Juger les sorcières et les sorciers

 

 

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Entre la Renaissance et l’aube des Lumières, des individus qui auraient pactisé avec le Diable sont jugés et exécutes pour crime de sorcellerie. Des procès illustrent la peur du mal qui désole la communauté chrétienne.  Aujourd’hui, il s’agirait de réhabiliter les “sorcières” et les “sorciers” comme pour corriger le passé.

 

1560-1630 : chasse aux sorcières

Le mal a sa scène favorite : la nuit. À l’époque moderne, c’est sous la lune que les sorcières s’envolaient au sabbat pour vénérer le Roi des ténèbres. Reniant foi et salut, elles y foulent la Croix puis pissent dans le bénitier. Après avoir baisé le cul fétide du Diable et incorporé son sperme glacé, elles trépignent «panse contre panse». Au son d’une ignoble trompe, elles rongent un nourrisson non baptisé puis mijotent l’onguent maléfique où flottent charogne et vipères.

Après l’orgie diabolique, avec le baume maudit, la sorcière désole les vivants. Elle les tourmente ou les tue. Attisant orage et tempête, elle ravage les moissons et le bétail. Elle infecte l’eau et stérilise les femmes. Imputé à l’«ennemi du genre humain», l’assaut maléfique polarise le mal des peurs morales et biologiques qui hantent la cité de Dieu. La terreur du péché que charrient les imaginaires sociaux et les traités démonologiques.

Nourri par le Marteau des sorcières (1486) des Dominicains Henry Instiitoris et Jacques Sprenger, mené en style inquisitoire par les juges séculiers, le procès de la sorcière refoule l’offensive maligne. «Sottise mentale» ou «énigme historique» selon Lucien Febvre, la chasse aux sorcières naît vers 1530 pour culminer de 1560 à 1630. Avec le scepticisme croissant des juges et des médecins qui scrutent le corps des sorcières que le Diable marque pour les assujettir, elle reflue vers 1670-1680, puis s’étiole au XVIIIe siècle.

Commune aux régimes absolutiste et républicain, âpre en milieu rural et sur le limes confessionnel dès la Réforme luthérienne, la répression embrase la Rhénanie, le piémont alpin, l’arc jurassique, le bassin lémanique, la mosaïque du Saint-empire, la Savoie. Le cœur de l’Europe est davantage frappé que le sud méditerranéen et l’Angleterre du Common Law. Si la chasse coïncide avec la consolidation de la souveraineté de l’État moderne, ses chiffres sont incertains. Près de 110 000 procès mènent au bûcher 60 000 à 80 000 individus. Entre héritage du péché originel et misogynie ecclésiale, 7 à 8 fois sur 10 une femme est visée. Dénoncée par d’autres femmes! Marginale, étrangère ou veuve, guérisseuse ou empoisonneuse, elle est punie en sorcière qui «baille le mal [donne]» au retour de la contre-eucharistie du sabbat.

1537 : Rolette Liermy décapitée

À Genève, le 10 août 1535, le Grand conseil abolit la messe puis adopte la Réforme le 21 mai 1536. Quatorze mois plus tard, le mardi 3 juillet 1537, sous la canicule, une foule haineuse force la masure de Rolette Liermy, femme sans âge. Accusée d’avoir ensorcelé un couple, elle est traînée par les cheveux au chevet des malades. Malavisée, elle saigne une poule sur leurs faces pour déloger le mal. Trahie, elle est saisie et incarcérée à la prison de l’Évêché qui surplombe la cité et les âmes de Genève. Le lieutenant de justice lui arrache l’aveu du maleficium.

Huit ans avant, un jour de colère, le Diable en homme noir l’aborde sur une sente rurale. Il lui offre richesse et puissance…si elle renie Dieu, la Vierge, les saints et le paradis. Cédant à la tentation, elle s’offre à l’inconnu devenu félin noir. En hommage, elle en baise l’anus et jure le don annuel d’une poule. Le démon la mord au bras pour sceller l’alliance du mal. Elle en reçoit salaire : argent (en bois!), baume maléfique, bâton blanc pour le sabbat.

Oignant sa chèvre qui en crève, Rolette jette l’onguent. Sa révolte irrite Satan qui la bat et lui donne une poudre noire. Souvent au sabbat, elle y partage avec d’autres sorcières le festin du Diable. Agente du mal, Rolette tue des proches —dont 4 enfants. Parmi eux, une fillette de 4 ou 5 ans. Sa mère fâche la “sorcière” pour un litige lié au transit animal sur son champ.

Les présomptions du juge impliquent la torture : elle subit donc trois fois l’estrapade. Les mains liées dans le dos, hissée au bout d’une corde passée dans une poulie mise au plafond de la salle du «tourment», elle est précipitée dans le vide mais retenue avant le sol afin de disloquer ses articulations. Plusieurs «traits de cordes» visent les taciturnes parfois privés de sommeil dans un tonneau. Comme à chaque fois, l’aveu motive la mort pénale: nul salut pour la sorcière. La peine de salubrité publique purge la communauté de l’infection satanique. Devant le peuple réuni à son de trompe, Rolette est décapitée au gibet de Champel. Son crime: homicides, maléfice et empoisonnement par «poudre» et «onguent». Selon la rengaine des sentences criminelles, le supplice terrifiera les suppôts de Satan.

1567 : Jean Catelin brûlé vif

Paysan au village de Russin proche de Genève, Jean Catelin est incriminé le 15 novembre 1567. Un communier —accusé de maléfice— l’a dénoncé. Craint du voisinage, Catelin irait au sabbat. Il aurait occis hommes et bêtes. Niant tout, il craque en triste état à la troisième séance d’estrapade. Ses aveux confortent l’interrogatoire démonologique du juge qui fabrique le coupable.

Trois ans auparavant, au fond des bois, sous la forme d’un molosse, le Diable le hèle. Prenant forme humaine, il réclame le tribut du baise-cul. Reniant Dieu, Catelin est marqué à la jambe gauche, reçoit de l’argent [feuilles de chêne] et deux boîtes de graisse venimeuse. Paroissien du mal, il offrira au diable le cens annuel d’un poussin. Testant la toxicité du baume sur une poule et la chienne de son beau-frère litigieux, Catelin tue ensuite le bœuf et le poulain du voisin qui refuse la vente d’un arpent de terre. Ayant abattu encore une femme et un homme agresseur de son épouse, il dit être allé deux fois au sabbat, juché sur un bâton blanc oint d’onguent. Voulant sauver sa peau, il dénonce vingt comparses de l’orgie satanique. Ses aveux compromettent d’autres témoins. Comme dans maints procès, pour se blanchir, ils noircissent le renom du sorcier. Reprochant au Diable de l’avoir lâché sous la torture, Catelin est brûlé vif le 9 décembre 1567 au gibet de Plainpalais. Dans la bise glaciale du crépuscule, des pasteurs en noir le guident à l’atroce supplice expiatoire. Sa combustion in vivo devrait intimider le peuple. Le bourreau jette ses cendres aux quatre vents. Le néant attend corps et mémoire du sorcier.

