Juger les sorcières et les sorciers

 

 

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Entre la Renaissance et l’aube des Lumières, des individus qui auraient pactisé avec le Diable sont jugés et exécutes pour crime de sorcellerie. Des procès illustrent la peur du mal qui désole la communauté chrétienne.  Aujourd’hui, il s’agirait de réhabiliter les “sorcières” et les “sorciers” comme pour corriger le passé.

 

1560-1630 : chasse aux sorcières

Le mal a sa scène favorite : la nuit. À l’époque moderne, c’est sous la lune que les sorcières s’envolaient au sabbat pour vénérer le Roi des ténèbres. Reniant foi et salut, elles y foulent la Croix puis pissent dans le bénitier. Après avoir baisé le cul fétide du Diable et incorporé son sperme glacé, elles trépignent «panse contre panse». Au son d’une ignoble trompe, elles rongent un nourrisson non baptisé puis mijotent l’onguent maléfique où flottent charogne et vipères.

Après l’orgie diabolique, avec le baume maudit, la sorcière désole les vivants. Elle les tourmente ou les tue. Attisant orage et tempête, elle ravage les moissons et le bétail. Elle infecte l’eau et stérilise les femmes. Imputé à l’«ennemi du genre humain», l’assaut maléfique polarise le mal des peurs morales et biologiques qui hantent la cité de Dieu. La terreur du péché que charrient les imaginaires sociaux et les traités démonologiques.

Nourri par le Marteau des sorcières (1486) des Dominicains Henry Instiitoris et Jacques Sprenger, mené en style inquisitoire par les juges séculiers, le procès de la sorcière refoule l’offensive maligne. «Sottise mentale» ou «énigme historique» selon Lucien Febvre, la chasse aux sorcières naît vers 1530 pour culminer de 1560 à 1630. Avec le scepticisme croissant des juges et des médecins qui scrutent le corps des sorcières que le Diable marque pour les assujettir, elle reflue vers 1670-1680, puis s’étiole au XVIIIe siècle.

Commune aux régimes absolutiste et républicain, âpre en milieu rural et sur le limes confessionnel dès la Réforme luthérienne, la répression embrase la Rhénanie, le piémont alpin, l’arc jurassique, le bassin lémanique, la mosaïque du Saint-empire, la Savoie. Le cœur de l’Europe est davantage frappé que le sud méditerranéen et l’Angleterre du Common Law. Si la chasse coïncide avec la consolidation de la souveraineté de l’État moderne, ses chiffres sont incertains. Près de 110 000 procès mènent au bûcher 60 000 à 80 000 individus. Entre héritage du péché originel et misogynie ecclésiale, 7 à 8 fois sur 10 une femme est visée. Dénoncée par d’autres femmes! Marginale, étrangère ou veuve, guérisseuse ou empoisonneuse, elle est punie en sorcière qui «baille le mal [donne]» au retour de la contre-eucharistie du sabbat.

1537 : Rolette Liermy décapitée

À Genève, le 10 août 1535, le Grand conseil abolit la messe puis adopte la Réforme le 21 mai 1536. Quatorze mois plus tard, le mardi 3 juillet 1537, sous la canicule, une foule haineuse force la masure de Rolette Liermy, femme sans âge. Accusée d’avoir ensorcelé un couple, elle est traînée par les cheveux au chevet des malades. Malavisée, elle saigne une poule sur leurs faces pour déloger le mal. Trahie, elle est saisie et incarcérée à la prison de l’Évêché qui surplombe la cité et les âmes de Genève. Le lieutenant de justice lui arrache l’aveu du maleficium.

Huit ans avant, un jour de colère, le Diable en homme noir l’aborde sur une sente rurale. Il lui offre richesse et puissance…si elle renie Dieu, la Vierge, les saints et le paradis. Cédant à la tentation, elle s’offre à l’inconnu devenu félin noir. En hommage, elle en baise l’anus et jure le don annuel d’une poule. Le démon la mord au bras pour sceller l’alliance du mal. Elle en reçoit salaire : argent (en bois!), baume maléfique, bâton blanc pour le sabbat.

Oignant sa chèvre qui en crève, Rolette jette l’onguent. Sa révolte irrite Satan qui la bat et lui donne une poudre noire. Souvent au sabbat, elle y partage avec d’autres sorcières le festin du Diable. Agente du mal, Rolette tue des proches —dont 4 enfants. Parmi eux, une fillette de 4 ou 5 ans. Sa mère fâche la “sorcière” pour un litige lié au transit animal sur son champ.

Les présomptions du juge impliquent la torture : elle subit donc trois fois l’estrapade. Les mains liées dans le dos, hissée au bout d’une corde passée dans une poulie mise au plafond de la salle du «tourment», elle est précipitée dans le vide mais retenue avant le sol afin de disloquer ses articulations. Plusieurs «traits de cordes» visent les taciturnes parfois privés de sommeil dans un tonneau. Comme à chaque fois, l’aveu motive la mort pénale: nul salut pour la sorcière. La peine de salubrité publique purge la communauté de l’infection satanique. Devant le peuple réuni à son de trompe, Rolette est décapitée au gibet de Champel. Son crime: homicides, maléfice et empoisonnement par «poudre» et «onguent». Selon la rengaine des sentences criminelles, le supplice terrifiera les suppôts de Satan.

