La guerre des céphalopodes

(…) les salamandres étaient capables de parler toutes les langues du monde selon le littoral où elles vivaient ». Karel Capeck, La Guerre des salamandres, 1935.

© Arsène Doyon–Porret, dessin, crayons et marqueurs aquarellables, déc. 2021.

La prolifération des poulpes dans l’Atlantique inquiète les naturalistes et alarme les océanologues. Cette espèce fait un retour fulgurant après avoir quasiment disparu dans les années 1970. Sommes-nous à la veille d’une invasion d’invertébrés qui va renverser l’anthropocratie*. Celle-là même que le facétieux écrivain tchèque Karel Capek (1890-1938) narre dans sa dystopie visionnaire La guerre des salamandres (1935). Trois siècles après les faits, découverte près d’un squelette humain sur le littoral sud de l’île d’Ikaria dans le hameau fantomatique de Trapalou (Dodécanèse), une chronique anonyme, rongée par les rats et les intempéries, répond à cette question sous le titre L’étreinte abhorrée des poulpes.

À un moment où tout vacille à nouveau autour de nous, nous donnons à lire quelques fragments de cet insolite mémoire. Il évoque la première guerre des céphalopodes qui a déchiré l’humanité à l’aube du XXIIe siècle. Jadis, le statut d’être sensible est reconnu aux céphalopodes (dont octopodes, calmars et seiches) comme des créatures qui éprouvent des sentiments de douleur, de joie, d’empathie, de confort et d’excitation. L’intense sentiment de désarroi céphalopodique semble être à l’origine de la guerre la plus virulente survenue depuis la préhistoire.

Pullulation

(Début du manuscrit rédigé à l’encre de seiche sur papier kraft; fragments, plusieurs pages manquent)

…enfin remplacé par le féminisme…est arrivé insidieusement après la virulence de la dixième vague de la pandémie du COVID-19. Vraisemblablement échappé d’un coffre d’une banque suisse au Lichtenstein, le mutant kappa a contaminé le monde à la vitesse de l’inflation après un krach boursier. À cette époque sombre, l’Afrique est ensablée, le Proche-Orient califatisé, l’Europe inondée, l’Australie calcinée, l’Asie atomisée, l’Antarctique dissoute, l’URSS restaurée et les États-Unis trumpisés. Entre la troposphère et la mésosphère, la stratosphère est saturée d’épaves spatiales et de missiles en orbites. Sur Mars, la première expédition humaine s’est définitivement perdue dans les entrailles glacées de la Planète rouge après avoir erré des mois dans les sables et les roches.

Entre les stations océanographiques automatisées de Plougonvelin et de San Francisco, les premières observations de la pullulation céphalopodique ont été faites par les ichtyologistes de l’IMEIMER (Institut mondial pour l’exploitation intense de la mer) dans les eaux côtières de l’Atlantique puis dans celles du Pacifique. Directeur de Plougonvelin, spécialiste de l’hybridation animale, le docteur Lerne a alerté la communauté scientifique internationale. Stupeur et effroi:  les poulpes pullulent, ce dont attestent dans un premier temps les prises pléthoriques des pêcheurs anglais et bretons en guerre fratricide depuis toujours. Sur le port de Keroman, à Lorient (Morbihan), les étals des poissonniers croulent sous les pieuvres. Par contre les soles, dorades, lieux, lottes, même des rougets et autres poissons ou coquillages y ont disparu. Le poulpe est devenu le prédateur ultime de la faune sous-marine. Il pourrait ne pas oublier l’espèce humaine.

Gigantisme

Parfois, les tailles des céphalopodes dépassent les bornes de la nature. Les bêtes évolueraient vers le gigantisme. Certaines pieuvres à ventouses atteignent la taille humaine voire la stature d’un rhinocéros à corne jaune ou celle d’un cyclope polyphèmien à iris bleu. Au large de Cuba, long de 25 mètres et pesant quinze tonnes, un céphalopode rosâtre à points violets a heurté le destroyer USS Charles F. Adams (DDG-2) qui échappa de peu à la submersion après l’abandon du navire par l’équipage. Récupérée en eaux profondes par les sous-mariniers pakistanais de l’expédition Challenger du Manitoba III ayant appareillé de Montréal sous l’autorité du capitaine au long cours Beny Mêlehameçon, la pieuvre éventrée a été disséquée, baptisée Nautilus vulgaris puis naturalisée et exhibée au South Boston Nemo Aquarium qui l’a rachetée pour 1 million de dollars.