1573 : Jeanne Petit bannie

En 1573, Jeanne Petit, illettrée, vachère communale, vivant avec son quatrième mari sur une tenure prieurale, est citée au tribunal de la seigneurie de Wahil (Pas-de-Calais). Sa réputation d’ensorceleuse nourrit la rumeur villageoise. Treize personnes —parfois alphabétisées mais plus riches qu’elle (dont le curé et le seigneur du lieu)— l’accusent de sorcellerie. Elle aurait fait crever par «sortilège» près de 250 têtes de bétail —juments, poulains, vaches, moutons, brebis. La richesse communautaire est menacée. Jadis plombées par la peur, les langues se délient. Le voisinage craint la puissance de Jeanne qui par colère a «maléficié» la femme de son beau-frère avec le baume de la mort. Interrogée sur le mode inquisitoire, elle est torturée. Endurcie par la vie, forte dans la douleur, elle nie en bloc. Elle n’évoque ni le sabbat ni le diable. Frôlant la mort pénale sur le bûcher expiatoire, elle est condamnée le 25 juin 1573 à faire «amende honorable». Ayant demandé pardon à la communauté et à Dieu, elle est bannie perpétuellement, sous peine de la mort si elle revient. Négligeant la véracité du maléfice, soucieux de rétablir la paix sociale minée par les discordes de voisinage et l’étrange épizootie, les juges éloignent l’accusée. Son ban la protège de la vindicte collective et du lynchage. Comme d’autres individus vite accusés de maléfice dans un contexte litigieux, Jeanne échappe au rituel patibulaire d’intimidation publique. Parmi des milliers de cas pareils, celui-ci illustre la routine des procès intentés contre les “servantes de Satan” pour pacifier la communauté et endiguer le mal.

1652 : Michée Chauderon pendue et calcinée

Le 6 avril 1652, 15 ans après le Discours de la méthode de Descartes et quatre après le traité de Westphalie qui éteint les atrocités confessionnelles de la guerre de Trente ans, Michée Chauderon est pendue à Genève. Elle est la dernière personne à y être exécutée pour crime de sorcellerie depuis 1527 (47 femmes, 23 hommes). Catholique, savoyarde, veuve et lessiveuse, Michée est une sorcière pour huit femmes en colère qui l’accusent d’avoir empoisonné deux femmes «possédées». Guérisseuse notoire, Michée refuse de les soulager avec son réputé bouillon blanc de gros sel purificateur. La rumeur enfle: est-elle l’amie des démons? N’a-t-elle pas jadis «touché» la tête de deux nourrissons? Le premier devient muet. La fièvre tue le second. Entre peur et haine, Michée est arrêtée.

En justice, elle répond à 296 questions. D’entrée, elle nie en bloc. Bonne catholique, elle a toujours prié Dieu. Elle ne fréquente ni sabbat ni «sorcier». Elle ignore si elle est «marquée» par le Diable comme l’affirme une accusatrice. Selon la démonologie, le commerce maléfique ressort du stigmate insensible et anémique qu’au sabbat Satan griffe sur l’initié. Le corps usé de Michée revient aux experts. L’ayant dénudée et rasée, deux chirurgiens la scrutent sous toutes les coutures. Après avoir bandé ses yeux, ils plantent l’alène chirurgicale en un point suspect au sein droit pour éprouver l’irritabilité. Craignant l’emballement pénal, ils n’en déduisent rien. En résulte la contre-expertise de deux médecins et de deux chirurgiens qui croisent naturalisme et retenue. Au terme du même protocole médico-légal, opposant corps enchanté à corps malade, les experts freinent la spirale répressive en niant l’hypothèse de la marque satanique.

Michée retombe une fois encore dans les mains de deux maîtres-chirurgiens venus du pays de Vaud. Habitués aux procès en sorcellerie, imbus de démonologie, ils toisent l’accusée pour repérer le «sceau diabolique». Insensible et anémique, un double stigmate les persuade qu’elle est marquée à la «lèvre supérieure» et à la «cuisse droite».

Les indices corporels ramènent Michée à la torture. Le «cœur gros» selon le geôlier, elle dit avoir croisé en forêt l’«ombre du Diable» qui l’aurait marquée à son insu. Incarné en un prodigieux lièvre, le Diable la harcèle et lui donne la poudre maléfique pour bailler le mal. Brisée par l’estrapade, agréant le coït satanique, elle est perdue. Elle voudrait ne pas être «brûlée vive»…pour prier Dieu jusqu’au dernier souffle.

Pour s’être «donnée au Diable» — par «douceur» pénale selon la sentence — elle est donc pendue. Les juges ont ils ouï la terreur de l’accusée ou savent-ils que le bûcher évoque l’Inquisition? Image néfaste pour la République calviniste dont la tolérance autoproclamée en fortifie l’image européenne. L’ayant énuquée, le bourreau la jette au feu puis disperse les cendres dans le vent printanier. Le nom de Michée Chauderon n’est pas noté sur le Livre des morts. Seuls y figurent les individus bien famés et  inhumés chrétiennement.

Or, depuis 1652, ce cas révolte les esprits éclairés. À l’incrédulité de protestants libéraux —Jean Le Clerc, Michel de La Roche— s’ajoute la charge de Voltaire et de Condorcet contre les juges superstitieux. Si au XIXe siècle, le procès anime la chicane confessionnelle, vers 1990, la sorcière devient l’icône a féministe de la férocité patriarcale des magistrats de l’Ancien régime. Ayant donné son nom à une venelle genevoise, elle reste la plus notoire des femmes exécutées pour connivence satanique.

Vies fragiles

La femme «inconstante» par «nature» a payé le lourd tribut de la banalisation du mal satanique selon De la démonomanie des sorciers (1580), diatribe politique de Jean Bodin contre la sorcellerie, éditée lorsque les conflits confessionnels minent la France d’Henri III. Penseur de la souveraineté moderne, qualifiant le maleficium de crime de «lèse-majesté» car le pacte satanique menace le roi de droit divin, il publie sa somme démonologique quand culmine la chasse aux sorcières, freinée un temps par les humanistes. Avant Voltaire, les adeptes d’Erasme, dont le médecin Jean Wier (1515-1588) pour qui les sorcières sont des «mélancoliques» plus à soigner qu’à brûler, récusent l’hypothèse démonologique de l’intercession satanique. Cette crédulité ancestrale a couté la vie à Michée Chauderon. Mais aussi à des milliers d’autres «sorcières» enfouies dans la nuit des archives de la répression.

Le crime de sorcellerie était un crime imaginaire qui illustre la vie fragile (Arlette Farge) et les peurs sociales dans les communautés de l’Ancien régime confrontées au mal et au malheur biologique. Aujourd’hui, un peu partout en Europe, s’ouvre un débat inédit: faut-il réhabiliter les femmes et les hommes accusés et condamnés à mort pour crime de sorcellerie (environ 100 000). Réhabilitation anachronique au prix d’une discutable réécriture du passé dans le prisme contemporain de notre sensibilité individualiste, de nos  seuils d’intolérance et de nos culpabilités qui, demain, ne seront plus les mêmes.

Le débat est ouvert.

Lectures : Lucien Febvre, « Sorcellerie, sottise ou révolution mentale », Annales E.S.C., 1948 ; Carlo Ginzburg, Le sabbat des sorcières, Paris, Gallimard, 1989 ; Brian P. Levack, La Grande chasse aux sorcières en Europe aux débuts des temps modernes, Seyssel, Champ-Vallon, 2001 ; Robert Muchembled, La Sorcière au village (XVe-XVIIIe siècle), Paris, Gallimard, 1991 ; Michel Porret, L’Ombre du Diable. Michée Chauderon dernière sorcière exécutée à Genève (1652), Genève, Georg, 2009 et 2019.

Tu la veux ta bonne fessée?

Le lendemain, comme Poil de Carotte rencontre Mathilde, elle lui dit:

—Ta maman est venue tout rapporter à ma maman et j’ai reçu une bonne fessée. Et toi?

Jules Renard, Poil de Carotte, 1894.

