Étagère à livres (1) : L’ouï-dire des Lumières

 

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Daniel Chodowiecki, Aufklärung, 1791

 

Spécialiste des Lumières, professeur de littérature et éditeur, rédacteur bénédictin de la titanesque bibliographie sur le XVIIIe siècle[1], blogueur impénitent («L’oreille tendue» ; https://oreilletendue.com/), Benoît Melançon est sensible au monde actuel. En 2006, il signe une exemplaire page d’histoire culturelle sur Maurice Richard (1921-2000), «Rocket» et icône du hockey canadien (Les yeux de Maurice Richard, Montréal, Fides).

Idées images

Détail du frontispice de l’Encyclopédie en couverture: la matérialité éditoriale visualise l’enjeu herméneutique de ce bel essai de réflexion culturelle que boucle une bibliographie de 150 titres. Le sagace Montréalais y revient sur les Lumières, avec cinq critiques théâtrales tirées de la revue Jeu (Sade, Diderot, Marivaux ; «Scènes»). Il scrute les lieux et les «idées-images» (Bronislaw Baczko) des Lumières dans l’imaginaire social actuel, entre modernisation outrée, démagogie et distorsions factuelles. «Lire les classiques vaut mieux que de ne pas les lire» (Italo Calvino, Pourquoi lire les classiques, Seuil 1993, trad. Michel Orcel, François Wahl): adossé au propos calvinien, Melançon évalue l’écho littéraire, théâtral, critique, pédagogique, politique, journalistique, publicitaire et scientifique des Lumières. Il questionne la lecture des classiques.

Voltaire, Rousseau et autres célébrités du XVIIIe siècle occupent les espaces romanesques, médiatiques, filmiques, télévisuels contemporains. Mais au prix d’une habile mue. Maintes fois, la notoriété atténue le «sens de l’œuvre». Réduite au slogan, l’icône littéraire masque la complexité intellectuelle. Si au Canada l’anticlérical Voltaire hante les représentations mondaines, allusives voire superficielles des Lumières, Rousseau escorte en penseur radical du contrat social la culture politique, le discours militant ou la contestation lycéenne et universitaire (2012).

Inventaire à la Prévert

«Les rêveries du coureur solitaire» : aux pages du quotidien libéral Le Devoir (450 000 lecteurs !) ou sur un «e-carnet» subjectif (blog), l’allusion banale aux Lumières détourne les titres et les concepts pour suivre l’actualité sportive, pédagogique, climatique, électoraliste ou féministe («Rêveries d’une promeneuse solitaire»). Vital dans les Confessions (posthume, 1782, 1789), le «je» rousseauiste amplifie l’individualisme, le narcissisme et la subjectivité présentiste que disséminent les réseaux sociaux.

Démagogique reprise par Emmanuel Macron du legs des Lumières (17 avril 2017, discours, Bercy), chants sur le siècle de Voltaire (Robert Charlebois, «Les rêveries du promeneur solitaire», 1983), romans (cf. la série-fleuve canadienne en 2000 pages de Patrick Sénécal, Malphas, 2011-2014), célébrations étranges (Jazz Magazine, avril 2017 : centenaire de la naissance en 2017 d’Ella Fitzgerald, mort de Germaine de Staël en 1817), réduction textuelle ou radiophonique d’un(e) auteur(e) à l’œuvre unique (Marivaux, «Le jeu de l’épargne et du hasard», etc.), titres de presse simplistes, caricature publicitaire, anachronisme comparatif qui décontextualise («Wikipedia, Encyclopédie Diderot et d’Alembert du XXIe siècle?», Le Devoir, 29-30 mai 2010), objets et auteurs itératifs des Lumières dont le buste de Voltaire dans la dystopie en 17 épisodes de 42 minutes The Prisoner (1967-1968), «Résidence Voltaire» avec le jardin à cultiver sur le site d’un agent immobilier, bande dessinée : la glane méticuleuse des Lumières dans l’imaginaire social est un inventaire à la Prévert.

