneur d’ouvrages rares et journaliste intermittent au journal Reflets ? La quête du bien qui l’anime est-elle déplacée dans notre univers livré au mal multiforme qui jamais ne désarme ? Comme d’autres figures justicières, Bob Morane conforte l’imaginaire social d’un monde meilleur auquel nous rêvons faute de pouvoir l’édifier. Telle est la force libératrice de la fiction tout autour de l’éthos du justicier.

 

Prolongeons avec : Daniel Fano, Henri Vernes et Bob Morane, une double vie d’aventure, Bordeaux, 2007, Le Castor Astral ; Rémy Gallart et Francis Saint-Martin, Bob Morane, profession aventurier, Paris, Encrage 2007 ; Sylvain Venayre, La gloire de l’aventure : genèse d’une mystique moderne : 1850-1940, Aubier, coll. « Historique », 2002.

 

LDM 39

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Exils et refuges : mondialisation humaine

 

Devant eux: les réseaux maffieux, l’administration et la police des camps et des centres de rétention que clôturent — parfois dès la frontière — les murs barbelés et électrifiés pour intimider les flux croissant de l’exil. Tentes, baraques, caravanes, roulottes, containers, immeubles ruinés, friches industrielles, abris militaires : du campement précaire au cantonnement solide pour humains déplacés, les abris du déracinement se muent en « camps-villes ». La nouvelle civilisation  du précaire social. Les ghettos du malheur planétaire génèrent la générosité des associations humanitaires. Mais aussi le populisme et la xénophobie des enracinés comme en Hongrie et en Italie que panique le « débordement » migratoire et identitaire. Que panique la montée planétaire de la précarité humaine. Comme le prélude  d’un inexorable tsunami social de plus ample envergure.

Aujourd’hui  — dont en leur pays — plus de 65 millions d’humains sont recensés comme déplacés contre leur gré (HCR). Cette population équivaut à celle de France. Ou alors à celle de la Suisse multipliée par 8. Nombre inouï et inédit dans l’Histoire de l’exil forcé. Cela revient à … 20 personnes chaque minute ! Parmi eux — meurtris par le malheur individuel et collectif — 22.5 millions de réfugiés appauvris ont gagné l’étranger. Entre le tombeau abyssal de la Méditerranée, les circuits maffieux du trafic d’êtres humains et le durcissement un peu partout des lois nationales contre les étrangers, la « nation des exilés » constitue en 2018 le 21e pays du monde — avant le Royaume-Uni ou l’Afrique du Sud.

En 2016 et 2017, les Rencontres internationales de Genève (fondées en 1946) accueillent des écrivains prestigieux pour évoquer la force de l’imagination et de la littérature face au recul de l’humanisme. Comment utiliser l’intelligence et la créativité pour endiguer le mal ? En septembre 2018, des intellectuels, des chercheurs, des membres d’associations humanitaires  et des spécialistes du droit humanitaire repenseront les réalités sociales, démographiques, culturelles et anthropologiques du « nomadisme forcé ». Mobilisé par les « exils et les refuges » comme creuset du multiculturel, l’État de droit est lié aux traditions égalitaires, juridiques et démocratiques de la solidarité et de la fraternité issues des Lumières. Que reste-t-il de cet héritage ?

Notre horizon d’attente démocratique est particulièrement chargé:

— comment édifier la nouvelle utopie du cosmopolitisme bienveillant dans la « mondialisation humaine » ?

Rendez-vous à Genève du 24 au 27 septembre 2018 : Exils et refuges. http://www.rencontres-int-geneve.ch

Illustration: 〈Affiche RIG 2018. “Exils et refuges”. Dessin ©Javier de Isusi (Bande-dessinée Asylum, 2016). Graphisme : Chris Gautschi〉

Little Nemo au Pays du Sommeil

Pour  Arsène
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Winsor McCay, Little Nemo in Slumberland (1905). tous droits réservés

La bande dessinée, souvent fabriquée comme récit imagé pour les enfants et les adolescents, est née avec le cinéma muet dans les années 1890. Polissons incorrigibles ou héros intrépides, les enfants y occupent une place centrale. En leur famille ou orphelins comme Little Orphan Annie, série créée en 1924 par le scénariste et dessinateur américain Harold Gray  dans le Chicago Tribune qui fait écho à Oliver Twist (1837-1839) de Charles Dickens, les enfants affrontent l’injustice des adultes.

