2440…1984…2001…2022…rendez-vous au futur du passé

 

E. Souvestre, Le Monde tel qu’il sera, 1846, “La vapeur substituée à la maternité”, p. 81

De la Renaissance au crépuscule des Lumières, hors de l’histoire, en atemporalité édénique, les utopies figent un monde inexistant. Celui du bonheur obligatoire et de l’égalité tyrannique des Utopiens sur l’île de nulle part (U-topos). Cet atoll souverain aux 54 cités que l’humaniste Thomas More imagine en 1516 (L’Utopie), tout en souhaitant avec lucidité que la société idéale n’advienne jamais.

Or, le scepticisme de la dystopie, soit l’anti-utopie du pire des mondes possibles, mine rapidement la chimère sociale et politique de la cité aux lois parfaites. Incompatible avec les libertés, le bonheur contraint est abominable, même dans le «meilleur des mondes possibles».

Houyhnhnms

En 1721, Swift donne ses lettres de noblesses à l’anti-utopie avec la satire pessimiste des Voyages de Gulliver: Géants ou lilliputiens, nobles ou bourgeois, riches et pauvres, mathématiciens ou militaires, femmes et hommes, tous sont égaux en orgueil et en sottise. Le bonheur social se situe au pays champêtre des Houyhnhnms. Ces robustes chevaux dotés de la parole socratique ignorent le mot guerre mais asservissent les humains loin du mal. Chez eux, Gulliver trouve réconfort et nostalgie.

Uchronie

Avant la Révolution de 1789, l’utopie devient volontiers uchronie. Le polygraphe rousseauiste Louis-Sébastien Mercier invente ce genre matriciel de l’anticipation politique. Son best-seller L’An 2440 où rêve s’il n’en fût jamais prédit en 1774 la réalisation des Lumières…au XXVe siècle grâce au peuple-roi et roi-philosophe. Dorénavant, le meilleur des mondes possibles n’est plus géographique mais devient temporel. Il se déplace dans le futur perfectible. L’histoire accomplit le progrès qu’envisagent les humains pour améliorer la cité du bien.

Machine d’allaitement à vapeur

Pourtant, le pessimisme dystopique corrompt l’espérance uchronique. La législation idéale devient le cauchemar de la tyrannie égalitaire. L’achèvement de l’histoire mène, en fait, au pire des mondes possibles. Celui de la ploutocratie, de l’individualisme ultime et du joug industriel qu’entrevoit en 1846 Émile Souvestre dans Le Monde tel qu’il sera: En l’an 3000, dans l’«île du Budget» et la «République des Intérêts-Unis»,  c’est «chacun chez soi, chacun pour soi». Si le machinisme remplace l’homme, une machine d’«allaitement à la vapeur» sustente les nouveau-nés dans la «Salle Jean-Jacques Rousseau» de l’«Université des Métiers-Unis». Les enfants en ressortent à l’âge de 18 ans…après avoir été «élevés sous cloches». La modernité progresse!

Le pire des mondes possibles

Aujourd’hui, nos rendez-vous en uchronie ou en dystopie ne manquent pas. Cette entrevue imaginaire est souvent futuriste dans une chronologie lointaine, encore ouverte. Au XXVe siècle, la promesse uchronique des Lumières va-t-elle se réaliser selon Mercier? L’an 3000 sera-t-il celui de la mondialisation ploutocratique et de l’individualisme exacerbé que déplore  Souvestre? Pourtant, le pire des mondes possibles n’a-t-il pas déjà dans le passé du futur?

1984

Longtemps, l’an 1984 dessinait la ligne de mire futuriste de l’avènement totalitaire et de la société de surveillance perpétuelles avec la figure de l’affable Big Brother que George Orwell campe dans son chef d’œuvre 1984 publié en 1949 contre le stalinisme. Trente-huit ans après 1984, si ce roman politique reste actuel dans le monde illibéral qui arrive, la puissance du contrôle social en Chine et ailleurs n’a rien à envier au paradigme dystopique d’Orwell.

2001

Tiré du roman éponyme d’Arthur C. Clarke, le long-métrage darwinien de Stanley Kubrick 2001, l’Odyssée de l’espace (2001: A Space Odyssey) illustre en 1968 le struggle for life des humains contre l’intelligence artificielle qui peut nous submerger. L’utopie de la connaissance infinie depuis la préhistoire y devient la fable philosophique du savoir létal car coupé de la conscience humaniste. Vingt-et-un ans après ce rendez-vous imaginaire de 2001 avec l’ordinateur HAL devenu dément et homicide par orgueil dans le vaisseau spatial U.S. Discovery One, comment actualiser cette dystopie intersidérale sur les conflits entre les intelligences humaines et cybernétiques?

