Auroville : la guérilla des Utopiens

Auroville, India

Dans l’île des 54 cités du bonheur obligatoire et égalitaire, les Utopiens sont opposés à la guerre. Pourtant, ils bataillent pour «défendre leurs terres et frontières, pour repousser les ennemis répandus parmi […] leurs amis et alliés, par compassion envers quelque peuple opprimé par la tyrannie».

Telle est l’éthique de la «guerre juste» que l’humaniste Thomas More expose dans L’Utopie (1516), ce roman d’État sur le meilleur des mondes possibles réalisé nulle part (U-topos).

Cependant, en ce moment-même, descendants des Utopiens, les Aurovilliens mènent peut-être à leur tour une guerre juste!

Patrimoine utopique de l’humanité

Cité « expérimentale » du sud-est de l’Inde (État du Tamil Nadu), à une dizaine de kilomètres de l’ancien comptoir de Pondichéry, Auroville est fondée et inaugurée en 1968 dans une zone désertique sous le parrainage de l’UNESCO par l’écrivaine née en France Mirra Alfassa, «mère et compagne spirituelle» du philosophe Sri Aurobindo. Conçue par l’architecte lecorbusien Roger Anger pour 50 000 âmes, la cité idéale prétend être le lieu universel de la «vie communautaire» de femmes et d’hommes épris de paix et d’harmonie au-delà des clivages confessionnels, politiques et nationaux. Auto-administrée sous la férule de l’État, de forme circulaire comme l’île d’Utopie, avec au centre le Matrimandir de la méditation, divisée en quatre secteurs (industriel, résidentiel, international, culturel), la cité de 10 km2 sur les 25 prévus accueille aujourd’hui 3500 Aurovilliens».

La ruche des abeilles

Plutôt aisés en raison des conditions d’installation matérielle et locative dans la cité idéale basée sur la communauté des biens comme chez More, les Aurovilliens viennent de 50 pays. Cette ruche bourdonnante est divisée en 35 unités laborieuses (agriculture, éducation, santé, artisanat, informatique). Le travail au mérite permet la gratuité de la consommation alimentaire, de la santé et de l’éducation. À l’instar de la Table de la loi en Utopie, la Charte en quatre points rappelle notamment qu’Auroville, cité de l’éducation et du progrès perpétuels, appartient à l’Humanité. Modèle qui fascine les nombreux touristes, vaches à lait de la cité fraternelle. Si l’île des Utopiens est protégée par la ceinture mouvante des flots océaniques, la cité spirituelle des Aurovilliens est mise à l’écart du monde par la ceinture forestière.

Tout autour de la cité, rayonne une luxuriante forêt avec «200 espèces d’arbres et envahie de buissons épineux, repaire de perruches vertes à collier, de hiboux grand-duc et de cobras venimeux». Des fermes et vergers biologiques (œufs, mangues, fruits du jacquier, avocats, aubergines, haricots, épinards, taro, curcuma) avec des laiteries assurent en partie seulement l’autonomie alimentaire d’Auroville. La supérette avec ses produits internationaux assure le reste.

La charge de la brigade lourde des bulldozers

Depuis mi-décembre, les Aurovilliens défendent l’utopie ! Becs et ongles, ils contestent le projet routier de 4.4 km qui implique la percée mécanique de la ceinture verte. Cette route de la «couronne» remonte au projet fondateur de la cité. Les opposants luttent à armes inégales contre les bulldozers qui cernent la cité universelle du bien spirituel. Protégées par des sicaires privés, les machines ont commencé de dévorer la futaie en arrachant des dizaines d’arbres et en détruisant le Centre de la jeunesse dans la zone internationale de la ville bienheureuse. Favorables à la Crown Road, d’autres Aurovilliens y voient pourtant la nécessaire modernisation des infrastructures prévue par le plan initial. Chaos en Utopie!

Paradoxalement, la sauvegarde de l’utopie des Aurovilliens dépend maintenant d’une décision juridique. Le National Green Tribunal vient de suspendre jusqu’au 17 décembre le chantier de déforestation de la Crown Road. Les sages juges posent la question cruciale de la nécessité sociale et environnementale d’une telle percée forestière décidée dans lointaine New Dehli. Une telle route est-elle utile à la prospérité d’Auroville?

