La disparition de Quick et Flupke. La ville n’est plus faite pour les enfants.

PODA (Arsène Doyon–Porret), “L’enfant dans la ville”, feutre et crayon de couleurs, 21 x 30 cm, 2 décembre 2022.

Récemment, le Ministère de l’intérieur (France) évoque les «risques de la rue» pour les enfants. L’injonction sécuritaire est préventive et alarmiste:

Dès qu’il est en âge de comprendre, apprenez à votre enfant les règles élémentaires lui permettant de traverser la rue en toute sécurité./Dissuadez-le de jouer aux abords de la chaussée./Faites en sorte qu’il ne soit jamais seul. Faites-le accompagner par une personne de confiance./Apprenez-lui les règles élémentaires de la circulation à vélo.

Ainsi, la ville n’est plus faite pour les enfants. La «surautomobilisation» urbaine est non seulement une plaie sociale et environnementale, mais aussi le fléau de l’enfance pédestre ou cyclo-mobile. Les rues se vident des fillettes et des garçonnets. «Où sont passés les enfants des villes?» demande récemment l’éditorialiste du Monde Clara Georges (14 septembre 2022). Elle ajoute : «on ne voit quasiment plus d’enfants seuls dans la rue. Pour aller à l’école, 97 % des élèves d’élémentaire sont accompagnés.»

Aux abords des écoles genevoises, bardées du gilet jaune fluorescent, les inflexibles et dignes patrouilleuses scolaires réfrènent -parfois difficilement- la prédation mécanique des SUVistes qui continuent de confondre les passages jaunes avec l’anneau gris d’Indianapolis, malgré les panneaux visibles de limitation de vitesse. Mille incidents quotidiens émaillent l’existence piétonne des plus petits quand ils se déplacent encore seuls entre l’école et le logis. Même sur les trottoirs. La mécanisation automobile a changé la physionomie urbaine. La ville a perdu les visages rieurs de l’enfance. Comment aujourd’hui un enfant peut-il courir les rues, battre les pavés et fendre les foules, hors de la prédation mécanique?

La disparition de Quick et Flupke

«Quick et Flupke, gamins de Bruxelles». Le célèbre duo de polissons est dessiné et publié par Hergé dès le 23 janvier 1930 dans les pages du journal Le Petit Vingtième, avant la mise en albums en noir blanc (1930-1940), puis en couleurs (1949-1969). Quick, l’ainé, le garçonnet hardi aux cheveux bruns, avec son bonnet foncé et son col roulé (rouge dans les versions colorées en 1949). Flupke, le plus petit, blond, parfois gauche, avec son manteau (vert dès 1949).

Si la rue leur appartient, ils sont constamment sous l’œil paternaliste, réprobateur ou parfois complice de l’Agent 15. Casque et grosse moustache, sosie des deux détectives Dupond-t, cet îlotier chaplinesque veille au grain de l’ordre public que malmènent les deux galopins farceurs. Agent de proximité, l’Agent 15 surveille et parfois punit!

Autant Tintin est un aventurier cosmopolite qui sillonne la planète, autant les deux garçonnets sont ancrés en ville. Une ville populaire et bourgeoise. Des centaines de vignettes peignent leurs exploits urbains dans le quartier industrieux et populaire des Marolles à Bruxelles, entre le pharaonique palais de justice dû à l’architecte Joseph Poelaert et l’église de la Chapelle.

Innocence et espiègleries de Quick et Flupke

Le temps turbulent de l’enfance est citadin. Nuit et jour, il se décline pour Quick et Flupke entre le logis familial, les rues, les places publiques avec ou sans monument, les terrains vagues, les squares, les fêtes foraines, les chantiers, les terrasses de bistrots, les musées et l’école, avec de rares excursions campagnardes, de temps à autre pour camper en bons scouts, parfois aux sports d’hiver ou balnéaires, d’autres fois pour regarder les trains ou les vaches, voire jusqu’en Écosse afin d’observer le monstre du Loch Ness.

La ville est un théâtre du jeu enfantin

La ville est un théâtre ludique. Les garnements des Marolles multiplient les illégalismes, les facéties et les malices irrévérencieuses. Ils font feu de tout bois: tir à l’arc dans le chapeau d’un passant vengeur; batailles homériques de boules de neige; dénichage de merles; affichages sauvages et détournements d’affiches; bravades et provocations répétées de l’Agent 15 (catapultages d’objets divers, cigares explosifs; courses-poursuite; etc.); escalade d’une statue; acrobaties cyclistes; partie de luge; bris de carreaux dignes des films burlesques; jets de lasso qui finissent mal; foot sur les terrains vagues; etc. Le rue devient parfois une piste de ski. La rue est le théâtre de l’enfance dans l’attente de l’aventure.

L’essentiel est ailleurs

Le monde irrévérencieux des farceurs Quick et Flupke est celui d’une ville familière. Une cité bien disparue, enfouie aujourd’hui dans la mémoire enfantine. Une ville où la sociabilité piétonne prime et l’emporte encore un moment sur les menaces mécaniques, pourtant toujours plus vives, chaque jour plus acérées, attisées aussi par les kamikaze en trottinettes électriques. Une ville où les îlotiers veillent et protègent comme toute bonne police de proximité. L’Agent 15 réprimande paternellement les galopins, parfois en les menant par l’oreille chez le «commissaire». Il les sanctionne et les rabroue, mais il joue aussi aux billes avec eux. En grommelant, il les rappelle à l’ordre, mais quand il confisque leur fronde… c’est pour mieux l’utiliser.

La métaphore urbaine

Quick et Flupke: nous lisons moins une série réaliste qu’une métaphore en vignettes de l’idéal urbain, de la bonne ville à échelle humaine, des rapports sociaux d’interconnaissance. Une ville aimable où peuvent vivre les enfants qui s’y émancipent. Une cité fraternelle où la police cesse de sentir “assiégée” (je vous demande bien pourquoi?) et ne se borne plus à fendre les avenues, toute sirène hurlante, mais, parfois, s’arrête pour aider un enfant à traverser la rue que sillonnent les SUVistes impénitents.

La ville a besoin d’une culture policière de la bienveillance îlotière de proximité. La ville a besoin d’une culture automobile en répit voire en repli. A quand le retour de Quick et Flupke, ce duo de l’enfance joyeuse?

Bruxelles, quartier des Marolles, fresque disparue (photo MP).

Michel Porret vient de publier av. Frédéric Chauvaud: Le procès de Roberto Rastapopoulos, Georg, 2022.

https://www.fabula.org/actualites/111517/frederic-chauvaud-michel-porret-dir-le-proces-de-roberto-rastapopoulos.html

 

Gare aux voleurs!

Maurice Leblanc, Arsène Lupin contre Herlock Sholmes, 1906

« Quand il s’approche/On cache les broches/Et les sacoches/Il vide les poches/Sans anicroche. » L’Arsène/ Jacques Dutronc, 1971.

Depuis l’Antiquité, le droit à la propriété qui culmine au XIXe siècle reste le socle moral et économique du monde contemporain. Les multiples facettes du vol y reproduisent l’ordre propriétaire.

Civilisation propriétaire

Voici un livre brillant sur l’histoire du vol, mis sous les auspices d’Arsène Lupin, le gentleman cambrioleur de la Belle époque créé en 1905 par Maurice Leblanc. Trois parties substantielles autour de la «civilisation», de la «défense» puis des «crises et recompositions» de la propriété. Vers 1980, les statistiques policières en France signalent «un vol toutes les 37 secondes». Toute proportions gardées, la Suisse n’est pas loin. Cette délinquance ordinaire est rattrapée par les hold-ups. Chers au film noir, plutôt urbains, ils se multiplient par 10 de 1968 à 1985 puis reculent.

Depuis toujours, voler est une activité sociale omniprésente. Le vol alimente le discours politique et parfois xénophobe («Gangs roumains») sur l’insécurité matérielle et humaine.