Quelle intelligence!

Océanographes spécialistes des ichtyolomutations, Edward Moreau et Montgomery Prendick ont publié en français dans le prestigieux mensuel arménien Erutan (Expérience, Recherche, Uchronie, Tactique, Application, Nota bene) la monographie définitive sur Nautilus vulgaris : «Une nouvelle ressource halieutique: le céphalopode géant. Gigantisme naturel ou chimère de l’évolution perturbée? Défis biologiques pour demain». Ils y rappellent notamment que, comptant environ 700 espèces, toutes marines, les céphalopodes sont les plus évolués des mollusques. À preuve, 500 millions de neurones répartis entre l’encéphale central, les lobes optiques et les huit bras. Un cortex naturel plus ramifié que celui du fameux super-computer HAL 9000 qui en 2001 a anéanti la mission Discover One aux confins de l’univers.

A contrario, reprenant les travaux de Moreau/Prendock, deux chercheurs brésiliens de l’Institut océanographique de Cananeia, Matheus de Cuhana et Clarice Lispector, ceux-là même qui avaient prouvé que la fameuse «créature du Lagon noir» était bien le chaînon manquant entre le poisson et l’homme**, supposent que l’invasion des céphalopodes est pathologique. Elle résulte des dix vagues successives de la pandémie de Covid-19 qui frappa la Terre au début du XXIe siècle. Dans la même revue, leur article pessimiste a fait sensation: «Pandemic Acceleration and Cephalopod Proliferation: a Vital Challenge for Mankind. Outline of a Biological-Infectious Pattern. The Contribution of Bio-Zooantrhopology».

(Des feuillets manquent au manuscrit déchiré en plusieurs endroits).

Hégémonie

Leur démonstration est angoissante. Partie de Chine en 2019, accidentelle ou malveillante, la pandémie de Covid-19 aurait boosté la transmission des pathologies entre les animaux et les humains. Des mutations infimes du lymphocyte C seraient en jeu. Les transformations génétiques imposeraient un nouveau rapport de forces à l’intérieur même du règne animal. Les biotopes sont bouleversés. Si longtemps, flanqué de sa lionne, le lion était le « roi des animaux », sa disparition accélérée par les safaris féministes a changé la hiérarchie zoologique. Dès lors, les céphalopodes ont pris les choses en tentacules  dans le nouvel empire des bêtes que les hommes menacent. Le poulpe revendique l’hégémonie écosystémique.

Remontant des abysses marines, quittant leur ordinaire passivité et leur goût de la dérive, s’alliant avec plusieurs espèces menacées, semant leurs prédateurs avec l’encre des seiches assujetties, les céphalopodes utilisent leurs ventouses pour… (manuscrits abîmé) puis réussissent à… (synthétiser ?) les variantes du virus-Covid. En résultent l’accélération et l’augmentation du cycle vital mais aussi de la taille des céphalopodes. Les mutations biologiques des pieuvres pourraient avoir ….. mais une conséquence inédite depuis l’origine de la vie. En effet…biotope… adaptation accélérée.

Sur les huit bras tentaculaires

..accélération de l’évolution darwinienne ? Le mollusque marin carnassier s’est imposé à la tête des espèces vivantes. Il les domine progressivement. Une mutation d’origine coronarienne a accéléré ses transformations physiques et physiologiques, sa capacité d’adaptation au milieu, sans oublier sa puissance cognitive qui dépasse celle de l’homme. Les céphalopodes ont massivement colonisé les littoraux océaniques et méditerranéens. Puis ils ont progressivement gagné la terre ferme. Un peu partout, les poulpes émergent et se mettent à respirer comme des mammifères en s’adaptant au milieu aérien. Ajustant son corps fait d’un épais manteau tissulaire sur sa coquille calcaire interne, le céphalopode se déplace sur terre grâce à ses huit bras tentaculaires, dont chacun est animé par un cerveau qui s’ajoute au cortex principal. Grâce à ses ventouses, l’animal se cramponne et saisit les objets dont il a besoin pour exercer …..(plusieurs feuillets manquent au manuscrit)…huit cerveaux et ses trois cœurs garantissent la suprématie biologique et historique qu’il poursuit pour assurer la survie des espèces vivantes sur Terre en les colo… (plusieurs feuillets manquent au manuscrit).

