Genève: à nouveau, une librairie historique en moins

“Ceux qui aiment les livres ont souvent leurs habitudes dans les librairies dont ils conservent le secret.” Vincent Puente, Le Corps des librairies. Histoire de quelques librairies remarquables et autres choses, éditions La Bibliothèque, Paris, 2015, p. 1.

 

 

Après la fête du salon du livre, à nouveau la mort annoncée d’une  librairie à Genève, le Rameau d’or.

Une libraire chaleureuse qui est restée 45 ans au service du livre, de la littérature et des sciences humaines. Un havre intellectuel de paix dans un quartier où frappe, comme ailleurs à Genève, la prédation immobilière qu’escortent la horde automobile et la disparition des locataires.

Rappel: Genève a été très longtemps une ville étonnamment riche en matière de commerce du livre moderne et ancien. Depuis le XIXe siècle, imprimeurs, éditeurs et libraires, plusieurs dynasties familiales tiennent le haut du pavé de la libraire genevoise, fierté culturelle et économique des autorités politiques de la cité, véritable citadelle des imprimés depuis la Réforme, atelier typographique de l’Europe au XVIIIe siècle. Dans les années 1960-1970, un promeneur amoureux du livre n’avait que l’embarras du choix avec  les 46 librairies de Genève, sans compter les dizaines d’« Agences de journaux » Naville, où s’achète la presse bigarrée du monde entier. Le monde d’avant -comme on dit. La librairie est une passion démocratique.  Or, quand les librairies meurent, la cité devient sénile.

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Frédéric Saenger,  directeur du Rameau d’Or, nous écrit:

Chères amies, chers amis, clientes et clients, de notre cher Rameau d’Or:

(…)C’est avec beaucoup d’émotion que je m’adresse à vous aujourd’hui pour vous annoncer la fermeture de notre librairie bien-aimée. Ou ce que j’espère, sa mise en sommeil. Depuis des années, le Rameau d’Or a été le lieu de rassemblement de notre communauté, le cœur battant de notre amour pour les livres, les histoires et la littérature. Et c’est avec tristesse et après avoir mûrement réfléchi que nous avons été obligés avec Andonia Dimitrijevic, la propriétaire du Rameau d’Or et fille de son fondateur, de prendre la décision de bientôt fermer ses portes.

Quarante-cinq ans pour la la littérature et les sciences humaines

Depuis 45 ans, le Rameau d’Or a été un lieu de rencontre, de partage et de découverte. Il a été le point de départ de nombreuses aventures littéraires, le refuge de ceux qui cherchaient à s’évader du quotidien et à se plonger dans des mondes imaginaires. Le lieu de rencontres entre des gens venus de tous horizons, de toutes cultures et de toutes générations, un lieu où des amitiés ont été nouées, des idées échangées et des projets lancés. Mais vous le savez, le Rameau d’Or a également été confronté à de nombreux défis au fil des ans. Il a dû faire face à la concurrence des géants du commerce en ligne, à la baisse des ventes de livres physiques, à l’évolution des modes de consommation et à la pandémie qui a frappé le monde entier. A cela s’ajoutent plusieurs embûches et quelques malveillances (…).  Aujourd’hui, le dernier coup de massue arrivé en fin d’année vient des propriétaires de l’immeuble dans lequel se trouve la librairie. Ceux-ci se réapproprient les lieux et poussent à la sortie une partie des locataires. Et je comprends mieux pourquoi toutes nos demandes de travaux de rénovation et d’aménagement pour redynamiser le Rameau nous étaient systématiquement refusées. Nos négociations avec la régie nous permettent de rester jusqu’à fin Avril, peut-être Mai. Contrairement à d’autres locataires, nous avons décidé de ne pas entreprendre d’action en justice, cela ne ferait que retarder une décision qui est déjà prise par eux et nous ne sommes pas en position financière pour nous permettre de continuer sereinement.

Rester à flot

Nous avons tout essayé pour maintenir notre librairie à flot, pour la faire prospérer et pour continuer de partager notre passion pour les livres avec vous. Depuis mon arrivée j’ai réussi à assainir une bonne partie de la situation financière qui était catastrophique, en cherchant toutes les solutions possibles et au prix de nombreux sacrifices notamment personnels.Vous chers clients, amis, nous avez aidé grandement, par exemple lors du crowdfunding de Noël 2020 qui avait remporté un succès fantastique, nous permettant de passer un cap très difficile au sortir de mois de confinement. Pour enchaîner malheureusement tout de suite après avec le deuxième confinement de début 2021. Je vous serai éternellement reconnaissant et vous remercie à nouveau pour votre gentillesse, votre soutien. Soutien de tous les jours, avec vous clients fidèles ou de passage, parfois adhérents de l’association des Passeurs du Rameau d’Or. Nous avons encore besoin de vous jusqu’à fin Avril. Tout doit disparaître, nous devons vendre un maximum de nos livres pour pouvoir payer une partie de nos charges, nos fournisseurs et créanciers restants. A cet effet, nous organisons de grandes soldes entre 20 et 50%. Venez, profitez de faire une razzia, parlez-en autour de vous, cela nous aidera énormément.

Havre culturel

Je sais que pour beaucoup d’entre vous, cette nouvelle est un coup dur. Vous avez peut-être grandi dans cette librairie fondée par le grand Vladimir Dimitrijevic, vous y avez passé des heures, vous avez acheté des centaines de livres, vous y avez trouvé des amis et des mentors. Vous vous êtes peut-être réfugiés dans ses rayons lors de moments difficiles, vous y avez cherché des réponses à vos questions, vous y avez rêvé d’autres mondes et d’autres vies.Cette librairie a été plus qu’un simple commerce pour vous, elle a été un havre de culture et de paix. La culture est une passion qui nous est commune, un feu qui brûle en nous et qui nous pousse à explorer, à apprendre, à imaginer et à créer. Et c’est pourquoi je vous invite à poursuivre votre passion pour les livres et à continuer de soutenir les librairies indépendantes, les bibliothèques et les organisations qui défendent la lecture et l’éducation.Je tiens à remercier chacune et chacun d’entre vous pour votre soutien, votre engagement et votre amitié au fil des ans. Nous avons partagé des moments extraordinaires dans notre Rameau d’Or, des moments qui resteront gravés dans nos mémoires et dans nos cœurs. Nous avons créé une communauté de passionnés de culture, une communauté qui continuera de vivre et de prospérer même après la fermeture. Je tiens également à remercier chaleureusement tous celles et ceux qui ont contribué à la vie de notre librairie au fil des ans, nos prédécesseurs, nos employé.e.s dévoué.e.s et nos stagiaires. Je suis fier de chacune d’entre elles, de chacun d’entre eux et je sais que leur passion pour la culture continuera de les guider dans leurs futurs projets. Un grand merci à Lucas mon fidèle et efficace collaborateur, merci pour son soutien, son travail, sa culture littéraire et ses talents de graphistes hors pair.

