«on croyait à l’époque que les portes donnant sur l’utopie étaient ouvertes et qu’on était au seuil d’un avenir resplendissant pour l’humanité.» Arthur Koestler, Le Zéro et l’Infini [1940], première et remarquable traduction du manuscrit allemand par Olivier Mannoni, Calmann-Lévy, 2022, p. 185
«Tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que les autres»: La ferme des animaux (Animal Farm. A Fairy Story) de George Orwell raille en 1945 le stalinisme. La fable animalière prélude son son chef d’œuvre Nineteen Eighty-Four, écrit en 1948, traduit partout, mis en bande dessinée, adapté 5 fois au cinéma entre 1956 et 2021, dont Brazil (1985) de Terry Gilliam.
Paru en 1949, 1984 suit la contre-utopie Nous autres (1924) d’Evgueni Zamiatine, admirateur de H.G. Wells (The Time Machine 1895), admiré d’Aldous Huxley (Brave New World 1932). Tuberculeux dès 1947, miné par le totalitarisme et l’échec du socialisme démocratique, informé par Arthur Koestler sur les procès de Moscou, George Orwell, l’ex-milicien antifranquiste de la guerre civile espagnole (1936) où il est blessé à la gorge, meurt en janvier 1950.
Aimer Big Brother
1984 ou la fiction politique de la manipulation mentale: l’État-parti d’Océanie (15% de la population) obéit au leader Big Brother, avatar du panoptisme, ou contrôle visuel permanent des individus. Est-il réel? Qui sait? Or, il voit et écoute tout sur les télécrans des lieux publics et privés, dont les rues de Londres. De la vie à la mort, chacun est épié.
«Deux Minutes de la Haine» préparent quotidiennement la «Semaine de la Haine». On y adule Big Brother. On y hurle le «chant de la Haine». On y vomit l’«ennemi du peuple», Emmanuel Goldstein, sosie de Léon Trotsky, auteur du brûlot: Théorie et Pratique du Collectivisme Oligarchique.
Si la «Mentopolice» traque le crime de la pensée, la délation apprise aux enfants pérennise la terreur. Le coït d’amour est illégal. Trahir l’Ingsoc, socialisme dictatorial, constitue un crime capital. Les ennemis de l’extérieur sont pendus dans la liesse populaire.
Le «doublepenser» appuie les quatre Ministères de la Vérité, de la Paix, de l’Amour, de l’Abondance. Le premier forge l’idéologie étatique en falsifiant les archives pour réécrire l’Histoire: «Qui contrôle le passé contrôle l’avenir: qui contrôle le présent contrôle le passé». Au second, incombe la guerre éternelle contre l’Eurasie et l’Estasie. Le troisième broie les déviants. Le dernier affame les 85% des individus. À pieds nus, ils végètent dans la promiscuité de logis «vétustes» avec du chou avarié et du gin infect.
Le «néoparler» manipule les Océaniens. Le matraquage étatique condense la doctrine totalitaire: «Guerre est Paix; Liberté est Servitude; Ignorance est Puissance». La révolution finira quand le «Sociang» purgera des esprits l’ancien lexique: «honneur», «justice», «moralité», «démocratie». Néoparler, doublepenser, malléabilité du passé: les «principes sacrés» du Sociang rendront inutiles la répression. Alors, confiant dans l’État, chacun aimera Big Brother, promu «Thor Gibber» en 1984 dans L’Esclavage c’est la liberté de la bédéiste Chantal Montellier.
Plumitif au Ministère de la Vérité, «gélatineux» de lassitude, non membre du parti, épris de sa collègue Julia, Winston Smith exècre ce monde. Rédigé hors champ du télécran domestique, son journal l’atteste: «À bas Big Brother».
Alors amants, Winston et Julia sont vendus par l’indicateur qui leur loue un cagibi. Ils sont écroués et interrogés au Ministère de l’Amour. Provocateur, ayant abusé Winston en l’affiliant à la Fraternité qui tramerait contre le Parti, O’Brien le «rééduque». Tabassages et tortures. In fine, il lui inflige sa «pire terreur»: des rats voraces dans une cage fixée au visage. Brisé, agréant le Parti qui «cherche le pouvoir en soi», Winston capitule. Il remporte la «victoire sur lui-même»: «Il aime Big Brother». Il trahit Julia.
Utopie-dystopie
Orwell croise les expériences totalitaires du XXe siècle: fascisme, stalinisme, et nazisme. Outre ce contexte politique, 1984 s’apparente au genre dystopique. Fiction pessimiste, la «dystopie» augure le pire des mondes possibles, celui de la dictature par la persécution. Owen à Winston: «Le but du pouvoir, c’est le pouvoir». S’inverse ainsi l’utopisme du bonheur né en 1516 avec L’Utopie du platonicien Thomas More.
Hors de l’Histoire, insulaire et souveraine, l’Utopie est le non-lieu de la félicité et de l’égalité obligées. Cédant les bébés à l’État, euthanasiant les «incurables», les purs Utopiens vivent en famille élargie. Si le gibet est aboli pour les crimes de droit commun, les rebelles sont tués comme des «fauves». Avant union, les fiancés passent le test médico-légal sur l’affinité des organes sexuels. More avoue: «en la République des Utopiens, il y a bien des choses que je désirerais voir en nos villes sans pourtant vraiment l’espérer».
