Schéhérazade, le yacht de Méphistophélès : Poutine après Rastapopoulos

Hergé, Coke en stock, Casterman, 1958 (© sté Moulinsart)

Luxe et despotisme

Sorti en 2020 d’un chantier naval allemand, en cale sèche dans le port toscan de Marina di Carrera, battant pavillon des îles Caïman, consigné dans une société sise au paradis fiscal des îles Marshall, le yacht Schéhérazade est démesuré: 140 mètres de long, six ponts, deux aires d’hélicoptère, une piscine dont le toit peut se muer en piste de danse, un gymnase et une salle de cinéma. L’intérieur ressemble à un palais des 1001 nuits pour nouveau riche. Le navire appartiendrait à un milliardaire russe, prête-nom peut-être de Vladimir Poutine.

Sur la ligne de mire de la police fiscale italienne pour une éventuelle mise sous séquestre au nom des rétorsions contre les oligarques russes, le «navire de Poutine» est évalué à 700 millions de dollars. Même si le propriétaire est officiellement inconnu, l’équipage russe est constitué surtout de membres du FSO, service fédéral de protection du maître du Kremlin.

Montesquieu l’a montré jadis:  régime de la peur, de l’oppression et de la guerre illimitée, le despotisme est inséparable du luxe.

Ex-médiocre colonel du KGB, l’agresseur militaire de l’Ukraine n’est pas le premier propriétaire (présumé) d’un luxueux navire baptisé Schéhérazade. Pense-t-il un jour s’y réfugier?

Méphistophélès

À la fin des années 1950, ex-patron de la « Cosmos Pictures », ancien boss du narcotrafic en Extrême-Orient, propriétaire de la compagnie d’aviation «Arabair», patron de presse, de chaînes de radio et de télévision, l’infâme Roberto Rastapopoulos, alias Marquis Di Gorgonzola, est le fortuné propriétaire du Schéhérazade. Cet homme de petite taille porte le monocle et fume le cigare.

Véritable musée d’art contemporain flottant, ce «yacht de milliardaire» navigue en Mer Rouge. À son bord, entre jeux mondains, bal masqué et cocktails dinatoires, la jet society s’amuse.

Déguisé en Méphistophélès, un des sept princes de l’Enfer, Rastapopoulos y fraie des aristocrates, des duchesses, des altesses, des vedettes et une diva de la Scala de Milan.

Que du beau monde qui voyage pour le plaisir sur le bâtiment immaculé du baron du crime organisé!

Business as usual!

Le costume de Méphistophélès sied à merveille au génie du mal: il vient d’ajouter à son business délictueux le trafic des armes de guerre et la traite négrière.

Pour le compte de Rastapopoulos, un ex-policier véreux de la concession internationale de Shanghai fournit l’armement militaire à un ancien faux-monnayeur qui renverse (momentanément) l’émir légitime et despotique Ben Kalish Ezab pour instaurer un régime fantoche aux ordres du “respectable” Rastapopoulos.

Dans la poudrière proche-orientale, le Schéhérazade est l’antre du mal. Un sous-marin de guerre le protège. Sur son yacht, Rastapopoulos coordonne les abominables trafics des cargos négriers en mer Rouge, dont le Ramona. La cargaison humaine y est entassée sous le nom de code «Coke en stock». Détournés de leur dévote destination, les malheureux pèlerins africains pour La Mecque aboutissent sur des marchés d’esclave où les vendent des sbires de Rastapopoulos.

Justice?

Au moment d’être justement appréhendé par l’équipage d’un « croiseur américain » qui arraisonne le Schéhérazade, Rastapopoulos échappe à la justice des hommes. Il s’enfuit à bord d’un canot automobile lequel, feignant de sombrer dans les abysses maritimes, libère un submersible de poche.

Exit Méphistophélès!

Soudainement, il est devenu infréquentable.

La question du trafic d’êtres humains est alors immédiatement mis à l’agenda de l’O.N.U.

«Ukraine libre!» lit-on sur le phare dressé face au port de Marina di Carrera, à quelques encablures du Schéhérazade dont le propriétaire serait Vladimir Poutine.

Si le tyran venait à être rattrapé par la justice internationale pour les crimes de guerre commis en Ukraine, selon une exigence juridique et morale croissante, aurait-il la possibilité d’y échapper, à l’instar de Méphistophélès-Rastapopoulos, éclipsé du Schéhérazade afin de se dérober à la justice des hommes?

Le mal aurait-il toujours le dernier mot?

À lire :

Hergé, Coke en stock, Tournai, Casterman, 1958 (19e album des Aventures de Tintin).

Olivier Bonnel, « La police fiscale italienne traque le présumé ‘navire de Poutine’ », Le Monde (“Guerre en Ukraine”), dimanche 27 et lundi 28 mars 2022, p. 5.

Michel Porret, Objectif Hergé, “Tintin, voilà des années que je lis tes aventures”, PUM, Montréal, 2021.

