Géographie du lynchage aux États-Unis: https://plaintalkhistory.com/monroeandflorencework/explore/
Jadis, le genou fléchi des statues de justice, sises sur les places des cités européennes, désignait la clémence du glaive. À Minneapolis, le genou fléchi d’un officier de police exécute publiquement un citoyen Afro-Américain. À nouveau, cette mise à mort sommaire illustre la culture nord-américaine de la brutalité raciale.
«J’étouffe»
Le 25 mai 2020, officier blanc du Minneapolis Police Departement, Derek Chauvin, mains dans les poches, étouffe sciemment George Floyd, citoyen Afro-Américain, âgé de 46 ans, père d’une fillette née il y a six ans. Menotté, plaqué au sol, nuque écrasée durant 8 minutes et 46 secondes par le genou fléchi du policier: Floyd implore la vie (I can’t breathe !), sans briser l’opiniâtreté du bourreau.
Sur la scène du crime filmée par plusieurs vidéos, quatre autres policiers restent passifs. Les images sonores de la tuerie font le tour du monde, embrasent les États-Unis et y motivent maints policiers repentants à mettre genou à terre. Plusieurs jours après les faits, l’arrestation de Chauvin motive son inculpation pour «meurtre non prémédité» (3 juin). Témoins inactifs du crime, ses collègues sont poursuivis.
L’homicide de George Floyd s’ajoute aux 1000 individus tués chaque année par la police nord-américaine que minent la violence raciale et la culture de la violence armée.
“1000 personnes tuées en 2019 par la police. Les forces de l’ordre ont tué plus de 1 000 personnes en 2019 aux Etats-Unis, dont un quart étaient noires, quand les Afro-Américains représentent moins de 13 % de la population. Au cours des quinze dernières années dans le pays, seuls 110 policiers ont été inculpés pour homicide après avoir abattu une personne dans l’exercice de leur fonction. Et seuls cinq d’entre eux ont été condamnés pour meurtre. Protégés par la loi: dans un pays qui compte plus d’armes civiles en circulation que d’habitants, les policiers ont le droit de tirer s’ils ont des «craintes raisonnables de danger imminent» pour eux ou autrui. Protégés par leurs syndicats et des conventions collectives, qui rendent difficiles les poursuites “(https://www.liberation.fr/planete/2020/06/09/aux-etats-unis-des-premieres-pistes-pour-reformer-la-police_1790703).
Suggestion: dans le contexte trumpiste, la sauvagerie policière fait peut-être écho à la vieille culture punitive du lynchage qui a durablement ensanglanté le «vieux sud» des États-Unis, cher au romancier William Faulkner.
6000 lynchages
Juge en Virginie, William Lynch (1736-1796) traque avec des milices armées les outlaws. Bandits, voleurs de chevaux, Indiens révolté, Mexicains indisciplinés, émigrants chinois, voleurs, tricheurs au poker, vagabonds : les indésirables sociaux sont fouettés, bastonnés, trempés dans les fleuves, goudronnés puis emplumés, mais aussi sommairement pendus. Bientôt, la loi lynch (1837) forge la notion de «lynchage» qui escorte la « conquête de l’Ouest».
Gagnée par le nord abolitionniste et industriel sur le sud esclavagiste et rural, la Guerre de Sécession (1861-1865) ruine la plantation cotonnière et abolit l’esclavage des Afro-Américains. En conséquence, durablement concentré dans les États du sud entre la Floride et le Texas, le lynchage perpétue le suprématisme blanc et puritain. Il restaure l’«honneur» des sudistes humiliés. Corvéable sous le paternalisme domanial, l’ancien esclave se mue en prolétaire du capitalisme cotonnier. L’«homme libre» a le privilège d’être lynché !
