Anatomie politique du COVID 19. Surveiller et endiguer

Arsène Doyon-Porret, “Stop!”; avril 2021 (© Poda – 2021)

Lever la quarantaine, que certains nomment curieusement «confinement»: cette décision politique, socialement plébiscitée, repose sur l’«avis scientifique» de comités d’experts ad hoc. Un peu partout, dans l’urgence de la guérilla anti-pandémique avec les vaccins en ligne de front comme les snipers en temps de guerre, la politique devient biopolitique.

Diversement motivée, souvent assénée, répercutée au diapason médiatique, assénée jour et nuit, la gouvernance de l’autorité biopolitique prend une ampleur sociale inédite depuis le XIXe siècle.

Il suffit d’écouter les radios nationales comme France Inter pour mesurer le périmètre croissant du consentement biopolitique et de la médiatisation incessante (tintamarresque) des variation sur la courbe démographique et pandémique. La France a peur tous les soirs à vingt heures!

Autorité biopolitique

Sa légitimité : le bien commun (antienne de la culture politique des Lumières).

Son objectif : retrouver la normalité sociale, soit la sociabilité démasquée que tous souhaitent avant l’été. Un état des choses notamment consumériste de biens matériels et culturels.

Le bien commun est l’enjeu biopolitique de la protection de la vie. Il faut «défendre la société» avec les instruments scientifiques et médicaux du contrôle social. Des instruments sophistiqués dont la complexité technologique surpasse les conséquences éthiques.

À part les conspirationnistes égarés qui confondent la dystopie et la réalité, le consensus est universel sur la nouvelle donne biopolitique de la défense sociale contre la pandémie. La sécurité prime pour défendre la vie.

La biopolitique contemporaine réverbère certainement la révolution pasteurienne et l’hygiénisme du XIXe siècle dont les campagnes massives sur les conditions de vie dans la société industrielle et urbaine, tout autour de l’insalubrité, de la morbidité, de la «dénatalité», de la «dégénérescence», de la violence familiale, de la «déviance» sexuelle, de l’alcoolisme ou du choléra. L’État de droit y devient un État médico-légal comme l’a magistralement rappelé Gérard Jorland dans son chef d’œuvre : Une société à soigner. Hygiène et salubrité publiques en France au XIXe siècle (Gallimard, 2010).

Temps pathologique

Depuis longtemps, la population pose les termes sociaux, politiques, statistiques et scientifiques de la gouvernance étatique. L’offensive pandémique est un élément aléatoire qui menace les données vitales de la gestion et de la police des êtres humains. Elle éprouve et inscrit la gouvernance dans la «durée non sociale et non politique» du temps pathologique. Ce moment d’incertitudes pèse sur les mécanismes régulateurs et disciplinaires d’endiguement de la morbidité que déclenche l’autorité politique.

Le temps du mal naturel ne recoupe pas celui du bien démocratique. Il détermine à l’infini les outils sécuritaires et technologiques qui tentent d’endiguer l’aléatoire pandémique. Des outils toujours et encore modulables au gré des avancées scientifiques et des marchés économiques. L’incertitude pathologique détermine désormais la temporalité biopolitique. Le temps politique s’essouffle, comme un grand corps malade.

Temps biopolitique

Avec COVID-19 (et autres variantes actuelles et futures), sommes-nous arrivés au point culminant de ce nouveau temps biopolitique? Celui de la «technologie individualisante du pouvoir» selon Michel Foucault. Une «technologie qui vise […] les individus jusque dans leur corps, dans leur comportement», dans leurs gestes, dans leurs désirs, dans leur devenir, dans leurs pathologies, dans leur mort.

Motivée par l’aléatoire biologique du virus virulent, cette nouvelle «anatomie politique» est devenue universelle. Désormais, elle normalise la population, soit les êtres humaines sains et malades que régissent les «lois biologiques», les taux de natalité et de mortalité, la morbidité.

Potentiellement contagieux

L’existence et le corps de chacun.e cordonnent le dessein de la biopolitique contemporaine qui doit surveiller pour endiguer.

Il faut discipliner les individus (potentiellement «infectables», potentiellement contagieux) contre la pandémie. La culture des «gestes-barrières» devient l’inédite anthropologie politique de la discipline sociale anti-infectieuse. Le masque sanitaire efface le genre. Le vaccin est le supplément thérapeutique (démocratique) du consentement bio-politique.

Le «dressage individuel» visera la sécurité sanitaire globale de la société : «Cet été, il faudra encore respecter les gestes barrières et porter le masque» affirme amèrement  l’épidémiologiste Antoine Flahault. Le vaccin ne changera pas grand-chose ajoute un autre expert!

Que répondre à l’injonction sanitaire et hygiéniste de l’expert qui veut infiniment surveiller pour toujours mieux endiguer?

Dans la longue durée, émerge peut-être la société masquée du sinistre zoom, du couvre-feu à répétition, du «distanciel» et des technologies individualisantes du pouvoir que concrétisent les premières et orwelliennes «Smart Cities», radicalement connectées pour centraliser et rationaliser le contrôle social, tout en individualisant en flagrant délit toute forme de pathologie ou de déviance repérables dans la communauté.

Recul de la souveraineté

La grande question ouverte par la pandémie 2020-2021 est celle de la puissance régulatrice de l’État de droit dans sa conception politique traditionnelle. Est-il vrai, doit-on demander avec Michel Foucault, que le «pouvoir de la souveraineté recule de plus en plus et qu’au contraire avance de plus en plus le bio-pouvoir disciplinaire et régulateur»?