1567 : Jean Catelin brûlé vif

Paysan au village de Russin proche de Genève, Jean Catelin est incriminé le 15 novembre 1567. Un communier —accusé de maléfice— l’a dénoncé. Craint du voisinage, Catelin irait au sabbat. Il aurait occis hommes et bêtes. Niant tout, il craque en triste état à la troisième séance d’estrapade. Ses aveux confortent l’interrogatoire démonologique du juge qui fabrique le coupable.

Trois ans auparavant, au fond des bois, sous la forme d’un molosse, le Diable le hèle. Prenant forme humaine, il réclame le tribut du baise-cul. Reniant Dieu, Catelin est marqué à la jambe gauche, reçoit de l’argent [feuilles de chêne] et deux boîtes de graisse venimeuse. Paroissien du mal, il offrira au diable le cens annuel d’un poussin. Testant la toxicité du baume sur une poule et la chienne de son beau-frère litigieux, Catelin tue ensuite le bœuf et le poulain du voisin qui refuse la vente d’un arpent de terre. Ayant abattu encore une femme et un homme agresseur de son épouse, il dit être allé deux fois au sabbat, juché sur un bâton blanc oint d’onguent. Voulant sauver sa peau, il dénonce vingt comparses de l’orgie satanique. Ses aveux compromettent d’autres témoins. Comme dans maints procès, pour se blanchir, ils noircissent le renom du sorcier. Reprochant au Diable de l’avoir lâché sous la torture, Catelin est brûlé vif le 9 décembre 1567 au gibet de Plainpalais. Dans la bise glaciale du crépuscule, des pasteurs en noir le guident à l’atroce supplice expiatoire. Sa combustion in vivo devrait intimider le peuple. Le bourreau jette ses cendres aux quatre vents. Le néant attend corps et mémoire du sorcier.

1573 : Jeanne Petit bannie

En 1573, Jeanne Petit, illettrée, vachère communale, vivant avec son quatrième mari sur une tenure prieurale, est citée au tribunal de la seigneurie de Wahil (Pas-de-Calais). Sa réputation d’ensorceleuse nourrit la rumeur villageoise. Treize personnes —parfois alphabétisées mais plus riches qu’elle (dont le curé et le seigneur du lieu)— l’accusent de sorcellerie. Elle aurait fait crever par «sortilège» près de 250 têtes de bétail —juments, poulains, vaches, moutons, brebis. La richesse communautaire est menacée. Jadis plombées par la peur, les langues se délient. Le voisinage craint la puissance de Jeanne qui par colère a «maléficié» la femme de son beau-frère avec le baume de la mort. Interrogée sur le mode inquisitoire, elle est torturée. Endurcie par la vie, forte dans la douleur, elle nie en bloc. Elle n’évoque ni le sabbat ni le diable. Frôlant la mort pénale sur le bûcher expiatoire, elle est condamnée le 25 juin 1573 à faire «amende honorable». Ayant demandé pardon à la communauté et à Dieu, elle est bannie perpétuellement, sous peine de la mort si elle revient. Négligeant la véracité du maléfice, soucieux de rétablir la paix sociale minée par les discordes de voisinage et l’étrange épizootie, les juges éloignent l’accusée. Son ban la protège de la vindicte collective et du lynchage. Comme d’autres individus vite accusés de maléfice dans un contexte litigieux, Jeanne échappe au rituel patibulaire d’intimidation publique. Parmi des milliers de cas pareils, celui-ci illustre la routine des procès intentés contre les “servantes de Satan” pour pacifier la communauté et endiguer le mal.

1652 : Michée Chauderon pendue et calcinée

Le 6 avril 1652, 15 ans après le Discours de la méthode de Descartes et quatre après le traité de Westphalie qui éteint les atrocités confessionnelles de la guerre de Trente ans, Michée Chauderon est pendue à Genève. Elle est la dernière personne à y être exécutée pour crime de sorcellerie depuis 1527 (47 femmes, 23 hommes). Catholique, savoyarde, veuve et lessiveuse, Michée est une sorcière pour huit femmes en colère qui l’accusent d’avoir empoisonné deux femmes «possédées». Guérisseuse notoire, Michée refuse de les soulager avec son réputé bouillon blanc de gros sel purificateur. La rumeur enfle: est-elle l’amie des démons? N’a-t-elle pas jadis «touché» la tête de deux nourrissons? Le premier devient muet. La fièvre tue le second. Entre peur et haine, Michée est arrêtée.