L’État répond par la violence légale à la «demande sociale de sécurité» pour apaiser l’«obsession propriétaire» qui culmine après la Révolution bourgeoise de 1789. Consacrée par le Code pénal de 1810, la qualification du vol est tautologique : «Quiconque a soustrait frauduleusement une chose qui ne lui appartient pas est coupable de vol». Dès lors, les slogans alarmistes contre les crocheteurs, les manipulateurs de rossignols, les cambrioleurs nocturnes ou diurnes, les voleurs occasionnels ou d’habitude, les écumeurs nationaux ou étrangers, les faussaires en col blanc nourrissent l’intarissable discours sécuritaire. Dans notre société consumériste et d’assurance sur les biens et la vie, le voleur incarne l’ennemi public numéro 1 des petits et des grands propriétaires affolés. Il est la figure noire de la morale vertueuse. Celle qui depuis la Bible soude l’argent au labeur honnête.

Pluralité du vol

D’une plume leste, Arnaud-Dominique Houte, professeur d’histoire contemporaine à Sorbonne-Université, écrit l’anthropologie culturelle et politique des appropriations illégales. Entre «exploits criminels des bandes organisées» et larcins minuscules qui détériorent la vie quotidienne des populations urbaines souvent les plus modestes, il suit les réactions sociales et politiques que suscite le vol. Souvent de nécessité selon le destin tragique du forçat hugolien Jean Valjean (Les Misérables), le vol est l’envers social de la civilisation propriétaire. En quelque sorte, il en est le corollaire inévitable qui ne pourra jamais disparaître. Depuis toujours, les enfants jouent au «gendarme et au voleur» ! En préférant le rôle du voleur.

Pluralité du vol : il y a mille manières de dérober le bien d’autrui. Grappiller la récolte, voler une poule, chaparder un pain sur l’étal du boulanger, subtiliser de la viande dans un supermarché, arracher un sac à main, voler une voiture, brigander sur le grand chemin, cambrioler un logis, dévaliser un commerce ou un bureau de poste, organiser le casse à main armée d’une banque, assaillir un véhicule blindé de transport d’espèces, pirater un navire : l’activité sociale des voleurs est multiple. Elle nourrit la légitime-défense, mobilise la police, inspire les fabricants de serrures, stimule l’industrie des systèmes de sécurité et enrichit les assurances. Le vol est le secteur gris et très rentable de l’économie capitaliste.

Les archives du vol

Ce livre original est fascinant. Au plus près des archives, il croise la matérialité des butins recelés ou des objets pillés en temps de paix ou de guerre ainsi que la culture sécuritaire des portes, des verrous, des chaînes de sécurité, des serrures et de la vidéo-surveillance qui tentent de prévenir matériellement le vol. Étatique ou privée, investigatrice ou brutale, l’activité policière oscille entre le recueil de la plainte victimaire, la poursuite des habiles malandrins et la quête scientifique des indices matériels ou des traces d’ADN sur les lieux de l’effraction plus ou moins bien assurés.

La vidéo-surveillance privée et publique se vend comme la panacée du vol. Voir pour prévoir…souvent en vain!

Menaces et police du vol, protection privée, lieux exposés à l’effraction, autodéfense des «voisins vigilants», mise en garde publique: l’histoire sociale du vol dessine ses «présences» constantes dans la civilisation propriétaire dont la morale commune repose sur le septième commandement («Tu ne voleras pas!»). La «propriété c’est le vol», certes ! Le célèbre slogan anarchiste de Joseph Proudhon montre que le désordre des voleurs renforce l’«ordre propriétaire». La causalité du vol y réside. Sa reproduction sécuritaire est socialement garantie par le vol. Inséparables gendarmes et voleurs!

Un beau livre à ne pas manquer!

Arnaud-Dominique Houte, Propriété défendue. La société française à l’épreuve du vol, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 2021, 379 p.

 

Richard Fleischer, Armored Car Robbery, 1950

https://www.youtube.com/watch?v=nSfAN79Pmi8

 

George Flyod: lynchage policier

https://www.telerama.fr/sites/tr_master/files/styles/simplecrop1000/public/medias/2017/02/media_154335/une-carte-des-meurtres-racistes-par-lynchage-aux-etats-unis%2CM422996.jpg?itok=zvO7vj-1

Géographie du lynchage aux États-Unis: https://plaintalkhistory.com/monroeandflorencework/explore/

 

Jadis, le genou fléchi des statues de justice, sises sur les places des cités européennes, désignait la clémence du glaive. À Minneapolis, le genou fléchi d’un officier de police exécute publiquement un citoyen Afro-Américain. À nouveau, cette mise à mort sommaire illustre la culture nord-américaine de la brutalité raciale.

«J’étouffe»

Le 25 mai 2020, officier blanc du Minneapolis Police Departement, Derek Chauvin, mains dans les poches, étouffe sciemment George Floyd, citoyen Afro-Américain, âgé de 46 ans, père d’une fillette née il y a six ans. Menotté, plaqué au sol, nuque écrasée durant 8 minutes et 46 secondes par le genou fléchi du policier: Floyd implore la vie (I can’t breathe !), sans briser l’opiniâtreté du bourreau.

Sur la scène du crime filmée par plusieurs vidéos, quatre autres policiers restent passifs. Les images sonores de la tuerie font le tour du monde, embrasent les États-Unis et y motivent maints policiers repentants à mettre genou à terre. Plusieurs jours après les faits, l’arrestation de Chauvin motive son inculpation pour «meurtre non prémédité» (3 juin). Témoins inactifs du crime, ses collègues sont poursuivis.

L’homicide de George Floyd s’ajoute aux 1000 individus tués chaque année par la police nord-américaine que minent la violence raciale et la culture de la violence armée.

1000 personnes tuées en 2019 par la police. Les forces de l’ordre ont tué plus de 1 000 personnes en 2019 aux Etats-Unis, dont un quart étaient noires, quand les Afro-Américains représentent moins de 13 % de la population. Au cours des quinze dernières années dans le pays, seuls 110 policiers ont été inculpés pour homicide après avoir abattu une personne dans l’exercice de leur fonction. Et seuls cinq d’entre eux ont été condamnés pour meurtre. Protégés par la loi: dans un pays qui compte plus d’armes civiles en circulation que d’habitants, les policiers ont le droit de tirer s’ils ont des «craintes raisonnables de danger imminent» pour eux ou autrui. Protégés par leurs syndicats et des conventions collectives, qui rendent difficiles les poursuites “(https://www.liberation.fr/planete/2020/06/09/aux-etats-unis-des-premieres-pistes-pour-reformer-la-police_1790703).

Suggestion: dans le contexte trumpiste, la sauvagerie policière fait peut-être écho à la vieille culture punitive du lynchage qui a durablement ensanglanté le «vieux sud» des États-Unis, cher au romancier William Faulkner.

6000 lynchages

Juge en Virginie, William Lynch (1736-1796) traque avec des milices armées les outlaws. Bandits, voleurs de chevaux, Indiens révolté, Mexicains indisciplinés, émigrants chinois, voleurs, tricheurs au poker, vagabonds : les indésirables sociaux sont fouettés, bastonnés, trempés dans les fleuves, goudronnés puis emplumés, mais aussi sommairement pendus. Bientôt, la loi lynch (1837) forge la notion de «lynchage» qui escorte la « conquête de l’Ouest».

Gagnée par le nord abolitionniste et industriel sur le sud esclavagiste et rural, la Guerre de Sécession (1861-1865) ruine la plantation cotonnière et abolit l’esclavage des Afro-Américains. En conséquence, durablement concentré dans les États du sud entre la Floride et le Texas, le lynchage perpétue le suprématisme blanc et puritain. Il restaure l’«honneur» des sudistes humiliés. Corvéable sous le paternalisme domanial, l’ancien esclave se mue en prolétaire du capitalisme cotonnier. L’«homme libre» a le privilège d’être lynché !