Mange pas tes ongles vilain
Va te laver les mains
Ne traverse pas la rue
Sinon panpan cucul.
(…)
Tu me fatigues, je n’en peux plus
Dis bonjour, dis bonsoir
Ne cours pas dans le couloir
Sinon panpan cucul
Jacques Dutronc, Fais pas ci, fais pas ça, 1968
La fustigation infamante des mères célibataires: modèle de la pédagogie de l’effroi pour la domestication de la correction paternelle ou conjugale. Gravure sur acier de D. Chodowiecki, fin XVIIIe s. (Coll. M.P.).

Corriger et humilier

Substantif féminin, la fessée désigne des coups répétés sur les fesses d’une personne en lieu et place de punition. On dit «administrer, donner, ficher une bonne fessée». Dans la plupart du temps,  on vise un enfant, fille ou garçon, qui fait des «bêtises» ou qui désobéit. La fessée est donc une brutalité exercée sur autrui dans le but douteux de dresser, de corriger, de punir voire d’éduquer et de rabaisser. Moins impulsive et plus longue que la gifle ou le soufflet, plus préméditée par l’adulte, la fessée reste la forme banale mais cependant cruelle du châtiment des polissonnes et des polissons. Durant des siècles, le «droit de correction» corporelle est ainsi un privilège de l’autorité parentale envers les «enfants récalcitrants».

Rituel, posture, souffrance: l’anthropologie de la fessée est celle de l’humiliation morale et physique de l’enfant. À mains nues, avec des verges, un ceinturon ou avec le martinet légendaire. Cul dénudé ou en slip, le bambin, plié sur le genou paternel ou étendu sur un lit, subit, intériorise et pleure la brutalité corporelle comme une norme punitive. Il faut relire les 49 chapitres du chef d’œuvre minimaliste Poil de Carotte de Jules Renard. Ce petit livre autobiographique donne sens à la culture de la brutalité parentale dans la famille Lepic. Dans ce cas, elle est maternelle contre l’enfant non désiré et souffre-douleur.

Violence éducative

 La fessée se ramène à ce que les spécialistes de la maltraitance des enfants nomment les «violences éducatives ordinaires» (VEO). Or, quarante ans après la Suède, patrie autoproclamée des droits de l’homme, la France devient le 56e État à prohiber les châtiments corporels avec la LOI n° 2019-721 du 10 juillet 2019 relative à l’interdiction des violences éducatives ordinaires. Dans l’Hexagone, 85% des parents sont adeptes de la violence éducative qui peut frôler la maltraitance voire aboutir au pire. Malgré le dernier débat parlementaire de décembre 2020, la Suisse reste la lanterne rouge du mouvement abolitionniste de la fessée qui est légalisé dans soixante États.  Au pays d’Heidi, un enfant âgé de moins de trois ans sur cinq subit des châtiments corporels (Association Terre des hommes), bien souvent dans une situation de dégradation familiale.

Une somme : 248 articles

Or, dans la longue durée des civilisations, l’anthropologie et l’histoire sociale, judiciaire et culturelle de la fessée, mais aussi des châtiments corporels, pénitentiels ou correctifs, sont complexes. Cet objet couvre un vaste champ factuel et imaginaire. Celui des pratiques, des normes et des représentations mentales qui nourrissent les arts plastiques, la fiction écrite ou le cinéma. Y reviennent  les 248 articles du Dictionnaire du fouet et de la fessée dirigé et publié en février 2022 par Isabelle Poutrin et Elisabeth Lusset. Une somme à ne pas manquer.

Florilège d’un copieux  menu intellectuel: «Abus et excès» de la violence ordinaire dont familiale; brutalité et «adultère»dans le christianisme ou le droit coranique; châtiments corporels de la discipline militaire ou envers les galériens de l’Ancien régime; autoflagellation des ascèses chrétiens; autorités maternelle et paternelle à l’épreuve de la violence éducative; bastonnades en Chine et ailleurs; bagnes coloniaux; discipline des cachots monastiques et carcéraux; «clubs de fessée» et autres érotisations du châtiment corporel depuis les libertins des Lumières jusqu’à prostitution et flagellation contemporaines; «correction maritale», féminicide ou «mariticide»; écoles médiévales, d’Ancien régime et contemporaines; enfance et enfants; esclaves et esclavages depuis l’Antiquité romaine; femmes tondues; fustigations judiciaires à Rome, en pays d’Islam et sous l’Ancien régime ou knout en Russie tsariste; éducation musclée, châtiments scolaire mais aussi  en hospices et maisons de retraite; sanction douloureuse de la masturbation et de la «nudité»; médecine légale des brutalités domestiques; pédagogie de la Renaissance au XXe siècle; mais aussi les gifles dans les séries télévisées, la guerre des sexes au cinéma, Harry Potter, Orange mécanique de Stanley Kubrick voire…«Hergé et la fessée». (Etc.)

Hergé, Tintin au pays de l’or noir, Casterman 1950, 58, 3-c (© Moulinsart).

Pédagogie de l’effroi

Tout au long de l’Ancien régime, la fustigation publique des voleurs ou des prostituées était une «pédagogie de l’effroi» visant le «peuple». Une leçon sociale et morale souvent imitée et qui légitimait les brutalités correctives dans la domus familiale. Or, les violences domestiques et familiales n’ont pas disparu comme le montre l’actualité de la maltraitance, accablante envers les adultes dévoyés. Durant longtemps, alors que le pouvoir du père reflétait celui du roi, elles complétaient dans leur différence sociale le monopole de la violence de l’État moderne. Militaire, pénale, pénitentiaire voire «pédagogique»: la violence institutionnelle, infligée à des degrés et selon des finalités non uniformes, visait la discipline sociale. Celle que Michel Foucault pointe en 1975 dans Surveiller et punir en ses dimensions punitives, carcérales, hospitalières, asilaires et scolaires ou encore manufacturières.

La brutalité individuelle ne tombe pas du ciel. Elle n’est pas innée. Elle se construit socialement. La culture de la violence privée s’articule avec la culture politique. Soit celle que l’État légitime ou met en œuvre. Même en Utopie, où elle est censée disparaitre des relations familiales et sociales, la brutalité humaine répercute celle de la loi idéale. Les régimes politiques non libéraux ou autoritaires et les normes morales du patriarcat ont durablement légitimé les excès dans les cadres familiaux et conjugaux.

Ainsi, la fessée reste l’emblème domestique de la violence institutionnelle qui a culminé longtemps dans le châtiment capital. Progressivement, le régime démocratique a rendu anachronique cette souffrance légale de la mort pénale, comme l’illustrent depuis le XIXe siècle les étapes européennes de l’abolition, précoce dans les États de la sociale démocratie, tardive dans les régimes monarchico-jacobins comme la France.

Dignité

L’histoire de la modération punitive et de l’empathie altruiste se radicalise en 1764 quand Cesare Beccaria publie à Livourne (Toscane) son incisif et célèbre Des délits et des peines. Dans ce pamphlet philosophique qui devient le best-seller des Lumières, il y fustige la peine de mort et les châtiments suppliciaires d’État qui dégradent l’individu mais ne le corrigent jamais. Il y place l’éducation avant la punition, le lien social avant la théologie morale de l’expiation doloriste. Il prône la fin de la souffrance corporelle en tant que sanction politique et modèle de la discipline domestique.

La grandeur du libéralisme politique et l’État de droit issus des Lumières ne peuvent que résider dans la fidélité démocratique à la modernité politique de Beccaria qui condamne définitivement la pédagogie de l’effroi. Les reconfigurations des seuils du sensible autour du respect de la personne ont petit à petit discrédité les châtiments corporels, objets de scandales publics ou privés, thèmes de mépris moral.