Les polissons

Livrés à eux-mêmes, ils battent les rues, par exemple celles de Bruxelles où les « gamins Quick et Flupke », que crée en 1930 le belge Georges Remy (dit Hergé), défient quotidiennement l’Agent 15. Ils se débrouillent, en suivant l’exemple de l’espiègle Gavroche dans les Misérables de Victor Hugo (1862) ou du gosse misérable qu’abandonne sa mère dans le film muet de Charlie Chaplin The Kid (1921). Avec des méthodes musclées, les garnements peuvent être punis de leurs bêtises, à l’instar de Pam et Poum créés en 1897 dans New York Journal par Randolph Hearst et Rudolph Dirks (The Katzenjammers Kids, en français Pim, Pam, Poum). Entre bulles et phylactères, les enfants sont redresseurs d’injustice et affrontent le mal comme John et Pearl, les deux gosses du film de Charles Laughton La nuit du chasseur (1955), qui fuient le pasteur homicide visant le magot de leur père pendu pour vol.

Globe-trotter et reporter sans plume créé par Hergé en 1929, l’adolescent Tintin ne fait rien d’autre que pourfendre les pires méchants. L’aventure capture les enfants en culottes courtes, en pantalons golf ou en uniformes de scout que revêtent les cinq copains de la Patrouille des castors, série dessinée dès 1954 par Mitacq dans le Journal de Spirou. Sur la route de l’aventure, les enfants suivent Jim Hawkins, garçon d’aubergiste âgé de 14 ans, puis mousse sur L’Hispaniola, dans L’Île au trésor (1883) de Robert-Louis Stevenson. Parfois, une forme d’aventure singulière plonge l’enfant héros de BD … en lui-même.

Péripéties oniriques

Né dans une famille de la bourgeoisie américaine, âgé de 10 ans, Little Nemo est un petit garçon bien éduqué. Cinq ans après la publication de L’Interprétation des rêves de Sigmund Freund, le petit Nemo apparaît en 1905 dans le supplément dominical du New York Herald, sous la plume d’un génial pionnier de la bande dessinée, le dessinateur et scénariste américain d’origine écossaise Zenas Winsor McCay (1867-1934). De 1905 à 1926, il signe des centaines d’immenses planches dominicales en couleurs de Little Nemo in Slumberland, objet d’une comédie musicale à Broadway en 1908 puis d’un cartoon éponyme en 1911. Ce chef d’œuvre narratif de l’imaginaire onirique bouscule les conventions graphiques avec des arabesques, des perspectives surréalistes et des cadrages spectaculaires qui brisent l’alignement des vignettes. De 1911 à 1914, la saga sort dans le New York americain sous le titre In the Land of Wonder Dreams, puis revient dans le New York Herald. Elle est traduite en français sous le titre Petit Nemo au pays des songes (1908).

Cousin d’Alice au Pays des merveilles

Cousin lointain d’Alice perdue de l’autre côté du miroir (Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles, 1865), Little Nemo est un aventurier singulier, car ses exploits ne l’éloignent jamais de sa chambre d’enfant, si ce n’est…en ses rêves nocturnes. À peine endormi sous son édredon, Little Nemo, s’échappe au Pays du Sommeil. Des exploits homériques l’attendent. Puis il se réveille en sursaut, couché dans son lit ou tombé brutalement au pied de celui-ci. Nuit après nuit, les songes multicolores recommencent. Ayant fendu les cieux sur un cheval volant, il chute dans la nuit intersidérale, où dansent des planètes à têtes humaines, pour retomber sur son lit. Lorsque son arche de Noé (jouet) devient énorme, les animaux envahissent sa chambre. Les pieds de son lit s’allongent pour une chevauchée sous la pleine lune par dessus la ville.