De 1880 à 1952, les historiens décomptent environ 6000 lynchages (chiffres officiels: 4 472 victimes entre 1882 et 1968). Lynchages communautaires ou sous la la houlette du Ku Klux Klan né le 24 décembre 1865 pour garantir la suprématie blanche et puritaine. Si huit fois sur dix, le lynché est un noir, dans certains comtés du sud, la presse relate un acte de lynchage… tous les quatre jours, avec la complicité active et passive des juges, shérifs, gardiens de prison ou jurés. Appuyé ou non par la Garde nationale, un shérif équitable combat parfois le lynchage au risque des représailles.

Dès les années 1950, entre industrialisation du sud et combat des autorités fédérales ou des associations civiques, le lynchage décline sans disparaître. Après 200 tentatives infructueuses pendant un siècle, le Sénat américain adopte le mercredi 20 décembre 2018 (!) à l’unanimité, une proposition de loi faisant du lynchage un crime fédéral.

Mourir sans sépulture

Le lynchage public est un rituel punitif d’infamie.

Premier acte : la «chasse au nègre» que traquent les molosses déchainés.

Acte II : la foule assiège la prison ou le tribunal pour le saisir puis le trainer par les rues.

Acte III : passé à tabac, souvent dénudé et exposé devant la foule, photographié, le lynché  est pendu (arbre, pont, lampadaire, poteau téléphonique), puis criblé de balles.

Acte IV : le cadavre est ensuite tracté derrière une voiture puis jeté à la décharge.

Outre la pendaison, plus d’une fois le lynché est scalpé, castré ou écorché vif, puis suffoqué dans la boue ou salé comme un porc. Le lyncheur lui plonge aussi un fer ardent au fond de la gorge, lui arrache les yeux et la langue, mutile les doigts et les orteils. Si la pendaison est jugée «trop douce», le supplicié est lié à une chaîne suspendue au-dessus d’un bûcher. Au milieu de la «liesse populaire» il est précipité dans les flammes et remonté pour prolonger le calvaire. Parfois, entouré d’un cercle de flammes, le lynché est cloué à une souche d’arbre par le pénis. Dilemme : être grillé vif ou vivre en se mutilant avec le couteau qui lui est laissé! En 1934, le massacre de Claude Neal illustre la vindicte haineuse des gens ordinaires (voir encadré ci-dessous).

La cruauté des gens ordinaires

Spontané ou prémédité, le massacre du «corps noir» assure l’oppression blanche sur les Afro-Américains prolétarisés. Le lynchage vise à «purifier» la communauté puritaine et raciste, dans le contexte avéré ou imaginaire de relation sexuelle imposée ou consentante entre un noir et une blanche.

Comme le pogrom, le lynchage illustre la «vindicte» expiatoire de la foule des «gens ordinaires». Sa motivation : que la terreur renforce la prépotence blanche, morale, sociale et politique.

L’archive visuelle du lynchage est accablante. La raison vacille à voir de tels massacres. Films, photographies, cartes postales: des centaines d’images publiées sur le site mémoriel Without Sanctuary illustrent l’ancrage social de la vindicte raciste chez les «gens ordinaires». Jeunes ou vieux, riches ou pauvres, entourés de leurs enfants, durant un demi-siècle, ils posent fièrement devant les corps mutilés accrochés aux arbres des États du sud. Cadavres pathétiques…  que pleure en 1939 Billie Holiday dans la lancinante chanson Strange Fruit (paroles de l’instituteur juif du Bronx Abel Meerpol).

Le lynchage : «fardeau du passé» ou symptôme raciste non ritualisé d’une culture de la brutalité policière toujours réitérée?

Celle de l’agent Derek Chauvin qui le 25 mai 2020, de son genou fléchi, étouffe Georg Flyod.

 

À consulter, avec recueillement : Without Sanctuary:  http://www.withoutsanctuary.org

À lire : Joël Michel, Le lynchage aux États-Unis, Paris, 2008, La Table Ronde.

À écouter : Billie Holiday, Strange Fruit : https://www.youtube.com/watch?v=Web007rzSOI

À revoir : William A. Wellman, The Ox-Bow Incident, U.S.A., 20th century Fox, 1943, 75 min. : https://www.youtube.com/watch?v=xudvfq3Mqbs

 

Massacre à Greenwood: 19 octobre 1934 : le corps mutilé de Lola Cannidy est découvert dans le comté de Jackson à Greenwood (nord de la Floride). Incarcéré, le noir Claude Neal aurait avoué le meurtre. Charrié de geôle en geôle durant une course-poursuite sur plusieurs centaines de kilomètres pour fuir la vindicte, Neal est ramené à Grenewood. Le journal Eagle titre : «La Floride va brûler un nègre. Il sera mutilé». La radio locale annonce le lynchage. Une ligue civique réclame l’aide de la Garde nationale. Refus du shérif. 5000 personnes gagnent Greenwood, ce qui oblige à déplacer le lieu du supplice. Passé à tabac, Claude Neal est mené dans les bois à 6 kilomètres du village. Les lyncheurs le castrent puis lui font ingurgiter son pénis. Son corps lacéré est marqué au fer rouge. Ses orteils et ses doigts sont coupés. On lui passe une corde au cou pour le plonger et le retirer du bûcher. Déshumanisé, Neal meurt sans repentir ni protestation. La famille de Lola Cannidy récupère son cadavre pour le dégrader avec les enfants du village. À trois heures du matin, la dépouille calcinée du lynché est pendue devant le tribunal.

LM 57

Épier son prochain !

« Messieurs. Si l’on trouvait un moyen de se rendre maître de tout ce qui peut arriver à un certain nombre d’hommes, de disposer tout ce qui les environne, de manière à opérer sur eux l’impression que l’on veut produire, de s’assurer de leurs actions, de leurs liaisons, de toutes les circonstances de leur vie, en sorte que rien ne pût échapper ni contrarier l’effet désiré, on ne peut pas douter qu’un moyen de cette espèce ne fût un instrument très énergique et très utile que les gouvernements pourraient appliquer à différents objets de la plus haute importance. »

Jérémie Bentham, Panoptique, 1791.

https://compote.slate.com/images/510ed0f8-8134-4088-abfa-657f4c57f6dc.jpeg?width=780&height=520&rect=2200x1467&offset=0x0

 

Les cieux emplis de drones avec ou sans puissance létale. La cité consumériste maillée de caméras biométriques pour la reconnaissance faciale. Des millions d’automobiles dévorant le bitume. D’innombrables individus soudés à un bracelet électronique comme connectivité pénale. Partout, les corps, les mots et les comportements captifs de la transparence sociale et de la vigilance panopticale. S’y ancrent le nouveau puritanisme moral où se nouent l’égalitarisme autoritaire et le bonheur obligatoire.

La ville sécuritaire n’est-elle que le cauchemar de l’anti-utopie d’un monde épuisé dont l’environnement naturel est à bout de course ?

Voire !

 

Vigilance

Depuis une vingtaine d’années maintenant, le succès moral de l’hydre terroriste s’affirme jour après jour contre la démocratie. Dès  2001, d’innombrables lois liberticides ont signé l’agonie du libéralisme politique et pénal. La « société de vigilance » serait aujourd’hui le point cardinal du civisme. Telle est notamment l’idée « d’union sacrée » de l’actuel président de la République française après la tuerie de la préfecture de police à Paris (3 octobre 2019).

À nouveau, comme après la tentative terroriste avortée par armes à feu survenue le 21 août 2015 à bord du train Thalys 9364 reliant Amsterdam à Paris sur la ligne LGV Nord, nous sommes intimés à devenir les sentinelles de la sécurité publique et des sociabilités urbaines.

 

Le onzième Commandement:

Observer les comportements « douteux ».

Inspecter les visages renfrognés ou impassibles.

Considérer les démarche louches ou les silhouettes inconnues.

Traquer les gestes déplacés et les mimiques inquiétantes.

Scruter les « suspects habituels ».

Ouïr les paroles irrévérencieuses.

Même les plus insignifiantes.

Bientôt celles des enfants ?