En justice, elle répond à 296 questions. D’entrée, elle nie en bloc. Bonne catholique, elle a toujours prié Dieu. Elle ne fréquente ni sabbat ni «sorcier». Elle ignore si elle est «marquée» par le Diable comme l’affirme une accusatrice. Selon la démonologie, le commerce maléfique ressort du stigmate insensible et anémique qu’au sabbat Satan griffe sur l’initié. Le corps usé de Michée revient aux experts. L’ayant dénudée et rasée, deux chirurgiens la scrutent sous toutes les coutures. Après avoir bandé ses yeux, ils plantent l’alène chirurgicale en un point suspect au sein droit pour éprouver l’irritabilité. Craignant l’emballement pénal, ils n’en déduisent rien. En résulte la contre-expertise de deux médecins et de deux chirurgiens qui croisent naturalisme et retenue. Au terme du même protocole médico-légal, opposant corps enchanté à corps malade, les experts freinent la spirale répressive en niant l’hypothèse de la marque satanique.

Michée retombe une fois encore dans les mains de deux maîtres-chirurgiens venus du pays de Vaud. Habitués aux procès en sorcellerie, imbus de démonologie, ils toisent l’accusée pour repérer le «sceau diabolique». Insensible et anémique, un double stigmate les persuade qu’elle est marquée à la «lèvre supérieure» et à la «cuisse droite».

Les indices corporels ramènent Michée à la torture. Le «cœur gros» selon le geôlier, elle dit avoir croisé en forêt l’«ombre du Diable» qui l’aurait marquée à son insu. Incarné en un prodigieux lièvre, le Diable la harcèle et lui donne la poudre maléfique pour bailler le mal. Brisée par l’estrapade, agréant le coït satanique, elle est perdue. Elle voudrait ne pas être «brûlée vive»…pour prier Dieu jusqu’au dernier souffle.

Pour s’être «donnée au Diable» — par «douceur» pénale selon la sentence — elle est donc pendue. Les juges ont ils ouï la terreur de l’accusée ou savent-ils que le bûcher évoque l’Inquisition? Image néfaste pour la République calviniste dont la tolérance autoproclamée en fortifie l’image européenne. L’ayant énuquée, le bourreau la jette au feu puis disperse les cendres dans le vent printanier. Le nom de Michée Chauderon n’est pas noté sur le Livre des morts. Seuls y figurent les individus bien famés et  inhumés chrétiennement.

Or, depuis 1652, ce cas révolte les esprits éclairés. À l’incrédulité de protestants libéraux —Jean Le Clerc, Michel de La Roche— s’ajoute la charge de Voltaire et de Condorcet contre les juges superstitieux. Si au XIXe siècle, le procès anime la chicane confessionnelle, vers 1990, la sorcière devient l’icône a féministe de la férocité patriarcale des magistrats de l’Ancien régime. Ayant donné son nom à une venelle genevoise, elle reste la plus notoire des femmes exécutées pour connivence satanique.

Vies fragiles

La femme «inconstante» par «nature» a payé le lourd tribut de la banalisation du mal satanique selon De la démonomanie des sorciers (1580), diatribe politique de Jean Bodin contre la sorcellerie, éditée lorsque les conflits confessionnels minent la France d’Henri III. Penseur de la souveraineté moderne, qualifiant le maleficium de crime de «lèse-majesté» car le pacte satanique menace le roi de droit divin, il publie sa somme démonologique quand culmine la chasse aux sorcières, freinée un temps par les humanistes. Avant Voltaire, les adeptes d’Erasme, dont le médecin Jean Wier (1515-1588) pour qui les sorcières sont des «mélancoliques» plus à soigner qu’à brûler, récusent l’hypothèse démonologique de l’intercession satanique. Cette crédulité ancestrale a couté la vie à Michée Chauderon. Mais aussi à des milliers d’autres «sorcières» enfouies dans la nuit des archives de la répression.

Le crime de sorcellerie était un crime imaginaire qui illustre la vie fragile (Arlette Farge) et les peurs sociales dans les communautés de l’Ancien régime confrontées au mal et au malheur biologique. Aujourd’hui, un peu partout en Europe, s’ouvre un débat inédit: faut-il réhabiliter les femmes et les hommes accusés et condamnés à mort pour crime de sorcellerie (environ 100 000). Réhabilitation anachronique au prix d’une discutable réécriture du passé dans le prisme contemporain de notre sensibilité individualiste, de nos  seuils d’intolérance et de nos culpabilités qui, demain, ne seront plus les mêmes.

Le débat est ouvert.

Lectures : Lucien Febvre, « Sorcellerie, sottise ou révolution mentale », Annales E.S.C., 1948 ; Carlo Ginzburg, Le sabbat des sorcières, Paris, Gallimard, 1989 ; Brian P. Levack, La Grande chasse aux sorcières en Europe aux débuts des temps modernes, Seyssel, Champ-Vallon, 2001 ; Robert Muchembled, La Sorcière au village (XVe-XVIIIe siècle), Paris, Gallimard, 1991 ; Michel Porret, L’Ombre du Diable. Michée Chauderon dernière sorcière exécutée à Genève (1652), Genève, Georg, 2009 et 2019.