De 1880 à 1952, les historiens décomptent environ 6000 lynchages (chiffres officiels: 4 472 victimes entre 1882 et 1968). Lynchages communautaires ou sous la la houlette du Ku Klux Klan né le 24 décembre 1865 pour garantir la suprématie blanche et puritaine. Si huit fois sur dix, le lynché est un noir, dans certains comtés du sud, la presse relate un acte de lynchage… tous les quatre jours, avec la complicité active et passive des juges, shérifs, gardiens de prison ou jurés. Appuyé ou non par la Garde nationale, un shérif équitable combat parfois le lynchage au risque des représailles.
Dès les années 1950, entre industrialisation du sud et combat des autorités fédérales ou des associations civiques, le lynchage décline sans disparaître. Après 200 tentatives infructueuses pendant un siècle, le Sénat américain adopte le mercredi 20 décembre 2018 (!) à l’unanimité, une proposition de loi faisant du lynchage un crime fédéral.
Mourir sans sépulture
Le lynchage public est un rituel punitif d’infamie.
Premier acte : la «chasse au nègre» que traquent les molosses déchainés.
Acte II : la foule assiège la prison ou le tribunal pour le saisir puis le trainer par les rues.
Acte III : passé à tabac, souvent dénudé et exposé devant la foule, photographié, le lynché est pendu (arbre, pont, lampadaire, poteau téléphonique), puis criblé de balles.
Acte IV : le cadavre est ensuite tracté derrière une voiture puis jeté à la décharge.
Outre la pendaison, plus d’une fois le lynché est scalpé, castré ou écorché vif, puis suffoqué dans la boue ou salé comme un porc. Le lyncheur lui plonge aussi un fer ardent au fond de la gorge, lui arrache les yeux et la langue, mutile les doigts et les orteils. Si la pendaison est jugée «trop douce», le supplicié est lié à une chaîne suspendue au-dessus d’un bûcher. Au milieu de la «liesse populaire» il est précipité dans les flammes et remonté pour prolonger le calvaire. Parfois, entouré d’un cercle de flammes, le lynché est cloué à une souche d’arbre par le pénis. Dilemme : être grillé vif ou vivre en se mutilant avec le couteau qui lui est laissé! En 1934, le massacre de Claude Neal illustre la vindicte haineuse des gens ordinaires (voir encadré ci-dessous).
La cruauté des gens ordinaires
Spontané ou prémédité, le massacre du «corps noir» assure l’oppression blanche sur les Afro-Américains prolétarisés. Le lynchage vise à «purifier» la communauté puritaine et raciste, dans le contexte avéré ou imaginaire de relation sexuelle imposée ou consentante entre un noir et une blanche.
Comme le pogrom, le lynchage illustre la «vindicte» expiatoire de la foule des «gens ordinaires». Sa motivation : que la terreur renforce la prépotence blanche, morale, sociale et politique.
L’archive visuelle du lynchage est accablante. La raison vacille à voir de tels massacres. Films, photographies, cartes postales: des centaines d’images publiées sur le site mémoriel Without Sanctuary illustrent l’ancrage social de la vindicte raciste chez les «gens ordinaires». Jeunes ou vieux, riches ou pauvres, entourés de leurs enfants, durant un demi-siècle, ils posent fièrement devant les corps mutilés accrochés aux arbres des États du sud. Cadavres pathétiques… que pleure en 1939 Billie Holiday dans la lancinante chanson Strange Fruit (paroles de l’instituteur juif du Bronx Abel Meerpol).
Le lynchage : «fardeau du passé» ou symptôme raciste non ritualisé d’une culture de la brutalité policière toujours réitérée?
Celle de l’agent Derek Chauvin qui le 25 mai 2020, de son genou fléchi, étouffe Georg Flyod.
À consulter, avec recueillement : Without Sanctuary: http://www.withoutsanctuary.org
À lire : Joël Michel, Le lynchage aux États-Unis, Paris, 2008, La Table Ronde.
À écouter : Billie Holiday, Strange Fruit : https://www.youtube.com/watch?v=Web007rzSOI
À revoir : William A. Wellman, The Ox-Bow Incident, U.S.A., 20th century Fox, 1943, 75 min. : https://www.youtube.com/watch?v=xudvfq3Mqbs
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