En fait, le nouveau Commandement séculier ordonne d’épier son prochain !

Pourtant, la ligne de partage positive est arbitraire et floue entre la normalité civique et les attitudes reprochables.

Est-ce ainsi que se joue la sécurité de la communauté ?

 

 

Délation ou civisme ?

Comment reconnaitre les ambiguïtés selon ce nouveau catéchisme civique  ? Est-ce là vraiment la panacée du lien social de proximité ? Doit-on obéir à l’incantation politique plus d’une fois populiste contre l’État de droit ?

Certainement pas ! Emplie de préjugés, aveugle à l’altérité, la délation rôde dans l’ombre.

Or, l’individu ne suffit pas observer son prochain. En outre, celui qui épie est bien évidemment suspect aux yeux de l’épié ! L’observateur est observé comme l’arroseur est arrosé !

Dans ce contexte alarmiste, les rouages pernicieux de la transparence sociale ou du panoptisme réciproque généralisé sont affolants. La vigilance sécuritaire emplit l’imaginaire cauchemardesque des anti-utopies entre Nous autres (1920) du Russe Ievgueni Zamiatine (1920) et The Minority Report (1956) de l’Américain Philip K. Dick, en passant  1984 (1949) de George Orwell.

Bien heureusement, le progrès panoptical va maintenant suppléer la vigilance du civisme humain. La machine infaillible remplacera l’inspection sociale, un peu comme le bracelet électronique renforce invisiblement le contrôle social. Il succède à certaines formes de privation de liberté à la gloire controversée de la surveillance électronique.

 

Reconnaissance faciale

 

Au bertillonnage photographique né à  fin du XIXe siècle (portrait de face et de profil) succède maintenant la “reconnaissance faciale” biométrique.

Routinière en Chine pour objectiver l’écart comportemental, le déficit d’enthousiasme civique ou autoriser l’accès à une ligne de métro (Shenzhen) voire l’achat d’une carte SIM, la reconnaissance faciale repose notamment sur 176 millions de caméras à l’intelligence artificielle déjà installées en 2016. D’ici 2020, trois fois plus de machines sont prévues pour le succès du communisme panoptical.

La technologie couteuse de la reconnaissance faciale est aussi à l’agenda politique et policier de plusieurs États démocratiques notamment en Allemagne et au Royaume-Uni. Elle est prioritaire dans la recherche sécuritaire en France. Plusieurs projets y sont à l’étude depuis 10 ans afin de disposer d’un outil performant pour les Jeux olympiques de 2024. Interdite à San-Francisco pour protéger les droits des individus, la reconnaissance faciale ne serait pas une priorité policière en Suisse notamment en raison de son coût financier. Son usage privé cadre des activités commerciales : achat, paiements ou retraits d’argent, flux des passagers à l’aéroport de Zurich, smartphones. Pourtant, si elles sont stockées, en cas de délits, les images de la reconnaissance faciale pourraient intéresser la police.

Police quotidienne

La reconnaissance faciale semble devenir le nouvel instrument biométrique du contrôle social le plus étendu quel que soit la nature du régime politique.

Le marché du pouvoir biométrique est illimité.

Pointage des antécédents judiciaires (France : fichier photographique de 7 millions de personnes), supervision urbaine (foules, incivisme en récidive), flux humain et embarquements frontaliers dans les aéroports, police des étrangers, identification en temps réel de tout un chacun, recherche des personnes disparues : le procédé de la reconnaissance faciale devient l’instrument soft de la gouvernance biométrique et non libérale des personnes avec et sans antécédents judiciaires.

Ce dispositif généralise à tout le corps social le dispositif policier du fichage et de son emploi en temps réel.

Sur notre proche horizon : la dystopie de la transparence sociale émerge tout autour de la démocratie électronique, sociotechnique et autoritaire. Celle de la reconnaissance faciale basée sur le contrôle d’identité… permanent et général. Comme l’extension illimitée de la police des individus en tant que mécanique de gouvernance politique dans la surveillance électronique quotidienne qui bannit la pénombre sociale.

Demain: le bonheur de THX 1138 dans le labyrinthe électronique du contrôle social ?

 

 

Lectures :

Ayse Ceyan, Pierre Piazza, L’Identification biométrique : champs, acteurs, enjeux et controverses, Paris, MSH, 2014 (452 p.).

René Lévy, Laurence Dumoulin, Annie Kensey et Christian Licoppe (direction), Le bracelet électronique : action publique, pénalité et connectivité, Genève, Médecin et Hygiène, Collection Déviance et Société, 2019 (257 p.).

Sur la genèse de l’ “État de surveillance” qui affaiblit l’ “État de droit”: Mireille Delmas-Marty, “La société de vigilance risque de faire oublier la devise républicaine”, Le Monde, vendredi 25 octobre 2019, p. 24.

LDM 48

G. Lucas, Electronic Labyrinth, 1967 (official trailer).

Les dévore-bitume

https://bdoubliees.com/journalpilote/sfig1/mangebitume/mangebitume1.jpgInvention industrielle spectaculaire, maillon fort de l’économie capitaliste, la voiture a forgé les usages sociaux et les représentations collectives de liberté et d’émancipation contemporaines. Dans la culture cinématographique, évidemment lié aux grands espaces, le road movie en est l’illustration  la plus notoire. Or,  l’automobilocratie commença insidieusement au début des années 1970 … !

Nuit et jour, les dévore-bitume blessent la cité qu’ils abasourdissent. Dans une ville de poche comme Genève, où tout est joignable à moins de trente minutes de marche, la voiture y instaure l’enfer mécanique. Celui du struggle for life de la pseudo-mobilité automobile qui attise les conflits symboliques liés à l’apparence de la puissance motrice.

Enfoncer le champignon

L’automobile instaure le comportement de la verticalité mécanique qui menace et méprise l’horizontalité piétonne. En cela, elle fait écho à la culture équestre des sociétés d’ordre non démocratiques de l’Ancien Régime qui opposaient la prépotence cavalière à la soumission piétonnière: “tu marches, je te domine “!

Enfoncer le champignon, c’est mieux que marcher ou pédaler en ville. La culture de la vitesse contribue à la brutalisation de la police de la circulation qui pourtant se raréfie en se municipalisant hormis le contrôle du parking, manne financière liée à la saturation voiturière. Plus d’une fois, à observer le chaos automobile qui congestionne la cité aux heures de pointe, le surpuissant véhicule immaculé 4/4 – parfaitement inutile hors de la Sierre Madre mexicaine ou de la Sierra Nevada d’Andalousie – exacerbe l’instinct prédateur du conductrice/conducteur. Solitairement, il s’épingle au volant de la puissance motrice en prenant les trottoirs pour la dune saharienne et les parkings pour une piste amazonienne !

Que faire des fous au volant qui, quotidiennement, persistent à brûler les feux devenus rouges en se croyant sur la boucle des 500 Miles d’Indianapolis voire sur la ligne droite des Hunaudières aux 24 heures du Mans ? Avec quels arguments raisonner les Michel Vaillant de pacotille qu’exulte la puissance d’un moteur emballé ? De quelle manière neutraliser le terrorisme voiturier du chauffard urbain ? Comment accepter encore ces cohortes de véhicules en ville dont le seul passager est le conducteur ? Comment endiguer l’autocratie voiturière des dévore-bitume qui persistent à asphyxier la ville en s’y déplaçant pour un rien ? Où mettre la frontière morale et matérielle entre l’individualisme voiturier et l’intérêt commun des citadins suffoqués ?

Polluer

La pédiatre et pneumologue Jocelyne Just n’y va pas par quatre chemins, en ville : « La voiture, c’est l’ennemi », tout particulièrement pour les enfants dont les organes en croissance ressentent fortement la nocivité du trafic. Dans la majorité des villes européennes, les admissions pour troubles respiratoires dans les services d’urgence pédiatrique culminent avec les pics de pollution liés au trafic voiturier.