Lien social

La fin de la mission sociale que je m’étais donnée manquera tant elle était utile. Depuis un an et demi j’ai reçu avec un grand succès une vingtaine de stagiaires qui étaient des jeunes déscolarisés ou des personnes ayant été victimes de burn-out dans leurs précédentes professions. Le cadre bienveillant du Rameau d’Or permit à l’immense majorité d’entre elles et eux de repartir plus confiants, heureux et même avec l’envie de reprendre des études ou une formation littéraire. Je suis également reconnaissant envers les auteurs et les éditeurs, les différents artistes qui nous ont soutenus et que nous avons soutenu tout au long de notre parcours. Il serait trop long de vous citer toutes et tous et je ne veux pas faire de tort en en oubliant certains. Vous savez comme vous avez comptés pour nous.En trois ans et demi, nous avons organisé plus d’une centaine de rencontres culturelles avec des auteurs, des poètes, des philosophes, des photographes, des musiciens… J’ai adoré interviewer la plupart d’entre vous.Des rencontres culturelles ouvertes à tous, pour tous, gratuites pour 95% d’entre elles. Je remercie aussi nos fournisseurs, notre fantastique nouvelle fiduciaire, nos partenaires, et nos amis. Merci à la Fondation Palm qui croit en nos projets présents et futurs. Un merci spécial pour nos voisins et amis, les galéristes de la magnifique galerie Mottier, Roberto et Alexandre. Merci pour toutes nos conversations et votre soutien. Merci à l’ensemble des commerçants du Boulevard Georges-Favon, ce quartier se vide, tenez bon! Un énorme merci aux Passeurs du Rameau d’Or, en adhérant à l’association que nous avons créée il y a deux ans vous nous avez montré votre fidélité et votre amitié. Un grand merci aux membres de son comité, Francesco, Sophie, Roland et plus particulièrement Marcel son trésorier, fer de lance et ami. Un gros et beau merci aux donatrices et donateurs en tous genres.Un merci plein de gratitude aux étudiants de l’UOG et aux bénévoles pour le rangement, l’archivage de notre sous-sol, l’inventaire, pour tout ce qui reste à venir. Et pour le débat public et philosophique sur Ulysse. Un infini merci à mes amis Nadia et Fernando pour leur aide précieuse lors de nos soirées culturelles, les apéritifs étaient parfaits grâce à eux, ainsi que tout le travail sur les réseaux sociaux. Merci beaucoup à Mabel et Sofia pour leur aide administrative. Merci à ma famille pour m’avoir épaulé. Merci à mes amis d’avant et à ceux que je me suis fait ici.Un merci éternel pour Sophie F. que vous avez croisée à de nombreuses reprises au Rameau d’Or. Elle est l’une des responsables de l’Université Ouvrière de Genève et une locomotive solaire. Merci pour toute son aide prodigieuse, son soutien extraordinaire et merci de faire partie de ma vie. Un dernier merci pour Andonia Dimitrijevic qui m’a remis les clefs du Rameau à la fin de l’année 2019. En apprenant qu’il aurait dû fermer définitivement à ce moment-là, je lui avais proposé de mettre ma vie de côté pendant un an et venir tenter de trouver des solutions pour le sauver. Je pensais réussir mais deux mois après est arrivé le Covid qui a tout chamboulé. Je ne suis pas un magicien m’a-t-elle dit, mais un médecin-urgentiste qui a tout fait pour le soigner et le protéger. Nous avons travaillé pour faire du Rameau d’Or un lieu spécial, un lieu où les livres étaient plus qu’un simple produit, un lieu où les gens étaient plus qu’une simple clientèle. Nous avons construit une famille de passionnés de culture, une famille qui continuera de s’épanouir et de grandir même après la fermeture de notre librairie. Je tiens à vous remercier, chères amies et chers amis de la librairie, pour votre soutien et votre loyauté au fil des ans. Nous sommes reconnaissants de vous avoir eu à nos côtés pour ce voyage, et nous sommes honorés d’avoir partagé notre passion pour la littérature avec vous. Nous sommes tristes de partir, mais nous sommes également enthousiastes pour la suite de notre aventure. Nous sommes convaincus que de grandes choses nous attendent à l’horizon, et nous sommes prêts à les affronter avec courage et détermination. Fort de mes expériences professionnelles et extra-professionnelles, je garde à l’esprit le projet que j’ai depuis mon arrivée, celui d’un véritable centre culturel et tous vos témoignages enthousiastes me pousse à persévérer dans ce sens.

 Mort ou mise en sommeil?

Enfin, je tiens à vous rappeler que la mise en sommeil du Rameau d’Or ne signifie pas la fin de notre histoire. Nous avons écrit ensemble de nombreuses pages dans le livre de la littérature, des pages remplies de passion, d’amour et de créativité. Et même si cette histoire se termine aujourd’hui, nous aurons je l’espère la possibilité de continuer à écrire de nouveaux chapitres ensemble, ailleurs. N’hésitez pas à nous contacter si vous avez des idées de lieux.Demain sera le Dimanche des Rameaux, ayez, je vous prie, une petite pensée pour nous.Ensemble, nous aurons la possibilité de continuer à partager notre passion pour les livres, à inspirer les générations futures et à créer un monde plus riche, plus diversifié et plus humain grâce à la culture. C’est aussi la raison de mon engagement politique récent comme candidat au Grand Conseil pour pouvoir faire valoir mes valeurs humanistes pour une culture qui nous élève, nous interroge et nous divertit, pour toutes et tous. Cette culture doit être représentée partout.Je vous remercie du fond du cœur pour votre soutien, votre compréhension et votre amour pour le Rameau d’Or. Je vous souhaite à tous une vie remplie de livres, de rêves et de découvertes. Et je vous invite à continuer de chercher la beauté, la vérité et la sagesse dans les pages des livres, et à transmettre cette passion à ceux qui vous entourent. Car la littérature est une lumière qui brille en chacun de nous, une lumière qui illumine notre chemin et qui nous guide vers un monde meilleur. Je suis fier de tout ce que nous avons accompli ensemble et je suis convaincu que nous avons semé des graines de passion, de créativité et de curiosité qui continueront de fleurir dans les années à venir. Je vous souhaite le meilleur pour l’avenir et je suis impatient de vous retrouver ailleurs. Je conclurai par mes mots de fin des soirées culturelles du Rameau d’Or: communiquons, communions, levons-nous et de manière plus poétique, pour plus d’harmonie et de sagesse, soyons comme l’allumeur de réverbères du Petit Prince qui parcourt une planète folle et irresponsable; allons dans les sentiers, prônons l’Amour, soutenons les artistes, la culture sous toutes ses formes, lisons des livres et allumons sans cesse nos lumières et celles des autres.Avec toute mon affection et ma gratitude,Frédéric Saenger

La disparition de Quick et Flupke. La ville n’est plus faite pour les enfants.

PODA (Arsène Doyon–Porret), “L’enfant dans la ville”, feutre et crayon de couleurs, 21 x 30 cm, 2 décembre 2022.

Récemment, le Ministère de l’intérieur (France) évoque les «risques de la rue» pour les enfants. L’injonction sécuritaire est préventive et alarmiste:

Dès qu’il est en âge de comprendre, apprenez à votre enfant les règles élémentaires lui permettant de traverser la rue en toute sécurité./Dissuadez-le de jouer aux abords de la chaussée./Faites en sorte qu’il ne soit jamais seul. Faites-le accompagner par une personne de confiance./Apprenez-lui les règles élémentaires de la circulation à vélo.

Ainsi, la ville n’est plus faite pour les enfants. La «surautomobilisation» urbaine est non seulement une plaie sociale et environnementale, mais aussi le fléau de l’enfance pédestre ou cyclo-mobile. Les rues se vident des fillettes et des garçonnets. «Où sont passés les enfants des villes?» demande récemment l’éditorialiste du Monde Clara Georges (14 septembre 2022). Elle ajoute : «on ne voit quasiment plus d’enfants seuls dans la rue. Pour aller à l’école, 97 % des élèves d’élémentaire sont accompagnés.»

Aux abords des écoles genevoises, bardées du gilet jaune fluorescent, les inflexibles et dignes patrouilleuses scolaires réfrènent -parfois difficilement- la prédation mécanique des SUVistes qui continuent de confondre les passages jaunes avec l’anneau gris d’Indianapolis, malgré les panneaux visibles de limitation de vitesse. Mille incidents quotidiens émaillent l’existence piétonne des plus petits quand ils se déplacent encore seuls entre l’école et le logis. Même sur les trottoirs. La mécanisation automobile a changé la physionomie urbaine. La ville a perdu les visages rieurs de l’enfance. Comment aujourd’hui un enfant peut-il courir les rues, battre les pavés et fendre les foules, hors de la prédation mécanique?

La disparition de Quick et Flupke

«Quick et Flupke, gamins de Bruxelles». Le célèbre duo de polissons est dessiné et publié par Hergé dès le 23 janvier 1930 dans les pages du journal Le Petit Vingtième, avant la mise en albums en noir blanc (1930-1940), puis en couleurs (1949-1969). Quick, l’ainé, le garçonnet hardi aux cheveux bruns, avec son bonnet foncé et son col roulé (rouge dans les versions colorées en 1949). Flupke, le plus petit, blond, parfois gauche, avec son manteau (vert dès 1949).