Comment répondre sereinement à cette interrogation légitime sur l’effritement politique devant le biologique?

Cela revient à demander ce que deviendront, lors du retour à la normalité socialo-sanitaire, l’idéologie, le discours, la bureaucratie, les savoirs, la technologie individualisante, les gestes et les usages exacerbés du contrôle social, déployés de manière exponentielle pour surveiller et endiguer l’offensive de COVID-19? Les nouveaux experts du bio-pouvoir rentreront-ils dans les rangs ? Quel nouveau Léviathan se dresse sur l’horizon? De quoi demain sera faite la culture (bio)politique?

Le retour à l’insouciance sociale et à l’État de droit pré-pandémiques est un leurre. Le dispositif «sécuritaro-sanitaire» du biopolitique laissera de profonds sillons théoriques, pratiques et institutionnels dans le «monde d’après». Des blessures mal cicatrisables. Le discours préventif du risque pandémique peut devenir assez rapidement la matrice normative à tout dessein  sécuritaire dans le champ socio-politique.

Surveiller et endiguer la pandémie et ses vecteurs humains : telle est la donne sanitaire d’aujourd’hui.

Surveiller et endiguer les libertés, les contestations et les flux humains : telle peut être la donne sécuritaire du monde d’après.

Les instruments biopolitiques de la «technologie individualisante du pouvoir» sont désormais bien rodés. Ils sont opérationnels. Il suffit de les mettre en œuvre au moment sécuritaire opportun.

La pandémie 2020-2021 : un tournant historique entre l’État de droit et l’État biopolitique.

Toujours intellectuellement stimulant : Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France, 1976 ; Hautes études, Gallimard-Seuil, 1997.

Monsieur Prémonitoire

Les Mystères de Genève III

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Hergé, L’étoile mystérieuse, 1942 (Prophète Philippulus), © Moulinsart.

Parfois, au grand carrefour, près des ponts qui enjambent le Rhône, proche des palais bancaires, à la nuit bien tombée, Monsieur Préminitoire tient salon. En pleine rue… murmure fluvial.

«Voulez-vous savoir ce que je sais»? assène-t-il aux noctambules abasourdis, un instant figés dans la suffisance des nantis.

Un instant, un instant seulement Monsieur, les badauds s’agglutinent.

Quelle drôle de dégaine que celle de Monsieur Prémonitoire, filiforme, trop haut pour son coupe-vent râpé, avec son bonnet tibétain et son sac à dos militaire ruiné comme la défaite.

Barbe tailladée, face émaciée, yeux clairs mais exorbités, mains tendues aux ongles endeuillés qui assignent à l’écoute.

Comment peut-il encore sillonner la ville, Monsieur Prémonitoire, avec ses Pataugas laminés et ficelés d’où déborde son pantalon treillis?

À cet étrange prophète, il ne manque que la clochette de l’Apocalypse. Voire la trompette ou le gong du Jugement dernier.

Un terrible oracle de la dèche que Monsieur Prémonitoire.

«Voulez-vous savoir ce que je sais»?

Que sait-il vraiment?

Pour quelques pièces de monnaie, le prophète s’enflamme: «Je vais vous dire le vérité!»

La voix gronde, intarissable, rauque : « Venez!»

Tout y passe. Il n’ignore rien du mal pandémique qui épuise la planète et mène au gouffre.

«La colère noire du bon dieu nous frappe!» annonce et répète Monsieur Prémonitoire, l’index combattif, l’œil enflammé, tournoyant sur lui-même.

«CORONA, l’bon dieu y venge la nature. Oui, la nature. Trop de bombes, trop de guerres, trop de pollution, trop de bagnoles, trop de pauvres. Pas assez de silence! Les chauves-souris sont innocentes!»

Monsieur Prémonitoire s’embrase. Il plaint les chiens, les montagnes, les rivières, les arbres et les humains.

«Eh les malheureux enfants dans tout ça ?»: sanglote-t-il Monsieur Prémonitoire?

Il accuse les «politiciens», les «savants» et les «médecins» de cacher la «cause du virus».

L’État, la police et les ambulances sont complices! Pas vrai? Une vraie conspiration silencieuse des «présidents» et des «journalistes».

Le «sconfinement(!)» est la punition bien méritée. Le «sconfinement c’est notre premier châtiment», martèle Monsieur Prémonitoire.

«Il y en aura beaucoup d’autres… beaucoup d’autres…. Vous verrez, les vaccins n’y feront rien! Le virus, le virus, c’est un monstre qui se lève. Chaque jour, il change de forme! Il change de visage! Il approche. Je le sais… vous verrez. Nous sommes punis!»

Monsieur Prémonitoire ne désarme pas. Au contraire. Il insiste.

Il tremble:« Voulez-vous savoir ce que je sais? La guerre est perdue ! Et tous ces morts, ils vont-où?»

Apitoyés, hautains, les curieux s’égaient dans la ville assoupie.

Plus éveillé que jamais, face à lui-même, lucide ou aveuglé, Monsieur Prémonitoire poursuit le soliloque nocturne du cataclysme.

CORONA et complot y font bon ménage. Le sconfinement ne fait que commencer. La fin des temps approche.

Châtiment et expiation!

La Bête avance insatiable.

Mais il est tard Monsieur, il faut que je rentre chez moi.

Infiniment lentement, la nuit semble grignoter puis avaler l’oracle du ruisseau.

À moins qu’il ne disparaisse dans sa part d’ombre.

Voire la nôtre!