Frédéric Chauvaud et Michel Porret, Le Procès de Roberto Rastapopoulos, Genève, Georg, 2022 (à paraître).

Bianca Castafiore en grève avec les femmes ?

 

 

 

 

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© Moulinsart.

Amicalement à Pierre Fresnault-Deruelle.

 

« Je ne sais pas pourquoi, mais chaque fois que je l’entends, je pense à ce cyclone qui s’est un jour abattu sur mon bateau, alors que je naviguais dans la mer des Antilles…. », Haddock à Tintin, Music-Hall Palace, Hergé, Les 7 boules de cristal (1948).

Vendredi 14 juin, dans l’embellie estivale, lors de la parade colorée des femmes pour l’égalité, à la terrasse d’une notoire brasserie sise au Rond-Point de Plainpalais, parmi les buveurs éméchés et enfumés, un ombrageux hausse le ton. En coq irrité, il gausse sans élégance le cortège : « Il ne manquerait plus que la Castafiore dans ce défilé d’excitées ! » Rires gras des potes le museau bien enfoncé dans le pichet mousseux !

AFP, jeudi 15 juin 2019, midi : « La célèbre diva italienne Bianca Castafiore, a interrompu vendredi 14 juin sa performance de Marguerite dans le Faust de Charles Gounod à l’affiche de l’opéra de Genève du 10 au 30 juin. Les représentations de l’opéra créé en 1859 avec l’Air des bijoux pour soprano sont à guichet fermé. Dans sa suite moderne du 5e étage de l’hôtel Cornavin, entourée de roses blanches, vêtue d’un immaculé tailleur Croco Chenal, paré de bijoux colorés, entre deux rires cristallins, la diva se confie aux journalistes Jaques-Vincent Monnerard du magazine universitaire Macpus et Jean-Loup de la Battelerie de Paris-Flash, prix Albert Londres 2018 pour son livre-reportage sur Les embouteillages urbains ou la naissance de l’automobilocratie (éditions GROGE). — Oui, j’ai fait grève par solidarité avec les femmes grévistes de Genève qui réclament l’égalité avec les hommes. Madre mia ! Elles ont raison ! Chacune a le droit d’être cantatrice ! — »

Un peu provocatrice la diva !

Un castrat ?

Pour certains, la diva ne serait pas une femme. Ainsi, Albert Algoud suggère que sous son apparence de femme, Bianca Castafiore n’en est pas une (La Castafiore : une biographie non autorisée). Blondeur et rondeurs cacheraient un secret d’adolescence. Fils unique de Bianca Spumanta et du miroitier napolitain Cesare Casta ruiné par la rivalité vénitienne, Fiorentino bientôt Bianca Castafiore serait le dernier castrat de l’histoire de la musique. Castrat : soit chanteur né masculin ayant subi la castration avant la puberté afin de préserver l’acuité du registre vocal (contralto, soprano), tout en conservant la puissance thoracique et sonore de l’adulte.

Une hypothèse entre deux genres ?

Quoiqu’il en soit, Bianca Castafiore comme femme en impose aux plus circonspects qui remarquent que sensible devant la violence elle s’évanouit souvent. Sous ses airs de mondaine orgueilleuse, snob et narcissique, tyrannique envers le pianiste Igor Wagner et l’habilleuse Irma, la diva est une inflexible femme de tête. Elle ne cesse d’ailleurs d’écorcher le viril patronyme  de Haddock, avec qui elle a peut-être une liaison dangereuse au château de Moulinsart, malgré la jambe plâtrée de l’ex-capitaine au long cours : Balzack, Bardock, Bartock, Hablock, Haddack, Hammock, Harrock, Hoklock, Kappock, Kapstock, Karbock, Karnack, Koddack, Kolback, Kornack, Kosack, Maggock, Mastock, Medock, Paddock.

Femme de tête

La diva est fière de sa carrière dont la réussite s’impute au volontarisme et au talent mondialement célébré.

Lors de sa première apparition dans l’affaire du Sceptre d’Ottokar (1939), à bord d’une puissante voiture, la diva recueille Tintin que talonnent les sbires de Müsttler, agitateur fasciste contre la couronne syldave. Elle se produit alors au Kursaal de Klow. Relayé par la radio nationale (« Klow, PTT), L’Air des bijoux qu’elle entonne toujours à pleins poumons éveille Tintin écroué dans les geôles policières, avant la levée d’écrou, prélude de son assassinat politique raté. Le lendemain soir, flanquée du pianiste Wagner, dans une longue et  éblouissante robe glamour de couleur aubergine échancrée sur les épaules, le cou ceint d’une rangée de perles, gantée de blanc, un plumet sur la tête, elle chante devant Muskar XII et la cour à la galerie des fêtes du palais royal de Klow, copie conforme de celui de Bruxelles.

