Le racisme du Mont-Blanc

 

Mount Kilimandjaro (Wikipedia, GNU)

Tanzanie, Kilimandjaro: “Montagne blanche”. Un scandale de longue durée.

La tyrannie du présent

Quelle époque «chouette», aurait pu dire le petit Nicolas!

Désarroi et retour inquiet du préau: «Tu savais papa que dire ″massif du Mont-Blanc″ c’est raciste! On nous a dit que ça discrédite les personnes de couleur! T’en penses quoi?»

Je ne pense plus. Je dévisse comme un premier de cordée.

Je dévisse abasourdi sous la sottise dans la crevasse abyssale de la tyrannie du présent.

Vite, réarmement moral :

«Oh, tu aurais pu répondre que dans le canton de Vaud, il y a le Noirmont. Un fier sommet du massif du Jura qui s’élève à 1’567 mètres d’altitude. En Valais, on peut aussi contempler le spectaculaire Mont Rose qui culmine à 4’634 mètres d’altitude. En Allemagne, on randonne dans la profonde Forêt-Noire! A la limite entre les départements du Puy-de-Dôme et de la Loire, près de Thiers, on peut s’égarer dans la forêt des Bois Noirs. Cela équilibre la ségrégation qu’entretient le massif du Mont-Blanc

Calembredaines

Après la toponymie urbaine qu’il faut rénover en déboulonnant les statues, en débaptisant et rebaptisant les rues, les ruelles, les impasses, les places, les squares et les bâtiments officiels au gré de l’humeur, de la complaisance, de la réécriture présentiste de l’histoire et du ressentiment contemporain envers le passé, il faudra bientôt revoir la toponymie alpine.  Au plus vite.

Au cœur de l’Afrique noire, le scandale du Kilimandjaro (“montagne blanche” selon l’étymologie Ol Doinyo Oibor en Maa) ne peut plus durer!

Revoir aussi la toponymie  maritime.

Que dire de Mer Rouge? De Mer Noire? De Mer Jaune que sillonnent les grands requins bleus et les ondulantes raies à taches noires (Taeniura meyeni)? Les personnes blanches ne peuvent être que rabaissées par la toponymie et la zoonomie océaniques.

Quand à eux, les lacs ne sont pas angéliques. Oh non! Lac Bleu, Lac Gris, Lac Noir, Lac Vert sont suspects de forte discrimination. Tout est dit et son contraire avec le profond Lac des Neuf Couleurs dans la vallée de l’Ubaye, Alpes-de-Haute-Provence!

Dieu reconnaîtra-t-il  les siens?

Et les fleuves!

Ah les fleuves! Le Fleuve Jaune? Pas net ce Tibétain-là, avec ses 5’464 kilomètres et son débit de 2’571 m3/seconde! Même chose pour le Fleuve Rouge qui charrie ses poissons communistes de Chine au Vietnam sur 1’149 kilomètres, débit 2’640 m3/seconde.

Récusons ces toponymies archaïques, séculaires et d’usage commun, souvent nées de la mythologie, de l’histoire, du climat et des imaginaires millénaires. Cela  discorde dans la tyrannie du présent. Il faut adapter les mots à l’imagination  du ressentiment insatiable. Même au prix de 1001 calembredaines.

Aiguille laiteuse

Bref: la géographie ne sert pas seulement à faire la guerre selon Yves Lacoste. Elle entretient aujourd’hui les préjugés entre les peuples, les personnes et les genres selon le racisme latent du Mont-Blanc qui nourrit les rumeurs d’école et les tintamarres de préau! La toponymie est oppressive et inégalitaire. Il faut la changer. Y veillent les Sheev Palpatine normatifs de la novlangue totalitaire et autres commissaires ombrageux aux archives des mots et des choses.

Rebaptisons, par exemple, «massif du Mont-Blanc» par «massif du Mont-Polychrome» pour que tous, sur tous les bords, s’y retrouvent.

Mais, attention, «massif» est masculin. Optons alors pour «massive de la cime polychrome», voire « aiguille notamment laiteuse» pour honorer les vaches nourricières du proche Chablais!

Ouvrons «une concoure» pour renommer lacs, fleuves, bosquets et forêts, étangs, ruisseaux, collines et montagnes. Rigoureux cahier des charges: toponymie incolore, inclusive, égalitaire et non discriminante.

Vive la grande égalité géographique qui ira jusqu’à renommer la blancheur de nos monts enneigés mais heureusement indépendants.

Nous y arriverons. Mais où? Ben quoi, en dystopie!

Oui, dans l’utopie crépusculaire du désarroi où capitule le bon sens: en revenant du préau, les enfants répéteront enfin que «Mont-Blanc» est la représentation raciste du monde inégalitaire de jadis, avant la tyrannie du présent. Ensuite, on pourra leur asséner qu’ils sont d’infortunés hétéro-normés.

Elle est “rien chouette” notre époque!

LDM 89

Ressentiment Péril et espoir démocratiques

«Les idéologies du ressentiment ont été et sont les grandes fabulatrices de raisonnements conspiratoires. Les adversaires qu’elles se donnent passent leur temps à ourdir des trames, ils n’ont de cesse de tendre des rets; et comme ces menées malveillantes ne sont guère confirmées par l’observation, il faut supposer une immense conspiration». Marc Angenot, Les Idéologies du ressentiment, 1996.

