La disparition de Quick et Flupke. La ville n’est plus faite pour les enfants.

PODA (Arsène Doyon–Porret), “L’enfant dans la ville”, feutre et crayon de couleurs, 21 x 30 cm, 2 décembre 2022.

Récemment, le Ministère de l’intérieur (France) évoque les «risques de la rue» pour les enfants. L’injonction sécuritaire est préventive et alarmiste:

Dès qu’il est en âge de comprendre, apprenez à votre enfant les règles élémentaires lui permettant de traverser la rue en toute sécurité./Dissuadez-le de jouer aux abords de la chaussée./Faites en sorte qu’il ne soit jamais seul. Faites-le accompagner par une personne de confiance./Apprenez-lui les règles élémentaires de la circulation à vélo.

Ainsi, la ville n’est plus faite pour les enfants. La «surautomobilisation» urbaine est non seulement une plaie sociale et environnementale, mais aussi le fléau de l’enfance pédestre ou cyclo-mobile. Les rues se vident des fillettes et des garçonnets. «Où sont passés les enfants des villes?» demande récemment l’éditorialiste du Monde Clara Georges (14 septembre 2022). Elle ajoute : «on ne voit quasiment plus d’enfants seuls dans la rue. Pour aller à l’école, 97 % des élèves d’élémentaire sont accompagnés.»

Aux abords des écoles genevoises, bardées du gilet jaune fluorescent, les inflexibles et dignes patrouilleuses scolaires réfrènent -parfois difficilement- la prédation mécanique des SUVistes qui continuent de confondre les passages jaunes avec l’anneau gris d’Indianapolis, malgré les panneaux visibles de limitation de vitesse. Mille incidents quotidiens émaillent l’existence piétonne des plus petits quand ils se déplacent encore seuls entre l’école et le logis. Même sur les trottoirs. La mécanisation automobile a changé la physionomie urbaine. La ville a perdu les visages rieurs de l’enfance. Comment aujourd’hui un enfant peut-il courir les rues, battre les pavés et fendre les foules, hors de la prédation mécanique?

La disparition de Quick et Flupke

«Quick et Flupke, gamins de Bruxelles». Le célèbre duo de polissons est dessiné et publié par Hergé dès le 23 janvier 1930 dans les pages du journal Le Petit Vingtième, avant la mise en albums en noir blanc (1930-1940), puis en couleurs (1949-1969). Quick, l’ainé, le garçonnet hardi aux cheveux bruns, avec son bonnet foncé et son col roulé (rouge dans les versions colorées en 1949). Flupke, le plus petit, blond, parfois gauche, avec son manteau (vert dès 1949).

Si la rue leur appartient, ils sont constamment sous l’œil paternaliste, réprobateur ou parfois complice de l’Agent 15. Casque et grosse moustache, sosie des deux détectives Dupond-t, cet îlotier chaplinesque veille au grain de l’ordre public que malmènent les deux galopins farceurs. Agent de proximité, l’Agent 15 surveille et parfois punit!

Autant Tintin est un aventurier cosmopolite qui sillonne la planète, autant les deux garçonnets sont ancrés en ville. Une ville populaire et bourgeoise. Des centaines de vignettes peignent leurs exploits urbains dans le quartier industrieux et populaire des Marolles à Bruxelles, entre le pharaonique palais de justice dû à l’architecte Joseph Poelaert et l’église de la Chapelle.

Innocence et espiègleries de Quick et Flupke

Le temps turbulent de l’enfance est citadin. Nuit et jour, il se décline pour Quick et Flupke entre le logis familial, les rues, les places publiques avec ou sans monument, les terrains vagues, les squares, les fêtes foraines, les chantiers, les terrasses de bistrots, les musées et l’école, avec de rares excursions campagnardes, de temps à autre pour camper en bons scouts, parfois aux sports d’hiver ou balnéaires, d’autres fois pour regarder les trains ou les vaches, voire jusqu’en Écosse afin d’observer le monstre du Loch Ness.

