Mon très cher neveu :
Votre aimable lettre de la République des Frelons m’est bien parvenue. Cela était opportun de la confier aux mains du bienveillant et intrépide capitaine Achab. Son émissaire me l’a remise dès l’accostage à bon port de l’Hispaniola, partie il y a 31 jours de Bordeaux, avec sa cargaison d’indiennes, de montres suisses, de cristal de Venise, de fromage des Alpes et de vin du Piémont.
La félicité m’envahit quand vous m’apprenez que votre mère a surpassé sa mélancolie hivernale. Il est sage qu’elle tienne à nouveau salon à la Petite Boissière. Les liens de l’esprit et le rapport avec ses semblables raffermissent le goût de l’existence.
À Philapolis, on parle beaucoup de l’injuste et terrible guerre de conquête aux orées du continent, là où le climat rigoureux éprouve les mœurs. Elle viole le droit des gens, menace la paix universelle en Europe et ranime l’hydre de la tyrannie. Je l’ai écrit dans la Gazette d’Amsterdam, numéro du 13 juin dernier. Le texte est repris dans mes Lettres écrites du littoral qu’imprime actuellement l’excellent Barrillot. Tout autour de moi, d’ardents patriotes organisent la cohorte des volontaires de Philapolis pour combattre sous l’étendard de la liberté, comme leurs pères l’ont fait autrefois contre le despotisme.
Mon cher neveu, vos propos sur notre illustre Académie m’affectent sans me surprendre: «Le suffrage non unanime de l’Assemblée des Sages sur la désignation de l’aspirant Syphogrante, venu de l’admirable pays des Hurons, n’a pas été approuvé par la sévère Scholarque de l’Écriture et des Athénées, ni par l’auguste Petit Conseil, auquel elle appartient in corpore. L’Assemblée des Sages a été désavouée. Elle en resterait blessée».
À vous lire, l’opinion publique s’est exaltée. Les brochures et les pamphlets se sont arrachés. Des publicistes s’érigeaient experts en choses académiques. De beaux esprits dispensaient là un blâme! Ils prodiguaient ailleurs un vivat! Ils devenaient législateurs. Pendant quelques jours, nul autre sujet que l’actualité du Syphogrante évincé.
Depuis toujours, la désignation du Syphogrante agite les esprits, mobilise les factions et excède les passions.
À vous lire encore, l’impétrant désigné aurait gagné à mieux connaître la mécanique subtile du sérail politique dont il est forclos par nature, contrairement à ses prédécesseurs.
Vous m’écrivez, en outre, que certains «Commentateurs» auraient moqué son origine exotique, voire son âge! Paroles extravagantes ! Ne vivons-nous pas dans la fortunée époque de l’égalité universelle entre les êtres?
Selon vous, mon neveu, un homme vertueux et certainement émérite a fait les frais de la discorde intestine. Peut-être aussi, dans l’Assemblée des sages, d’une tiède volonté et d’une pâle conviction à solliciter un nouveau Syphogrante.
Sachez que jadis, ayant eu l’honneur de siéger dans des assemblées de désignation du Syphogrante, je me rappelle, la larme à l’œil, les nuits passées avec d’autres désignateurs à convaincre les prétendants pressentis. Nous tentions d’accomplir ensemble le triomphe des mots et des faits.
Savant renommé dans la république des lettres, philosophe averti, administrateur au regard icarien, tolérant et bienveillant, diplomate chevronné auprès de ses pairs philarques dans son pays et dans d’autres Nations : telle est la personne providentielle, tel est le Syphogrante idéal que recherche l’Académie. Lui importe un magistrat moral dans lequel elle se reconnaît, voire se figure, depuis les novices et les bacheliers jusqu’à la curie byzantine des protophylarques, en passant par le sénat des Grands Tranibores de rang ordinaire et extraordinaire, ainsi que le cercle fourmillant des clercs et clergesses qui régissent et huilent la machinerie démesurée et les biens de l’Académie.
Or, la magistrature ancestrale du Syphogrante est plus politique que scientifique. Moins éducateur que diplomate, il doit veiller à la balance entre les lettres, les sciences et les arts mécaniques. Il est Salomon entre les Compilateurs, les Greffeurs, les Interprètes de la nature, les Didacteurs et tous les Fabricateurs d’axiomes et d’aphorisme d’un niveau plus élevé. La destinée des aspirants Tranibores le tourmente. La fausse modestie des uns l’éprouve; le succès des autres le ravit.
En grand Financier, il rassure aussi les Donateurs et les Bienfaiteurs prodigues.
Le bonheur de l’Académie est son point cardinal. Il veut le suffrage de tous.
Cette sinécure suscite une espérance formidable, d’autant plus démesurée dans une étroite République où les ambitions et l’orgueil vont bon train! Écueil considérable pour ceux qui y aspirent, même -lorsque veille la Providence- ils appartiennent à l’alma mater.
Pour certains esprits amers, le prétendu scandale d’aujourd’hui réside dans l’excès de la puissance exécutive de l’État! Un crime de lèse-majesté contre les libertés de l’Académie. On immolerait la Charte libérale dont elle jouit! Le despotisme rôde! Il est armé! Il brise les Tables de la Loi!
Sottises, dirait le grand Montesquieu. Tout ceci est dans la nature des choses, tout ceci honore l’esprit et la lettre de notre Constitution. Dura lex sed lex! La tâche des lois est de prévenir à temps toute fâcheuse surprise. Nous ne sommes pas dans une République Imaginaire! Nous ne vivons pas chez le peuple d’Utopie!
La balance entre les prérogatives de chaque corps n’est pas entamée, car le dernier mot revient à la puissance exécutive, sinon elle ne serait qu’un organe amorphe de la République des abeilles. D’un côté on propose, de l’autre on dispose! D’un côté on désigne, de l’autre on nomme! Les dés sont jetés. Si on veut inverser la pente fragile des choses, il faut que le législateur devienne le réformateur de l’Académie.
Mon cher neveu, ne vous alarmez plus en vain.
Fluctuat nec mergitur! Lorsque nous ne serons plus que poussière, l’Académie n’aura pas disparu. Elle ne croulera pas dans cette nouvelle mésaventure! Jusqu’à son issue, zélé au bien commun, ajournant un repos mérité, herculéen, vertueux, l’actuel Syphogrante la pilotera d’une main d’airain mais éclairée. Il ressemblera au capitaine Achab qui affronte vents et marées avec l’équipage de son imposant trois-mâts.
Je conclus ici ma lettre, que je confierai au capitaine Achab avec qui je dîne ce soir à l’auberge de l’Amiral Hythlodée. Demain à l’aube, à marée basse, chargée d’oiseaux des îles, de coton, de sucre et de tabac, sous l’œil de la Providence, par bon vent, l’Hispaniola appareillera pour Bordeaux.
Estimé neveu, je vous embrasse de tout mon cœur, ainsi que votre mère à qui vous direz mille bonnes paroles.
Je reste votre très dévoué oncle, Jean-Robert Tronchin
P.S. Si vous désirez quitter quelque temps la République des Frelons, au milieu de la Nature, ma maison de Philapolis vous attend. Vous y trouverez le calme, la quiétude et les livres propices à méditer en philosophe sur ce qui manque à notre bonheur.