Un judicieux “échangisme” urbain.

« Il est clair que l’idée de vente et d’achat n’est pas comprise dans le troc simple et circulaire », Frédéric Bastiat, Œuvres complètes, Harmonies économiques, Paris, 1864 (p. 110).

 

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Quoiqu’en dise la police, l’échangisme urbain est très à la mode. La pratique augmente de jour en jour. En pleine lumière sociale. Quotidiennement, l’échangisme urbain agrège de nouveaux usagers : femmes, hommes et mêmes enfants. Ravis de cette forme nouvelle de sociabilité publique qui émaille honorablement la vie des quartiers, ils en sont devenus les apôtres silencieux. Les partisans entêtés de l’échangisme. En tout bien et tout honneur. Dans le bonheur sensible de l’échange.

Échassier citadin

Insatiables, parfois furtifs,  les piétons et les passants échangistes en redemandent. Encore et encore. Nuit et jour. Qu’il pleuve voire qu’il vente. En plein soleil ou sous la lune croissante mais aussi décroissante, par vents et marées, on les voit silencieux ou bavards tout autour de la boîte d’échange disposée aux carrefours de la cité, entre les automobiles tonitruantes qui persistent à congestionner les rues en raréfiant l’air respirable.

Les boîtes sont destinées à favoriser les échanges entre habitants d’un même quartier ou collègues d’une entreprise. Plus d’une centaine sont dispersées à Genève.

Semblable à un échassier citadin, la boîte d’échange est un inédit élément du mobilier urbain contre lequel  un chiot sournois et hostile au processus de civilisation peut trop souvent lever la patte.

Troc ou débarras ?

Cube en fer blanc de 50 cm sur 50 cm ouvert sur une face et soudé sur un tréteau métallique haut de 120 cm : parfois enchaînée à un poteau de fer, la boîte d’échange est recyclée des anciennes boîtes à journaux. Elle ne cache pas ses secrets. Elle les livre. Sa simplicité toute biblique garanti son succès social croissant. Rarement vandalisée, toujours débordante et généreuse, encombrant le trottoir environnant, la boîte d’échange devient hélas parfois le déversoir de fâcheux inélégants. Celles et ceux qui confondent le troc aimable et le débarras clandestin des détritus promis au dépotoir de la voirie, cet auxiliaire discret de la police.

D’une certaine manière, la boîte d’échange nourrit l’économie du don. Pourquoi pas du don et du contre don ? On y amène une chose on en reprend une autre ! La boîte d’échange instaure la gratuité du troc hédonique. La somme de l’échange est nulle.

Caverne d’Ali Baba

On trouve tout dans la boîte d’échange. C’est la véritable Samaritaine de l’échangiste urbain.

Livres brochés et reliés, albums de bande dessinée et magazines parfois pornographiques, dvd et cd, batterie et ustensiles de cuisine, cafetière italienne, outils, chaussures et habits souvent enfantins, lunettes de soleil borgne et ombrelles démantelées, mais aussi jouets de plastic ou de bois colorés, transistors, cages à canaris, récipients de toutes tailles, valises, câbles électriques, rehausseurs de bébé et rétroviseurs d’automobiles, enceintes stéréos, magnétophones japonais, sèche-cheveux chinois, boîtes de conserves intactes, médicaments à peine entamés, lampes de poche fissurées, pèse-personne désuet, sex-toys, crayons et stylos, papeterie, roues et selles de vélos, aspirateurs pas trop essoufflés, grille-pain et fours micro-onde à l’obsolescence programmée, munition de chasse : la caverne d’Ali Baba du trottoir est comme l’auberge espagnole. On y découvre ce qu’on y amène. Même un ventilateur désemparé. On y cherche l’oiseau rare souvent trop vite envolé. L’heureux échangistes est quelquefois  un peu honteux de l’aubaine !

La boîte d’échange : l’inépuisable inventaire à la Prévert. L’officine du recel honnête.

Sans bourse délier

La boîte d’échange assure une nouvelle circulation aux choses hors des logiques publicitaires ou consuméristes. Un peu comme le vide-grenier socialise à la belle saison le ludisme monétarisé de la récupération domestique qui enchante grands et petits.

Dans l’harmonie de l’échangisme des petits biens, se prolonge ainsi la vie matérielle des choses devenues inutiles. Celles qui nous entourent. Les objets superflus qui encombrent l’espace domestique. Ceux qui sont démodés, défraîchis ou défectueux. Ceux qui aussi se collectionnent.

Avez-vous déjà vu l’édition originale du Lotus bleu de Hergé, d’un roman de Gaston Leroux, de Blaise Cendrars ou de William Faulkner dans une boîte d’échange ? Mais oui ! Même l’édition princeps du roman Des choses de Georges Perec : c’est tout dire ! Dorénavant, amis et complices échangistes, soyez attentifs ! Le meilleur est à venir au coin de la rue.

Échappés aux caves poussiéreuses, aux greniers à araignées, aux poubelles nauséabondes ou au recyclage industriel, les petits biens dans les boîtes  d’échange satisfont des besoins immédiats. Autorisent des jouissances inattendues. Parfois coupables! La boîte autorise la consommation sans bourse délier. Elle garantit l’horizontalité de la microéconomie modeste. Celle qui pour l’instant n’a pas encore assez pignon sur rue.

Les boîtes d’échange concrétisent l’anthropologie douce du récupérable. Ces échassiers citadins révèlent la manière judicieuse dont le lien social peut se tisser tout autour du superflu. Avec le reste et le déchet comme monnaie d’échange non cotée en bourse. Les boîtes d’échange sont les maillons forts de la soft économie dans le lien social de proximité.

Vient de paraître:

https://www.georg.ch/sur-la-ligne-de-mire

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