Combien de temps au bienheureux Pays du sommeil ?

Les rêves tournent ainsi parfois au cauchemar que hantent des ogres, des géants ou une main gigantesque qui entre par la fenêtre. Château baroque au pays du soleil, palais de glace, dômes en forme de champignons de la cité martienne, chapiteau d’un cirque monumental : les décors mouvants enchevêtrent les péripéties oniriques de Little Nemo, aspiré dans les tréfonds de son inconscient. Dinosaures et éléphants bariolés, lapin blanc, poisson rouge et paons démesurés, fraises atteintes de gigantisme, fleurs et arbres tropicaux : renversant l’échelle de la nature, la faune et la flore l’étreignent dans le gouffre des songes. D’autres créatures en peuplent les nuits : Impy le cannibale ou encore le Docteur Phil. Entre métamorphoses et labyrinthes qui brouillent la frontière du pays des rêves, Little Nemo gagne la planète Mars mais aussi le royaume féérique de King Morpheus et sa fille The Princes. Cigare au bec et coiffé d’un haut de forme, Flip le clown blanc, grimaçant et malfaisant, perturbe l’évasion onirique du garçonnet.

Cruel principe de réalité, il l’expulse régulièrement hors du Pays du Sommeil. L’enfance s’éloigne.

L’extraordinaire odyssée onirique de Little Nemo nous rappelle que, nuit après nuit, chaque enfant voyage en grand secret, parfois jusqu’à la planète Mars, mais à notre insu. Bien heureusement pour l’enfant-voyageur !

LDM: 33

Épier et contrôler

« L’inspection : voilà le principe unique, et pour établir l’ordre, et pour le conserver ; mais une inspection d’un genre nouveau, qui frappe l’imagination plutôt que les sens, qui mette des centaines d’hommes dans la dépendance d’un seul, en donnant à ce seul homme une sorte de présence universelle dans son domaine. » Jeremy Bentham, Le Panoptique (1791).

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Lehigh Valley Vanguard | Marlana Eck, “Modern Discipline and Panopticism in the United States

Partout, silencieusement, en catimini, jour après jour, la vidéo-surveillance augmente son emprise quotidienne sur l’espace public des villes contemporaines. La cartographie sécuritaire implique le panoptisme urbain pour l’imaginaire du « risque zéro ». La crue est aussi forte que celle des polices privées ou encore des logiciels de géolocalisation et de « prédiction du crime » dans les forces de police nord-américaines. Les machines visent à objectiver le « hot spot » du crime (Risk Terrain Modeling) pour prévenir le passage à l’acte comme dans Minority Report de Steven Spielberg (2002).

Eldorado sécuritaire

La caméra automatisée s’impose comme le banal objet du mobilier urbain et du panoptisme généralisé. À Genève, même si quatre caméras de vidéo-surveillance sont vandalisées (8-9 janvier 2018) près de l’école des Pâquis, elles s’insèrent en un « dispositif global de sécurité » voulu par la municipalité.

Comme le portique de prévention qui grâce au terrorisme gagne les gares européennes (Italie, France, etc.), le marché du sécuritaire visuel est l’Eldorado pour l’industrie de la sécurité urbaine (année 2014: 15,9 milliards de dollars, contre 14,1 milliards en 2013). En se miniaturisant, la vidéo-surveillance est aussi accessible à tout particulier pour surveiller son domicile à distance.

Panoptisme

Objectif politique avoué : endiguer les incivilités, faire reculer les illégalismes, lutter contre le trafic des stupéfiants, prévenir le crime et augmenter les capacités d’intervention policière. Voir c’est savoir ce qui se trame ! Voir c’est vouloir cartographier le risque. S’y ajoute aussi le visionnement direct de la fluidité automobile en ville, sur les grands axes et les tunnels routiers. Pour renforcer le sentiment de sécurité de la population, le panoptisme condense le contrôle social préventif.