La famille sans fessée et comme la cité de la dignité humaine sans châtiments corporels.

De A jusqu’à presque Z, ce beau dictionnaire érudit le démontre pleinement. En le refermant, on reste songeur.

Pourquoi ne pas envisager un second tome intitulé : Dictionnaire du câlin et des caresses. Choyer et embrasser? Tout un programme bienvenu dans le marasme ambiant des corps malmenés et contrits.

Isabelle Poutrin et Élisabeth Lusset (direction), Dictionnaire du fouet et de la fessée. Corriger et punir, Paris, février 2022, puf, 773 pages.

 

George Flyod: lynchage policier

https://www.telerama.fr/sites/tr_master/files/styles/simplecrop1000/public/medias/2017/02/media_154335/une-carte-des-meurtres-racistes-par-lynchage-aux-etats-unis%2CM422996.jpg?itok=zvO7vj-1

Géographie du lynchage aux États-Unis: https://plaintalkhistory.com/monroeandflorencework/explore/

 

Jadis, le genou fléchi des statues de justice, sises sur les places des cités européennes, désignait la clémence du glaive. À Minneapolis, le genou fléchi d’un officier de police exécute publiquement un citoyen Afro-Américain. À nouveau, cette mise à mort sommaire illustre la culture nord-américaine de la brutalité raciale.

«J’étouffe»

Le 25 mai 2020, officier blanc du Minneapolis Police Departement, Derek Chauvin, mains dans les poches, étouffe sciemment George Floyd, citoyen Afro-Américain, âgé de 46 ans, père d’une fillette née il y a six ans. Menotté, plaqué au sol, nuque écrasée durant 8 minutes et 46 secondes par le genou fléchi du policier: Floyd implore la vie (I can’t breathe !), sans briser l’opiniâtreté du bourreau.

Sur la scène du crime filmée par plusieurs vidéos, quatre autres policiers restent passifs. Les images sonores de la tuerie font le tour du monde, embrasent les États-Unis et y motivent maints policiers repentants à mettre genou à terre. Plusieurs jours après les faits, l’arrestation de Chauvin motive son inculpation pour «meurtre non prémédité» (3 juin). Témoins inactifs du crime, ses collègues sont poursuivis.

L’homicide de George Floyd s’ajoute aux 1000 individus tués chaque année par la police nord-américaine que minent la violence raciale et la culture de la violence armée.

1000 personnes tuées en 2019 par la police. Les forces de l’ordre ont tué plus de 1 000 personnes en 2019 aux Etats-Unis, dont un quart étaient noires, quand les Afro-Américains représentent moins de 13 % de la population. Au cours des quinze dernières années dans le pays, seuls 110 policiers ont été inculpés pour homicide après avoir abattu une personne dans l’exercice de leur fonction. Et seuls cinq d’entre eux ont été condamnés pour meurtre. Protégés par la loi: dans un pays qui compte plus d’armes civiles en circulation que d’habitants, les policiers ont le droit de tirer s’ils ont des «craintes raisonnables de danger imminent» pour eux ou autrui. Protégés par leurs syndicats et des conventions collectives, qui rendent difficiles les poursuites “(https://www.liberation.fr/planete/2020/06/09/aux-etats-unis-des-premieres-pistes-pour-reformer-la-police_1790703).

Suggestion: dans le contexte trumpiste, la sauvagerie policière fait peut-être écho à la vieille culture punitive du lynchage qui a durablement ensanglanté le «vieux sud» des États-Unis, cher au romancier William Faulkner.

6000 lynchages

Juge en Virginie, William Lynch (1736-1796) traque avec des milices armées les outlaws. Bandits, voleurs de chevaux, Indiens révolté, Mexicains indisciplinés, émigrants chinois, voleurs, tricheurs au poker, vagabonds : les indésirables sociaux sont fouettés, bastonnés, trempés dans les fleuves, goudronnés puis emplumés, mais aussi sommairement pendus. Bientôt, la loi lynch (1837) forge la notion de «lynchage» qui escorte la « conquête de l’Ouest».

Gagnée par le nord abolitionniste et industriel sur le sud esclavagiste et rural, la Guerre de Sécession (1861-1865) ruine la plantation cotonnière et abolit l’esclavage des Afro-Américains. En conséquence, durablement concentré dans les États du sud entre la Floride et le Texas, le lynchage perpétue le suprématisme blanc et puritain. Il restaure l’«honneur» des sudistes humiliés. Corvéable sous le paternalisme domanial, l’ancien esclave se mue en prolétaire du capitalisme cotonnier. L’«homme libre» a le privilège d’être lynché !

De 1880 à 1952, les historiens décomptent environ 6000 lynchages (chiffres officiels: 4 472 victimes entre 1882 et 1968). Lynchages communautaires ou sous la la houlette du Ku Klux Klan né le 24 décembre 1865 pour garantir la suprématie blanche et puritaine. Si huit fois sur dix, le lynché est un noir, dans certains comtés du sud, la presse relate un acte de lynchage… tous les quatre jours, avec la complicité active et passive des juges, shérifs, gardiens de prison ou jurés. Appuyé ou non par la Garde nationale, un shérif équitable combat parfois le lynchage au risque des représailles.

Dès les années 1950, entre industrialisation du sud et combat des autorités fédérales ou des associations civiques, le lynchage décline sans disparaître. Après 200 tentatives infructueuses pendant un siècle, le Sénat américain adopte le mercredi 20 décembre 2018 (!) à l’unanimité, une proposition de loi faisant du lynchage un crime fédéral.

Mourir sans sépulture

Le lynchage public est un rituel punitif d’infamie.

Premier acte : la «chasse au nègre» que traquent les molosses déchainés.

Acte II : la foule assiège la prison ou le tribunal pour le saisir puis le trainer par les rues.

Acte III : passé à tabac, souvent dénudé et exposé devant la foule, photographié, le lynché  est pendu (arbre, pont, lampadaire, poteau téléphonique), puis criblé de balles.

Acte IV : le cadavre est ensuite tracté derrière une voiture puis jeté à la décharge.

Outre la pendaison, plus d’une fois le lynché est scalpé, castré ou écorché vif, puis suffoqué dans la boue ou salé comme un porc. Le lyncheur lui plonge aussi un fer ardent au fond de la gorge, lui arrache les yeux et la langue, mutile les doigts et les orteils. Si la pendaison est jugée «trop douce», le supplicié est lié à une chaîne suspendue au-dessus d’un bûcher. Au milieu de la «liesse populaire» il est précipité dans les flammes et remonté pour prolonger le calvaire. Parfois, entouré d’un cercle de flammes, le lynché est cloué à une souche d’arbre par le pénis. Dilemme : être grillé vif ou vivre en se mutilant avec le couteau qui lui est laissé! En 1934, le massacre de Claude Neal illustre la vindicte haineuse des gens ordinaires (voir encadré ci-dessous).

La cruauté des gens ordinaires

Spontané ou prémédité, le massacre du «corps noir» assure l’oppression blanche sur les Afro-Américains prolétarisés. Le lynchage vise à «purifier» la communauté puritaine et raciste, dans le contexte avéré ou imaginaire de relation sexuelle imposée ou consentante entre un noir et une blanche.

Comme le pogrom, le lynchage illustre la «vindicte» expiatoire de la foule des «gens ordinaires». Sa motivation : que la terreur renforce la prépotence blanche, morale, sociale et politique.