Si la rue leur appartient, ils sont constamment sous l’œil paternaliste, réprobateur ou parfois complice de l’Agent 15. Casque et grosse moustache, sosie des deux détectives Dupond-t, cet îlotier chaplinesque veille au grain de l’ordre public que malmènent les deux galopins farceurs. Agent de proximité, l’Agent 15 surveille et parfois punit!

Autant Tintin est un aventurier cosmopolite qui sillonne la planète, autant les deux garçonnets sont ancrés en ville. Une ville populaire et bourgeoise. Des centaines de vignettes peignent leurs exploits urbains dans le quartier industrieux et populaire des Marolles à Bruxelles, entre le pharaonique palais de justice dû à l’architecte Joseph Poelaert et l’église de la Chapelle.

Innocence et espiègleries de Quick et Flupke

Le temps turbulent de l’enfance est citadin. Nuit et jour, il se décline pour Quick et Flupke entre le logis familial, les rues, les places publiques avec ou sans monument, les terrains vagues, les squares, les fêtes foraines, les chantiers, les terrasses de bistrots, les musées et l’école, avec de rares excursions campagnardes, de temps à autre pour camper en bons scouts, parfois aux sports d’hiver ou balnéaires, d’autres fois pour regarder les trains ou les vaches, voire jusqu’en Écosse afin d’observer le monstre du Loch Ness.

La ville est un théâtre du jeu enfantin

La ville est un théâtre ludique. Les garnements des Marolles multiplient les illégalismes, les facéties et les malices irrévérencieuses. Ils font feu de tout bois: tir à l’arc dans le chapeau d’un passant vengeur; batailles homériques de boules de neige; dénichage de merles; affichages sauvages et détournements d’affiches; bravades et provocations répétées de l’Agent 15 (catapultages d’objets divers, cigares explosifs; courses-poursuite; etc.); escalade d’une statue; acrobaties cyclistes; partie de luge; bris de carreaux dignes des films burlesques; jets de lasso qui finissent mal; foot sur les terrains vagues; etc. Le rue devient parfois une piste de ski. La rue est le théâtre de l’enfance dans l’attente de l’aventure.

L’essentiel est ailleurs

Le monde irrévérencieux des farceurs Quick et Flupke est celui d’une ville familière. Une cité bien disparue, enfouie aujourd’hui dans la mémoire enfantine. Une ville où la sociabilité piétonne prime et l’emporte encore un moment sur les menaces mécaniques, pourtant toujours plus vives, chaque jour plus acérées, attisées aussi par les kamikaze en trottinettes électriques. Une ville où les îlotiers veillent et protègent comme toute bonne police de proximité. L’Agent 15 réprimande paternellement les galopins, parfois en les menant par l’oreille chez le «commissaire». Il les sanctionne et les rabroue, mais il joue aussi aux billes avec eux. En grommelant, il les rappelle à l’ordre, mais quand il confisque leur fronde… c’est pour mieux l’utiliser.

La métaphore urbaine

Quick et Flupke: nous lisons moins une série réaliste qu’une métaphore en vignettes de l’idéal urbain, de la bonne ville à échelle humaine, des rapports sociaux d’interconnaissance. Une ville aimable où peuvent vivre les enfants qui s’y émancipent. Une cité fraternelle où la police cesse de sentir “assiégée” (je vous demande bien pourquoi?) et ne se borne plus à fendre les avenues, toute sirène hurlante, mais, parfois, s’arrête pour aider un enfant à traverser la rue que sillonnent les SUVistes impénitents.

La ville a besoin d’une culture policière de la bienveillance îlotière de proximité. La ville a besoin d’une culture automobile en répit voire en repli. A quand le retour de Quick et Flupke, ce duo de l’enfance joyeuse?

Bruxelles, quartier des Marolles, fresque disparue (photo MP).

Michel Porret vient de publier av. Frédéric Chauvaud: Le procès de Roberto Rastapopoulos, Georg, 2022.

https://www.fabula.org/actualites/111517/frederic-chauvaud-michel-porret-dir-le-proces-de-roberto-rastapopoulos.html

 

2440…1984…2001…2022…rendez-vous au futur du passé

 

E. Souvestre, Le Monde tel qu’il sera, 1846, “La vapeur substituée à la maternité”, p. 81

De la Renaissance au crépuscule des Lumières, hors de l’histoire, en atemporalité édénique, les utopies figent un monde inexistant. Celui du bonheur obligatoire et de l’égalité tyrannique des Utopiens sur l’île de nulle part (U-topos). Cet atoll souverain aux 54 cités que l’humaniste Thomas More imagine en 1516 (L’Utopie), tout en souhaitant avec lucidité que la société idéale n’advienne jamais.

Or, le scepticisme de la dystopie, soit l’anti-utopie du pire des mondes possibles, mine rapidement la chimère sociale et politique de la cité aux lois parfaites. Incompatible avec les libertés, le bonheur contraint est abominable, même dans le «meilleur des mondes possibles».

Houyhnhnms

En 1721, Swift donne ses lettres de noblesses à l’anti-utopie avec la satire pessimiste des Voyages de Gulliver: Géants ou lilliputiens, nobles ou bourgeois, riches et pauvres, mathématiciens ou militaires, femmes et hommes, tous sont égaux en orgueil et en sottise. Le bonheur social se situe au pays champêtre des Houyhnhnms. Ces robustes chevaux dotés de la parole socratique ignorent le mot guerre mais asservissent les humains loin du mal. Chez eux, Gulliver trouve réconfort et nostalgie.

Uchronie

Avant la Révolution de 1789, l’utopie devient volontiers uchronie. Le polygraphe rousseauiste Louis-Sébastien Mercier invente ce genre matriciel de l’anticipation politique. Son best-seller L’An 2440 où rêve s’il n’en fût jamais prédit en 1774 la réalisation des Lumières…au XXVe siècle grâce au peuple-roi et roi-philosophe. Dorénavant, le meilleur des mondes possibles n’est plus géographique mais devient temporel. Il se déplace dans le futur perfectible. L’histoire accomplit le progrès qu’envisagent les humains pour améliorer la cité du bien.

Machine d’allaitement à vapeur

Pourtant, le pessimisme dystopique corrompt l’espérance uchronique. La législation idéale devient le cauchemar de la tyrannie égalitaire. L’achèvement de l’histoire mène, en fait, au pire des mondes possibles. Celui de la ploutocratie, de l’individualisme ultime et du joug industriel qu’entrevoit en 1846 Émile Souvestre dans Le Monde tel qu’il sera: En l’an 3000, dans l’«île du Budget» et la «République des Intérêts-Unis»,  c’est «chacun chez soi, chacun pour soi». Si le machinisme remplace l’homme, une machine d’«allaitement à la vapeur» sustente les nouveau-nés dans la «Salle Jean-Jacques Rousseau» de l’«Université des Métiers-Unis». Les enfants en ressortent à l’âge de 18 ans…après avoir été «élevés sous cloches». La modernité progresse!

Le pire des mondes possibles

Aujourd’hui, nos rendez-vous en uchronie ou en dystopie ne manquent pas. Cette entrevue imaginaire est souvent futuriste dans une chronologie lointaine, encore ouverte. Au XXVe siècle, la promesse uchronique des Lumières va-t-elle se réaliser selon Mercier? L’an 3000 sera-t-il celui de la mondialisation ploutocratique et de l’individualisme exacerbé que déplore  Souvestre? Pourtant, le pire des mondes possibles n’a-t-il pas déjà dans le passé du futur?

1984

Longtemps, l’an 1984 dessinait la ligne de mire futuriste de l’avènement totalitaire et de la société de surveillance perpétuelles avec la figure de l’affable Big Brother que George Orwell campe dans son chef d’œuvre 1984 publié en 1949 contre le stalinisme. Trente-huit ans après 1984, si ce roman politique reste actuel dans le monde illibéral qui arrive, la puissance du contrôle social en Chine et ailleurs n’a rien à envier au paradigme dystopique d’Orwell.

2001

Tiré du roman éponyme d’Arthur C. Clarke, le long-métrage darwinien de Stanley Kubrick 2001, l’Odyssée de l’espace (2001: A Space Odyssey) illustre en 1968 le struggle for life des humains contre l’intelligence artificielle qui peut nous submerger. L’utopie de la connaissance infinie depuis la préhistoire y devient la fable philosophique du savoir létal car coupé de la conscience humaniste. Vingt-et-un ans après ce rendez-vous imaginaire de 2001 avec l’ordinateur HAL devenu dément et homicide par orgueil dans le vaisseau spatial U.S. Discovery One, comment actualiser cette dystopie intersidérale sur les conflits entre les intelligences humaines et cybernétiques?