Épier c’est prévenir ! Ce contrôle social automatisé réduit drastiquement la police de proximité en milieu urbain — comme le montre le cas genevois. La quasi-seule présence policière dans la cité lémanique : d’éclatantes voitures de police  gyrophares en fête  qui filent à grande vitesse le long des artères avec des agents enfermés à double tour à l’intérieur ! « Papa, pourquoi le policier dans la voiture il a peur de nous ? » — me demande mon fils au retour de l’école par les rues de Saint-Jean, devant une voiture de police qui pile au dernier instant devant un passage jaune !

La caméra protège la caméra

Certaines municipalités veulent protéger les caméras de surveillance —  plutôt fragiles — par d’autres caméras de surveillance. L’œil électronique protège l’œil automatique qui nuit et jour épie les humains pour les défendre. Le panoptisme en boucle fermée : la nouvelle garantie technologique de la société libérale. Les périmètres prioritaires de la vidéo-surveillance recoupent souvent les zones prestigieuses de la cité, bien qu’en Italie, — par exemple — la vidéo-surveillance balaie maintenant les wagons ferroviaires.

Dans plusieurs villes françaises, si l’accès au centre de visionnage est limité, la police nationale et la gendarmerie peuvent accéder aux bandes enregistrées du panoptisme urbain pour le besoin d’enquêtes judiciaires. Une nouvelle juridiction de la pièce à conviction visuelle émerge.

Break the cameras !

Or, maints faits divers montrent que le panoptisme urbain ne protège pas toujours les sites vidéo-surveillés— à voir notamment la « vandalisation » en récidive (3 janvier 2018) du collège Georges-Brassens (Villeneuve-le-Roi), « protégé » par la vidéo-surveillance. Au contraire, écho lointain du luddisme — au XIXe siècle les ouvriers anglais cassaient les machines de la révolution industrielle — la détérioration des caméras urbaines semble émerger socialement comme la « violence logique » qu’induit la vidéo-surveillance contre le lien social de proximité. Briser l’œil  du pouvoir : quel sens à cette révolte désespérée ?

Et le lien social de proximité ?

L’idéologie politique et technocratique de la vidéo-surveillance conforte certainement la désespérance insécuritaire via la démagogie populiste de l’autoritarisme politique. L’étape suivante : la vidéo-surveillance “améliorée” par la reconnaissance  faciale.  La crise du lien social de proximité alimente la vidéo-surveillance comme inspection perpétuelle des individus. La détérioration du premier explique la puissance croissante de la seconde.

Matrice d’autoritarisme et d’antilibéralisme, le risque zéro nourrit l’utopie sécuritaire de la vidéo-surveillance que survolent silencieusement les drones du panoptisme généralisé comme soi-disant “dernier rempart de la démocratie” ! Le triomphe du panoptisme contemporain : chacun intègrera l’idée qu’il est l’objet d’une continuelle inspection visuelle. Chimère dystopique ou principe de réalité ?

Lire et relire : Jeremy Bentham, Le Panoptique, précédé par l’œil du pouvoir, entretien avec Michel Foucault, postface de Michelle Perrot, Paris, Belfond, 1977.

Patrouille militaire

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Patrouille : ronde faite par une petite troupe pour la sûreté et la tranquillité d’une ville, d’une place de guerre ou d’un camp. On nomme aussi patrouille la petite troupe qui fait la ronde. Encyclopédie méthodique. Art militaire, III, Paris, 1787, p. 313.

Depuis peu, en Europe, la configuration et la vie urbaines changent lentement mais inévitablement. Se modifie aussi l’usage social de la ville dans son hyper-centre. Après les tueries en masse par armes létales, explosifs, voitures-béliers ou poids lourds dans plusieurs capitales d’Europe, nous vivons avec les stigmates de la terreur aveugle et la peur de la récidive des tueurs en série. Pourtant, à sillonner ces jours-ci les quartiers festifs de Paris, les terrasses sont noires de monde.