Crépuscule

Autour du tyrannique bonheur obligatoire, l’Utopie de Thomas More nous permet de penser les limites humaines et les espoirs politiques du meilleur des mondes possible, entre autarcie, liberté et égalité.

Née dans la mouvance hippie des années 1960, pionnière mondiale de l’énergie solaire, «cité dont la terre a besoin», Auroville conduit-elle la lutte du crépuscule des utopies sororales et fraternelles pour la sauvegarde du monde fragile de la biodiversité comme rempart local au réchauffement climatique, à la prédation économique et au consumérisme de masse? La guerre juste des Aurovilliens serait celle de la conscience universelle du bien en harmonie avec la nature, l’habitat du futur et le bonheur social.

Comment peut-on être Aurovillien?

Auroville, l’utopie fait de la résistance”, un reportage de Pauline Fricot (texte) et Pietro Paolini (photos) paru dans le magazine GEO d’avril 2021 (n°506, Florence)

 

 

 

La guerre des céphalopodes

(…) les salamandres étaient capables de parler toutes les langues du monde selon le littoral où elles vivaient ». Karel Capeck, La Guerre des salamandres, 1935.

© Arsène Doyon–Porret, dessin, crayons et marqueurs aquarellables, déc. 2021.

La prolifération des poulpes dans l’Atlantique inquiète les naturalistes et alarme les océanologues. Cette espèce fait un retour fulgurant après avoir quasiment disparu dans les années 1970. Sommes-nous à la veille d’une invasion d’invertébrés qui va renverser l’anthropocratie*. Celle-là même que le facétieux écrivain tchèque Karel Capek (1890-1938) narre dans sa dystopie visionnaire La guerre des salamandres (1935). Trois siècles après les faits, découverte près d’un squelette humain sur le littoral sud de l’île d’Ikaria dans le hameau fantomatique de Trapalou (Dodécanèse), une chronique anonyme, rongée par les rats et les intempéries, répond à cette question sous le titre L’étreinte abhorrée des poulpes.

À un moment où tout vacille à nouveau autour de nous, nous donnons à lire quelques fragments de cet insolite mémoire. Il évoque la première guerre des céphalopodes qui a déchiré l’humanité à l’aube du XXIIe siècle. Jadis, le statut d’être sensible est reconnu aux céphalopodes (dont octopodes, calmars et seiches) comme des créatures qui éprouvent des sentiments de douleur, de joie, d’empathie, de confort et d’excitation. L’intense sentiment de désarroi céphalopodique semble être à l’origine de la guerre la plus virulente survenue depuis la préhistoire.

Pullulation

(Début du manuscrit rédigé à l’encre de seiche sur papier kraft; fragments, plusieurs pages manquent)

…enfin remplacé par le féminisme…est arrivé insidieusement après la virulence de la dixième vague de la pandémie du COVID-19. Vraisemblablement échappé d’un coffre d’une banque suisse au Lichtenstein, le mutant kappa a contaminé le monde à la vitesse de l’inflation après un krach boursier. À cette époque sombre, l’Afrique est ensablée, le Proche-Orient califatisé, l’Europe inondée, l’Australie calcinée, l’Asie atomisée, l’Antarctique dissoute, l’URSS restaurée et les États-Unis trumpisés. Entre la troposphère et la mésosphère, la stratosphère est saturée d’épaves spatiales et de missiles en orbites. Sur Mars, la première expédition humaine s’est définitivement perdue dans les entrailles glacées de la Planète rouge après avoir erré des mois dans les sables et les roches.

Entre les stations océanographiques automatisées de Plougonvelin et de San Francisco, les premières observations de la pullulation céphalopodique ont été faites par les ichtyologistes de l’IMEIMER (Institut mondial pour l’exploitation intense de la mer) dans les eaux côtières de l’Atlantique puis dans celles du Pacifique. Directeur de Plougonvelin, spécialiste de l’hybridation animale, le docteur Lerne a alerté la communauté scientifique internationale. Stupeur et effroi:  les poulpes pullulent, ce dont attestent dans un premier temps les prises pléthoriques des pêcheurs anglais et bretons en guerre fratricide depuis toujours. Sur le port de Keroman, à Lorient (Morbihan), les étals des poissonniers croulent sous les pieuvres. Par contre les soles, dorades, lieux, lottes, même des rougets et autres poissons ou coquillages y ont disparu. Le poulpe est devenu le prédateur ultime de la faune sous-marine. Il pourrait ne pas oublier l’espèce humaine.