En effet, qui oserait encore en douter ? En milieu urbain, outre sa dangerosité létale lors d’accidents ou de « rodéos », la voiture est la première source de pollution. Cela est notoire depuis les études pionnières des années 1980. Elle y provoque 50% à 60% de la pollution atmosphérique mesurée. Aucun paramètre sanitaire ne vient aujourd’hui infirmer le diagnostic de la nocivité automobile, tout particulièrement durant les intempéries hivernales ou les canicules appelées bientôt à se multiplier. Face à cette évidence, la surdité politique devient malfaisante, notamment lorsque les phénomènes caniculaires devraient obliger à reconsidérer en toute urgence la légitimité du trafic automobile au cœur urbain.

Déconsidérés par le lobby automobile, maints rapports médicaux démontrent l’augmentation des pathologies chroniques – asthme, allergies, maladies auto-immunes, voire diabète par modification du « microbiome » intestinal – et la proximité du logis avec une voie automobile. Vivre près d’une artère à grand trafic, c’est prendre un énorme risque pathologique qui s’ajoute au stresse nerveux que provoque le roulis tintamarresque du Léviathan mécanique qui nous aliène.

Impasse

Endiguer la nocivité automobile en milieu urbain pour épargner notamment la santé des enfants ne sera jamais réglé par la seule police de la circulation avec son cortège de harcèlement, d’interdictions et de réglementations. Plus d’un dévore-bitume planifie d’ailleurs l’amende de police dans le budget automobile. Sortir rapidement de l’impasse insécuritaire et sanitaire dans laquelle la voiture individuelle plonge la cité oblige à une nouvelle culture urbaine. Une éducation inédite aux usages sociaux non mécanisés de la ville.

Entre capharnaüm mécanique et poussières insidieuses, les grandes voies pénétrantes en ville sont-elles encore tolérables ? Comment bannir de la ville les automobiles inadéquates à l’espace urbain en raison de leur puissance motrice ? Comment instaurer une pratique du déplacement urbain qui disqualifie tout déplacement automobile socialement inutile car inférieur à 10 kilomètres ? Que faire pour souffler en ville avec nos enfants sans l’excès de CO2 que quotidiennement distillent les mange bitume ? Comment remettre la voiture à sa place légitime d’auxiliaire de la mobilité ?

Arme de destruction massive

La tolérance politique envers le trafic voiturier frise le laxisme public au nom de la « liberté » individuelle du déplacement. Le confort respiratoire et la quiétude sonore doivent l’emporter sur l’enfer mécanique de la prédation automobile. Appuyée sur les enquêtes de santé publique, une levée de boucliers est-elle possible ? Pourrait-on bientôt rappeler à l’État régulateur du trafic que la sur-tolérance automobile en milieu urbain équivaudra à la non-assistance à personnes en danger : soit l’habitant de la ville (enfant ou adulte) qui suffoque de manière croissante devant l’offensive toujours recommencée des dévore-bitume.

Instaurons vite le sanctuaire urbain du confort respiratoire et sonore sans voiture individuelle. Une ville non mécanisée par l’intérêt limité du dévore-bitume permettrait de bannir cette arme de destruction massive qui augmente la vulnérabilité métropolitaine de l’environnement social.

Pour retrouver une ville à la dimension du pas humain, pour la sociabilité de proximité, pour une Venise globale, raisonnons les dévore-bitume !

Utopie négative, illustration de cette page, une remarquable bande dessinée toujours hélas d’actualité :

https://www.bdtheque.com/repupload/T/T_4597.JPG

Scénario Jacques Lob, dessins José Bielsa, Les Mange-bitume, Paris, Dargaud, mars 1974 (épuisé).

LDM 46

Épier et contrôler

« L’inspection : voilà le principe unique, et pour établir l’ordre, et pour le conserver ; mais une inspection d’un genre nouveau, qui frappe l’imagination plutôt que les sens, qui mette des centaines d’hommes dans la dépendance d’un seul, en donnant à ce seul homme une sorte de présence universelle dans son domaine. » Jeremy Bentham, Le Panoptique (1791).

https://i.pinimg.com/736x/25/2e/7d/252e7d3bba6c43f937beada8f747180a--art-shows-pop-art.jpg

Lehigh Valley Vanguard | Marlana Eck, “Modern Discipline and Panopticism in the United States

Partout, silencieusement, en catimini, jour après jour, la vidéo-surveillance augmente son emprise quotidienne sur l’espace public des villes contemporaines. La cartographie sécuritaire implique le panoptisme urbain pour l’imaginaire du « risque zéro ». La crue est aussi forte que celle des polices privées ou encore des logiciels de géolocalisation et de « prédiction du crime » dans les forces de police nord-américaines. Les machines visent à objectiver le « hot spot » du crime (Risk Terrain Modeling) pour prévenir le passage à l’acte comme dans Minority Report de Steven Spielberg (2002).

Eldorado sécuritaire

La caméra automatisée s’impose comme le banal objet du mobilier urbain et du panoptisme généralisé. À Genève, même si quatre caméras de vidéo-surveillance sont vandalisées (8-9 janvier 2018) près de l’école des Pâquis, elles s’insèrent en un « dispositif global de sécurité » voulu par la municipalité.

Comme le portique de prévention qui grâce au terrorisme gagne les gares européennes (Italie, France, etc.), le marché du sécuritaire visuel est l’Eldorado pour l’industrie de la sécurité urbaine (année 2014: 15,9 milliards de dollars, contre 14,1 milliards en 2013). En se miniaturisant, la vidéo-surveillance est aussi accessible à tout particulier pour surveiller son domicile à distance.

Panoptisme

Objectif politique avoué : endiguer les incivilités, faire reculer les illégalismes, lutter contre le trafic des stupéfiants, prévenir le crime et augmenter les capacités d’intervention policière. Voir c’est savoir ce qui se trame ! Voir c’est vouloir cartographier le risque. S’y ajoute aussi le visionnement direct de la fluidité automobile en ville, sur les grands axes et les tunnels routiers. Pour renforcer le sentiment de sécurité de la population, le panoptisme condense le contrôle social préventif.

Épier c’est prévenir ! Ce contrôle social automatisé réduit drastiquement la police de proximité en milieu urbain — comme le montre le cas genevois. La quasi-seule présence policière dans la cité lémanique : d’éclatantes voitures de police  gyrophares en fête  qui filent à grande vitesse le long des artères avec des agents enfermés à double tour à l’intérieur ! « Papa, pourquoi le policier dans la voiture il a peur de nous ? » — me demande mon fils au retour de l’école par les rues de Saint-Jean, devant une voiture de police qui pile au dernier instant devant un passage jaune !

La caméra protège la caméra

Certaines municipalités veulent protéger les caméras de surveillance —  plutôt fragiles — par d’autres caméras de surveillance. L’œil électronique protège l’œil automatique qui nuit et jour épie les humains pour les défendre. Le panoptisme en boucle fermée : la nouvelle garantie technologique de la société libérale. Les périmètres prioritaires de la vidéo-surveillance recoupent souvent les zones prestigieuses de la cité, bien qu’en Italie, — par exemple — la vidéo-surveillance balaie maintenant les wagons ferroviaires.

Dans plusieurs villes françaises, si l’accès au centre de visionnage est limité, la police nationale et la gendarmerie peuvent accéder aux bandes enregistrées du panoptisme urbain pour le besoin d’enquêtes judiciaires. Une nouvelle juridiction de la pièce à conviction visuelle émerge.

Break the cameras !

Or, maints faits divers montrent que le panoptisme urbain ne protège pas toujours les sites vidéo-surveillés— à voir notamment la « vandalisation » en récidive (3 janvier 2018) du collège Georges-Brassens (Villeneuve-le-Roi), « protégé » par la vidéo-surveillance. Au contraire, écho lointain du luddisme — au XIXe siècle les ouvriers anglais cassaient les machines de la révolution industrielle — la détérioration des caméras urbaines semble émerger socialement comme la « violence logique » qu’induit la vidéo-surveillance contre le lien social de proximité. Briser l’œil  du pouvoir : quel sens à cette révolte désespérée ?