L’archive visuelle du lynchage est accablante. La raison vacille à voir de tels massacres. Films, photographies, cartes postales: des centaines d’images publiées sur le site mémoriel Without Sanctuary illustrent l’ancrage social de la vindicte raciste chez les «gens ordinaires». Jeunes ou vieux, riches ou pauvres, entourés de leurs enfants, durant un demi-siècle, ils posent fièrement devant les corps mutilés accrochés aux arbres des États du sud. Cadavres pathétiques…  que pleure en 1939 Billie Holiday dans la lancinante chanson Strange Fruit (paroles de l’instituteur juif du Bronx Abel Meerpol).

Le lynchage : «fardeau du passé» ou symptôme raciste non ritualisé d’une culture de la brutalité policière toujours réitérée?

Celle de l’agent Derek Chauvin qui le 25 mai 2020, de son genou fléchi, étouffe Georg Flyod.

 

À consulter, avec recueillement : Without Sanctuary:  http://www.withoutsanctuary.org

À lire : Joël Michel, Le lynchage aux États-Unis, Paris, 2008, La Table Ronde.

À écouter : Billie Holiday, Strange Fruit : https://www.youtube.com/watch?v=Web007rzSOI

À revoir : William A. Wellman, The Ox-Bow Incident, U.S.A., 20th century Fox, 1943, 75 min. : https://www.youtube.com/watch?v=xudvfq3Mqbs

 

Massacre à Greenwood: 19 octobre 1934 : le corps mutilé de Lola Cannidy est découvert dans le comté de Jackson à Greenwood (nord de la Floride). Incarcéré, le noir Claude Neal aurait avoué le meurtre. Charrié de geôle en geôle durant une course-poursuite sur plusieurs centaines de kilomètres pour fuir la vindicte, Neal est ramené à Grenewood. Le journal Eagle titre : «La Floride va brûler un nègre. Il sera mutilé». La radio locale annonce le lynchage. Une ligue civique réclame l’aide de la Garde nationale. Refus du shérif. 5000 personnes gagnent Greenwood, ce qui oblige à déplacer le lieu du supplice. Passé à tabac, Claude Neal est mené dans les bois à 6 kilomètres du village. Les lyncheurs le castrent puis lui font ingurgiter son pénis. Son corps lacéré est marqué au fer rouge. Ses orteils et ses doigts sont coupés. On lui passe une corde au cou pour le plonger et le retirer du bûcher. Déshumanisé, Neal meurt sans repentir ni protestation. La famille de Lola Cannidy récupère son cadavre pour le dégrader avec les enfants du village. À trois heures du matin, la dépouille calcinée du lynché est pendue devant le tribunal.

LM 57

La mystique du Colt

« Just my Rifle, my Pony and Me. », My Rifle, my Pony and Me [chanson], Howard Hawks, Rio Bravo, 1959.

 

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Sergio Corbucci, Django, Italie, 1966. La mystique du Colt à son apogée (tous droits réservés). Magnifique Franco Nero dans le rôle-titre.

Après la tuerie de la discothèque d’Orlando commise par un sicaire prônant son obédience islamiste (49 tués), la fusillade du 14 février 2018 en Floride au lycée de Parkland (17 morts) s’ajoute aux habituelles tueries en masse qui endeuillent les U.S.A depuis le massacre du 20 avril 1999 au Lycée Columbine. Deux étudiants y abattent 12 camarades et un professeur. Drame national, le fait divers incite le cinéaste Michael Moore à questionner la culture des armes à feu aux États-Unis dans le spectaculaire Bowling for Columbine (2002), primé à Cannes la même année.

Gun contre Gun

Gun Violence Archive recense les incidents liés aux armes à feu : 402 mineurs ont été meurtris ou tués aux États-Unis depuis le premier janvier 2018. Ils rejoignent les 36 252 morts par arme à feu en 2015 (homicides, suicides). Si 248 victimes ont moins de 14 ans, 4 140 étaient âgés de entre 15 et 24 ans*. Or les millions de port d’armes délivrés à travers les États-Unis (plus de 2 millions en Floride) conditionnent évidemment la brutalité souvent homicide avec laquelle interviennent les forces de police. Du côté policier, l’impératif du risque zéro multiplie l’usage préventif de l’arme à feu. La « bavure » est un effet collatéral de la culture sociale des armes à feu. La violence nourrit la violence.

Malgré la mobilisation massive des lycéens contre l’insécurité dans les écoles, la réponse politique est conforme au conservatisme de l’actuel gouvernement américain. Porte-parole officieux de la puissante National Rifle Association (NRA), que maintenant boycottent des enseignes de sport, des compagnies aériennes et de location automobile, le président Donald Trump, droit dans ses bottes Stetson, affirme sans rire : « Une école sans armes attire les mauvaises personnes ».

La panacée des fusillades serait d’une simplicité biblique : il faut armer les enseignants afin qu’ils puissent liquider en auto-défense le tueur de masse. Il faut multiplier les policiers armés sur les campus, comme au bon vieux temps de la frontière. « Gun » contre « Gun ! » Or, la présence à Parkland d’un aide-sheriff armé n’a pas évité le massacre des adolescents.

Retour au Western

Aujourd’hui, près de 70% des écoles publiques organisent des exercices d’auto-défense pour tenter de protéger les enfants et les adolescents contre les fusillades à l’arme automatique ! La classe devient le nouvel espace de l’affrontement sécuritaire. Le campus pourrait redevenir le théâtre social du duel lié à la mystique du Colt. Celui de l’affrontement à armes égales. Une mystique du Colt qu’a forgée le film de genre qu’est le western. Son imaginaire de l’auto-défense revient en force dans la culture politique américaine.

De sa naissance à son crépuscule, le western américain déploie la mystique du Colt comme ultime recours du bien contre le mal, parfois avec la figure héroïque du shériff isolé qui peine à endiguer la vindicte sociale de l’auto-défense ou du lynchage. Le Train sifflera trois fois de Fred Zinnemann(1952), Rio Bravo de Howard Hawks (1959), L’Homme aux colts d’or d’Edward Dmytryk (1959) ou encore La Horde sauvage (1969) de Sam Peckinpah : parmi des centaines d’autres, les westerns américains de la mystique du Colt véhiculent les formes licites ou non de la violences armée, solitaire ou collective. Ils inspireront la veine des westerns italiens qu’incarnent notamment les figures inoubliables de Django et de Sabata, militants de la mystique du Colt, pour le meilleur et pour le pire.

Django et Sabata

Entre 1960 et 1970 environ, politisant l’imaginaire de la frontière dans le prisme de la lutte des classes et des années de plomb qui ensanglante l’Italie, les « westerns spaghettis » radicalisent la mystique du Colt. Leur esthétique solaire est romantique, naturaliste et baroque. La mystique du Colt y culmine dans la philosophie libertaire du justicier solitaire, épris de la juste vendetta. Mais aussi dans celle du potentat qui mêle le crime organisé à la vénalité. S’y ajoute en point d’acmé la liturgie frontale ou circulaire du duel (voire du « triel ») comme affrontement métaphysique entre le bon, la brute et le truand. Mon Colt fait la loi (1964) de Maro Caiano, (1964), la trilogie de Sergio Leone (Pour une poignée de dollars, Et pour quelques dollars de plus, Le Bon, la Brute et le Truand, 1964-1966) avant le crépusculaire Il était une fois dans l’Ouest (1969), Django (1966) et Le Grand silence (1968) de Sergio Corbucci, Sabata (1969) de Gianfranco Parolini : parmi de très nombreux autres, ces films visualisent la mystique du Colt comme recours du bien contre le mal mais aussi comme instauration de la terreur sociale. Dès la première image, Django (Corbucci) traine dans la boue le cercueil contenant la mitraillette avec laquelle il purgera le mal de la Cité. L’arme à feu est un boulet moral…nécessaire.