2022

Canicule, effet de serre, épuisement des ressources, pollution, misère, surpopulation, barbarie sociale, répression policière et euthanasie d’État: l’humanité plonge en enfer dans la dystopie Make Room Make Room (1963) de l’écrivain américain Harry Harrison. Richard Fleischer en tire le film crépusculaire Soleil vert (Soylent Green, 1973) placé en…2022! À New York, la multinationale Soylent Industries nourrit les 44 millions d’habitants de la mégalopole chaotique avec des aliments artificiels. Par contre, les riches des ghettos sécurisés mangent encore des mets naturels. La nutrition détermine la domination politique, car la nourriture de synthèse provient secrètement…des cadavres récupérés dans les centres d’euthanasie obligatoire. En 2022, l’anthropophagie articule la gouvernance totalitaire dans un monde à bout de course, quand la nature nourricière n’est plus que le souvenir nostalgique de vieillards apeurés.

L’imaginaire du mal

1984, 2001, 2022 : trois dates centrales de nos imaginaires sociaux, trois rendez-vous temporels en dystopie! Trois problèmes de la modernité. L’imaginaire politique, cognitif et environnemental du pire des mondes possibles offre des expériences de pensée. Elles discréditent l’idéalisme utopique du meilleur des mondes possibles légué par les Lumières et enterré en 1932 par Aldous Huxley dans Brave New World (Le Meilleur des mondes). Big Brother en 1984 et HAL l’ordinateur dément en 2001 désignent le passé d’un univers longtemps futuriste. Or, le Soleil vert de 2022 est contemporain de notre monde actuel, épuisé et surchauffé.

Que faisons-nous? Est-ce suffisant de trier névrotiquement nos déchets et de pédaler d’arrache-pied sur des bicyclettes bientôt aussi onéreuses que des automobiles? D’ailleurs, celles-ci peuvent-elles continuer à dévorer impunément le bitume en asphyxiant le peuple des villes? La Cité des asphyxiés du Français Régis Messac, éprouvante dystopie voltairienne de 1937 sur la gouvernance politique par l’octroi de l’oxygène aux individus soumis, mérite ici relecture!

Dystopie: la chimère imaginaire de la fable conjecturale ou la leçon morale de notre culture politique? Un jeu de l’esprit ou un avertissement lucide dans la dévastation bientôt inexorable du présent? Renouer avec l’utopie d’un monde meilleur ancré dans le bien oblige à honorer le rendez-vous avec le pire des mondes possibles. Le remède n’est-il pas dans l’imaginaire du mal? État d’urgence en dystopie!

 

LDM : 88

Monsieur Lumière

 

© Arsène Doyon–Porret PODA/(crayon de couleurs, papier extra-blanc 75 g/m²; février 2021): Monsieur Lumière.

Les Mystères de Genève I

Avez-vous aperçu Monsieur Lumière?

Oui ou non?

Tout autour de minuit et même avant, dans la ville que meurtrit la démocratie sanitaire, en bas de la colline de Saint-Jean, sur le pont de la Coulouvrenière, proche de l’hôtel désuet des Tourelles, voire à la rue des Terreaux-du-Temple, on croise parfois Monsieur Lumière.

On est vraiment chanceux!

Monsieur Lumière!

Ce raffiné sexagénaire vêtu comme un clergyman que drape une cape à la Zorro. Un peu courbé. Coiffé d’un insolite sombrero malmené. En plein hiver! D’épais lorgnons atténuent la pâleur du visage clownesque, un tantinet soucieux.

Au dos, le havresac d’un autre âge pèse lourd.

Par-dessus l’éclat du pince-nez, Monsieur Lumière vous jette en passant un regard malicieux que le vôtre intrigue ou irrite.

Monsieur Lumière est pressé. Assez pressé.

Un besoin impérieux le guide.

Il chemine d’un pas alerte comme un seul homme. Vers l’horizon de la ville alarmée.

Car Monsieur Lumière est au travail.

Oui, au travail!

C’est un promeneur concentré. C’est un flâneur qui ne flâne pas. C’est un badaud qui ne lanterne pas!

S’il se ballade, ce n’est pas pour rien.

Monsieur Lumière lit.

Une cordelette suspend à sa nuque un lutrin portatif. Recouvert d’un velours profond.

Au bord du pupitre mobile, se dresse une fine lampe de lecture.

Elle sursaute au rythme des pas de Monsieur Lumière.

L’incandescence halogène irradie l’ouvrage béant que Monsieur Lumière a posé sur l’écritoire. Il le tient d’une main. Près de quelques feuilles de notes.

Son autre main tient un stylo.

Dans l’auréole blanche du fragile luminaire.

Monsieur Lumière est un passant-lecteur.

Ce séraphin nocturne au lampion porte la flamboyance du livre dans la ville des librairies endeuillées.

Sous la Lune, un livre absorbe l’attention de Monsieur Lumière.

«Que lisez-vous donc Monsieur Lumière?»

Poésie romantique, roman réaliste, facétie pornographique, monographie historique ou traité philosophique?

Arrêt… silence… regard perplexe… courtoisie.

Silence.

Monsieur Lumière reprend son chemin, absorbé en lecture.

Songeur peut-être.

Le voilà qui s’estompe dans les pénombres du pont embrumé.

Le nimbe du secrétariat mobile ourle les ténèbres.

Sacré Monsieur Lumière!

À bientôt au bout de la nuit?

LM 68

Le Grand asservissement

 

 

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Dans le sédiment du silence et les bruits de la fortune.

Aux enfants blottis dans le cœur de la vie ou le ventre de leurs mères.

À tous ceux apaisés devant la menace armée.

Complices du rire, des nuages et des oiseaux : accaparons l’aurore !

 

L’épuisant moment pandémique du COVID 19 restera comme le temps exemplaire d’instauration politique de l’État sanitaire et sécuritaire en régime démocratique et libéral.

Par sécurité : partout, l’impératif préventif scande l’espace public et devient le refrain social de la ville meurtrie.

La ville meurtrie avec l’héroïsme hospitalier.

Certains nomment cette période précautionneuse : « état de guerre ». Ils oublient que la guerre implique la volonté humaine belliciste, le déterminisme non naturel, la stratégie rationnelle, le concept offensif, le savoir-faire balistique.

Isolement domiciliaire (hâtivement nommé « confinement ») volontaire voire obligatoire, couvre-feu, état d‘urgence, laisser-passer, réduction de la libre-circulation des individus : avec le renforcement périmétral du contrôle social, la fin du mal pandémique justifie tous les moyens pour le contenir. Une politique souvent improvisée d’endiguement qui libère les empoignades et les résistances hétéroclites, sectorielles, libertaires, parfois « anti-complotistes ».

Le miasme affole

L’extension croissante du télétravail et des affligeantes « zoom-relations » accentuent la décomposition de la sociabilité la plus sommaire, celle de la démocratie.

En présentiel (vocable insensé) ou à distance ?

La clôture des lieux de vie coutumière renforce ce désarroi social.

Le « geste-barrière » disqualifie le « geste-de bienvenue ». Il dénigre l’hospitalité. Il normalise l’écartement au loin du corps, à nouveau incarnation du mal. L’ordre comportemental en pandémie légitime la défiance réciproque.

Nous vivons de reculade en reculade ! Stricto sensu.

La contagion rôde.

Elle s’éternise avec le cortège morbide de la vulnérabilité sanitaire.

La fraternité de l’embrassade dégoûte.

Le baiser tourmente.

Le souffle de l’autre répugne.

Le miasme affole.

Le postillon terrifie.

La sueur palmaire épouvante.

Astiquons, brossons, décapons, décrassons, javellisons, lessivons : qu’advienne l’Ère du suprême hygiénisme.

Le mal mine la ville navrée dans l’état sanitaire.

Que dire des faméliques masqués aux dispensaires de la dernière chance ?

Que dire des comblés démasqués dans les SUV anachroniques ?

