La guerre calamiteuse: missive depuis Béatipolis

 

 

E.P. Jacobs, Le secret de l’Espadon, 1946-1949, © Blake et Mortimer 2021.

Mon estimé neveu:

Puisse cette missive te parvenir à Philadelphie.

Au terme d’un périple empli d’ouragans -comme si les éléments se liguaient contre La Licorne afin qu’elle n’arrivât jamais bon port- nous avons enfin relâché avec le capitaine Trelawney dans la rade paisible de l’île de nulle part.

Nous mettons pied à terre dans la liesse générale. Les émissaires des Béatipoliens nous couvrent d’exaltants rhododendrons. Pour célébrer l’amitié entre les peuples qui se méjugent, après nous avoir régalé de limonade et de gaufres à la cannelle, ils entonnent l’hymne de la Fraternité universelle.

Le paysage nous frappe: champs de blé à l’infini, pâturages et collines qu’irriguent des canaux d’eau vive animant d’antiques moulins. À l’horizon, sous un ciel açorien, jaillissent les remparts argentés de Béatipolis.

De débonnaires bovins broutent les gras pâturages, le cul dans les stratocumulus. Guidés par de fiers rouliers, chargés des fruits de la terre, de pesants charriots à yacks roux encombrent les routes pavées.

La douceâtre senteur du tiède lisier, qui engraisse les sillons, flatte les sens. La prospérité placide des Béatipoliens stupéfie.

Après l’accolade, nos hôtes évoquent leurs mœurs républicaines.

Mœurs des Béatipoliens

Leur histoire glorieuse remonte à la conquête de cette île aride par les aventuriers-philosophes du fondateur-législateur de Béatipolis, Léviathan Ier. En six jours, le souverain père de la Nation fit édifier la capitale Béatipolis.

D’un tempérament amène, végétariens et buveurs de lait, les insulaires vivent dans la quasi-nudité adamique. Comme d’altières Amazones halées d’embruns, les femmes dépassent de quelques têtes les hommes, que rend pâles le labeur manufacturier. En résulte l’autarcie de l’île où le luxe, la spéculation et la monnaie sont proscrits.

Les Béatipoliens exportent quelques biens de première nécessité: condolatex, galets arrondis, eau de source gazéfiée, trèfles à quatre feuilles, bois de réglisse,  poudre de cafards et antennes de homards.

Pour convoler au CUL (Chapelle de l’Union Licite), les Béatipoliens subissent un examen médico-légal qui certifie leur affinité physique et morale. Les incompatibles se confinent dans l’Organon, hospice dédié au culte des sens inassouvis.

En sandales spartiates, vifs, rieurs et polissons, blonds, roux ou bruns, élevés loin des familles au temple d’Émiliopédia où les nourrices à vapeur les engraissent durant six années, les enfants sont la fortune de ce peuple vertueux.

Les Béatipoliens sont très pieux. Ils vénèrent le soleil, source universelle de vie, au temple d’Hélios. Leur liturgie est rudimentaire. Nul clergé intolérant ne dispute, dans un jargon insensé, la nature des choses sacrées.

Ils ont la guerre en abomination, sauf pour repousser une invasion, voire parfois délivrer du joug tyrannique un peuple que le despotisme accable.

Sous la hampe du monarque légitime, la société se divise en trois ordres égalitaristes. Un serre-tête coloré distingue le rang de chacun : ceux qui travaillent jusqu’au grand âge (vert), ceux qui éduquent (bleu) et ceux qui légifèrent (mauve).

Montés sur d’élancées licornes, casqués de blanc, avec un demi-masque facial d’osier noir, en tuniques blindées écarlates, équipés de bidules à détente mécanique, les proxipoliciers veillent à l’ordre public.

La justice se rend avec retenue dans le PEL (Palais de l’Esprit des Lois): le Béatipolien adultérin ou l’ennemi public de la félicité est exilé dans la cité insulaire voisine de Beccariapolis. Il y subit la peine modulable des travaux forcés aux mines de rousseauxite. L’insurgé armé est exécuté publiquement sur la place du Contrat social avec le lombrosiolitique, un hilarant sérum létal.

Burinées sur la table de granit noir dressée devant la Chancellerie du bonheur obligatoire, les 12 lois fondatrices de la cité sont fréquemment proclamées devant le peuple en liesse, réuni à son de trompe.