Le XVIIIe siècle est l’âge d’or des utopies que moque Swift. En 1726, Gulliver’s Travel en ravage l’optimisme: géants et lilliputiens se valent en orgueil et en sottise. Les Houyhnhnms détiennent la vérité. Dotés de la parole, ces chevaux ignorent le mot «guerre» mais esclavagisent les humains. En leurs étables, Gulliver saisit la chimère de l’Eden terrestre.
Au soir des Lumières, l’utopisme croise l’uchronie. Louis-Sébastien Mercier affine ce genre matriciel de l’anticipation né à la Renaissance. En 1774, son best-seller L’An 2440 où rêve s’il n’en fût jamais prédit l’apothéose des Lumières…au XXVe siècle. Dès lors, si l’histoire améliore l’humanité, le meilleur des mondes est pour demain! Toujours recommencé, le mal ne cesse de miner la cité idéale.
Les utopies du mal
Au XXe siècle, entre scepticisme de Swift et uchronie de Mercier, les contre-utopies précédent et suivent 1984. Elles reflètent le gouffre moral avec l’humanisme des Lumières. Le bonheur collectif des Utopiens devient le joug d’État. Parmi d’autres, quelques textes classiques illustrent les utopies du mal sur l’horizon des guerres mondiales et du pouvoir totalitaire.
Jack London songe au pacte de la ploutocratie et du fascisme dans Le Talon de fer (The Iron Hell, 1908), cauchemar sur le pouvoir illimité du capitalisme. La Fin d’Illa (1925) de José Moselli brosse le monde des llliens. Au top du progrès scientifique, ils visent la pureté du sang comme marque du pouvoir hégémonique. Contre-utopie du taylorisme et du conditionnement humain, Le Meilleur des mondes (Brave New Word, 1932) d’Aldous Huxley suit l’État eugéniste dont le pouvoir va jusqu’à prédestiner chacun en classes Alpha, Bêta, Delta ou Epsilon selon l’utilité sociale.
Antinazie, la Suédoise Karin Boye publie en 1940, au seuil du suicide, son unique chef-d’œuvre La Kallocaïne (Kallocain). L’«État mondial» utilise cette drogue de la «délation civique» pour dominer les individus constamment épiés par l’«Œil et l’Oreille de la police», présage clair du télécran d’Orwell. En 1953, Ray Bradbury édite Fahrenheit 451, porté à l’écran en 1966 par François Truffaut et en 2018 par Ramin Bahrani. Futur incertain: l’État ordonne l’autodafé des livres, car l’amnésie culturelle renforce le pouvoir totalitaire. Les insoumis apprennent alors par cœur les classiques de la littérature mondiale.
Mis en film en 1976 par Michael Anderson, L’Âge de cristal (Logan’s Run, 1967) de William F. Nolan et George C. Jonhson, évoque le pouvoir létal d’une caste postapocalyptique. En 2116, quand leur implant palmaire s’assombrit, les individus âgés de 21 ans sont tués dans un rituel civique qui ranime la terreur d’État.
En amont et en aval d’Orwell, le meilleur des mondes possibles est la dictature d’une caste ou d’un parti unique qui remplace l’utopisme du bonheur commun par la coercition collective. Futuristes, les dystopies se polarisent sur celui que broie le pouvoir totalitaire qu’il défie, comme l’irréductible THX 1138 dans le chef d’œuvre éponyme (1971) George Lucas qu’inspire 1984.
Selon 2084. La fin du monde (2015) de Boualem Sansal, toute dystopie jauge le mal en politique. Si Orwell déplore le joug du parti unique, Sansal, qui lui rend hommage, déploie celui de l’intégrisme islamiste.
Ainsi, la dystopie féconde la pensée politique. Imaginer la cité juste oblige à converser avec les contre-utopies. Le remède n’est-il pas dans l’imaginaire du mal? Orwell l’expose dans 1984 pour nous prévenir contre le pire des mondes possibles, là où le «pur pouvoir» est une fin en soi. D’une certaine manière, il n’a cessé de nous mettre en garde contre tout ce qui détruit lentement et sûrement la société libérale qui s’enracine dans les Lumières.
Vient de paraître :
Le point. Hors-série-Grandes biographies, 32, Novembre 2022 : George Orwell. Il nous avait prévenus.
«Ni théoricien ni philosophe, ce pamphlétaire génial s’est révélé l’un des grandes penseurs du totalitarisme. […] Un esprit lucide qu’il faut écouter pour mieux résister.» «Éditorial» de Laurence Moreau, Rédactrice en chef du Point hors-série, coordinatrice de ce remarquable numéro.
https://boutique.lepoint.fr/george-orwell-1915
Lectures: Karin Boye, La Kallocaïne (1940), traduit du suédois par M. Gay et G. de Mautort, Petite Bibliothèque des Ombres, 2014; Ray Bradbury, Fahrenheit 451, Gallimard, folio-sf, 2015; Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, Plon, feux croisés, 2013; Kack London, Le Talon de fer, Libertalia, 2016; Thomas More, L’Utopie, éd. Guillaume Narvaud, Gallimard, folio-classique, 2012; José Moselli, La fin d’Illia, Grama, 1994; William F. Nolan et George C. Jonhson, L’Âge de cristal, Denoël 2001; George Orwell, 1984, nouvelle traduction par Josée Kamoun, Gallimard, folio,2018; Boualem Sansal, 2084. La fin du monde, Gallimard, 1985; Christin, Verdier, Orwell. Étonien, flic, prolo, milicien, journaliste, révolté, romancier, excentrique, socialiste, patriote, jardinier, ermite, visionnaire, Dargaud, 2019 [Roman graphique].
LDM: 90