Le ressentiment désigne la rancune amalgamée avec de l’hostilité envers ce qui est reconnu comme la source d’un préjudice, d’un mal subi, d’une humiliation réelle ou ressentie, voire d’une injustice. Entre deux personnes, le ressentiment anime les conflits, embrase la jalousie, renforce l’agressivité, décuple la haine que le résilience peut aider à surmonter.

Messianisme

En dépassant l’acrimonie individuelle, passion litigieuse ou haineuse, le ressentiment sur le plan collectif anime les griefs de collectivités ou de communautés humaines envers des institutions, des régimes politiques, des étrangers ou d’autres groupes sociaux identifiés à l’altérité inassimilable voire au mal absolu. Souvent en falsifiant l’histoire, le ressentiment est alors récupéré par des prophètes et des dirigeants messianiques qui l’instrumentalisent pour asseoir leur pouvoir en mobilisant les foules, en motivant l’intolérance confessionnelle, en prônant la revanche politique contre les «privilégiés», en exhortant à la dénonciation de «boucs-émissaires» souvent démunis, en pratiquant la brutalisation sociale, en réveillant le nationalisme belliciste toujours assoupi, en justifiant la xénophobie, en organisant la mise au pas de la recherche académique, en poussant au durcissement identitaire mais aussi en rejouant le messianisme révolutionnaire sur l’air de 1789.

Parfois, le ressentiment est culturel et opportuniste lorsqu’on prétend faire le procès du passé en déboulonnant les statues et en renversant les portraits peints qui heurtent les subjectivités et les sensibilités du présentisme.

Guerres de religion, révolutions, régimes autoritaires et totalitaires rouges ou noirs, conflits mondiaux, Shoah, décolonisation: maintes fois, selon les régimes politiques et les moments particuliers, le ressentiment a mis le monde au bord de l’«apocalypse» et du «désapprentissage de la civilisation» comme l’illustrent au XXe siècle, après l’hécatombe de la Grande guerre, notamment la «révolution» fasciste en Italie,  la tragédie antisémite du nazisme exterminateur, les régimes de l’apartheid ou encore les effarantes guerres coloniales.

Doutes identitaires

Imaginaire social mobilisateur, le ressentiment serait la «construction à travers laquelle la société majoritaire, d’ordinaire une partie de cette société, exprime ses anxiétés et ses tensions et cherche à surmonter ses doutes identitaires» (Ph. Burrin, Ressentiment et apocalypse, p. 18). Depuis la fin des années 1980, peut-être accélérés par la mondialisation puis par la pandémie récente, les ressentiments abondent. Du terrorisme de masse au populisme antidémocratique via la désinformation ou les «infox», les symptômes persistants du ressentiment ne manquent pas.

Entre désarroi politique et social, l’émotion individuelle nourrit l’émoi collectif. L’accumulation de griefs antilibéraux instaure probablement le renouveau autoritaire et l’offensive contre la modernité démocratique héritée des Lumières et les acquis des droits individuels dans la vie privée. Comment comprendre autrement le tournant conservateur de la Cour suprême qui aujourd’hui «attaque les piliers progressistes des États-Unis»? Quels en seront les impacts symbolique et concrets en Europe? Quel est le périmètre vindicatif du ressentiment anti-démocratique dans la guerre de conquête que le président russe Vladimir Poutine mène depuis février en Ukraine?

Ressentiment envers la liberté humaine

Or, le ressentiment culmine plus d’une fois dans l’intolérance gratuite, aveugle et meurtrière envers la différence humaine. Pour s’en persuader, revoyons les 2 dernières et édifiantes minutes du road-movie «démocrate» de Denis Hopper Easy Rider (1969). Est-ce autre chose que son ressentiment envers la liberté humaine qui motive le «brave» paysan traditionaliste du Mississippi profond à abattre froidement à la Winchester depuis son pick-up les deux motards californiens Wyatt et Billy en quête de fraternité  et de sororité? Quelle est exactement la nature de sa haine meurtrière outre la conscience morbide de sa certitude identitaire qui n’autorise nulle concession altruiste?

Au bord d’un monde empli de nouveaux périls militaires, climatiques et antilibéraux, pour l’avenir des enfants qui en Ukraine payent le prix fort de la guerre injuste, comment la démocratie peut-elle combattre et déconstruire avec l’éducation et la culture les idéologies du ressentiment qui la menacent toujours plus ? Hors du bain de sang, il en va de son avenir.

 

 

A (re)lire: Philippe Burrin, Ressentiment et apocalypse. Essai sur l’antisémitisme nazi, Paris, Seuil. 2004.

Les Rencontres internationales de Genève consacrent leur session de septembre 2022 (lundi 26 à jeudi 29 inclus) au thème actuel de: Ressentiment. Péril et espoir démocratiques. Programme détaillé bientôt en ligne sur : http://www.rencontres-int-geneve.ch/

La Ligne de mire reprend courant août.