Majestueuse cité

Nous arrivons enfin à Béatipolis, majestueuse cité aux quatre portes d’orichalque, ouvertes aux points cardinaux. L’embellissent 1984 fontaines et statues de naturalistes,  philosophes ou législateurs et autres bienfaiteurs de l’humanité.

À l’extérieur et à l’intérieur des logis privés et des édifices publics, les panoptiprismes -miroirs concaves en formes oculaires- veillent nuit et jour à la sécurité collective.

Par les rues de la cité géométrique aux 54 places octogonales, nous gagnons le palais cristallin de l’État, en face duquel se dressent la colossale effigie granitée de Léviathan Ier ainsi que l’Oratoire du livre où reposent 99 millions d’ouvrages manuscrits et imprimés que tous peuvent consulter.

Ayant gravi les 714 marches de l’escalier cyclopéen, nous entrons dans l’hémicycle aux 1001 miroirs de l’AG (Augure Générale).

Léviathan CC

Auguste sur un trône d’ébène, entouré d’un sextuor qui souffle les cuivres de la gloire, le sceptre ancestral à la main droite et le glaive gordien à la gauche, couvert du heaume safran de le renommée césarienne,  tête nue, flanqué du chancelier Vispacemparabellum  et de 451 dignitaires muets comme des carpes royales, Léviathan CC daigne nous ouïr.

Genoux fléchis, nous lui rendons le tribut d’estime dû à l’éclairé monarque à la barbe fleurie de lys. Nous lui offrons le buste en vermeil de Platristote et les Œuvres complètes du légiste Bodhobbes, éditées en 1784 à Calvinopolis chez Barillet.

Le sage monarque s’inquiète: «Nobles étrangers, pourquoi cette illustre ambassade chez les sages Béatipoliens?»

Oh puissant fils du soleil! Depuis 120 jours, sans raison aucune, les bataillons aériens, maritimes et terrestres du despote de la Transpoutinie anéantissent les villes, les ports et les habitants de notre pacifique Syldabordurie. Sous la férule du général Stratagos, notre armée patriotique a refoulé les assauts apocalyptiques et capturé les saboteurs de la Garde de fer infiltrée chez nous.

Ivre de liberté, la population endure la faim, la soif, la maladie et la peur dans les galeries et les catacombes des cités détruites. D’innombrables Syldaborduriens, surtout des femmes et des enfants, pour échapper aux atrocités, se sont exilés au pays voisin des “peuples de la plaine” du prince-philosophe Topor Potocki.

Oh sage Léviathan! Nos alliés promettent l’aide décisive à notre bien-aimé souverain Ottokar XII contre l’invasion. Or ils agissent peu car ils sont trop liés au négoce des richesses transpoutiniennes. En synode extraordinaire, l’Alliance des peuples aisés et consuméristes a exigé la fin des hostilités…ce qui les a intensifiées. Rien n’arrête le tyran belliciste. Il menace maintenant de nous calciner avec une arme de destruction massive que lâchera l’effroyable Stryge de feu, prête à l’envol mécanique.

Oh digne fils du soleil! La bravoure des Béatipoliens est notoire. Plus d’une fois, ils ont vaincu de cruels belligérants voulant les asservir. Aujourd’hui, au nom de la paix universelle, pourraient-ils prendre les armes pour la Syldabordurie?

Un bref silence, puis Léviathan CC rétorque:

Nobles étrangers, illustre ambassade! Si votre requête légitime se fonde sur le droit naturel des gens, la coutume interdit aux Béatipoliens de guerroyer dans un conflit hors de la mère-patrie. Votre résolution et votre audace sont vos seules armes défensives. Luttez jusqu’à la mort pour votre noble cause, qui est celle de tous les peuples libres. Ils vous en remercieront. Certes, nous vous fournirons de l’armement supplémentaire.

En ce qui concerne la Stryge de feu: seul au prix de l’apocalypse, le tyran l’utilisera. Mais bientôt, nos rusés émissaires le dissuaderont de poursuivre l’offensive….

Les ruines

Coupant la parole au monarque, précédé d’un éclair céleste, un souffle brûlant  ébranle le palais qui croule vite dans le feu et la poussière. Par miracle, nous arrivons à regagner l’air libre.