719 jours

Paris comme Bruxelles ou Londres mais pas Berlin installent le régime sécuritaire des patrouilles militaires. Parfois au nom de l’État d’urgence que la France a instauré il y a maintenant 719 jours entre unanimité ou controverse politiques et juridiques en ce qui concerne l’impact dissuasif de Vigipirate sur le terrorisme.

Tout événement public d’envergure légitime l’imposante manifestation de la puissance policière et militaire sur terre et dans les airs — comme on l’a vu du 29 septembre au 1er octobre à Genève avec la visite des deux Géantes. En sortant de la gare, le visiteur buttait sur le dispositif sécuritaire digne d’une ville déjà frappée par un ignoble attentat. Bienvenu principe de précaution légitime, exercice de répétition policière en taille réelle ou discutable état d’urgence politisé ?

Fusil d’assaut en bandoulière et ninjas

Au cœur du dispositif sécuritaire de la ville vulnérable, circule la patrouille militaire. Trois ou quatre hommes jeunes en treillis de combat,  béret sur la tête et fusil d’assaut en bandoulière ou brandi en position de feu vers le sol. Sous l’autorité d’un officier, détendus ou nerveux, ils déambulent à pas mesurés parmi la multitude. Parfois, la patrouille sécuritaire circule à grande vitesse. Précédée d’une horde de motard policiers sirènes hurlantes et sifflets stridents, une patrouille de ninjas masqués et embarqués dans des camionnettes banalisées fend l’encombrement automobile aux heures de pointe, comme on l’observe ces jours-ci au cœur du quartier latin de Paris.

Points stratégiques

Longtemps déployée dans les villes occupées ou les espaces militarisés (caserne, bases aérienne ou navale, dépôt et arsenal), la patrouille militaire gagne du terrain dans la société civile en paix. Peu présente dans les quartiers populaires, la patrouille militaire maille la ville aux points stratégiques et de prestige comme les gares, les bâtiments officiels, les hôtels et boutiques de luxe, les banques et les aéroports.

Ossature sécuritaire

L’ossature sécuritaire de la ville patrouillée se prolonge avec les chicanes préventives que sont les barrières filtrantes, les cubes de ciment, les fouilles de sacs et aussi depuis quelque temps à Paris la segmentation en plusieurs tronçons éloignés des queues humaines à l’entrée des boîtes de nuit ou des musées. Maints lieux échappent à l’emprise mobile de la patrouille militaire, notamment les passages transversaux entre deux artères dans les immeubles du XIXe siècle ou encore les embouteillages néo-libéraux qui asphyxient les existences et les villes.

Certains estiment que nous avons le privilège discutable d’assister à la genèse lente d’une démocratie de la garnison. Notamment dans les régimes politiques où l’institution militaire pèse depuis longtemps sur les institutions civiles.

État de drone

De la démocratie libérale du XIXe siècle à la démocratie sociale-démocrate contemporaine, nos sociétés vont-elles muer vers la démocratie militarisée d’un État de droit que surveillent  les drones en tous leurs états ? Gouverner par la peur ! Lutter contre la nébuleuse terroriste qui modifie rapidement les modes opératoires de l’attaque imprévue semble constituer aujourd’hui la modalité inédite de la gouvernance et du pouvoir politique. Le Léviathan civil devient-il le Léviathan en treillis vert de gris ?

Justice vulnérable

Quoique qu’il en soit, le terrorisme freine durablement la démocratie des droits de l’homme. Sans le « Patriot Act », le régime autoritaire du président Donald Trump serait-il maintenant en place ? L’État sécuritaire — que publicise la patrouille militaire — renverserait durablement l’ordre démocratique. La justice serait assujettie aux impératifs sécuritaires du gouvernement pas la peur. Les sentinelles inédites de la démocratie sont les militaires en patrouille. Fusils en mai pour l’auto-défense politique face à l’imprévisibilité terroriste (massacre de cyclistes, sud de Manhattan, 31 octobre).

 

 

A lire: Grégoire Chamayou, Théorie du drone, Paris, La fabrique, 2013; Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, La Découverte-Zones, octobre 2017.