Et le lien social de proximité ?

L’idéologie politique et technocratique de la vidéo-surveillance conforte certainement la désespérance insécuritaire via la démagogie populiste de l’autoritarisme politique. L’étape suivante : la vidéo-surveillance “améliorée” par la reconnaissance  faciale.  La crise du lien social de proximité alimente la vidéo-surveillance comme inspection perpétuelle des individus. La détérioration du premier explique la puissance croissante de la seconde.

Matrice d’autoritarisme et d’antilibéralisme, le risque zéro nourrit l’utopie sécuritaire de la vidéo-surveillance que survolent silencieusement les drones du panoptisme généralisé comme soi-disant “dernier rempart de la démocratie” ! Le triomphe du panoptisme contemporain : chacun intègrera l’idée qu’il est l’objet d’une continuelle inspection visuelle. Chimère dystopique ou principe de réalité ?

Lire et relire : Jeremy Bentham, Le Panoptique, précédé par l’œil du pouvoir, entretien avec Michel Foucault, postface de Michelle Perrot, Paris, Belfond, 1977.

Patrouille militaire

https://static.ladepeche.fr/content/media/image/large/2015/11/20/1915650-201511201539-full.jpg

Patrouille : ronde faite par une petite troupe pour la sûreté et la tranquillité d’une ville, d’une place de guerre ou d’un camp. On nomme aussi patrouille la petite troupe qui fait la ronde. Encyclopédie méthodique. Art militaire, III, Paris, 1787, p. 313.

Depuis peu, en Europe, la configuration et la vie urbaines changent lentement mais inévitablement. Se modifie aussi l’usage social de la ville dans son hyper-centre. Après les tueries en masse par armes létales, explosifs, voitures-béliers ou poids lourds dans plusieurs capitales d’Europe, nous vivons avec les stigmates de la terreur aveugle et la peur de la récidive des tueurs en série. Pourtant, à sillonner ces jours-ci les quartiers festifs de Paris, les terrasses sont noires de monde.

719 jours

Paris comme Bruxelles ou Londres mais pas Berlin installent le régime sécuritaire des patrouilles militaires. Parfois au nom de l’État d’urgence que la France a instauré il y a maintenant 719 jours entre unanimité ou controverse politiques et juridiques en ce qui concerne l’impact dissuasif de Vigipirate sur le terrorisme.

Tout événement public d’envergure légitime l’imposante manifestation de la puissance policière et militaire sur terre et dans les airs — comme on l’a vu du 29 septembre au 1er octobre à Genève avec la visite des deux Géantes. En sortant de la gare, le visiteur buttait sur le dispositif sécuritaire digne d’une ville déjà frappée par un ignoble attentat. Bienvenu principe de précaution légitime, exercice de répétition policière en taille réelle ou discutable état d’urgence politisé ?

Fusil d’assaut en bandoulière et ninjas

Au cœur du dispositif sécuritaire de la ville vulnérable, circule la patrouille militaire. Trois ou quatre hommes jeunes en treillis de combat,  béret sur la tête et fusil d’assaut en bandoulière ou brandi en position de feu vers le sol. Sous l’autorité d’un officier, détendus ou nerveux, ils déambulent à pas mesurés parmi la multitude. Parfois, la patrouille sécuritaire circule à grande vitesse. Précédée d’une horde de motard policiers sirènes hurlantes et sifflets stridents, une patrouille de ninjas masqués et embarqués dans des camionnettes banalisées fend l’encombrement automobile aux heures de pointe, comme on l’observe ces jours-ci au cœur du quartier latin de Paris.

Points stratégiques

Longtemps déployée dans les villes occupées ou les espaces militarisés (caserne, bases aérienne ou navale, dépôt et arsenal), la patrouille militaire gagne du terrain dans la société civile en paix. Peu présente dans les quartiers populaires, la patrouille militaire maille la ville aux points stratégiques et de prestige comme les gares, les bâtiments officiels, les hôtels et boutiques de luxe, les banques et les aéroports.

Ossature sécuritaire

L’ossature sécuritaire de la ville patrouillée se prolonge avec les chicanes préventives que sont les barrières filtrantes, les cubes de ciment, les fouilles de sacs et aussi depuis quelque temps à Paris la segmentation en plusieurs tronçons éloignés des queues humaines à l’entrée des boîtes de nuit ou des musées. Maints lieux échappent à l’emprise mobile de la patrouille militaire, notamment les passages transversaux entre deux artères dans les immeubles du XIXe siècle ou encore les embouteillages néo-libéraux qui asphyxient les existences et les villes.

Certains estiment que nous avons le privilège discutable d’assister à la genèse lente d’une démocratie de la garnison. Notamment dans les régimes politiques où l’institution militaire pèse depuis longtemps sur les institutions civiles.

État de drone

De la démocratie libérale du XIXe siècle à la démocratie sociale-démocrate contemporaine, nos sociétés vont-elles muer vers la démocratie militarisée d’un État de droit que surveillent  les drones en tous leurs états ? Gouverner par la peur ! Lutter contre la nébuleuse terroriste qui modifie rapidement les modes opératoires de l’attaque imprévue semble constituer aujourd’hui la modalité inédite de la gouvernance et du pouvoir politique. Le Léviathan civil devient-il le Léviathan en treillis vert de gris ?

Justice vulnérable

Quoique qu’il en soit, le terrorisme freine durablement la démocratie des droits de l’homme. Sans le « Patriot Act », le régime autoritaire du président Donald Trump serait-il maintenant en place ? L’État sécuritaire — que publicise la patrouille militaire — renverserait durablement l’ordre démocratique. La justice serait assujettie aux impératifs sécuritaires du gouvernement pas la peur. Les sentinelles inédites de la démocratie sont les militaires en patrouille. Fusils en mai pour l’auto-défense politique face à l’imprévisibilité terroriste (massacre de cyclistes, sud de Manhattan, 31 octobre).

 

 

A lire: Grégoire Chamayou, Théorie du drone, Paris, La fabrique, 2013; Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, La Découverte-Zones, octobre 2017.

Téléphone portable, gadget de destruction massive ?

A qui ces grandes oreilles?

 

 

 

En moins d’une quinzaine d’années, le téléphone mobile a colonisé nos vies et transformé profondément nos habitudes sociales. À l’exception de la voiture et de l’ordinateur, nul autre objet industriel de consommation massive n’a autant modifié l’habitus des individus et des collectivités. Espace public, voitures, transports collectifs de tous les genres : il suffit d’observer quotidiennement les nouveaux rites sociaux de la communication permanente et en flux direct pour s’en convaincre. Certains, parfois sourcilleux, n’hésitent pas à évoquer une nouvelle forme d’autisme social. Voire d’aliénation.

Marché colossal

Le téléphone portable représente un des plus foudroyants développements technologiques de l’histoire industrielle. Il est né en 1973 (prototype) pour être commercialisé dès 1983. En 2006, un milliard de mobiles ont été vendu dans le monde. Fin 2015, s’y ajoutent environ 2 milliards de smartphones ! Tous les chiffres sont en inflation. En 1992, la France compte 500 000 abonnés au téléphone portable. Depuis 2007, le nombre des abonnés dépasse les 90% de la population adulte – 97% des 18-24 ans possèdent un téléphone portable ou un smartphone. Nos amis japonais changent de mobile tous les 12-18 mois. En France, 19 millions de portables sont remplacés annuellement. Marché colossal, on le sait.

Remplacer son portable signifie encore bien souvent  le jeter : 500 millions d’exemplaires ont été jetés en 2005 un peu partout sur la planète, dès lors le chiffre augmente malgré les campagnes de recyclage qui tentent d’obvier les problème de pollution avec la dispersion des composant toxiques que renferment les téléphones portables.

Réchauffement de l’ADN

L’industrie des portables est très lourde sur le plan énergétique : savez-vous que la fabrication d’une puce de 2 grammes équivaut à 1.7 kilo d’énergie fossile, 1 mètre cube d’azote et 32 litres d’eau…   soit plus que pour une automobile de 750 kilos!?