Béatipolis, nouvelle Atlantide effondrée, n’est plus qu’un océan de flammes d’où émergent des cris et des pleurs. Au milieu des corps calcinés, des silhouettes hagardes sillonnent le brouillard de cendres.

Dans le crépuscule, parmi les nuages que noircit le brasier, tel le dragon du mal, la Stryge de feu lâche d’ultimes salves funestes.

Éclairs et tintamarre répétés.

Comme toujours, le courage de Trelawney est édifiant. Il ne cesse de secourir les malheureux captifs du déluge du mal.

Sous la statue brisée de Léviahan Ier, dans les décombres de Béatipolis, entouré de gémissements, je termine au mieux cette dépêche.

Mon cher neveu, te parviendra-t-elle?

Si oui, rappelle aux avisés Philadelphiens que seule la force légitime du droit des gens, parfois en armes, arrêtera le conquérant malfaisant, profanateur des frontières, ivre de territoires, avide de vies innocentes, despote de son propre peuple.

Tragique destinée que celle des Hommes: au temps de la guerre calamiteuse, la Providence les a-t-elle oubliés?

Ton affectionné oncle, Jean-Robert de la Grande Boissière

La mystique du Colt

« Just my Rifle, my Pony and Me. », My Rifle, my Pony and Me [chanson], Howard Hawks, Rio Bravo, 1959.

 

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Sergio Corbucci, Django, Italie, 1966. La mystique du Colt à son apogée (tous droits réservés). Magnifique Franco Nero dans le rôle-titre.

Après la tuerie de la discothèque d’Orlando commise par un sicaire prônant son obédience islamiste (49 tués), la fusillade du 14 février 2018 en Floride au lycée de Parkland (17 morts) s’ajoute aux habituelles tueries en masse qui endeuillent les U.S.A depuis le massacre du 20 avril 1999 au Lycée Columbine. Deux étudiants y abattent 12 camarades et un professeur. Drame national, le fait divers incite le cinéaste Michael Moore à questionner la culture des armes à feu aux États-Unis dans le spectaculaire Bowling for Columbine (2002), primé à Cannes la même année.

Gun contre Gun

Gun Violence Archive recense les incidents liés aux armes à feu : 402 mineurs ont été meurtris ou tués aux États-Unis depuis le premier janvier 2018. Ils rejoignent les 36 252 morts par arme à feu en 2015 (homicides, suicides). Si 248 victimes ont moins de 14 ans, 4 140 étaient âgés de entre 15 et 24 ans*. Or les millions de port d’armes délivrés à travers les États-Unis (plus de 2 millions en Floride) conditionnent évidemment la brutalité souvent homicide avec laquelle interviennent les forces de police. Du côté policier, l’impératif du risque zéro multiplie l’usage préventif de l’arme à feu. La « bavure » est un effet collatéral de la culture sociale des armes à feu. La violence nourrit la violence.

Malgré la mobilisation massive des lycéens contre l’insécurité dans les écoles, la réponse politique est conforme au conservatisme de l’actuel gouvernement américain. Porte-parole officieux de la puissante National Rifle Association (NRA), que maintenant boycottent des enseignes de sport, des compagnies aériennes et de location automobile, le président Donald Trump, droit dans ses bottes Stetson, affirme sans rire : « Une école sans armes attire les mauvaises personnes ».

La panacée des fusillades serait d’une simplicité biblique : il faut armer les enseignants afin qu’ils puissent liquider en auto-défense le tueur de masse. Il faut multiplier les policiers armés sur les campus, comme au bon vieux temps de la frontière. « Gun » contre « Gun ! » Or, la présence à Parkland d’un aide-sheriff armé n’a pas évité le massacre des adolescents.

Retour au Western

Aujourd’hui, près de 70% des écoles publiques organisent des exercices d’auto-défense pour tenter de protéger les enfants et les adolescents contre les fusillades à l’arme automatique ! La classe devient le nouvel espace de l’affrontement sécuritaire. Le campus pourrait redevenir le théâtre social du duel lié à la mystique du Colt. Celui de l’affrontement à armes égales. Une mystique du Colt qu’a forgée le film de genre qu’est le western. Son imaginaire de l’auto-défense revient en force dans la culture politique américaine.