Et les ribambelles enfantines à visages découverts  sur les préaux ?

Et les oiseaux argentins dans le ciel crépusculaire ?

On voit vos narines !

Avec son masque mal ajusté, l’ennemi public tousse, éternue, se mouche sans plier le coude. Pire, il néglige de purifier ses mains en entrant au supermarché. Sur le quai de gare, devenu agent sanitaire casqué et masqué, le pandore ferroviaire  sanctionne vertement, le majeur menaçant :

« Eh vous là-bas ! Votre masque est de travers ! On voit vos narines ! On sent votre souffle !! Circulez !!! » (Gare de Lausanne, jeudi matin 19 novembre, vers 10 heures).

Suspect habituel. Individu inconscient. Œil de la police.

Suspect du régime sanitaire ou avatar du « boute-peste », tant redouté durant les pandémies de l’Ancien régime ?

Chirurgical ou à la mode, de tissu, de papier ou en plexiglas, le masque facial, nommé parfois muselière sanitaire, condamne le visage à découvert.

Le visage dévoilé que refusent à la fois les  justiciers (Zorro), les supers héros (Batman) et les supers criminels (Fantômas). Ils agissent à visages  masqués. Ils suscitent l’effroi pour sidérer l’adversaire et jouir de l’impunité.

Nous nous masquons pour profiter de la vie. C’est ainsi !

Boostant le capitalisme sanitaire comme le fera le vaccin, le gel hydro-alcoolique instaure la société morbide de la suspicion universelle.

Vivement le dégel pandémique de tous les abandons.

L’ère insalubre remplace le temps démocratique du flux social et de l’insouciance gestuelle et charnelle.

Le temps béni du flux et du reflux quand le bain de foule redevient un petit bonheur social.

Social-zoom !

Actuellement, les moins optimistes s’alarment.

Les plus lucides mettent en garde.

Les grincheux grinchent.

Tous parient sur la montée inexorable de l’assujettissement généralisé qu’oblige la gestion politique de la pandémie.

Selon eux, la contamination biologique de l’ennemi invisible précède la pestilence politico-sociale du Grand asservissement.

On pourrait le qualifier comme le contrat social dévoyé par la peur et l’insécurité : « La peur est le plus puissant des moteurs. La peur transforme les hommes. Elle peut les détruire, ou bien les rendre invulnérables. La peur dope les esprits, ou les réduit en bouillie. Elle est instrument d’asservissement, elle n’a pas de limite. Qui contrôle la peur, contrôle l’homme, voire des foules entières » (Maxime Chattam).

Impératif de l’imaginaire « risque zéro »: l’excessive exigence sociale de sécurité gommera bientôt les libertés fondamentales.

Le Grand asservissement politico-biologique illustre la condition non citoyenne des dystopies sécuritaires du contrôle social radical de l’individu confiné dans le pire des mondes possibles.

Pour s’en convaincre :

(re)lisons le chef-d’œuvre trop oublié La Kallocaïne que l’ingénieuse et désespérée écrivaine suédoise Karin Boye (1900-1941) publie en 1940, un peu avant son suicide.

(Re)lisons 1984 (1949) de George Orwell avec Le meilleur des Mondes (1932) d’Aldous Huxley

(Re)lisons L’âge de cristal (1967) de William Francis Nolan et George Clayton Jonhson.

(Re)voyons THX 1138 (1971) de George Lucas, synthèse filmique du totalitarisme dystopique.

Pivot de l’imaginaire dystopique, le Grand asservissement émerge lentement aujourd’hui du mal invisible et de l’offensive pandémique.

Nous ressortirons peut-être indemnes du laboratoire sanitaire de la discipline sociale qui depuis mars 2020 contraint les esprits et éloigne les corps. Or, la démocratie du « social-zoom » ne pose-t-elle pas déjà insidieusement les fondements juridiques, moraux et pratiques de  la « démocratie illibérale » du Grand asservissement basé sur la distanciation sociale, la permanence et l’extension extraordinaire du contrôle des individus  ?

La gestion de la pandémie  est un modèle de gouvernance. Ses conséquences et son impact dépasseront certainement la fin de la pandémie.

Alors,  pour l’instant, vivons coude à coude !

Imaginaire du Grand asservissement :

Karine Boye, La Kallocaïne (1940, en suédois), Éditions Ombres (Petite Bibliothèque Ombres), 2015 (191 p.)

George Lucas, THX 1138, 1971:

https://duckduckgo.com/?t=ffnt&q=THX+1138&atb=v208-1&iax=videos&iai=https%3A%2F%2Fwww.youtube.com%2Fwatch%3Fv%3Dcjtj-w5dx9k&ia=videos

LDM62

Le chagrin des statues

« Statue : figure de plein relief taillée ou fondue, qui imite dans la représentation tous les êtres de la nature. Mais ordinairement une statue représente un dieu, un homme, une femme ; & l’on a coutume d’embellir de statues les palais ou les places publiques. », Encyclopédie Diderot et d’Alembert, de Jaucourt, « Statue », 1765.

 

Hergé, L’Oreille cassée, 1943, tous droits réservés, © Casterman.

 

Quotidiennement, nous croisons le regard minéral des statues, dressées et immobiles au cœur de la cité. Voient-elles notre désarroi actuel ? Dans l’actuel flot pandémique, elles échappent au port du masque. Qui pourrait ouïr le souffle lithique d’une effigie ?

La guerre des effigies

Or, avec les bustes d’individus illustres, les bas-reliefs historiques et les effigies allégoriques, les statues sont aujourd’hui malheureuses. Le désarroi les afflige. La dépression les guette. La mélancolie les ronge. Pour peu, elles verseraient des larmes de marbre ou des pleurs d’airain. Pourquoi donc ce gémissement statuaire ? Ne figurent-elles pas la continuité ou la rupture de l’histoire ?

En fait, encore de basse intensité, la guerre des statues vient de commencer !

Colossale, nue à la grecque pour louer la respiration de la vie, armée à la romaine, drapée, costumée, hydraulique, iconique, royale ou républicaine, bourgeoise, équestre, curule ou pédestre, debout ou assise, droite ou fléchie, sacrée ou laïque, belliciste, pacifique ou funèbre, parfois thaumaturgique ou guérisseuse : depuis l’Antiquité, la statue vit avec les humains. Elle veille sur le forum de la cité. À Rome, elle matérialisait l’apothéose ou exaltation de la notoriété des dieux. Un peu partout, elle sacralise les temples des immortels mais aussi les cimetières des mortels. Elle monumentalise les Panthéons civils et les Capitoles militaires.

Mémoire de l’histoire

Sculptée ou fondue, lithique, métallique ou ligneuse, la statue est la mémoire de l’histoire. Elle en évoque un « moment » singulier. Elle en matérialise les volets sombres, honorables et glorieux. Elle fige l’éternité étrangère aux mortels. Elle vénère l’héroïsme comme la grandeur spirituelle. À Rome, la statue de Zénon glorifiait le « mérite de ce philosophe ». En outre, celle de l’empereur, source de justice, offrait asile et protection à l’esclave molesté par le maître.

Financée par l’État ou un mécène, la statue mémorialise la grandeur des hommes et des femmes utiles à la cité : les Romaines ayant « rendu quelque service à la république, furent associées à la prérogative d’avoir des statues » jubile un auteur ancien. La statue occupe alors un point stratégique de la cité, par exemple face à une institution publique comme le Colisée, le parlement, le palais de justice ou l’université. La topographie urbaine élève à la dignité celle ou celui que la statue exalte.

Déboulonner

La statue ne doit pas être adorée. Mais toute  statue peut être déboulonnée. Elle n’échappe pas à la profanation et au vandalisme, notamment en temps de révolutions politiques ou religieuses. Déjà les Anciens renversaient, piétinaient et souillaient la statue exécrée. On en arrachait les inscriptions, on en martelait les épigraphes, on en burinait la face, on la pulvérisait. La statue n’est pas éternelle.