Légitime défense

Aujourd’hui aux États-Unis, alors que l’imaginaire de la confrontation sociale et politique entre le bien et le mal suit l’imaginaire intersidéral de la saga belliciste Star Wars (Empire versus Alliance ; comme à l’âge d’or de l’héroïc fantasy des années 1930-1950), la mystique du Colt l’emporte sur la pacification sociale du désarmement. La Constitution rend celui-ci aléatoire (deuxième amendement dans l’héritage des « milices » coloniales matrice de la la révolution avant que G. Washington ne l’organise). Dans l’héritage de la frontière, l’armement d’autodéfense individuelle est une liberté constitutionnelle. Ainsi, malgré l’hécatombe d’adolescents fauchés sur les campus, dans l’imaginaire social, le Colt assure les libertés individuelles par la légitime défense contre le mal armé toujours imprévisible.

Répliquer, se défendre à main armée, faire sa propre justice : la mystique du Colt, selon les canons esthétiques et moraux du western, entretient la culture de la violence. Pire, elle instaure la privatisation de la violence armée contre le monopole de la violence d’État qui en régule tant bien que mal les excès, même si parfois le populisme en tire un substantiel bénéfice sécuritaire. La légitime défense s’abreuve au déficit sécuritaire de l’État de droit : la confrontation directe du gun contre gun mine le contrat social démocratique de la médiation pénale. La liberté est-elle au bout du Colt ?

 

Une lecture stimulante et urgente pour décrypter les mythologies contemporaines de la légitime défense comme fin du contrat social démocratique et genèse de la violence individualiste: Elas Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, La Découverte, 2017. Voir aussi: Firmin DeBrabande, Do Guns Make Us Free?: Democracy and the Armed Society, Yale, YUP, 2015.
* « Fusillades aux Etats-Unis, cinq chiffres pour un fléau », Libération, 15 février 2018 (http://www.liberation.fr/planete/2018/02/15/fusillades-aux-etats-unis-cinq-chiffres-pour-un-fleau_1630047).
(LM. 30)

Patrouille militaire

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Patrouille : ronde faite par une petite troupe pour la sûreté et la tranquillité d’une ville, d’une place de guerre ou d’un camp. On nomme aussi patrouille la petite troupe qui fait la ronde. Encyclopédie méthodique. Art militaire, III, Paris, 1787, p. 313.

Depuis peu, en Europe, la configuration et la vie urbaines changent lentement mais inévitablement. Se modifie aussi l’usage social de la ville dans son hyper-centre. Après les tueries en masse par armes létales, explosifs, voitures-béliers ou poids lourds dans plusieurs capitales d’Europe, nous vivons avec les stigmates de la terreur aveugle et la peur de la récidive des tueurs en série. Pourtant, à sillonner ces jours-ci les quartiers festifs de Paris, les terrasses sont noires de monde.

719 jours

Paris comme Bruxelles ou Londres mais pas Berlin installent le régime sécuritaire des patrouilles militaires. Parfois au nom de l’État d’urgence que la France a instauré il y a maintenant 719 jours entre unanimité ou controverse politiques et juridiques en ce qui concerne l’impact dissuasif de Vigipirate sur le terrorisme.

Tout événement public d’envergure légitime l’imposante manifestation de la puissance policière et militaire sur terre et dans les airs — comme on l’a vu du 29 septembre au 1er octobre à Genève avec la visite des deux Géantes. En sortant de la gare, le visiteur buttait sur le dispositif sécuritaire digne d’une ville déjà frappée par un ignoble attentat. Bienvenu principe de précaution légitime, exercice de répétition policière en taille réelle ou discutable état d’urgence politisé ?

Fusil d’assaut en bandoulière et ninjas

Au cœur du dispositif sécuritaire de la ville vulnérable, circule la patrouille militaire. Trois ou quatre hommes jeunes en treillis de combat,  béret sur la tête et fusil d’assaut en bandoulière ou brandi en position de feu vers le sol. Sous l’autorité d’un officier, détendus ou nerveux, ils déambulent à pas mesurés parmi la multitude. Parfois, la patrouille sécuritaire circule à grande vitesse. Précédée d’une horde de motard policiers sirènes hurlantes et sifflets stridents, une patrouille de ninjas masqués et embarqués dans des camionnettes banalisées fend l’encombrement automobile aux heures de pointe, comme on l’observe ces jours-ci au cœur du quartier latin de Paris.

Points stratégiques

Longtemps déployée dans les villes occupées ou les espaces militarisés (caserne, bases aérienne ou navale, dépôt et arsenal), la patrouille militaire gagne du terrain dans la société civile en paix. Peu présente dans les quartiers populaires, la patrouille militaire maille la ville aux points stratégiques et de prestige comme les gares, les bâtiments officiels, les hôtels et boutiques de luxe, les banques et les aéroports.

Ossature sécuritaire

L’ossature sécuritaire de la ville patrouillée se prolonge avec les chicanes préventives que sont les barrières filtrantes, les cubes de ciment, les fouilles de sacs et aussi depuis quelque temps à Paris la segmentation en plusieurs tronçons éloignés des queues humaines à l’entrée des boîtes de nuit ou des musées. Maints lieux échappent à l’emprise mobile de la patrouille militaire, notamment les passages transversaux entre deux artères dans les immeubles du XIXe siècle ou encore les embouteillages néo-libéraux qui asphyxient les existences et les villes.

Certains estiment que nous avons le privilège discutable d’assister à la genèse lente d’une démocratie de la garnison. Notamment dans les régimes politiques où l’institution militaire pèse depuis longtemps sur les institutions civiles.

État de drone

De la démocratie libérale du XIXe siècle à la démocratie sociale-démocrate contemporaine, nos sociétés vont-elles muer vers la démocratie militarisée d’un État de droit que surveillent  les drones en tous leurs états ? Gouverner par la peur ! Lutter contre la nébuleuse terroriste qui modifie rapidement les modes opératoires de l’attaque imprévue semble constituer aujourd’hui la modalité inédite de la gouvernance et du pouvoir politique. Le Léviathan civil devient-il le Léviathan en treillis vert de gris ?

Justice vulnérable

Quoique qu’il en soit, le terrorisme freine durablement la démocratie des droits de l’homme. Sans le « Patriot Act », le régime autoritaire du président Donald Trump serait-il maintenant en place ? L’État sécuritaire — que publicise la patrouille militaire — renverserait durablement l’ordre démocratique. La justice serait assujettie aux impératifs sécuritaires du gouvernement pas la peur. Les sentinelles inédites de la démocratie sont les militaires en patrouille. Fusils en mai pour l’auto-défense politique face à l’imprévisibilité terroriste (massacre de cyclistes, sud de Manhattan, 31 octobre).

 

 

A lire: Grégoire Chamayou, Théorie du drone, Paris, La fabrique, 2013; Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, La Découverte-Zones, octobre 2017.

L’offensive des génies du mal

 

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Wes Craven, Scream 1, USA, 1996 © Dimensions Films.

De Marseille à Las Vegas, après le carnage initiateur commis en 2012 à Toulouse et Montauban par Mohammed Merah qui marquait le début d’une nouvelle vague d’attentats en France (3 militaires, 1 enseignant et 3 enfants assassinés), le mal ne désarme pas. La culture du carnage gratuit semble s’installer durablement dans nos sociétés vulnérables, que fascine la représentation visuelle du mal extrême sous la forme de sophistiquées et perverses violences. Sociétés vulnérables car ouvertes et mobiles et dans lesquelles les parades sécuritaires restent aléatoires devant la menace de l’ennemi intérieur. Les adeptes du carnage sont-ils habités par un quelconque dilemme moral ?