Polypous Ier 

(L’ultime feuillet incomplet du mystérieux manuscrit)

An 2121… pandémie jugulée…Nautilus vulgaris grouille entre mer et terre….les céphalopodes géants assujettissent l’humanité dont les villes sont policées par la Piovra, police du régime…despotisme éclairé et gouvernance mondiale de Polypous Ier…en son palais d’Octopolis à Sao Miguel aux Açores, cet énorme Amphioctopus marginatus édicte les nouvelles lois de la poulpocratie…elles sont arb.. ou progressistes ?…ère poulpienne sera celle de la réparation de la Terre que l’humanité s’est entêtée à détruire depuis la Révolution industrielle…«esclavage poulpocratique c’est la liberté»…le programme octopodiste est ambitieux….mode de vie pélagiques pour tous…décarbonation universelle, dressage environnemental, égalité entre le genre humain et le genre Amphioctopus, code pénal basé sur le «poulpicide» comme crime suprême…l’individualisme changé en céphalopodisme…Polypous Ier prône la «guerre juste» contre les humains rétifs et attachés à l’ancien régime…lecture obligatoire : Victor Hugo, Les travailleurs de la mer…dans les musées, les nus humains peints ou sculptés depuis la Renaissance sont remplacés par les statues ou images de l’esthétisme céphapolodique: pieuvre blanche ou boréale, pieuvre de nuit, pieuvre tachetée ou ocellée, pieuvre mimétique, photogénique, «gros poulpe bleu»…terminées les gastronomies antillaise du chatrou, réunionnaise du zourit ou méditerranéenne du calmar grillé…

Guerre

(Dernières lignes du manuscrit: quasi incompréhensibles)

inondation générale…milliard d’œufs pondus sur les littoraux…ode crépusculaire à Poulipos Ier…démesurées tentacules…partout, les bêtes se propulsent hors de l’eau…millions d’êtres humains asservis 18 heures sur 24 au nettoyage de la planète…résistance…répression, avant-garde des pieuvres géantes du Pacifique…commandos des pieuvres dimorphes dressées sur leurs huit bras…bataillons de pieuvres à anneaux bleus qui resserrent l’emprise…lobes optiques braqués sur… Nous tentons de résister… tentacules coupées au laser…repoussent instantanément…encre de seiche…submerge…les invertébrés triomphent…dictaturoctopa… fin…fin…apprenons à aimer Polypous Ier ! .. Nous devons réparer la nat…trop tard ? Cthulhu…? Geyser universel… gloire à toi Octopus cyanea!

* Martine Valo, « Prolifération. De poulpes dans l’Atlantique », Le Monde, 3 décembre 2021, No 23920, p. 8.

** Michel Porret, «Deep Black Lagoon», La Revue du Ciné-club universitaire, 2019, h.s. Histoires d’eaux, p. 50-57

Pippa Ehrlich et James Reed, My Octopus Teacher, 2020, Oscar du film documentaire 2021.

LDM 80

Notre ami le ver de terre

 

 

Coupe d'un lombric

 

Considérons un instant le plus simple ver de terre. Le seul fait de ramper constitue déjà pour lui une supériorité.”, Camille Flammarion, Le Monde avant la création de l’Homme, 1886, p. 173.

Le ver de terre est souvent associé aux peurs millénaires de la mort. Celle qui inlassablement laboure la vie comme le lombric laboure la terre.

Or, le lombric incarne le travail de la vie dans la biodiversité du sous-sol.

La mésofaune et la microfaune du sol en modifient la structure. En plus d’y incorporer les matières organiques, elles en assurent l’agrégation biotique. Le naturaliste Darwin l’a montré dès 1881. Wolny et d’autres aussi : le ver de terre est prépondérant pour assurer la structure vivante du sol.

Sans jargonner : pivot de la biodiversité, le ver de terre est essentiel à la vie humaine.