La ville est un théâtre du jeu enfantin

La ville est un théâtre ludique. Les garnements des Marolles multiplient les illégalismes, les facéties et les malices irrévérencieuses. Ils font feu de tout bois: tir à l’arc dans le chapeau d’un passant vengeur; batailles homériques de boules de neige; dénichage de merles; affichages sauvages et détournements d’affiches; bravades et provocations répétées de l’Agent 15 (catapultages d’objets divers, cigares explosifs; courses-poursuite; etc.); escalade d’une statue; acrobaties cyclistes; partie de luge; bris de carreaux dignes des films burlesques; jets de lasso qui finissent mal; foot sur les terrains vagues; etc. Le rue devient parfois une piste de ski. La rue est le théâtre de l’enfance dans l’attente de l’aventure.

L’essentiel est ailleurs

Le monde irrévérencieux des farceurs Quick et Flupke est celui d’une ville familière. Une cité bien disparue, enfouie aujourd’hui dans la mémoire enfantine. Une ville où la sociabilité piétonne prime et l’emporte encore un moment sur les menaces mécaniques, pourtant toujours plus vives, chaque jour plus acérées, attisées aussi par les kamikaze en trottinettes électriques. Une ville où les îlotiers veillent et protègent comme toute bonne police de proximité. L’Agent 15 réprimande paternellement les galopins, parfois en les menant par l’oreille chez le «commissaire». Il les sanctionne et les rabroue, mais il joue aussi aux billes avec eux. En grommelant, il les rappelle à l’ordre, mais quand il confisque leur fronde… c’est pour mieux l’utiliser.

La métaphore urbaine

Quick et Flupke: nous lisons moins une série réaliste qu’une métaphore en vignettes de l’idéal urbain, de la bonne ville à échelle humaine, des rapports sociaux d’interconnaissance. Une ville aimable où peuvent vivre les enfants qui s’y émancipent. Une cité fraternelle où la police cesse de sentir “assiégée” (je vous demande bien pourquoi?) et ne se borne plus à fendre les avenues, toute sirène hurlante, mais, parfois, s’arrête pour aider un enfant à traverser la rue que sillonnent les SUVistes impénitents.

La ville a besoin d’une culture policière de la bienveillance îlotière de proximité. La ville a besoin d’une culture automobile en répit voire en repli. A quand le retour de Quick et Flupke, ce duo de l’enfance joyeuse?

Bruxelles, quartier des Marolles, fresque disparue (photo MP).

Michel Porret vient de publier av. Frédéric Chauvaud: Le procès de Roberto Rastapopoulos, Georg, 2022.

https://www.fabula.org/actualites/111517/frederic-chauvaud-michel-porret-dir-le-proces-de-roberto-rastapopoulos.html

 

SUV : voiture de destruction massive

 

Figure 1: agence Fiat Lux (© MP, 2019).

L’invasion automobile asphyxie lentement mais sûrement la ville. À la rue de Lyon, un peu avant à la place des Charmilles (où sont-ils les arbres d’antan ?), en descendant vers le centre de Genève, pour valoriser l’investissement immobilier d’arcades commerciales, une publicité irresponsable vante le passage de « 25 000 véhicules par jour » ! Étouffante et abasourdissante, poussiéreuse et irrationnelle, la horde mécanique mêle poids lourds, berlines traditionnelles et SUV (Sans Utilité Véritable ).