Gigantisme

Parfois, les tailles des céphalopodes dépassent les bornes de la nature. Les bêtes évolueraient vers le gigantisme. Certaines pieuvres à ventouses atteignent la taille humaine voire la stature d’un rhinocéros à corne jaune ou celle d’un cyclope polyphèmien à iris bleu. Au large de Cuba, long de 25 mètres et pesant quinze tonnes, un céphalopode rosâtre à points violets a heurté le destroyer USS Charles F. Adams (DDG-2) qui échappa de peu à la submersion après l’abandon du navire par l’équipage. Récupérée en eaux profondes par les sous-mariniers pakistanais de l’expédition Challenger du Manitoba III ayant appareillé de Montréal sous l’autorité du capitaine au long cours Beny Mêlehameçon, la pieuvre éventrée a été disséquée, baptisée Nautilus vulgaris puis naturalisée et exhibée au South Boston Nemo Aquarium qui l’a rachetée pour 1 million de dollars.

Quelle intelligence!

Océanographes spécialistes des ichtyolomutations, Edward Moreau et Montgomery Prendick ont publié en français dans le prestigieux mensuel arménien Erutan (Expérience, Recherche, Uchronie, Tactique, Application, Nota bene) la monographie définitive sur Nautilus vulgaris : «Une nouvelle ressource halieutique: le céphalopode géant. Gigantisme naturel ou chimère de l’évolution perturbée? Défis biologiques pour demain». Ils y rappellent notamment que, comptant environ 700 espèces, toutes marines, les céphalopodes sont les plus évolués des mollusques. À preuve, 500 millions de neurones répartis entre l’encéphale central, les lobes optiques et les huit bras. Un cortex naturel plus ramifié que celui du fameux super-computer HAL 9000 qui en 2001 a anéanti la mission Discover One aux confins de l’univers.

A contrario, reprenant les travaux de Moreau/Prendock, deux chercheurs brésiliens de l’Institut océanographique de Cananeia, Matheus de Cuhana et Clarice Lispector, ceux-là même qui avaient prouvé que la fameuse «créature du Lagon noir» était bien le chaînon manquant entre le poisson et l’homme**, supposent que l’invasion des céphalopodes est pathologique. Elle résulte des dix vagues successives de la pandémie de Covid-19 qui frappa la Terre au début du XXIe siècle. Dans la même revue, leur article pessimiste a fait sensation: «Pandemic Acceleration and Cephalopod Proliferation: a Vital Challenge for Mankind. Outline of a Biological-Infectious Pattern. The Contribution of Bio-Zooantrhopology».

(Des feuillets manquent au manuscrit déchiré en plusieurs endroits).

Hégémonie

Leur démonstration est angoissante. Partie de Chine en 2019, accidentelle ou malveillante, la pandémie de Covid-19 aurait boosté la transmission des pathologies entre les animaux et les humains. Des mutations infimes du lymphocyte C seraient en jeu. Les transformations génétiques imposeraient un nouveau rapport de forces à l’intérieur même du règne animal. Les biotopes sont bouleversés. Si longtemps, flanqué de sa lionne, le lion était le « roi des animaux », sa disparition accélérée par les safaris féministes a changé la hiérarchie zoologique. Dès lors, les céphalopodes ont pris les choses en tentacules  dans le nouvel empire des bêtes que les hommes menacent. Le poulpe revendique l’hégémonie écosystémique.

Remontant des abysses marines, quittant leur ordinaire passivité et leur goût de la dérive, s’alliant avec plusieurs espèces menacées, semant leurs prédateurs avec l’encre des seiches assujetties, les céphalopodes utilisent leurs ventouses pour… (manuscrits abîmé) puis réussissent à… (synthétiser ?) les variantes du virus-Covid. En résultent l’accélération et l’augmentation du cycle vital mais aussi de la taille des céphalopodes. Les mutations biologiques des pieuvres pourraient avoir ….. mais une conséquence inédite depuis l’origine de la vie. En effet…biotope… adaptation accélérée.