Le titan des sous-sols

Dans les régions tempérées mais aussi tropicales, les vers peuvent mélanger et déplacer entre 500 et 1200 tonnes de terre par hectare à l’année. Ce travail colossal s’impute à celui des polysaccharides secrétées dans l’intestin des vers où transitent la terre. De toute éternité, ils dégradent la matière organique fraîche du sol. Ils la transportent. Ils la mélangent et l’incorporent avec des particules minérales dans leurs déjections (turricules).

La bonne agrégation du sol, soit sa vitalité biologique et plastique, dépend du travail que réalisent les vers de terre, ces titans des ténèbres de la terre.

Inlassablement, ils multiplient les galeries et les tunnels d’aération, de fertilisation et de vitalisation des sous-sols.

Inlassablement, ils grouillent dans la terre pour la maintenir en vie.

L’obscur travailleur du sous-sol est le partenaire ancestral de l’agriculteur. Dans les ténèbres souterraines, son abondance signale la fertilité et la bonne santé des sols terreux. Plus la terre est fertile, plus sa productivité est élevée, plus la nourriture est saine et riche. Plus l’avenir de l’humanité est assuré.

Le lombric est menacé

Selon l’agronome Christophe Gatineau, il y a environ 50 ans « quand nous avons décidé de ne plus nourrir les vers de terre et toute la diversité biologique, nous avons brisé le cycle » vital. Nous avons programmé l’arrêt de mort des sous-sols puisque les vers de terre constituent près des 80% de la nourriture des plantes.

Sans le travail millénaire du ver de terre, le sous-sol se désagrège en se stérilisant, la surface se fragmente, parfois les maisons s’effondrent comme dans un film-catastrophe.

Résultat : aujourd’hui un quart des sols européens sont usés en raison de la disparition de l’increvable laboureur qu’est le lombric. Des régions traditionnellement rurales sont frappées par la mort du lombric.

Les scientifiques nomment cela l’érosion du sol. Nettoyé de sa faune qui l’équilibre – dont le lombric – le sol se durcit. Il déstabilise les bâtiments à sa surface mais surtout finit par migrer en direction des mers et des océans via les rivières et les ruisseaux. Sans le lombric, le sol n’est plus qu’un désertique champ de cailloux impropre à la vie humaine.

Sans vers de terre, la terre est un cimetière.

À l’horizon : la désertification.

Le lombric a des droits

L’apport du lombric est vital au sol dans le sens où il le régénère sans relâche, l’oxygène, le fertilise. En cessant de nourrir les vers de terre, l’agrosystème s’est effondré, affamé ou empoisonné.

Comme l’ours, le loup et l’abeille qui bénéficient aujourd’hui d’un statut juridique d’espèce menacée, le lombric doit aussi obtenir le même droit à l’existence pour assurer la reconquête de la biodiversité. Un impératif vital – de paix civile, de démocratie alimentaire.

« Le ver de terre est le moteur de la transition écologique et solidaire, car sans lui, sans eux, pas de sols nourriciers, pas de nourriture, pas de transition » – avertit encore Christophe Gatineau. Avant de nous retrouver  au bord de la guerre civile alimentaire dans un champ stérile de pierres et de graviers, réhabilitons le ver de terre dans l’économe agricole de la diversité biologique.

À quand un plan européen pour la sauvegarde du ver de terre dans l’économie agricole ?

Le lombric est l’avenir de l’Homme !

Lecture urgente : Christophe Gatineau, Éloge du ver de terre, Paris, Flammarion, 212 pages.

Le ver de terre, crucial fertilisant : 

https://www.youtube.com/watch?v=ynzNiHHCV1g

LM 41

Notre ami Gulliver : géant chez les nains et nain chez les géants

 

https://i1.wp.com/hamandista.com/wp-content/uploads/2017/12/english-politics-in-gullivers-travels.png?fit=738%2C415

S’ennuyant au foyer conjugal, lecteur des auteurs anciens et modernes, animé d’un insatiable goût des voyages maritimes, le chirurgien Lemuel Gulliver, héros homérique et picaresque de Jonathan Swift (1667-1745),  affronte les fortunes du destin sur les océans. Naufragé une première fois dans les mers du Sud, il parvient sain et sauf en nageant au pays de Liliput. Il y sera un géant parmi les nains.