2022

Canicule, effet de serre, épuisement des ressources, pollution, misère, surpopulation, barbarie sociale, répression policière et euthanasie d’État: l’humanité plonge en enfer dans la dystopie Make Room Make Room (1963) de l’écrivain américain Harry Harrison. Richard Fleischer en tire le film crépusculaire Soleil vert (Soylent Green, 1973) placé en…2022! À New York, la multinationale Soylent Industries nourrit les 44 millions d’habitants de la mégalopole chaotique avec des aliments artificiels. Par contre, les riches des ghettos sécurisés mangent encore des mets naturels. La nutrition détermine la domination politique, car la nourriture de synthèse provient secrètement…des cadavres récupérés dans les centres d’euthanasie obligatoire. En 2022, l’anthropophagie articule la gouvernance totalitaire dans un monde à bout de course, quand la nature nourricière n’est plus que le souvenir nostalgique de vieillards apeurés.

L’imaginaire du mal

1984, 2001, 2022 : trois dates centrales de nos imaginaires sociaux, trois rendez-vous temporels en dystopie! Trois problèmes de la modernité. L’imaginaire politique, cognitif et environnemental du pire des mondes possibles offre des expériences de pensée. Elles discréditent l’idéalisme utopique du meilleur des mondes possibles légué par les Lumières et enterré en 1932 par Aldous Huxley dans Brave New World (Le Meilleur des mondes). Big Brother en 1984 et HAL l’ordinateur dément en 2001 désignent le passé d’un univers longtemps futuriste. Or, le Soleil vert de 2022 est contemporain de notre monde actuel, épuisé et surchauffé.

Que faisons-nous? Est-ce suffisant de trier névrotiquement nos déchets et de pédaler d’arrache-pied sur des bicyclettes bientôt aussi onéreuses que des automobiles? D’ailleurs, celles-ci peuvent-elles continuer à dévorer impunément le bitume en asphyxiant le peuple des villes? La Cité des asphyxiés du Français Régis Messac, éprouvante dystopie voltairienne de 1937 sur la gouvernance politique par l’octroi de l’oxygène aux individus soumis, mérite ici relecture!

Dystopie: la chimère imaginaire de la fable conjecturale ou la leçon morale de notre culture politique? Un jeu de l’esprit ou un avertissement lucide dans la dévastation bientôt inexorable du présent? Renouer avec l’utopie d’un monde meilleur ancré dans le bien oblige à honorer le rendez-vous avec le pire des mondes possibles. Le remède n’est-il pas dans l’imaginaire du mal? État d’urgence en dystopie!

 

LDM : 88

Poésie du monde: je suis troublé, mais je ne sais pas pourquoi

 

«L’Afrique est ensablée, l’Europe est inondée»: Lars Von Trier, Element of Crime (1984)

Covid: première vague pandémique

Covid: seconde vague pandémique

Covid: troisième vague pandémique

Planète affolée: émissions de Co2 en pleine vigueur

Amérique du Nord, Canada: dôme de chaleur

Afrique : «Se dirige-t-on vers une catastrophe au Tigré?»

 

«Canicule en Australie, confinement à Hong Kong, ambulances au Portugal.»

«La température mondiale continue d’augmenter: l’été 2021, marqué par des incendies violents gigantesques, des températures records et des inondations, s’annonce comme le plus chaud jamais enregistré.»

On s’en jette un petit vite fait?

Allemagne, Belgique, Chine : destruction de masse par inondation

Brésil: déforestation

Californie: calcination

Méditerranée: combustion

Grèce: inflammation

Turquie: ignition

«Une vague de chaleur provoque un épisode de fonte « massive » des glaces au Groenland»

«Les SUV, deuxième cause du réchauffement climatique en France, selon WWF (40% des immatriculations)»

Irak : 52 degrés Celsius en Enfer (politique)

Migrants : déracinement suicidaire et embarquements naufrageurs sur rafiots de fortune

«Plus de 700 migrants secourus durant le week-end en Méditerranée»

«Les corps de 25 migrants retrouvés au large du Yémen»

 

Chine: répression kafkaïenne et contrôle social futuriste

Russie: canicule autoritaire

Europe: délire anti-vaccinal, peste antisémite, frémissements fascistes

Palestine: le statu quo! Quoi d’autre?