Le marché du portable, les intérêts et les profits économiques sont colossaux… les politiques de marketing agressives. S’édifient des monopoles inédits depuis le XIXe siècle. Les usages du mobile sont pourtant risqués. Le débat sanitaire flambe sans être tranché : cancer du cerveau, réchauffement de l’ADN, addiction, dangerosité automobile, hypnotisme auditif. La domestication du portable n’est pas achevée pour en limiter les effets pernicieux.

Le bonheur portatif

Mais…. votre portable  garantit votre bonheur ! La publicité des opérateurs est sans état d’âme. Elle associe le mobile à un imaginaire social de la réussite: fluidité, signe extérieur de richesse, portabilité des données, modernité communicationnelle, communauté planétaire, mondialisation. Le téléphone portable flatte l’imaginaire de la liberté et de la mobilité infinie. Être moderne, revient à communiquer à chaque instant et n’importe où ! Sans limite. Chaque utilisateur de portable est un acteur de la mondialisation ! Le bonheur est portatif avec la nouvelle configuration du lien social virtuel.

Pourtant, le téléphone mobile instaure de facto la liberté sous surveillance permanente. Le sans-fil enchaîne les individus-consommateurs. Le portable est la prothèse d’une perte d’autonomie. Le portable est un mouchard parfait : il laisse les innombrables traces dont l’utilisation policière culmine sous l’état d’urgence ou dans le cadre de campagnes sécuritaires. Le portable, c’est notre laisse électronique.

Mouchard parfait

En France, les 35 000 antennes qui maillent le territoire permettent de localiser les individus en temps réel. « Déterminer un emploi du temps… définir un itinéraire… reconstituer un réseau de relations… » : le portable radicalise le contrôle social des suspects et mais aussi des autres. Le « bornage » des suspects par le réseau des mobiles : nous vivons maintenant à l’heure de cette nouvelle technique policière du suivi à la trace électronique. Le bornage fait partie de la guerre larvée contre le cancer terroriste : et ensuite ? De telles techniques et de tels usages policiers ne seront jamais abandonnés. Un peu partout, régimes démocratiques ou autoritaires, il n’est pas rare que certains journalistes voient maintenant leurs sources dévoilées par le balisage de la communication mobile.

Dans 1984 (1948) George Orwell brosse une société totalitaire basée sur le panoptisme ou contrôle optique permanent de chaque personne pour repérer les rétifs au régime politique et au bonheur obligatoire dans le mensonge d’Etat. À l’aube du XXIe siècle, le téléphone portable concrétise et accélère le contrôle auditif des individus. Que dire et comment le dire dans le réseau surveillé de la téléphonie mobile ?

Le portable dans la démocratie

Le téléphone portable : objet de progrès ou arme de destruction massive des libertés individuelles ? Un petit livre provocateur mais très lucide nous met la puce à l’oreille. En montrant les mutations économiques et sociales massives qu’engendre la technologie de la téléphonie mobile et portable, il souligne la potentialité infinie du contrôle social que cette technologie instaure dans les sociétés contemporaines. Au temps des drones, l’utopie de la communication permanente mène peut-être à la dystopie du contrôle social infaillible.

Le portable contre ou avec la démocratie ? Question d’avenir qu’amplifient tous les objets connectés qui captent le réel dans d’innombrables circonstances. Pour le meilleur et peut-être le pour pire.

À méditer entre sourire et lucidité :  Le téléphone portable, gadget de destruction massive. Pièces et main d’œuvre, Éditions l’Échappée, Montrueil, mai 2008, 94 p. (Collection Négatif).

 

Ligne de Mire reprendra dès la mi-aout.

Le moment punitif

Terry Gilliam, Brazil, 1985 (tous droits réservés).

De nombreux spécialistes du pénal l’affirment : aujourd’hui, en temps de paix, les sociétés libérales traversent la « période la plus répressive » de leur histoire récente. D’Europe aux États-Unis, jamais autant de femmes et d’hommes ne sont emprisonnés pour des délits mineurs, part forte des condamnations. La punition s’impose comme une modalité du gouvernement des individus… souvent par la peur.

Inflation carcérale

Les chiffres carcéraux donnent le vertige : depuis 1945 environ, la démographie carcérale au niveau planétaire est « multipliée par trois et demi ». En France, par exemple, la population carcérale a passé de 20 000 détenus en 1955 à 70 000 en 2016 (facteur 3.5). Non proportionnelle à l’augmentation de la population, cette inflation n’enregistre pas les individus suivis par contrôle judiciaire en milieu ouvert — près d’un quart de million en France, beaucoup plus aux États-Unis! La plupart des pays européens connaissent le même phénomène – sauf le Portugal, l’Allemagne, la Norvège, le Danemark, les Pays-Bas, la Suisse, pays sociaux-démocrates dont la population pénitentiaire décline ou se stabilise.

Si des deux côtés de l’Atlantique, le terrorisme a brutalisé le droit de punir, limité le libéralisme pénal et militarisé la police  tout en renforçant le césarisme politique, l’inflation punitive a précédé les premiers attentats. Elle s’affirme depuis les années 1970 comme le montre encore l’exemple américain de l’inflation carcérale— 1970 200 000 incarcérés ; 2010, 2.3 millions incarcérés, auxquelles s’ajoutent 7 millions de personnes sous régime probatoire (probation), essentiellement des noirs et des pauvres (facteur 7).

Populisme pénal

Un double phénomène culturel et politique explique le moment punitif qui n’est pas lié à une augmentation comparable de la criminalité. D’une part, sur un socle de paupérisme croissant qui reproduit les inégalités, l’intolérance sociale plus marquée aux illégalismes, aux incivilités, aux agressions, aux rixes domestiques et aux déviances dénoncées à la police car moins réglées que jadis par la pacification et la sociabilité de proximité. D’autre part, la focalisation des discours et des actions politiques sur les enjeux sécuritaires, creuset du populisme pénal. La sur-médiatisation des faits divers les plus atroces, tendant vers zéro dans la statistique criminelle par rapport à la délinquance routière, est exemplaire de ce moment punitif. Il caractérise aujourd’hui les sociétés libérales où l’État providence recule voire s’effondre. Où aussi, les morales les plus conservatrices et les plus punitives redressent allègrement la tête.

Plutôt les pauvres

Maintes élites politiques durcissent, instrumentalisent voire anticipent les peurs sécuritaires des individus pour en tirer un profit électoral. Preuve récente : en Suisse les campagnes politiques sur le code pénal et la sécurité qui notamment ethnicisaient la criminalité à la veille de votations populaires. Après ses recherches sur la police et la prison, Didier Fassin soulignes l’emballement de ce moment sécuritaire : « L’intolérance sélective de la société et le populismes pénal des politiques se répondent » dans un contexte de crise économique et de crise sociale de la représentation démocratique. Paradoxe du moment punitif : les classes populaires sont plus touchées que les « catégories dominantes ». Le vol d’usage ou de nécessité est plus durement réprimé que la fraude fiscale, la malversation financière, le crime écologique ou encore la spéculation éhontée sur les matières premières ou l’habitat urbain.

Prédation économique

Le moment punitif entraine le durcissement des rapports sociaux dans un monde livré à l’ultralibéralisme de l’économie prédatrice. Permettant à la police d’empiéter sur la justice, valorisant la rétribution sur la réparation, remplissant les prisons pour montrer le succès de la guerre policière contre le crime, le moment punitif en est certainement la condition sine qua non la plus visible. Dans un monde de ghettoïsation urbaine facilitant les dérives identitaires et la grande vulnérabilité sociale, l’extension du champ répressif  — qui criminalise des délits inédits souvent en les ethnicisant —  et l’alourdissement du régime des sanctions — qui provoque l’inflation carcérale des peines allongées — structure le moment punitif. Celui-ci serait indispensable au régime économique de la dérégulation, à l’hégémonie sociale qui en découle et à la reconstruction des morales conservatrices et puritaines.