Stupéfiant Ubuesque Véhicule

Automobiles surélevées à l’allure de 4×4 : les SUV se propagent en ville comme de la mauvaise herbe mécanique au gré de leurs ventes qui ne cessent d’augmenter. Poids, puissance, médiocre aérodynamisme, consommation excessive (25% de plus que la berline moyenne), pollution, encombrement, taille, poids : le véhicule SUV remporte la palme d’or de la nuisance mécanique automobile. Il est difficile de l’électrifier. Les crash-tests montrent que le SUV n’est pas plus sûr ni moins sûr qu’un véhicule traditionnel. Si depuis une vingtaine d’années, la pollution automobile liée aux véhicules neufs commençait de modestement reculer, cette éclaircie respiratoire recule dès 2017 avec l’invasion urbaine des SUV (121 au moins à 250 grammes de CO2 par kilomètre (classes C à F), source: francenfo.fr).

Nuisance motorisée

En Allemagne, les Verts n’hésitent pas: ils brandissent la banderole d’infamie écologiste pour fustiger les SUV : « Klimakiller » ! Mesurée dans toute l’Europe, l‘élévation actuel des taux de CO2 en milieu urbain est lié au succès commercial effarant de ces automobiles anachroniques. En France, comme en d’autres pays, si cet engouement persiste, en 2022 un véhicule neuf sur deux sera un SUV.

Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE, note du 15 octobre 2019), plus de 200 millions de SUV circulent aujourd’hui sur la planète. En Suisse, où le taux des 4×4 est le plus élevé du monde selon le quotidien 24 heures, l’augmentation des émissions de CO2 s’impute fortement à la part croissante de 4×4, qui ont constitué près de la moitié des importations en 2018. En toute impunité environnementale.

Toujours selon l’AIE, les SUV constituent sans doute la cause de la demande accrue de pétrole entre 2010 et 2018. Si la tendance n’est pas inversée par un drastique choix politique de survie urbaine, les « SUV ajouteraient près de deux millions de barils par jour à la demande mondiale de pétrole d’ici 2040, annulant les économies permises par 150 millions de voitures électriques » (AIE).

Prédation mécanique ?

Luxe prédateur! La niche SUV est la plus rentable pour l’industrie automobile comme l’illustre l’offensive publicitaire hors norme pour ces voitures hors gabarit que consomme avec frénésie la classe moyenne aisée. Le message publicitaire flatte la plus-value symbolique : « affirmez votre caractère », « élégance », « confort », « virilité », « cool attitude ». L’imaginaire prédateur anime la valorisation marchande des SUV. Son conducteur serait même l’« explorateur de la jungle urbaine » ! Allez, on fonce… même sur les trottoirs!

En ville, la cohabitation avec les cyclistes, les deux-roues motorisés et les piétons devient vraiment menaçante. Plusieurs études sur la dangerosité automobile montrent qu’un piéton a deux fois plus de risques d’être tué suite à une collision avec un SUV qu’avec une berline traditionnelle.

Existe-il un autre véhicule que le SUV qui confère autant d’impunité et d’arrogance routières au conducteur empli de “virilité” ? Même lorsqu’il écrase le champignon quand le feu passe au rouge !

Darwinisme et struggle for life : la guerre mécanique a commencé ! Le SUV déferle sur les villes.

Civisme salvateur

Pourtant, le civisme urbain se réveille à lire la pétition lancée à Lausanne pour interdire en ville, à juste titre, les SUV et les 4×4 inutiles à la mobilité citadine. La mise en place urgente de « zones de basses émissions » en milieu urbain implique la tolérance zéro pour les SUV. Dans le cas contraire, les autorités politiques devront bientôt répondre de non-assistance à populations urbaines asphyxiées. A quand la grande périphérie urbaine vide de voitures privées ? A quand les alentours de bâtiments scolaires dépourvus de horde mécanique ? A quand l’assainissement automobile de la ville tellement vulnérable ? Le contentieux du SUV doit permettre de rapidement repenser tout le périmètre de la mobilité urbaine, notamment en densifiant le réseau du transport public avec une politique tarifaire encore plus attractive pour dissuader l’auto individuelle en ville.

En attendant: 25 000 véhicules par jour continuent de déferler joyeusement sur Genève et uniquement par la rue de Lyon ! Pare-choc contre pare-choc, entre deux vociférations stressées. Combien de SUV dévorateurs de bitume ?