Afghanistan… à suivre!

On s’en jette un petit vite fait?

Poésie du monde global ou pesée globale du monde?

«Peine de mort : 88% des exécutions commises en Égypte, Iran, Irak et Arabie saoudite.»

«Amazon a dégagé 7,8 milliards de dollars (6,56 milliards d’euros) de bénéfice net au deuxième trimestre, 48% de plus qu’il y a un an.»

«Plus de 56 milliards de bénéfices: Apple, Google et Microsoft avalent le monde.»

«Le chiffre d’affaires des drogues dans le monde est estimé à 243 milliards d’euros.»

«L’ONG Oxfam alerte avec un nouveau rapport : la faim a de nouveau beaucoup progressé dans le monde. Elle tuait « habituellement » six personnes à la minute et elle menace dorénavant onze personnes à la minute, nettement plus que la Covid-19, sept personnes à la minute…»

On s’en jette un petit vite fait?

Covid : l’objectif de la 4e vague sera atteint en automne!

«Le variant Delta à l’assaut du monde arabe.»

«Selon les projections de l’Institut Pasteur, 50.000 enfants et adolescents pourraient être infectés chaque jour à partir de septembre

«Papa…le monde sera comment quand je serai plus grand?»/« Meilleur, moins crépusculaire. Plus fraternel. Il ne faut pas avoir peur! Mais les adultes doivent cesser de mentir devant l’accalmie qui s’en va!»

On s’en jette un petit vite fait?/Ouais, où t’as parqué ton SUV?

 

Joan Baez – I’m Troubled And I Don’t Know Why (BBC Television Theatre, London – June 5, 1965):

https://www.youtube.com/watch?v=RD3_A9TYggQ

Les dévore-bitume

https://bdoubliees.com/journalpilote/sfig1/mangebitume/mangebitume1.jpgInvention industrielle spectaculaire, maillon fort de l’économie capitaliste, la voiture a forgé les usages sociaux et les représentations collectives de liberté et d’émancipation contemporaines. Dans la culture cinématographique, évidemment lié aux grands espaces, le road movie en est l’illustration  la plus notoire. Or,  l’automobilocratie commença insidieusement au début des années 1970 … !

Nuit et jour, les dévore-bitume blessent la cité qu’ils abasourdissent. Dans une ville de poche comme Genève, où tout est joignable à moins de trente minutes de marche, la voiture y instaure l’enfer mécanique. Celui du struggle for life de la pseudo-mobilité automobile qui attise les conflits symboliques liés à l’apparence de la puissance motrice.

Enfoncer le champignon

L’automobile instaure le comportement de la verticalité mécanique qui menace et méprise l’horizontalité piétonne. En cela, elle fait écho à la culture équestre des sociétés d’ordre non démocratiques de l’Ancien Régime qui opposaient la prépotence cavalière à la soumission piétonnière: “tu marches, je te domine “!

Enfoncer le champignon, c’est mieux que marcher ou pédaler en ville. La culture de la vitesse contribue à la brutalisation de la police de la circulation qui pourtant se raréfie en se municipalisant hormis le contrôle du parking, manne financière liée à la saturation voiturière. Plus d’une fois, à observer le chaos automobile qui congestionne la cité aux heures de pointe, le surpuissant véhicule immaculé 4/4 – parfaitement inutile hors de la Sierre Madre mexicaine ou de la Sierra Nevada d’Andalousie – exacerbe l’instinct prédateur du conductrice/conducteur. Solitairement, il s’épingle au volant de la puissance motrice en prenant les trottoirs pour la dune saharienne et les parkings pour une piste amazonienne !

Que faire des fous au volant qui, quotidiennement, persistent à brûler les feux devenus rouges en se croyant sur la boucle des 500 Miles d’Indianapolis voire sur la ligne droite des Hunaudières aux 24 heures du Mans ? Avec quels arguments raisonner les Michel Vaillant de pacotille qu’exulte la puissance d’un moteur emballé ? De quelle manière neutraliser le terrorisme voiturier du chauffard urbain ? Comment accepter encore ces cohortes de véhicules en ville dont le seul passager est le conducteur ? Comment endiguer l’autocratie voiturière des dévore-bitume qui persistent à asphyxier la ville en s’y déplaçant pour un rien ? Où mettre la frontière morale et matérielle entre l’individualisme voiturier et l’intérêt commun des citadins suffoqués ?