Voltaire… toujours Voltaire

Plutôt dramatique en 2015 ! En Europe et en Amérique du nord, Voltaire escorte l’effroi et l’anathème unanime du carnage commis à la rédaction de Charlie hebdo. Le Devoir, Le Monde, Libération, Le Temps, radios et télévisions, édition hâtive du florilège Tolérance. Le combat des Lumières (Société française d’études du XVIIIe siècle, mars 2015): peu de dissonance. Mais la perplexité poseuse de Régis Debray sur l’égoïsme de Voltaire (Revue des deux mondes, avril 2015, «Contre les fanatismes Voltaire suffit-il?)» ou le mépris sidérant d’Alain Badiou qui loue Rousseau contre La Pucelle d’Orléans «ce poème cochon… ce Voltaire de bas étage» (Le Monde).

La leçon factuelle s’impose: perpétuons la quête des Lumières mais autrement qu’argue l’autoritaire Manuel Valls devant l’Assemblée nationale (13 janvier 2015). Comme la République, l’«esprit voltairien» serait invincible. Il bernera l’infâme que récuse un numéro du Magazine littéraire consacré à Voltaire. Après le meurtre de l’intellectuel collectif qu’incarnent les auteurs de Charlie hebdo, le Traité sur la tolérance serait le nouveau best-seller de la République sécularisée … encore meurtrie au Bataclan (novembre 2015). Au «pays de Voltaire», trop sacralisées, les Lumières sont rembrunies.

Depuis À contre-courant. Les contre-Lumières d’Isaiah Berlin (1998) ou le pharaonique Dictionnaire des anti-Lumières et des antiphilosophes (Honoré Champion, 2017), les anti-Lumières alimentent le débat scientifique. Or, le terrorisme serait leur réveil réactionnaire selon Charlie hebdo (5 janvier 2019). Contre l’intégrisme, il prône l’ethos républicain (Troisième République?) qu’étayent Voltaire, Kant, Diderot, Rousseau, Montesquieu, Newton, Condorcet, Sade (etc.).

Moratoire “titrologique”

Ce livre sur le présentisme des Lumières en montre l’ambivalente plasticité que maille la confusion des valeurs. Voltaire est à la fois le «préservatif contre le fanatisme» («étendard pour les libertés fondamentales»), mais aussi le logo consumériste des parfums Just Rock de Zadig et Voltaire. A contrario de Rousseau, mais il prônait le luxe! Indubitablement, l’actualisation des Lumières recoupe l’excès syntagmatique, la simplification narrative et le grimage conceptuel, loin de la lecture des œuvres. Sévère avec leur constant usage médiatique  Mélançon, mi-figue mi-raisin, plaide le «moratoire titrologique» contre les «amateurs de chiasmes et les chiasmes d’amateurs». En réduisant les Lumières aux pochades outrées et aux lieux communs («patriarche de Ferney», «citoyen de Genève», «marivaudage», «sadisme») pour éclairer le présent, la périodisation s’estompe. Dans le monde traditionnel du XVIIIe siècle, l’historicité des Lumières n’est pas celle de notre univers sécuritaire, désenchanté, nanti, globalisé, pollué et récemment confiné en instance de déconfinement.

Discours politique, pédagogie, littérature, théâtre, chanson, presse, cinéma, télévision, bande dessinée, Web, publicité, jeux vidéo : mis à toutes les sauces, le présentisme des Lumières banalise maintes radicalités libératrices. Marquant le Web, qui n’est pas l’actuelle Encyclopédie Diderot et d’Alembert, l’«ouï dire» culturel (Calvino) est intenable pour penser notre monde prévient l’avisé Melançon, homme des Lumières, intellectuel fidèle à la lettre et à l’esprit de l’œuvre.

Benoît Melançon, Nos Lumières, Montréal, Québec, Del Busso, 196 p.

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[1] 47 806 titres dès 1992 ; No 411, 15. 02. 2020, http://www.mapageweb.umontreal.ca/melancon/biblio411.html