Le dilemme de Milou

Les lecteurs des Aventures de Tintin connaissent le dilemme moral de Milou lorsque, devant un os ou une flaque de whisky, il écoute les voix intérieures de son bon et de son mauvais génie. De manière déchirante, elles l’induisent à la vertu du bien ou à la tentation du mal.

Choix moral que le capitaine Haddock peine à trancher lorsqu’il affronte l’épreuve terrible de l’alcoolique devant une bouteille de whisky Loch Lomond. Mais choix qu’il surmonte jusqu’à l’abnégation de soi-même lorsque pour sauver Tintin, à qui il est encordé et suspendu dans le vide sur un précipice himalayen, il s’apprête à trancher la corde qui le retient à la vie pour sauver son jeune ami (Tintin au Tibet, 1959). 

Bons et mauvais anges

Depuis le « Démon de Socrate », les bons et les mauvais génies hantent l’être humain du berceau jusque dans l’au-delà. Ils le protègent, le menacent, le mènent au salut ou à la damnation. Aujourd’hui, semble-t-il, d’innombrables mauvais génies dament le pion des bons anges plutôt fatigués. Comment vaincre ce mal social du carnage qui s’apprête à recommencer ?

Mauvais génies et bons anges : ces deux entités invisibles sont liées à la condition humaine en des contextes sociaux et culturels évolutifs. Si l’une est bénéfique, l’autre est maléfique, selon l’archétype littéraire du dédoublement de la personnalité dans L’Étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde de Robert-Louis Stevenson (1886).

Neutraliser les génies du mal

Démons parfumés en Étrurie, divinités familières à Rome, « Éros, démon philosophe », ange bon et mauvais ange des Pères de l’Église, djinns en islam traditionnel, anges gardiens, démons familiers et esprits malfaisants ou bienfaisants du Moyen Âge au XIXe siècle ou encore imaginaire de la dualité coupable du capitaine Haddock, alter ego d’Hergé : les entités du bien et du mal traversent le temps et les civilisations, la pensée magique, les religions révélées et les imaginaires sociaux.

Êtres invisibles

L’ange gardien du christianisme répond au bon génie du néo-platonisme. Le démon familier des magiciens, des exorcistes et des aventuriers moderne comme Casanova ressuscite le daimõn platonicien, le paredros des Grecs et des Égyptiens et l’alter ego démoniaque de l’ange gardien.

À l’instar du Horla infiltré dans la tête du narrateur d’un conte de Maupassant, les « êtres invisibles » hantent les individus dont ils accentuent les fractures et les poussent  parfois au passage à l’acte homicide. Les fractures intérieures que depuis Freund la psychanalyse tente de réparer en réconciliant les génies du bien et du mal. Des fractures intérieures que les déchirures sociales accentuent.

Comment neutraliser les génies du mal en roue libre qui frappent dans les interstices de nos sociétés plutôt pacifiées ?

Une lecture stimulante : Jean-Patrice Boudet, Philippe Faure, Christian Roux (direction), De Socrate à Tintin. Anges gardiens et démons familiers de l’Antiquité à nos jours, Rennes, PUR, 20011.

Le moment punitif

Terry Gilliam, Brazil, 1985 (tous droits réservés).

De nombreux spécialistes du pénal l’affirment : aujourd’hui, en temps de paix, les sociétés libérales traversent la « période la plus répressive » de leur histoire récente. D’Europe aux États-Unis, jamais autant de femmes et d’hommes ne sont emprisonnés pour des délits mineurs, part forte des condamnations. La punition s’impose comme une modalité du gouvernement des individus… souvent par la peur.

Inflation carcérale

Les chiffres carcéraux donnent le vertige : depuis 1945 environ, la démographie carcérale au niveau planétaire est « multipliée par trois et demi ». En France, par exemple, la population carcérale a passé de 20 000 détenus en 1955 à 70 000 en 2016 (facteur 3.5). Non proportionnelle à l’augmentation de la population, cette inflation n’enregistre pas les individus suivis par contrôle judiciaire en milieu ouvert — près d’un quart de million en France, beaucoup plus aux États-Unis! La plupart des pays européens connaissent le même phénomène – sauf le Portugal, l’Allemagne, la Norvège, le Danemark, les Pays-Bas, la Suisse, pays sociaux-démocrates dont la population pénitentiaire décline ou se stabilise.

Si des deux côtés de l’Atlantique, le terrorisme a brutalisé le droit de punir, limité le libéralisme pénal et militarisé la police  tout en renforçant le césarisme politique, l’inflation punitive a précédé les premiers attentats. Elle s’affirme depuis les années 1970 comme le montre encore l’exemple américain de l’inflation carcérale— 1970 200 000 incarcérés ; 2010, 2.3 millions incarcérés, auxquelles s’ajoutent 7 millions de personnes sous régime probatoire (probation), essentiellement des noirs et des pauvres (facteur 7).

Populisme pénal

Un double phénomène culturel et politique explique le moment punitif qui n’est pas lié à une augmentation comparable de la criminalité. D’une part, sur un socle de paupérisme croissant qui reproduit les inégalités, l’intolérance sociale plus marquée aux illégalismes, aux incivilités, aux agressions, aux rixes domestiques et aux déviances dénoncées à la police car moins réglées que jadis par la pacification et la sociabilité de proximité. D’autre part, la focalisation des discours et des actions politiques sur les enjeux sécuritaires, creuset du populisme pénal. La sur-médiatisation des faits divers les plus atroces, tendant vers zéro dans la statistique criminelle par rapport à la délinquance routière, est exemplaire de ce moment punitif. Il caractérise aujourd’hui les sociétés libérales où l’État providence recule voire s’effondre. Où aussi, les morales les plus conservatrices et les plus punitives redressent allègrement la tête.

Plutôt les pauvres

Maintes élites politiques durcissent, instrumentalisent voire anticipent les peurs sécuritaires des individus pour en tirer un profit électoral. Preuve récente : en Suisse les campagnes politiques sur le code pénal et la sécurité qui notamment ethnicisaient la criminalité à la veille de votations populaires. Après ses recherches sur la police et la prison, Didier Fassin soulignes l’emballement de ce moment sécuritaire : « L’intolérance sélective de la société et le populismes pénal des politiques se répondent » dans un contexte de crise économique et de crise sociale de la représentation démocratique. Paradoxe du moment punitif : les classes populaires sont plus touchées que les « catégories dominantes ». Le vol d’usage ou de nécessité est plus durement réprimé que la fraude fiscale, la malversation financière, le crime écologique ou encore la spéculation éhontée sur les matières premières ou l’habitat urbain.

Prédation économique

Le moment punitif entraine le durcissement des rapports sociaux dans un monde livré à l’ultralibéralisme de l’économie prédatrice. Permettant à la police d’empiéter sur la justice, valorisant la rétribution sur la réparation, remplissant les prisons pour montrer le succès de la guerre policière contre le crime, le moment punitif en est certainement la condition sine qua non la plus visible. Dans un monde de ghettoïsation urbaine facilitant les dérives identitaires et la grande vulnérabilité sociale, l’extension du champ répressif  — qui criminalise des délits inédits souvent en les ethnicisant —  et l’alourdissement du régime des sanctions — qui provoque l’inflation carcérale des peines allongées — structure le moment punitif. Celui-ci serait indispensable au régime économique de la dérégulation, à l’hégémonie sociale qui en découle et à la reconstruction des morales conservatrices et puritaines.