Les rusés Grecs dans Troie défaite abattent les statues divines de leurs ennemis. Durant les guerres de religion, la fureur iconoclaste des protestants visait les idoles papistes – piéta décapitée, Vierge outragée avec d’autres figures pieuses. Entre 1789 et 1799, quoique modéré, le vandalisme révolutionnaire mutile et abat les statues des saints et des rois. Il faut effacer l’Ancien régime, il faut remettre l’histoire au point zéro. En France occupée, maintes statues sont déboulonnées, mais pour récupérer le bronze fondu ! Dans l’histoire récente du crépuscule soviétique, de nombreuses statues du stalinismes sont tombées comme chutent aujourd’hui les statues de « personnages liés au colonialisme, à l’impérialisme, à la traite d’esclaves, aux confédérés américains ». Au nom de l’anti-esclavagisme, le vandalisme monumental a récemment visé les statues de Colbert, d’Edward Colston (Bristol), le buste de l’ex-roi des Belges Léopold II (Bruxelles), l’effigie de Churchill, vainqueur du nazisme (Londres) ; mais aussi deux figures de la vierge Marie, décapitées à Montaud et Sumène (Gard) pour d’obscures raisons.

Dernièrement, Jean-Yves Marin, Directeur des Musées d’art et d’histoire de Genève (2009-2019), a ouvert l’assaut symbolique contre le buste de Carl Vogt sis devant le bâtiment historique de l’Université (Rue de Candolle). Selon lui, nous sommes incapables de saisir par nous-mêmes l’erreur historique qu’a été l’anthropologie raciale de cette époque. Comme pour le criminologue de Turin Cesare Lombroso, le darwinisme social et le matérialisme du naturaliste et médecin suisse le vouent aux oubliettes de l’histoire, alors que cette histoire à tant à nous dire sur la construction idéologique des savoirs. De même que par extension – pourrait-on ajouter – on devrait débroussailler les bibliothèques de la majorité des ouvrages que marque cette philosophie de l’histoire et des sciences naturelles à la fin du XIXe siècle ! Cela libérerait plusieurs kilomètres de rayonnages mais n’apporterait rien à l’entendement de l’histoire.

À bas la statue !

Dans la foulée, on pourrait déboulonner le Mur des réformateurs : les notions de Calvin sur les rapports entre les hommes et les femmes contredisent la sensibilité contemporaine. À bas la statue ! Celle en pied du philanthrope Pestalozzi à Yverdon peut-elle subsister à la vue de sa pédagogie paternaliste ? Certainement pas ! Pareillement, l’effigie équestre du général Dufour en place de Neuve blesse l’idéologie pacifiste : renversons-la ! Innombrables sont les figures mortuaires au cimetière des Rois qui évoquent une culture politique ou une idéologie datée : labourons le champ des morts ! Biffons les vestiges marmoréens qui offensent notre sensibilité ! Semons-y les géraniums du politiquement correct ! On trouvera toujours une bonne âme pour les arroser.

Logique expiatrice

Dans cette logique expiatrice, une société ultra-libérale détruira les statues des pionniers qui ont permis l’émancipation sociale. La statue de Beccaria à Milan horrifie depuis longtemps les partisans de la peine de mort ! Au rebut ! En mars 2001, les statues géantes des Bouddhas de la vallée de Bâmiyân au Pakistan étaient sauvagement dynamitées par les Talibans intégristes ! Immense perte culturelle ! Cataclysme du pluralisme religieux. Le renversement à Moscou en 2013 de l’obélisque des précurseurs du socialisme avec le nom de Thomas More est abattu : il enfreint le nationalisme autoritaire, le proto-tsarisme et le cléricalisme-réactionnaire du régime poutinien. En 2015, Daech n’a-t-il pas pris soin de détruire le patrimoine matériel (statue, temples) de Palmyre pour effacer le passé incompatible avec le projet islamiste ?

Contrôler le passé

La guerre des statues vise le contrôle idéologique du passé pour mieux cadrer l’avenir.

La démagogie présentiste de la bonne foi et du politiquement bienséant est absurde et dangereuse. Elle incrimine le passé en le déclarant fautif. Elle y plaque anachroniquement l’idéologie égalitaire, victimaire ou dominante du jour. Elle ouvre la guerre symbolique et vaine des statues : laquelle est louable de trôner sur le forum de la cité ? Laquelle doit-on mettre aux oubliettes de l’histoire ?

Faut-il trier les effigies dignes et indignes de la mémoire collective ? Doit-on prendre le flâneur urbain pour un imbécile en lui donnant le mode d’emploi officiel de la bonne vision de l’histoire en réfraction du présentisme ? Dans les institutions publiques d’éducation, faut-il escamoter les bustes qui démentent l’éthique contemporaine de l’égalité genrée ? Des commissions disciplinées y travaillent !

Le commissaire aux statues

Bref, le problème est élémentaire : le législateur apeuré est sommé de « revisiter le passé » pour en assainir les vestiges. La solution est simple : nommons un « Commissaire à la reconstruction mémorielle du passé ». Désignons les experts classificateurs des bonnes et des mauvaises statues. Pulvérisons le statutaire suspect. Engageons des bataillons de déboulonneurs patentés pour renverser les stèles et les bustes qui n’ont pas le vent en poupe ! Instaurons un « commissariat » aux statues comme il existait une officine soviétique de falsification du passé qui retouchait les photographies en gommant les indésérables. Passons au régime de l’autodafé statuaire à l’instar des régimes d’autodafé livresque dans les États totalitaires.

Comme dans le roman 1984 de George Orwell, instaurons vite le Ministère de la vérité pour évaluer la légitimité statuaire. Brisons le langage monumental qui soude aujourd’hui à hier. Altérons le passé qu’incarne la statue au lieu de laisser les historiens faire librement leur travail herméneutique de son explication. Soit engendrer l’esprit critique.

En démocratie, la culture statuaire résulte du jeu parlementaire dans l’État de droit. Au lieu de déboulonner les statues « indignes », au lieu de trier les bustes présentables ou non, au lieu de séparer le bon grain de l’ivraie monumentale, multiplions l’érection des effigies de femmes et de hommes du passé, car les femmes et les hommes d’aujourd’hui partagent le même destin.

Multiplions aussi les statues du monde imaginaire à l’instar de la haute effigie en bronze sombre de la créature du docteur Frankenstein qui se dresse sur la plaine de Plainpalais (KLAT).

Il ne s’agit pas déboulonner la statue de Carl Vogt mais bien d’ériger à ses côtés, par exemple, l’effigie de Michée Chauderon, la dernière personne exécutée pour sorcellerie à Genève (1652). De quoi dialogueraient-elles au cœur de la nuit ?

S’en prendre aux statues qui blessent l’œil et offensent  les mémoires : entre acte hautement politique et pirouette démagogique, ce projet nihiliste recoupe une conception totalitaire de l’histoire. Celle de la table rase.

 

https://di262mgurvkjm.cloudfront.net/1f176152-a3f7-4502-be6c-3e854bd1182c/20200404_jme_0576_xgaplus.jpg

Frankie a.k.a. The Creature of Doctor Frankenstein, 2013-2014; Sculpture dans l’espace public;  Bronze patiné; Dimensions: 230 x 140 x 120 cm (hors tout); poids: 300 kg
Localisation : Plaine de Plainpalais, près du skatepark, Genève [n° inv 2014-015] Collection du Fonds d’art contemporain de la Ville de Genève (FMAC)

 

 

Matière à réflexion :

– Alain Jaubert, Le Commissariat aux archives : Les photos qui falsifient l’histoire, Barrault, 1992.

 

https://newsletters.heidi.news/le-point-du-jour/vampires-et-sorcieres-l-edition-speciale-de-michel-porret

 

LDM 61

L’ENNEMI INVISIBLE (4). Le salut viendra de l’isolement (?)

Ville diminuée. Rues désertées. Sociabilité détériorée.

Sur la grille verrouillée du préau scolaire silencieux, s’affiche la mise à ban domiciliaire des élèves.

 

 

 

 

 

 

 

La ville dégradée de confinement se maille en désordre d’interdits.

Nouveaux ordres, nouvelles craintes, nouvelle discipline?

 

 

 

 

 

 

La clôture supplée l’embrasure.

Le goulot d’étranglement sanitaire assèche la fluidité de la multitude. Le sas rassure.

Le grand nombre effare.

Le nombre moyen aussi!

Et le petit nombre? A partir de combien?