Chic, on respire !

Sempé: dessinateur prémonitoire: https://la-bas.org/la-bas-magazine/chroniques/sempe-rien-n-est-simple

 

LM 49

Les dévore-bitume

https://bdoubliees.com/journalpilote/sfig1/mangebitume/mangebitume1.jpgInvention industrielle spectaculaire, maillon fort de l’économie capitaliste, la voiture a forgé les usages sociaux et les représentations collectives de liberté et d’émancipation contemporaines. Dans la culture cinématographique, évidemment lié aux grands espaces, le road movie en est l’illustration  la plus notoire. Or,  l’automobilocratie commença insidieusement au début des années 1970 … !

Nuit et jour, les dévore-bitume blessent la cité qu’ils abasourdissent. Dans une ville de poche comme Genève, où tout est joignable à moins de trente minutes de marche, la voiture y instaure l’enfer mécanique. Celui du struggle for life de la pseudo-mobilité automobile qui attise les conflits symboliques liés à l’apparence de la puissance motrice.

Enfoncer le champignon

L’automobile instaure le comportement de la verticalité mécanique qui menace et méprise l’horizontalité piétonne. En cela, elle fait écho à la culture équestre des sociétés d’ordre non démocratiques de l’Ancien Régime qui opposaient la prépotence cavalière à la soumission piétonnière: “tu marches, je te domine “!

Enfoncer le champignon, c’est mieux que marcher ou pédaler en ville. La culture de la vitesse contribue à la brutalisation de la police de la circulation qui pourtant se raréfie en se municipalisant hormis le contrôle du parking, manne financière liée à la saturation voiturière. Plus d’une fois, à observer le chaos automobile qui congestionne la cité aux heures de pointe, le surpuissant véhicule immaculé 4/4 – parfaitement inutile hors de la Sierre Madre mexicaine ou de la Sierra Nevada d’Andalousie – exacerbe l’instinct prédateur du conductrice/conducteur. Solitairement, il s’épingle au volant de la puissance motrice en prenant les trottoirs pour la dune saharienne et les parkings pour une piste amazonienne !

Que faire des fous au volant qui, quotidiennement, persistent à brûler les feux devenus rouges en se croyant sur la boucle des 500 Miles d’Indianapolis voire sur la ligne droite des Hunaudières aux 24 heures du Mans ? Avec quels arguments raisonner les Michel Vaillant de pacotille qu’exulte la puissance d’un moteur emballé ? De quelle manière neutraliser le terrorisme voiturier du chauffard urbain ? Comment accepter encore ces cohortes de véhicules en ville dont le seul passager est le conducteur ? Comment endiguer l’autocratie voiturière des dévore-bitume qui persistent à asphyxier la ville en s’y déplaçant pour un rien ? Où mettre la frontière morale et matérielle entre l’individualisme voiturier et l’intérêt commun des citadins suffoqués ?

Polluer

La pédiatre et pneumologue Jocelyne Just n’y va pas par quatre chemins, en ville : « La voiture, c’est l’ennemi », tout particulièrement pour les enfants dont les organes en croissance ressentent fortement la nocivité du trafic. Dans la majorité des villes européennes, les admissions pour troubles respiratoires dans les services d’urgence pédiatrique culminent avec les pics de pollution liés au trafic voiturier.

En effet, qui oserait encore en douter ? En milieu urbain, outre sa dangerosité létale lors d’accidents ou de « rodéos », la voiture est la première source de pollution. Cela est notoire depuis les études pionnières des années 1980. Elle y provoque 50% à 60% de la pollution atmosphérique mesurée. Aucun paramètre sanitaire ne vient aujourd’hui infirmer le diagnostic de la nocivité automobile, tout particulièrement durant les intempéries hivernales ou les canicules appelées bientôt à se multiplier. Face à cette évidence, la surdité politique devient malfaisante, notamment lorsque les phénomènes caniculaires devraient obliger à reconsidérer en toute urgence la légitimité du trafic automobile au cœur urbain.