Sur les huit bras tentaculaires

..accélération de l’évolution darwinienne ? Le mollusque marin carnassier s’est imposé à la tête des espèces vivantes. Il les domine progressivement. Une mutation d’origine coronarienne a accéléré ses transformations physiques et physiologiques, sa capacité d’adaptation au milieu, sans oublier sa puissance cognitive qui dépasse celle de l’homme. Les céphalopodes ont massivement colonisé les littoraux océaniques et méditerranéens. Puis ils ont progressivement gagné la terre ferme. Un peu partout, les poulpes émergent et se mettent à respirer comme des mammifères en s’adaptant au milieu aérien. Ajustant son corps fait d’un épais manteau tissulaire sur sa coquille calcaire interne, le céphalopode se déplace sur terre grâce à ses huit bras tentaculaires, dont chacun est animé par un cerveau qui s’ajoute au cortex principal. Grâce à ses ventouses, l’animal se cramponne et saisit les objets dont il a besoin pour exercer …..(plusieurs feuillets manquent au manuscrit)…huit cerveaux et ses trois cœurs garantissent la suprématie biologique et historique qu’il poursuit pour assurer la survie des espèces vivantes sur Terre en les colo… (plusieurs feuillets manquent au manuscrit).

Polypous Ier 

(L’ultime feuillet incomplet du mystérieux manuscrit)

An 2121… pandémie jugulée…Nautilus vulgaris grouille entre mer et terre….les céphalopodes géants assujettissent l’humanité dont les villes sont policées par la Piovra, police du régime…despotisme éclairé et gouvernance mondiale de Polypous Ier…en son palais d’Octopolis à Sao Miguel aux Açores, cet énorme Amphioctopus marginatus édicte les nouvelles lois de la poulpocratie…elles sont arb.. ou progressistes ?…ère poulpienne sera celle de la réparation de la Terre que l’humanité s’est entêtée à détruire depuis la Révolution industrielle…«esclavage poulpocratique c’est la liberté»…le programme octopodiste est ambitieux….mode de vie pélagiques pour tous…décarbonation universelle, dressage environnemental, égalité entre le genre humain et le genre Amphioctopus, code pénal basé sur le «poulpicide» comme crime suprême…l’individualisme changé en céphalopodisme…Polypous Ier prône la «guerre juste» contre les humains rétifs et attachés à l’ancien régime…lecture obligatoire : Victor Hugo, Les travailleurs de la mer…dans les musées, les nus humains peints ou sculptés depuis la Renaissance sont remplacés par les statues ou images de l’esthétisme céphapolodique: pieuvre blanche ou boréale, pieuvre de nuit, pieuvre tachetée ou ocellée, pieuvre mimétique, photogénique, «gros poulpe bleu»…terminées les gastronomies antillaise du chatrou, réunionnaise du zourit ou méditerranéenne du calmar grillé…

Guerre

(Dernières lignes du manuscrit: quasi incompréhensibles)

inondation générale…milliard d’œufs pondus sur les littoraux…ode crépusculaire à Poulipos Ier…démesurées tentacules…partout, les bêtes se propulsent hors de l’eau…millions d’êtres humains asservis 18 heures sur 24 au nettoyage de la planète…résistance…répression, avant-garde des pieuvres géantes du Pacifique…commandos des pieuvres dimorphes dressées sur leurs huit bras…bataillons de pieuvres à anneaux bleus qui resserrent l’emprise…lobes optiques braqués sur… Nous tentons de résister… tentacules coupées au laser…repoussent instantanément…encre de seiche…submerge…les invertébrés triomphent…dictaturoctopa… fin…fin…apprenons à aimer Polypous Ier ! .. Nous devons réparer la nat…trop tard ? Cthulhu…? Geyser universel… gloire à toi Octopus cyanea!

* Martine Valo, « Prolifération. De poulpes dans l’Atlantique », Le Monde, 3 décembre 2021, No 23920, p. 8.

** Michel Porret, «Deep Black Lagoon», La Revue du Ciné-club universitaire, 2019, h.s. Histoires d’eaux, p. 50-57

Pippa Ehrlich et James Reed, My Octopus Teacher, 2020, Oscar du film documentaire 2021.

LDM 80