De sa naissance à son crépuscule, le western américain déploie la mystique du Colt comme ultime recours du bien contre le mal, parfois avec la figure héroïque du shériff isolé qui peine à endiguer la vindicte sociale de l’auto-défense ou du lynchage. Le Train sifflera trois fois de Fred Zinnemann(1952), Rio Bravo de Howard Hawks (1959), L’Homme aux colts d’or d’Edward Dmytryk (1959) ou encore La Horde sauvage (1969) de Sam Peckinpah : parmi des centaines d’autres, les westerns américains de la mystique du Colt véhiculent les formes licites ou non de la violences armée, solitaire ou collective. Ils inspireront la veine des westerns italiens qu’incarnent notamment les figures inoubliables de Django et de Sabata, militants de la mystique du Colt, pour le meilleur et pour le pire.

Django et Sabata

Entre 1960 et 1970 environ, politisant l’imaginaire de la frontière dans le prisme de la lutte des classes et des années de plomb qui ensanglante l’Italie, les « westerns spaghettis » radicalisent la mystique du Colt. Leur esthétique solaire est romantique, naturaliste et baroque. La mystique du Colt y culmine dans la philosophie libertaire du justicier solitaire, épris de la juste vendetta. Mais aussi dans celle du potentat qui mêle le crime organisé à la vénalité. S’y ajoute en point d’acmé la liturgie frontale ou circulaire du duel (voire du « triel ») comme affrontement métaphysique entre le bon, la brute et le truand. Mon Colt fait la loi (1964) de Maro Caiano, (1964), la trilogie de Sergio Leone (Pour une poignée de dollars, Et pour quelques dollars de plus, Le Bon, la Brute et le Truand, 1964-1966) avant le crépusculaire Il était une fois dans l’Ouest (1969), Django (1966) et Le Grand silence (1968) de Sergio Corbucci, Sabata (1969) de Gianfranco Parolini : parmi de très nombreux autres, ces films visualisent la mystique du Colt comme recours du bien contre le mal mais aussi comme instauration de la terreur sociale. Dès la première image, Django (Corbucci) traine dans la boue le cercueil contenant la mitraillette avec laquelle il purgera le mal de la Cité. L’arme à feu est un boulet moral…nécessaire.

Légitime défense

Aujourd’hui aux États-Unis, alors que l’imaginaire de la confrontation sociale et politique entre le bien et le mal suit l’imaginaire intersidéral de la saga belliciste Star Wars (Empire versus Alliance ; comme à l’âge d’or de l’héroïc fantasy des années 1930-1950), la mystique du Colt l’emporte sur la pacification sociale du désarmement. La Constitution rend celui-ci aléatoire (deuxième amendement dans l’héritage des « milices » coloniales matrice de la la révolution avant que G. Washington ne l’organise). Dans l’héritage de la frontière, l’armement d’autodéfense individuelle est une liberté constitutionnelle. Ainsi, malgré l’hécatombe d’adolescents fauchés sur les campus, dans l’imaginaire social, le Colt assure les libertés individuelles par la légitime défense contre le mal armé toujours imprévisible.

Répliquer, se défendre à main armée, faire sa propre justice : la mystique du Colt, selon les canons esthétiques et moraux du western, entretient la culture de la violence. Pire, elle instaure la privatisation de la violence armée contre le monopole de la violence d’État qui en régule tant bien que mal les excès, même si parfois le populisme en tire un substantiel bénéfice sécuritaire. La légitime défense s’abreuve au déficit sécuritaire de l’État de droit : la confrontation directe du gun contre gun mine le contrat social démocratique de la médiation pénale. La liberté est-elle au bout du Colt ?

 

Une lecture stimulante et urgente pour décrypter les mythologies contemporaines de la légitime défense comme fin du contrat social démocratique et genèse de la violence individualiste: Elas Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, La Découverte, 2017. Voir aussi: Firmin DeBrabande, Do Guns Make Us Free?: Democracy and the Armed Society, Yale, YUP, 2015.
* « Fusillades aux Etats-Unis, cinq chiffres pour un fléau », Libération, 15 février 2018 (http://www.liberation.fr/planete/2018/02/15/fusillades-aux-etats-unis-cinq-chiffres-pour-un-fleau_1630047).
(LM. 30)