Déconsidérés par le lobby automobile, maints rapports médicaux démontrent l’augmentation des pathologies chroniques – asthme, allergies, maladies auto-immunes, voire diabète par modification du « microbiome » intestinal – et la proximité du logis avec une voie automobile. Vivre près d’une artère à grand trafic, c’est prendre un énorme risque pathologique qui s’ajoute au stresse nerveux que provoque le roulis tintamarresque du Léviathan mécanique qui nous aliène.

Impasse

Endiguer la nocivité automobile en milieu urbain pour épargner notamment la santé des enfants ne sera jamais réglé par la seule police de la circulation avec son cortège de harcèlement, d’interdictions et de réglementations. Plus d’un dévore-bitume planifie d’ailleurs l’amende de police dans le budget automobile. Sortir rapidement de l’impasse insécuritaire et sanitaire dans laquelle la voiture individuelle plonge la cité oblige à une nouvelle culture urbaine. Une éducation inédite aux usages sociaux non mécanisés de la ville.

Entre capharnaüm mécanique et poussières insidieuses, les grandes voies pénétrantes en ville sont-elles encore tolérables ? Comment bannir de la ville les automobiles inadéquates à l’espace urbain en raison de leur puissance motrice ? Comment instaurer une pratique du déplacement urbain qui disqualifie tout déplacement automobile socialement inutile car inférieur à 10 kilomètres ? Que faire pour souffler en ville avec nos enfants sans l’excès de CO2 que quotidiennement distillent les mange bitume ? Comment remettre la voiture à sa place légitime d’auxiliaire de la mobilité ?

Arme de destruction massive

La tolérance politique envers le trafic voiturier frise le laxisme public au nom de la « liberté » individuelle du déplacement. Le confort respiratoire et la quiétude sonore doivent l’emporter sur l’enfer mécanique de la prédation automobile. Appuyée sur les enquêtes de santé publique, une levée de boucliers est-elle possible ? Pourrait-on bientôt rappeler à l’État régulateur du trafic que la sur-tolérance automobile en milieu urbain équivaudra à la non-assistance à personnes en danger : soit l’habitant de la ville (enfant ou adulte) qui suffoque de manière croissante devant l’offensive toujours recommencée des dévore-bitume.

Instaurons vite le sanctuaire urbain du confort respiratoire et sonore sans voiture individuelle. Une ville non mécanisée par l’intérêt limité du dévore-bitume permettrait de bannir cette arme de destruction massive qui augmente la vulnérabilité métropolitaine de l’environnement social.

Pour retrouver une ville à la dimension du pas humain, pour la sociabilité de proximité, pour une Venise globale, raisonnons les dévore-bitume !

Utopie négative, illustration de cette page, une remarquable bande dessinée toujours hélas d’actualité :

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Scénario Jacques Lob, dessins José Bielsa, Les Mange-bitume, Paris, Dargaud, mars 1974 (épuisé).

LDM 46

Encore en bagnole?

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En 1954, le cinéaste du fantastique social Georges Franju signe son étonnant court-métrage Les Poussières. Après avoir notamment évoqué la souffrance animale aux abattoirs de la Villette avec le crépusculaire court-métrage Le sang des bêtes (1949) qui donne sens au débat contemporain sur le même sujet, Les Poussières est un film qui montre l’impact pathologique et morbide des poussières industrielles en milieu urbain. De manière invisible et insidieuse, sans relâche, de nuit comme de jour, les déchets microscopiques s’infiltrent partout – corps humains et animaux, immeubles,  eau, aliments. L’anomie urbaine est moins criminelle que respiratoire. Suffoquer : tel est le risque majeur de la mort urbaine !