Avec panache, inflexible, la cantatrice ne cesse de braver les hommes les plus autoritaires.

Militaires, policiers, procureur et dictateurs croisés lors des tournées mondiales — Europe, Inde, U.S.A, Amérique du Sud. Hors scène, elle y joue l’écervelée grande bourgeoise pour enjôler les hôtes belliqueux qui l’adulent à l’instar du colonel Sponsz, rigide chef de la Police bordure, pivot du régime maréchaliste de Pleksy-Gladz, mais fredonnant volontiers l’Air des bijoux.

Les 7 boules de cristal, L’Affaire Tournesol, Coke en stock, Les bijoux de la Castafiore, Les Picaros : la cantatrice blonde revient 5 fois en personne dans la saga du reporter sans plume. Lorsqu’elle est absente, sa voix est radiophonique (Au pays de l’or noir, Au Tibet), voire ironiquement singée par Haddock. Devant la table de commande du prototype lunaire X-FLR6, le loup de mer retraité chantonne le « grand air des bijoux de Faust » (Objectif lune).

La Castafiore est arrêtée 

Frivole au point de changer sa robe chaque jour, ne tolérant que les pâtes cuites al dente, VIP sur le yacht Schéhérazade durant la croisière mondaine qu’organise en Mer rouge le marquis de Gorgonzola (alias le forban cosmopolite Roberto Rastopopoulos, Coke en stock), la diva est souvent héroïque. À l’Opéra de Szohôd, où elle triomphe à nouveau en Marguerite de Faust, elle soustrait Tintin et Haddock aux recherches de la ZEP (Police d’État). Recevant dans sa loge la visite flatteuse du courtois colonel Sponsz, elle les met à l’abri de la penderie. Dans la capote du militaire, ils y récupèrent le sauf-conduit pour délivrer Tournesol détenu au secret dans la sinistre forteresse de Bakhine. Y croupissent peut-être les opposants du régime stalino-moustachiste.

Durant sa tournée triomphale en Amérique latine, à l’étape de San Theodoros, au terme de la soirée de gala donnée à Tapiocapolis devant le dictateur Tapioca, malgré la garde vigilante des « détectives » Dupond-Dupont, la diva est arrêtée par les services du colonel Sponz. Disgracié en Bordurie, comme beaucoup d’autres sbires du totalitarisme, il est devenu conseiller sécuritaire du régime militaire sous le nom d’Esponja.

La sirène vipérine

La cantatrice est accusée de participer au complot fomenté à Moulinsart pour renverser le caudillo en faveur du général Alcazar que paierait l’International Banana Company. La diva ignore qu’elle est le pivot du guet-apens machiavélique machiné par Esponja pour attirer à Tapiocapolis Tintin et ses amis en froide vengeance de l’échec subi lors de l’Affaire Tournesol.

Parodie de justice : le procureur militaire réclame et obtient la peine de mort contre les Dupond-Dupont. Virilement, il y ajoute la prison perpétuelle pour le « véritable cerveau du complot » : une « femme… une femme — on devrait dire un monstre et qui a mis son talent, son incontestable talent, au service de la haine : j’ai nommé Bianca Castafiore ‘le Rossignol milanais’ !… cette sirène au cœur de vipère ».

Le rire salvateur !

À la barre des accusés, flamboyante, coiffée d’un chatoyant chapeau fleuri, vêtue d’un tailleur rose, poudrier doré en mains, les yeux à demi-clos, la cantatrice brocarde le magistrat : « La prison à vie ? … Ai-je bien entendu ?… Mais vous êtes grotesque militaire ! … Ou alors fou à lier, mon pauvre ami ! … » Elle rit des documents « fabriqués de toutes pièces » qui la chargent comme dans tout bon procès politique. Elle rit de la dictature. Elle en rit à gorge déployée. Elle en rit au point d’entamer à pleins poumons son tube… l’Air des bijoux (« Ah ! je ris de me voir si belle en ce miroir »). Lancinant refrain narcissique qui mène à l’évacuation de la salle d’audience du tribunal fantoche où la tyrannie se mire sans tolérer le rire.

Le rire salvateur de la cantatrice fictionnelle ne saurait éteindre la mal politique et social de l’injustice et des inégalités que souvent fustige l’humaniste catholique Hergé. Or, l’imaginaire de la dérision n’est certainement pas sans effet subversif sur le conservatisme inégalitaire des injustices. L’histoire de la censure prouve cette vérité culturelle. De même qu’une joyeuse parade féminine pour l’égalité est parfois redoutable sur le conservatisme « viril » qui entre deux tournées pavane au Café du Commerce ! Comme en 14.

 

Faust – Air des Bijoux (Grand Théâtre de Genève)

Ruzan Mantashyan (Marguerite) interprète l’Air des bijoux dans la nouvelle mise en scène de Georges Lavaudant du Faust de Charles Gounod pour le Grand Théâtre de Genève (2018).

Le devoir d’intervenir

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