L’offensive des génies du mal

 

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Wes Craven, Scream 1, USA, 1996 © Dimensions Films.

De Marseille à Las Vegas, après le carnage initiateur commis en 2012 à Toulouse et Montauban par Mohammed Merah qui marquait le début d’une nouvelle vague d’attentats en France (3 militaires, 1 enseignant et 3 enfants assassinés), le mal ne désarme pas. La culture du carnage gratuit semble s’installer durablement dans nos sociétés vulnérables, que fascine la représentation visuelle du mal extrême sous la forme de sophistiquées et perverses violences. Sociétés vulnérables car ouvertes et mobiles et dans lesquelles les parades sécuritaires restent aléatoires devant la menace de l’ennemi intérieur. Les adeptes du carnage sont-ils habités par un quelconque dilemme moral ?

Le dilemme de Milou

Les lecteurs des Aventures de Tintin connaissent le dilemme moral de Milou lorsque, devant un os ou une flaque de whisky, il écoute les voix intérieures de son bon et de son mauvais génie. De manière déchirante, elles l’induisent à la vertu du bien ou à la tentation du mal.

Choix moral que le capitaine Haddock peine à trancher lorsqu’il affronte l’épreuve terrible de l’alcoolique devant une bouteille de whisky Loch Lomond. Mais choix qu’il surmonte jusqu’à l’abnégation de soi-même lorsque pour sauver Tintin, à qui il est encordé et suspendu dans le vide sur un précipice himalayen, il s’apprête à trancher la corde qui le retient à la vie pour sauver son jeune ami (Tintin au Tibet, 1959). 

Bons et mauvais anges

Depuis le « Démon de Socrate », les bons et les mauvais génies hantent l’être humain du berceau jusque dans l’au-delà. Ils le protègent, le menacent, le mènent au salut ou à la damnation. Aujourd’hui, semble-t-il, d’innombrables mauvais génies dament le pion des bons anges plutôt fatigués. Comment vaincre ce mal social du carnage qui s’apprête à recommencer ?

Mauvais génies et bons anges : ces deux entités invisibles sont liées à la condition humaine en des contextes sociaux et culturels évolutifs. Si l’une est bénéfique, l’autre est maléfique, selon l’archétype littéraire du dédoublement de la personnalité dans L’Étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde de Robert-Louis Stevenson (1886).

Neutraliser les génies du mal

Démons parfumés en Étrurie, divinités familières à Rome, « Éros, démon philosophe », ange bon et mauvais ange des Pères de l’Église, djinns en islam traditionnel, anges gardiens, démons familiers et esprits malfaisants ou bienfaisants du Moyen Âge au XIXe siècle ou encore imaginaire de la dualité coupable du capitaine Haddock, alter ego d’Hergé : les entités du bien et du mal traversent le temps et les civilisations, la pensée magique, les religions révélées et les imaginaires sociaux.

Êtres invisibles

L’ange gardien du christianisme répond au bon génie du néo-platonisme. Le démon familier des magiciens, des exorcistes et des aventuriers moderne comme Casanova ressuscite le daimõn platonicien, le paredros des Grecs et des Égyptiens et l’alter ego démoniaque de l’ange gardien.

À l’instar du Horla infiltré dans la tête du narrateur d’un conte de Maupassant, les « êtres invisibles » hantent les individus dont ils accentuent les fractures et les poussent  parfois au passage à l’acte homicide. Les fractures intérieures que depuis Freund la psychanalyse tente de réparer en réconciliant les génies du bien et du mal. Des fractures intérieures que les déchirures sociales accentuent.

Comment neutraliser les génies du mal en roue libre qui frappent dans les interstices de nos sociétés plutôt pacifiées ?

Une lecture stimulante : Jean-Patrice Boudet, Philippe Faure, Christian Roux (direction), De Socrate à Tintin. Anges gardiens et démons familiers de l’Antiquité à nos jours, Rennes, PUR, 20011.