 

 

 

 

 

 

Compteur-enregistreur en mains, les vigiles, masques, au visage, décomptent les clients.

Il faut patienter derrière le marquage au sol.

«Une seule personne à la fois dans le magasin».

Parfois quatre

A deux mètres l’une de l’autre.

 

 

 

 

 

 

 

Fermé! Fermé! Fermé!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La «distance sociale» annihile la proximité instantanée, celle du brassage, celle du va-et-vient quotidien et démocratique — mais que signifie vraiment la distance sociale?

Aux portes entr’ouvertes des négoces et à la lisière fortifiée des grandes surfaces, s’apostent les mises en garde hygiénistes «pour la sécurité de tous».

Désinfection des caddies où s’entasse l’excès alimentaire.

Les caissières campent sur la ligne de front, parfois derrière l’écran de plexiglas.

Un par un dans la distance sociale.

«Au suivant…au suivant» chante Jacques Brel.

Avez-vous désinfecté vos mains en entrant. Et en ressortant?

Le salut viendra de l’isolement, car le rassemblement est morbide.

Le risque escorte la foule.

L’infection rôde dans la cohue.

Le mal grouille dans la masse.

Sus à la promiscuité!

La cité de la reculade corporelle et du péril altruiste se pratique maintenant dans les usages soupçonneux et les cheminements d’évitement.

Les grandes enjambées l’emportent sur le petit pas flâneur

La désinvolture baladeuse reflue devant la gêne.

Pérégriner à plus de 100 mètres de chez soi est verbalisable.

A tout prix, éviter le souffle de son prochain!

Courir les rues, fendre la foule, battre le pavé: nouveaux illégalismes. Walter Benjamin et Raymond Queneau aux oubliettes!

Bien sûr, les oiseaux matinaux chantent plus souvent, quoique plus subtilement, car le tapage urbain agonise.

Le ruban de signalisation policière (aussi nommé Rubalise ou Ruban Ferrari) borne les territoires condamnés — parc public, place de jeux, stade.

Silence et effroi.

Capitales de la douleur.

Les drones policiers épient les rues de Bruxelles. Chaque soir, comme l’antique tocsin, le guet de la cathédrale de Lausanne «donne l’alarme» auprès de la Clémence — trois coups, une pause, six coups, une pause, trois coups, une pause….

Un peu partout, après le crépuscule, les applaudissements crépitent.

À New York, l’Empire State Building s’illumine de nuit comme une sirène policière. Sur la place dépeuplée de Saint-Pierre à Rome, sous la pluie lancinante, le pape face à lui-même implore Dieu («Ne nous laisse pas dans la tempête!»).

Le silence fige d’effroi Bergame où se suivent les cohortes de cercueils.

Ailleurs, face à la splendeur lacustre, campé sur son balcon, un ami entonne  L’Hymne à la joie avec son robuste cor des alpes, un autre embouche sa cornemuse.

Résistance sonore. Hymnes à la joie de vivre. Nostalgie de la vie simple.

Les mots du désarroi urbain:

Affiches, affichettes, avis, billets, placards, posters, proclamations : la ville coronavienne suinte de discours pour prescrire les limites.

Pour  annoncer les ruptures de stock: «Rupture de masques, désinfectants et thermomètres». Triste pharmacie… comme d’habitude!

 

 

 

 

 

 

Pour signaler la rupture des massages!

Les corps devenus ennemis?

Pour prévenir que plus rien n’est comme avant.

Bienvenue…nous ne sommes plus là!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Es-tu seul? Jusqu’à quand?

 

 

 

 

 

 

(Tribut à Hopper)

 

Impuissante volonté… A très bientôt! (?)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Prescriptions et vigilance: le prix de la défaite…le dispositif du réarmement.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Main basse du virus et peur haute sur la cité.

La ville coronavienne: méfiance en puissance du désarroi.

Fraternité en berne?

Éviter le souffle de son prochain!

Le salut viendra-t-il de l’isolement?

Jacques Brel, Regarde bien petit:

https://www.youtube.com/watch?v=usGlaznMem0

 

Les dévore-bitume

https://bdoubliees.com/journalpilote/sfig1/mangebitume/mangebitume1.jpgInvention industrielle spectaculaire, maillon fort de l’économie capitaliste, la voiture a forgé les usages sociaux et les représentations collectives de liberté et d’émancipation contemporaines. Dans la culture cinématographique, évidemment lié aux grands espaces, le road movie en est l’illustration  la plus notoire. Or,  l’automobilocratie commença insidieusement au début des années 1970 … !

Nuit et jour, les dévore-bitume blessent la cité qu’ils abasourdissent. Dans une ville de poche comme Genève, où tout est joignable à moins de trente minutes de marche, la voiture y instaure l’enfer mécanique. Celui du struggle for life de la pseudo-mobilité automobile qui attise les conflits symboliques liés à l’apparence de la puissance motrice.

Enfoncer le champignon

L’automobile instaure le comportement de la verticalité mécanique qui menace et méprise l’horizontalité piétonne. En cela, elle fait écho à la culture équestre des sociétés d’ordre non démocratiques de l’Ancien Régime qui opposaient la prépotence cavalière à la soumission piétonnière: “tu marches, je te domine “!

Enfoncer le champignon, c’est mieux que marcher ou pédaler en ville. La culture de la vitesse contribue à la brutalisation de la police de la circulation qui pourtant se raréfie en se municipalisant hormis le contrôle du parking, manne financière liée à la saturation voiturière. Plus d’une fois, à observer le chaos automobile qui congestionne la cité aux heures de pointe, le surpuissant véhicule immaculé 4/4 – parfaitement inutile hors de la Sierre Madre mexicaine ou de la Sierra Nevada d’Andalousie – exacerbe l’instinct prédateur du conductrice/conducteur. Solitairement, il s’épingle au volant de la puissance motrice en prenant les trottoirs pour la dune saharienne et les parkings pour une piste amazonienne !

Que faire des fous au volant qui, quotidiennement, persistent à brûler les feux devenus rouges en se croyant sur la boucle des 500 Miles d’Indianapolis voire sur la ligne droite des Hunaudières aux 24 heures du Mans ? Avec quels arguments raisonner les Michel Vaillant de pacotille qu’exulte la puissance d’un moteur emballé ? De quelle manière neutraliser le terrorisme voiturier du chauffard urbain ? Comment accepter encore ces cohortes de véhicules en ville dont le seul passager est le conducteur ? Comment endiguer l’autocratie voiturière des dévore-bitume qui persistent à asphyxier la ville en s’y déplaçant pour un rien ? Où mettre la frontière morale et matérielle entre l’individualisme voiturier et l’intérêt commun des citadins suffoqués ?

Polluer

La pédiatre et pneumologue Jocelyne Just n’y va pas par quatre chemins, en ville : « La voiture, c’est l’ennemi », tout particulièrement pour les enfants dont les organes en croissance ressentent fortement la nocivité du trafic. Dans la majorité des villes européennes, les admissions pour troubles respiratoires dans les services d’urgence pédiatrique culminent avec les pics de pollution liés au trafic voiturier.

En effet, qui oserait encore en douter ? En milieu urbain, outre sa dangerosité létale lors d’accidents ou de « rodéos », la voiture est la première source de pollution. Cela est notoire depuis les études pionnières des années 1980. Elle y provoque 50% à 60% de la pollution atmosphérique mesurée. Aucun paramètre sanitaire ne vient aujourd’hui infirmer le diagnostic de la nocivité automobile, tout particulièrement durant les intempéries hivernales ou les canicules appelées bientôt à se multiplier. Face à cette évidence, la surdité politique devient malfaisante, notamment lorsque les phénomènes caniculaires devraient obliger à reconsidérer en toute urgence la légitimité du trafic automobile au cœur urbain.

Déconsidérés par le lobby automobile, maints rapports médicaux démontrent l’augmentation des pathologies chroniques – asthme, allergies, maladies auto-immunes, voire diabète par modification du « microbiome » intestinal – et la proximité du logis avec une voie automobile. Vivre près d’une artère à grand trafic, c’est prendre un énorme risque pathologique qui s’ajoute au stresse nerveux que provoque le roulis tintamarresque du Léviathan mécanique qui nous aliène.