Polluer

La pédiatre et pneumologue Jocelyne Just n’y va pas par quatre chemins, en ville : « La voiture, c’est l’ennemi », tout particulièrement pour les enfants dont les organes en croissance ressentent fortement la nocivité du trafic. Dans la majorité des villes européennes, les admissions pour troubles respiratoires dans les services d’urgence pédiatrique culminent avec les pics de pollution liés au trafic voiturier.

En effet, qui oserait encore en douter ? En milieu urbain, outre sa dangerosité létale lors d’accidents ou de « rodéos », la voiture est la première source de pollution. Cela est notoire depuis les études pionnières des années 1980. Elle y provoque 50% à 60% de la pollution atmosphérique mesurée. Aucun paramètre sanitaire ne vient aujourd’hui infirmer le diagnostic de la nocivité automobile, tout particulièrement durant les intempéries hivernales ou les canicules appelées bientôt à se multiplier. Face à cette évidence, la surdité politique devient malfaisante, notamment lorsque les phénomènes caniculaires devraient obliger à reconsidérer en toute urgence la légitimité du trafic automobile au cœur urbain.

Déconsidérés par le lobby automobile, maints rapports médicaux démontrent l’augmentation des pathologies chroniques – asthme, allergies, maladies auto-immunes, voire diabète par modification du « microbiome » intestinal – et la proximité du logis avec une voie automobile. Vivre près d’une artère à grand trafic, c’est prendre un énorme risque pathologique qui s’ajoute au stresse nerveux que provoque le roulis tintamarresque du Léviathan mécanique qui nous aliène.

Impasse

Endiguer la nocivité automobile en milieu urbain pour épargner notamment la santé des enfants ne sera jamais réglé par la seule police de la circulation avec son cortège de harcèlement, d’interdictions et de réglementations. Plus d’un dévore-bitume planifie d’ailleurs l’amende de police dans le budget automobile. Sortir rapidement de l’impasse insécuritaire et sanitaire dans laquelle la voiture individuelle plonge la cité oblige à une nouvelle culture urbaine. Une éducation inédite aux usages sociaux non mécanisés de la ville.

Entre capharnaüm mécanique et poussières insidieuses, les grandes voies pénétrantes en ville sont-elles encore tolérables ? Comment bannir de la ville les automobiles inadéquates à l’espace urbain en raison de leur puissance motrice ? Comment instaurer une pratique du déplacement urbain qui disqualifie tout déplacement automobile socialement inutile car inférieur à 10 kilomètres ? Que faire pour souffler en ville avec nos enfants sans l’excès de CO2 que quotidiennement distillent les mange bitume ? Comment remettre la voiture à sa place légitime d’auxiliaire de la mobilité ?

Arme de destruction massive

La tolérance politique envers le trafic voiturier frise le laxisme public au nom de la « liberté » individuelle du déplacement. Le confort respiratoire et la quiétude sonore doivent l’emporter sur l’enfer mécanique de la prédation automobile. Appuyée sur les enquêtes de santé publique, une levée de boucliers est-elle possible ? Pourrait-on bientôt rappeler à l’État régulateur du trafic que la sur-tolérance automobile en milieu urbain équivaudra à la non-assistance à personnes en danger : soit l’habitant de la ville (enfant ou adulte) qui suffoque de manière croissante devant l’offensive toujours recommencée des dévore-bitume.

Instaurons vite le sanctuaire urbain du confort respiratoire et sonore sans voiture individuelle. Une ville non mécanisée par l’intérêt limité du dévore-bitume permettrait de bannir cette arme de destruction massive qui augmente la vulnérabilité métropolitaine de l’environnement social.

Pour retrouver une ville à la dimension du pas humain, pour la sociabilité de proximité, pour une Venise globale, raisonnons les dévore-bitume !

Utopie négative, illustration de cette page, une remarquable bande dessinée toujours hélas d’actualité :

https://www.bdtheque.com/repupload/T/T_4597.JPG

Scénario Jacques Lob, dessins José Bielsa, Les Mange-bitume, Paris, Dargaud, mars 1974 (épuisé).

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