Particules fines

Ce chef d’œuvre d’anticipation visuelle en noir et blanc sur la pollution industrielle trouve aujourd’hui une singulière résonance dans les envahissantes nuisances automobiles en milieu urbain. Un peu partout en Europe, les récents et répétés pics de pollution suscitent l’inquiétude sociale. Les particules fines déterminent des politiques de timide limitation du trafic automobile par alternance des plaques minéralogiques paires et impaires. On respire ! Avec un fort relais médiatique, le discours officiel à Genève ne cessait de prétendre que le niveau des particules fines restait au dessous du niveau alarmant ! Il fallait se rendre au-delà de la vallée de l’Arve pour commencer à étouffer!

Puissance mécanique et individualisme

La voiture reste associée à la subjectivité sociale de la liberté même si le fluide de la mobilité se grippe progressivement comme le montre aux heures de pointe  la saturation des bretelles de contournement et des autoroutes. Avec la dépendance collective toujours plus forte envers la voiture comme signe de distinction sociale et de puissance mécanique qui décuple l’individualisme, la continuelle suffocation est inexorable. Tout autour de la planète, maintes mégalopoles comme New Dehli ou Mexico sont aujourd’hui des cités asphyxiées par le CO2 pour paraphraser le terrifiant roman dystopique à l’accent voltairien du Français Régis Messac (La cité des asphyxiés, 1937).

De fait, au-delà du discours circonstanciel sur la “prévention” des risques de la pollution automobile qui menace la santé de tous (notamment les enfants et les personnes plus âgées), l’asphyxie collective est politiquement tolérée et surtout collectivement entretenue. L’individualisme et l’aveuglement des mange-bitume y contribuent largement. À petite ou grande vitesse, obligeant souvent les enfants à rester terrés dans les salles de classe à l’heure de la récréation pour échapper aux particules de la suffocation programmée, la bagnole conditionne la politique officielle des mobilités sociales soucieuses de ne pas heurter le consensus voiturier basé sur la “liberté” de chacun-e. En son flux incessant nocturne et diurne, sous-occupée en milieu urbain mais sur-équipée en termes puissance inutile, la voiture provoque l’inconfort locatif et les pathologies respiratoires de celles et de ceux qui vivent le long des corridors autoroutiers exposés aux poussières invisibles. Même dans sa forme évolutive (automobile propre), la voiture reste la maîtresse absolue de l’espace urbain et des usages sociaux du micro-déplacement.

L’hégémonie des mange-bitume

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J. Lob, J. Bielsa, Les mange-bitume, © Dargaud.

 L’hégémonie automobile est  particulièrement effarante à Genève : la cité devient la miniature de l’irrécupérable encombrement urbain avec son faisceau de particules suffocantes. Tout autour de la rade, le long des axes de pénétration urbaine où les façades sont noircies par les vestiges indélébiles de la pollution voiturière : les corridors automobiles sont maintenant de cauchemardesques flux à circulation quasi continuelle –  vers la ville, hors de la ville. Épargnant les zones socialement privilégiées (par exemple: “vieille ville” mise à l’abri par les controversées bornes régulatrices de la circulation), la horde mécanique contribue à la suffocation lente des quartiers saignés à vif par le flux automobile. Lorsque les mange-bitume étendent le territoire de l’hégémonie mécanique, les poussières de bagnoles étouffent lentement la cité des asphyxiés. Retenons notre souffle !

Pour méditer: Georges Franju, Les Poussières, France, 22 min., 1954 (sur le cinéaste, voir notamment: Kate Ince, Georges Franju. Au-delà du cinéma fantastique, Québec,  2008); Louis Tsagué, La pollution due au transport urbain et aéroportuaire: caractéristiques et méthode de réduction, Paris,  2009; Jacques Lob, José Bielsa, Les mange-bitume, Paris, 1974 (prémonitoire récit de bande dessinée sur le pire des mondes automobiles possible où la liberté de circuler recoupe l’obligation consumériste du contrôle social totalitaire).