Fondements de l’État policier

Selon le journaliste et écrivain américain Chris Hedges, nous sommes arrivés à un tournant particulièrement dangereux. Entremêlé à la guerre contre le terrorisme qui depuis le 11 septembre 2001 rogne les libertés publiques, ajouté au retour de la morale anti-libertaire et anti-humaniste, le moment punitif a « posé les fondements d’un État autoritaire et policier ». Processus « lent et insidieux » qu’une grave crise de la démocratie suffira à instaurer contre la culture politique et l’héritage libéral issu des Lumières émancipatrices et de la tradition juridique des droits de l’Homme.

Des deux côtés de l’Atlantique, de cette société du châtiment accru, entre régimes autoritaire, xénophobe, ultra-nationaliste et hyper-populiste, pourrait résulter une inquiétante dystopie sécuritaire et quasi-totalitaire hostile au libéralisme des institutions démocratiques. Pire, au nom de la démocratie menacée, elle pourrait instaurer une forme radicale d’autoritarisme, de violence politique et de contrôle social sécuritaire comme creuset du nouveau puritanisme moral et de l’hégémonie des prédateurs transnationaux.

 Lectures : Didier Fassin, Punir, une passion contemporaine, Paris, seuil, 2016; Chris Hedges, Entretien avec Christophe Ayad, « Notre démocratie n’est plus qu’une façade », Le Monde, samedi 31 décembre 2016, dimanche 1er janvier 2017, p. 8 (« Quinze ans après le 11 septembre »); Denis Salas, La volonté de punir. Essai sur le populisme pénal, Paris, Hachette, 2005.

Nomadisme forcé : les camps ordinaires d’aujourd’hui

Camps en Europe
Camps en Europe

Barbelés

Le « camp » est la matrice de la spatialité urbaine. Bien longtemps dans l’histoire, il est en outre le lieu mobile de rassemblement précaire ou sécurisé des armées en campagne. Puis, le camp spatialise la déportation politique, l’internement des combattants, l’occupation d’un pays, la concentration forcée, l’extermination de masse, le génocide. Inventé aux États-Unis dans les années 1870 pour clôturer la prairie puis les réserves indiennes, le barbelé délimite le camp de concentration d’êtres humains. Avec son système sécuritaire qui culmine dans le mirador et l’enceinte électrifiée, le barbelé en est la frontière matérielle et intimidante. Les baraques de bois et les blocs de béton spatialisent dans l’enceinte blafarde du camp son horreur inhumaine comme le montre notamment le poignant moyen-métrage d’Alain Resnais Nuit et brouillard (1955).

Goulag, Lager

Du système concentrationnaire à la structure de police et de rétention des réfugiés : avec des structures très semblables, le camp est multiforme dans sa finalité d’enfermement. À l’aube de la Grande Guerre, depuis 1914, l’expression « lien d’internement des civils » se banalise alors que dans la Russie soviétique et l’Allemagne nazie les camps institutionnalisent le système pénitentiaire du travail forcé en régime stalinien (goulag) et le dispositif d’extermination du régime nazi (Lager). Depuis 1949 au sud de Beyrouth, Chatila est un camp de réfugiés palestiniens, placé sous la protection de l’UNRWA. En 1982, il est le théâtre du massacre de 2500 Palestiniens. Si aujourd’hui, 500 000 Palestiniens vivent en camp au Liban, plus d’un million de réfugiés syriens sont dispersés à travers le même pays.

Par millions

Au seuil désemparé du XXIe siècle, entre insécurité alimentaire, urgences sanitaires, désespoir collectif, drames intimes, violence interpersonnelle, désespoir juridique, les camps sont devenus une réalité planétaire pour des millions d’adultes et d’enfants qui y sont concentrés. Livrés à la criminalité organisée que les camps suscitent. En 2015, le HCR estime à 17 millions le nombre de réfugiés dans le monde: 40% vivent dans des camps officiels.  Déplacés, migrants, réfugiés, exilés, apatrides, déportés, demandeurs d’asile, sans-papiers, clandestins, « déguerpis » : peu importe le vocabulaire qui se banalise dans le langage médiatique et la « galaxie humanitaire », le camp est devenu le lieu de vie forcé des humains qui ont tout perdu. Souvent, ils n’ont plus rien à perdre— à l’instar des victimes de catastrophes naturelles comme au Tchad.

Nomadisme forcé

Hommes, enfants, enfants: les personnes déplacées occupent la scène des conflits internationaux et civils. Les camps émaillent donc l’effarant théâtre des migrations humaines forcées. Emblème de l’impuissance politique du XXIe siècle à pacifier le monde, le camp matérialise l’espace de rétention nommé accueil « humanitaire ». En France, inauguré en 1999 pour les migrants du Kosovo, le « centre d’accueil » de Sangate près de Calais fermé en 2002 est devenu la « jungle » renfermant d’innombrables « sous-camps » (dont « Tioxide-Calais », un site industriel désaffecté classé « Seveso »). S’y entassent près de 3000 déracinés de la guerre — notamment arrivés d’Afghanistan, d’Erythrée, de Somalie, du Soudan, de Syrie. Calais : la miniature de la violence de l’histoire contemporaine qui culmine dans les déplacements collectifs et le nomadisme forcé des personnes coupées de leurs pays. Des enfants arrachés à leurs racines et à leur enfance.

Le mal du camp

A Kurdish refugee boy from the Syrian town of Kobani sticks his hand out of a tent in a refugee camp in the border town of Suruc, Sanliurfa province November 21, 2014. REUTERS/Osman Orsal (TURKEY - Tags: CIVIL UNREST CONFLICT SOCIETY IMMIGRATION) - RTR4F285

Entre rhétorique militaire et idéologie exterminatrice (nazisme : « Konzentrationslager »), « mettre en camp » signifie concentrer des individus dans un espace sécuritaire. Jamais ne sont utilisés les concepts réparateurs et véritablement humanitaires d’accueillir, de protéger, de secourir ou d’abriter. Le camp c’est le mal de la rétention contrainte dans le mal du nomadisme forcé, de la clochardisation planétaire. En découlent les euphémismes administratifs de centres de rétention, de détention, d’expulsion. Innombrables procédures d’enfermement des errants sans condamnation que guide la culture carcérale du confinement des indésirables sociaux. Stade suprême de la police des déracinés, l’« encampement » (néologisme prometteur proposé par le sociologue Michel Agier, Un Monde de camps, 2014) devient lentement une des dispositifs contemporains du gouvernement du monde, une manière radicale de gérer les « indésirables ».

Encampés

Tentes, baraques, caravanes, containers, immeubles désaffectés, sites industriels ruinés : du campement spontané de fortune au camp solide pour humains déplacés, les abris précaires et morbides des déracinés de la guerre et de la misère deviennent progressivement des « camps-villes ». Les bidonvilles et les ghettos de la postmodernité sociale et politique induisent dangereusement la xénophobie parfois haineuse de plus nantis que hantent les peurs du déclassement social et de la chute dans la misère. Figures pathétiques du désordre mondial, les « encampés » tentent de survivre à tout prix dans les camps hétéroclites du malheur. Ils incarnent dans la dignité et aussi dans la colère légitime le signe le plus désastreux de l’inégalité planétaire— entre prédation financière, désastres écologiques et guerres toujours recommencées. Les camps: étapes consternantes des migrations forcées promises à l’inflation démographique.

Trois lectures indispensables : Michel Agier, Un monde des camps, Paris, La Découverte, 2014 ; Olivier Razac, Histoire politique du barbelé, Paris, Champ Flammarion, 2009 ; Alain Rey, avec des photographies de Guillaume Lavit d’Autefort, Parler des camps au XXIe siècle. Les étapes de la migration, Paris, Trédaniel, 2016.