Fondements de l’État policier

Selon le journaliste et écrivain américain Chris Hedges, nous sommes arrivés à un tournant particulièrement dangereux. Entremêlé à la guerre contre le terrorisme qui depuis le 11 septembre 2001 rogne les libertés publiques, ajouté au retour de la morale anti-libertaire et anti-humaniste, le moment punitif a « posé les fondements d’un État autoritaire et policier ». Processus « lent et insidieux » qu’une grave crise de la démocratie suffira à instaurer contre la culture politique et l’héritage libéral issu des Lumières émancipatrices et de la tradition juridique des droits de l’Homme.

Des deux côtés de l’Atlantique, de cette société du châtiment accru, entre régimes autoritaire, xénophobe, ultra-nationaliste et hyper-populiste, pourrait résulter une inquiétante dystopie sécuritaire et quasi-totalitaire hostile au libéralisme des institutions démocratiques. Pire, au nom de la démocratie menacée, elle pourrait instaurer une forme radicale d’autoritarisme, de violence politique et de contrôle social sécuritaire comme creuset du nouveau puritanisme moral et de l’hégémonie des prédateurs transnationaux.

 Lectures : Didier Fassin, Punir, une passion contemporaine, Paris, seuil, 2016; Chris Hedges, Entretien avec Christophe Ayad, « Notre démocratie n’est plus qu’une façade », Le Monde, samedi 31 décembre 2016, dimanche 1er janvier 2017, p. 8 (« Quinze ans après le 11 septembre »); Denis Salas, La volonté de punir. Essai sur le populisme pénal, Paris, Hachette, 2005.

Terrorisme : armer la parole

 

« Quand surgit la véritable violence, avec sa bande-son et sa bande-image, ses sacrificateurs et ses victimes, ses appels et ses harangues, son horreur et son étrange héroïsme, ses idéaux et ses prestiges, se crée un trouble de dénomination : nous sommes privés de mots exacts pour la dire et réduits à user d’un glossaire dévalué, face au défi insupportable de cette nouvelle violence, qui nous paraît donc un « retour » à la barbarie, à l’état de nature des « sauvages » d’avant le contrat social […]. Le discours public retombe sur la solution de facilité : l’hostilité neuve, innommable du djihadisme et du Califat n’appartient ni à notre Temps, ni à notre Espace ». Philippe-Joseph Salazar, Paroles armées. Comprendre et combattre la propagande terroriste, 2015, p. 227.

 

 La violence démocratique

Depuis la première grande offensive terroriste du XXIe siècle contre la société civile (New York, Twin Towers, 2001), la réponse politique au terrorisme de masse reste celle de l’État sécuritaire avec des catégories d’explication classique. Les spécialistes évoquent volontiers les lois d’urgence antiterroristes dont le Patriot act nord-américain est exemplaire. Un scénario qui n’est pas achevé.

Symptôme de la mondialisation qui affaiblit la souveraineté étatique, l’internationalisation du terrorisme brise les frontières juridiques et politiques. L’offensive armée unifie dans la défense les territoires qu’elle vise dans un village planétaire confronté au même problème du mal et de la violence aveugle. Celle qui frappe avant tout les civils.

D’une tuerie publique à l’autre, la nébuleuse terroriste marque progressivement des points contre la démocratie dont les territoires s’étendent lentement depuis le XIXe siècle. Le régime démocratique est sommé par la violence de limiter (ou de reconsidérer) les droits et les libertés. Il s’agit d’assurer la sécurité des personnes dans les fluides démocratiques de la modernité sociale – habitat, travail, motorisation excessive, transports ferroviaires et aériens, loisirs.

Police ou armée?

Police ou armée : un nouveau nœud gordien se dessine à l’horizon des États démocratiques. En effet, la politique sécuritaire transforme en profondeur les conceptions classiques des pratiques policières. Elle en mine les usages traditionnels. Elle dénature la conception libérale du maintien de l’ordre sous l’État de droit. L’ancien impératif de neutraliser sans tuer s’efface devant celui de la neutralisation létale selon Le Monde du 14 mars 2016 (« on glisse d’une conception où l’on maintenait à distance des manifestants à une conception où l’on vise ces manifestants »). Aujourd’hui, dans les grands pays comme les États-Unis et la France, la militarisation croissante des forces de police — progressivement équipées d’armes et de munitions de guerre — est une nouvelle donne de la société démocratique. Figure éponyme du film d’anticipation politique sorti en 1987, RoboCop va-t-il devenir progressivement la figure coutumière des espaces urbains soumis à l’État sécuritaire ?

Le monopole étatique de la violence légale doit arrêter le terrorisme selon le cadre constitutionnel non modifiable dans l’urgence. S’y ajoute un autre combat légitime. Celui qui arme les paroles et équipe les rhétoriques contre la propagande terroriste. Le combat de persuasion qu’il faut mener débute à peine.

Les armes aiment la parole

L’offensive terroriste est aussi celle du discours politique. Les armes aiment la parole. Proclamation, récits, mises en scène (notamment des exécutions capitales dans l’économie archaïque du supplice public), photographies, vidéos : la guerre planétaire de la mondialisation terroriste est idéologique. Le salafisme djihadiste et le Califat, son institution armée, mènent la guerre médiatique (une bataille de communication) de la propagande. La mobilité virtuelle du Califat excède pour l’instant sa mobilité géographique.

Saisir et combattre les vitupérations de la propagande djihadiste oblige à la prendre au sérieux. Il faut déconstruire l’imaginaire social, politique et confessionnel que répand le Califat numérique pour universaliser son nomos de la haine (territoire mental et géographique). Le Califat est une forme inédite de la politique menée par une « belligérance totale ». En suscitant l’hostilité, elle provoque son incompréhension analytique hors des catégories d’opposition de la civilisation à la barbarie. Le partisan du Califat, déjà actif sur notre sol national, prépare une « attaque de guérilla politique ».

Mentalement désarmés

Grande question : pourquoi sommes-nous mentalement désarmés face aux partisans du Califat avançant masqués dans les territoires à libérer avec cette nouvelle « guerre subversive » ? Désarmés au point de ressortir les vieilles lunes culturalistes, notamment les « explications amorphes » de la causalité religieuse, de la déliquescence du lien social et de l’agression des « croisés » occidentaux ?

L’hostilité du terrorisme islamique califal est polymorphe et illimitée. Comme le faisait l’hitlérisme dans les années 1930 en plaçant la race au-dessus des nationalismes, le Califat politique — comme État d’exception— absolutise la guerre subversive en l’activant hors du territoire califal et en l’inscrivant sous l’élan libérateur de la mondialisation qu’accélère l’économie. Planétaire, la guerre de conquête politique s’émancipe des règles ancestrales du droit international (ancien droit des gens). Le nouveau territoire du terroriste est celui de la Terre toute entière : l’ennemi mécréant est universel.

Contre le « totalitarisme nouveau » de l’« islam propagandiste », une nouvelle rhétorique politique s’impose. Celle du murmure démocratique, qui censure toute parole « bénignement offensante » au nom du relativisme socio-culturel et de l’égalitarisme, est devenue caduque. Il faut retrouver la force rhétorique des grands moments de l’histoire politique de la démocratie en guerre. Pour coexister belliqueusement avec l’ennemi, il faut parler contre (et avec) le Califat et les « maîtres du djihadisme ». La nouvelle arme rhétorique pour le contrecarrer sur les terrains de l’engagement et de la persuasion reste peut-être à inventer hors des catégories les plus convenues de notre désarmement mental.

Deux lectures très innovantes :

Jenny Raflik, Terrorisme et mondialisation. Approches historiques, Paris, Gallimard (Bibliothèque des Sciences humaines), 2016 (416 p.). Philippe-Joseph Salazar, Paroles armées. Comprendre et combattre la propagande terroriste, Paris, Lemieux éditeur, 2015 (262 p.).