Impasse

Endiguer la nocivité automobile en milieu urbain pour épargner notamment la santé des enfants ne sera jamais réglé par la seule police de la circulation avec son cortège de harcèlement, d’interdictions et de réglementations. Plus d’un dévore-bitume planifie d’ailleurs l’amende de police dans le budget automobile. Sortir rapidement de l’impasse insécuritaire et sanitaire dans laquelle la voiture individuelle plonge la cité oblige à une nouvelle culture urbaine. Une éducation inédite aux usages sociaux non mécanisés de la ville.

Entre capharnaüm mécanique et poussières insidieuses, les grandes voies pénétrantes en ville sont-elles encore tolérables ? Comment bannir de la ville les automobiles inadéquates à l’espace urbain en raison de leur puissance motrice ? Comment instaurer une pratique du déplacement urbain qui disqualifie tout déplacement automobile socialement inutile car inférieur à 10 kilomètres ? Que faire pour souffler en ville avec nos enfants sans l’excès de CO2 que quotidiennement distillent les mange bitume ? Comment remettre la voiture à sa place légitime d’auxiliaire de la mobilité ?

Arme de destruction massive

La tolérance politique envers le trafic voiturier frise le laxisme public au nom de la « liberté » individuelle du déplacement. Le confort respiratoire et la quiétude sonore doivent l’emporter sur l’enfer mécanique de la prédation automobile. Appuyée sur les enquêtes de santé publique, une levée de boucliers est-elle possible ? Pourrait-on bientôt rappeler à l’État régulateur du trafic que la sur-tolérance automobile en milieu urbain équivaudra à la non-assistance à personnes en danger : soit l’habitant de la ville (enfant ou adulte) qui suffoque de manière croissante devant l’offensive toujours recommencée des dévore-bitume.

Instaurons vite le sanctuaire urbain du confort respiratoire et sonore sans voiture individuelle. Une ville non mécanisée par l’intérêt limité du dévore-bitume permettrait de bannir cette arme de destruction massive qui augmente la vulnérabilité métropolitaine de l’environnement social.

Pour retrouver une ville à la dimension du pas humain, pour la sociabilité de proximité, pour une Venise globale, raisonnons les dévore-bitume !

Utopie négative, illustration de cette page, une remarquable bande dessinée toujours hélas d’actualité :

https://www.bdtheque.com/repupload/T/T_4597.JPG

Scénario Jacques Lob, dessins José Bielsa, Les Mange-bitume, Paris, Dargaud, mars 1974 (épuisé).

LDM 46

Un judicieux “échangisme” urbain.

« Il est clair que l’idée de vente et d’achat n’est pas comprise dans le troc simple et circulaire », Frédéric Bastiat, Œuvres complètes, Harmonies économiques, Paris, 1864 (p. 110).

 

https://files.newsnetz.ch/story/1/4/9/14924169/4/topelement.jpg

Quoiqu’en dise la police, l’échangisme urbain est très à la mode. La pratique augmente de jour en jour. En pleine lumière sociale. Quotidiennement, l’échangisme urbain agrège de nouveaux usagers : femmes, hommes et mêmes enfants. Ravis de cette forme nouvelle de sociabilité publique qui émaille honorablement la vie des quartiers, ils en sont devenus les apôtres silencieux. Les partisans entêtés de l’échangisme. En tout bien et tout honneur. Dans le bonheur sensible de l’échange.

Échassier citadin

Insatiables, parfois furtifs,  les piétons et les passants échangistes en redemandent. Encore et encore. Nuit et jour. Qu’il pleuve voire qu’il vente. En plein soleil ou sous la lune croissante mais aussi décroissante, par vents et marées, on les voit silencieux ou bavards tout autour de la boîte d’échange disposée aux carrefours de la cité, entre les automobiles tonitruantes qui persistent à congestionner les rues en raréfiant l’air respirable.

Les boîtes sont destinées à favoriser les échanges entre habitants d’un même quartier ou collègues d’une entreprise. Plus d’une centaine sont dispersées à Genève.

Semblable à un échassier citadin, la boîte d’échange est un inédit élément du mobilier urbain contre lequel  un chiot sournois et hostile au processus de civilisation peut trop souvent lever la patte.

Troc ou débarras ?

Cube en fer blanc de 50 cm sur 50 cm ouvert sur une face et soudé sur un tréteau métallique haut de 120 cm : parfois enchaînée à un poteau de fer, la boîte d’échange est recyclée des anciennes boîtes à journaux. Elle ne cache pas ses secrets. Elle les livre. Sa simplicité toute biblique garanti son succès social croissant. Rarement vandalisée, toujours débordante et généreuse, encombrant le trottoir environnant, la boîte d’échange devient hélas parfois le déversoir de fâcheux inélégants. Celles et ceux qui confondent le troc aimable et le débarras clandestin des détritus promis au dépotoir de la voirie, cet auxiliaire discret de la police.

D’une certaine manière, la boîte d’échange nourrit l’économie du don. Pourquoi pas du don et du contre don ? On y amène une chose on en reprend une autre ! La boîte d’échange instaure la gratuité du troc hédonique. La somme de l’échange est nulle.

Caverne d’Ali Baba

On trouve tout dans la boîte d’échange. C’est la véritable Samaritaine de l’échangiste urbain.

Livres brochés et reliés, albums de bande dessinée et magazines parfois pornographiques, dvd et cd, batterie et ustensiles de cuisine, cafetière italienne, outils, chaussures et habits souvent enfantins, lunettes de soleil borgne et ombrelles démantelées, mais aussi jouets de plastic ou de bois colorés, transistors, cages à canaris, récipients de toutes tailles, valises, câbles électriques, rehausseurs de bébé et rétroviseurs d’automobiles, enceintes stéréos, magnétophones japonais, sèche-cheveux chinois, boîtes de conserves intactes, médicaments à peine entamés, lampes de poche fissurées, pèse-personne désuet, sex-toys, crayons et stylos, papeterie, roues et selles de vélos, aspirateurs pas trop essoufflés, grille-pain et fours micro-onde à l’obsolescence programmée, munition de chasse : la caverne d’Ali Baba du trottoir est comme l’auberge espagnole. On y découvre ce qu’on y amène. Même un ventilateur désemparé. On y cherche l’oiseau rare souvent trop vite envolé. L’heureux échangistes est quelquefois  un peu honteux de l’aubaine !

La boîte d’échange : l’inépuisable inventaire à la Prévert. L’officine du recel honnête.

Sans bourse délier

La boîte d’échange assure une nouvelle circulation aux choses hors des logiques publicitaires ou consuméristes. Un peu comme le vide-grenier socialise à la belle saison le ludisme monétarisé de la récupération domestique qui enchante grands et petits.

Dans l’harmonie de l’échangisme des petits biens, se prolonge ainsi la vie matérielle des choses devenues inutiles. Celles qui nous entourent. Les objets superflus qui encombrent l’espace domestique. Ceux qui sont démodés, défraîchis ou défectueux. Ceux qui aussi se collectionnent.

Avez-vous déjà vu l’édition originale du Lotus bleu de Hergé, d’un roman de Gaston Leroux, de Blaise Cendrars ou de William Faulkner dans une boîte d’échange ? Mais oui ! Même l’édition princeps du roman Des choses de Georges Perec : c’est tout dire ! Dorénavant, amis et complices échangistes, soyez attentifs ! Le meilleur est à venir au coin de la rue.

Échappés aux caves poussiéreuses, aux greniers à araignées, aux poubelles nauséabondes ou au recyclage industriel, les petits biens dans les boîtes  d’échange satisfont des besoins immédiats. Autorisent des jouissances inattendues. Parfois coupables! La boîte autorise la consommation sans bourse délier. Elle garantit l’horizontalité de la microéconomie modeste. Celle qui pour l’instant n’a pas encore assez pignon sur rue.

Les boîtes d’échange concrétisent l’anthropologie douce du récupérable. Ces échassiers citadins révèlent la manière judicieuse dont le lien social peut se tisser tout autour du superflu. Avec le reste et le déchet comme monnaie d’échange non cotée en bourse. Les boîtes d’échange sont les maillons forts de la soft économie dans le lien social de proximité.

Vient de paraître:

https://www.georg.ch/sur-la-ligne-de-mire

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