Colosses

Revenu en Angleterre depuis Blefuscu, il reprend la mer à bord de l’Aventure. Après avoir échappe à une tempête d’apocalypse, il est oublié par l’équipage sur les rivages d’une île inconnue, où il tombe entre les mains de débonnaires colosses. Après deux ans de captivité dans la capitale du royaume de Brobdingnag, où il est un nain parmi les géants, il regagne l’Angleterre. Il entreprend un troisième voyage maritime comme médecin à bord de la Bonne-Espérance, solide vaisseau de 300 tonneaux qui traverse une tempête mais est capturé dans le golfe du Tonkin (mer de Chine) par deux vaisseaux pirates aux o0rdres d’un capitaine japonais.

Île volante

Abandonné par les forbans en pleine mer sur un « petit canot doté d’une voile et de rames, avec quatre journées de vivre », Gulliver, après avoir Résultat de recherche d'images pour "Gulliver Laputa"navigué durant cinq jours, aborde un îlot désertique pour être récupéré sur l’île volante du royaume de Laputa. Les habitants célestes y « sont toujours en proie à l’inquiétude » en raison de leur permanentes spéculations cosmographiques et métaphysiques. Ayant passé de Laputa aux îles voisines (Balnibari, Glubbdubdrid, Luggnagg), il regagne l’Angleterre via le Japon et Amsterdam sans être détourné ni par une tempête ni par des forbans.

Pirates

Son dernier périple maritime comme capitaine sur l’« Aventure, un solide vaisseau-marchand de 350 tonneaux », se boucle avec la mutinerie de l’équipage constitué d’« anciens flibustiers », tous recrutés à la Barbade et dans les îles Sous-le-Vent, en mer des Caraïbes, là où pullulent les forbans, boucaniers, les flibustiers et les pirates. Ayant marronné leur capitaine Gulliver sur une grève déserte d’où il gagnera le pays des Houyhnhnms (chevaux), les mutins choisissent l’utopie fraternelle des frères de la côte.

Les chevaux ignorent la guerre

Resté chez les chevaux (Houyhnhnms) qui asservissent les hommes mais ignorent le mot “guerre”, Gulliver médite la chimère de la cité idéale pour le bien des Hommes. Dans cette fiction burlesque parue en 1726 (Gulliver’s Travels), Swift le pamphlétaire républicain signe la mort de l’utopie.

Depuis l’enfance, notre ami Gulliver nous murmure  pour dire que le meilleur des mondes possibles reste une chimère qu’à jamais rattrapent l’ambition, l’orgueil et la violence des Hommes… pourtant contraints parfois de recourir tardivement à la “guerre juste” pour tenter de rappeler les fragiles règles du droit que bafouent les tyrans exterminateurs de leurs peuples.

Lecture: l’utopie pirate a fasciné Daniel Defoe: Libertalia, Paris, éd. Libertalia et Phébus, 2002 (paru en anglais dans L’Histoire générale des plus fameux pirates, 1724-1728).

(LM31)

Le sang des bêtes, la vie des hommes

LeSangDesBetes_Spring2010

 

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1857, «  L’Héautontimorouménos », « Je te frapperai sans colère/Et sans haine, comme un boucher ».

En 1970, l’immense roman naturaliste d’Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz montre que les abattoirs reçoivent les bêtes vivantes pour les rendre mortes. Aujourd’hui, l’actualité ne cesse de focaliser notre sensibilité sur les conditions épouvantables des abattoirs. La publicité alimentaire évoque toujours plus le traitement respectueux des animaux d’abattage. Le « carnisme » métabolise la souffrance animale chez les mangeurs de viande.

Bêtes d’abattoirs, poussières urbaines

Le processus de transformation alimentaire par l’abattage du bétail pour le commerce en gros de la viande a inspiré jadis Georges Franju, cofondateur en 1936 avec Henri Langlois de la Cinémathèque française, cinéaste du fantastique social et du réalisme poétique pétri de surréalisme. Après avoir tourné avec Henri Langlois en 1934 son premier documentaire titré Le Métro, il intitule Le sang des bêtes son spectaculaire court métrage (en noir et blanc) de 1949 consacré aux abattoirs parisiens de Vaugirard (14e arrondissement) et de La Villette (19e).

Cette autopsie filmée de l’abattage animal s’inscrit dans un projet cinématographique éloigné de la fiction. Franju s’y adonne avec En passant par la Lorraine (1950, 31 min.), qui montre la condition minière du nord de la France, Hôtel des Invalides (1952, 22 min.) sur les Poilus mutilés et l’inoubliable Les Poussières (1954), sur la morbidité respiratoire de la pollution urbaine due aux particules microscopiques que nul ne voit…  mais que tous inspirent.

Vapeur du sang

Nés à Chicago en 1865 (Union Stocks), au centre d’un réseau ferroviaire national, les abattoirs industriels transforment la condition animale en bêtes de boucherie – bestiaux parqués, tués, saignés et débités par les « tueurs ». Franju pénètre l’espace crépusculaire de l’abattoir industriel qu’il capture en noir et blanc. La vapeur du sang et des entrailles enchevêtre la tuerie des bêtes à la vie des prolétaires. Le sang des bêtes abreuve le régime carné des humains.

Cheval blanc

Le Sang des bêtes : quatre moments d’abattage , corps à corps « sans haine » et « sans colère » entre l’homme et l’animal. Tuerie du cheval blanc : il surplombe son sort et s’effondre royalement après voir été foudroyé sur le front. Tuerie du bœuf : il résiste, s’acharne, s’accroche à la vie, rue, tombe comme un colosse essoufflé. Décapitation in vivo des veaux, aux yeux exorbités, liés sur une table métallique, pour en garantir la blancheur alimentaire. Tuerie des moutons égorgés vifs : ils sont menés en troupeaux à l’abattoir par le « ‘mignard’ (traître) », animal qui connaît le chemin et « aura la vie sauve » pour la prochaine cohorte de massacrés.

Brutalisation

 Alors que les abatteurs, tuent, écorchent, dépècent, entassent et jettent au loin les têtes coupées, le réflexe vitaliste agite les carcasses. Celles que les hommes débitent en commençant par les pattes avant d’en arracher les peaux. Le sang des bêtes inonde la condition humaine.

L’abattage renvoie sa brutalité sur le corps humain: empoignade avec les animaux qui se débattent; ouverture et dépeçage des cadavres animés de réflexes vitaux ; déplacement et élévation des carcasses équines et bovines; arrachage et dépeçage des peaux collées à la graisse. Blessures répétées du couteau qui ripe sur la viande animale. En « fleurant un cheval » à la lancette, l’ouvrier « Ernest Breuyet s’est tranché l’artère fémorale. Il a du être amputé de la jambe droite ». Depuis, méticuleux prolétaire d’abattoir, il claudique dans le sang des bêtes avec son pilon de bois. Il ressemble à un amputé de la Grande guerre.

La bonne humeur du tueur

Le Sang des bêtes : ni haine ni colère, mais la « simple bonne humeur des tueurs qui sifflent ou chantent en égorgeant parce qu’il faut bien manger chaque jour, et faire manger les autres au prix d’un très pénible et bien souvent dangereux métier ». Au crépuscule, l’abattage s’arrête, les couteaux sont remisés. Sur le sol, le sang des bêtes est rincé à grande eau. La nuit tombe sur la Villette. Les moutons parqués « s’endormiront avec le silence » sans entendre le « petit train de Paris-Vilette qui s’en ira à la nuit tombée chercher dans les campagnes les victimes du lendemain ». Jour après jour, l’abattage toujours recommencé ne cesse d’approvisionner la ville et les humains qui ingurgitent l’animal mort sorti de l’abattoir.

Le film de Georges Franju n’a pas pris une ride pour penser la réalité anthropologique et sensible des abattoirs d’aujourd’hui. La vie des hommes est enchevêtrée à la tuerie et à la souffrance des bêtes.

Sur Georges Franju (1912-1987) : L’Avant-scène Cinéma, 41, 1er octobre 1964, « Le sang des bêtes » [synopsis], pp. 46-50 ; Gérard Leblanc, Georges Franju, une esthétique de la déstabilisation, Paris, Maison de la Villette, 1992 (images tirées du film, tous droits réservés).
Voir: Le Monde, jeudi 30 juin, 2016: “Nouveau cas de maltraitance dans les abattoirs”,  “Les saigneurs des abattoirs”, pp. 6, 16-17.

 

i243316