Genève: à nouveau, une librairie historique en moins

“Ceux qui aiment les livres ont souvent leurs habitudes dans les librairies dont ils conservent le secret.” Vincent Puente, Le Corps des librairies. Histoire de quelques librairies remarquables et autres choses, éditions La Bibliothèque, Paris, 2015, p. 1.

 

 

Après la fête du salon du livre, à nouveau la mort annoncée d’une  librairie à Genève, le Rameau d’or.

Une libraire chaleureuse qui est restée 45 ans au service du livre, de la littérature et des sciences humaines. Un havre intellectuel de paix dans un quartier où frappe, comme ailleurs à Genève, la prédation immobilière qu’escortent la horde automobile et la disparition des locataires.

Rappel: Genève a été très longtemps une ville étonnamment riche en matière de commerce du livre moderne et ancien. Depuis le XIXe siècle, imprimeurs, éditeurs et libraires, plusieurs dynasties familiales tiennent le haut du pavé de la libraire genevoise, fierté culturelle et économique des autorités politiques de la cité, véritable citadelle des imprimés depuis la Réforme, atelier typographique de l’Europe au XVIIIe siècle. Dans les années 1960-1970, un promeneur amoureux du livre n’avait que l’embarras du choix avec  les 46 librairies de Genève, sans compter les dizaines d’« Agences de journaux » Naville, où s’achète la presse bigarrée du monde entier. Le monde d’avant -comme on dit. La librairie est une passion démocratique.  Or, quand les librairies meurent, la cité devient sénile.

*** ***

Frédéric Saenger,  directeur du Rameau d’Or, nous écrit:

Chères amies, chers amis, clientes et clients, de notre cher Rameau d’Or:

(…)C’est avec beaucoup d’émotion que je m’adresse à vous aujourd’hui pour vous annoncer la fermeture de notre librairie bien-aimée. Ou ce que j’espère, sa mise en sommeil. Depuis des années, le Rameau d’Or a été le lieu de rassemblement de notre communauté, le cœur battant de notre amour pour les livres, les histoires et la littérature. Et c’est avec tristesse et après avoir mûrement réfléchi que nous avons été obligés avec Andonia Dimitrijevic, la propriétaire du Rameau d’Or et fille de son fondateur, de prendre la décision de bientôt fermer ses portes.

Quarante-cinq ans pour la la littérature et les sciences humaines

Depuis 45 ans, le Rameau d’Or a été un lieu de rencontre, de partage et de découverte. Il a été le point de départ de nombreuses aventures littéraires, le refuge de ceux qui cherchaient à s’évader du quotidien et à se plonger dans des mondes imaginaires. Le lieu de rencontres entre des gens venus de tous horizons, de toutes cultures et de toutes générations, un lieu où des amitiés ont été nouées, des idées échangées et des projets lancés. Mais vous le savez, le Rameau d’Or a également été confronté à de nombreux défis au fil des ans. Il a dû faire face à la concurrence des géants du commerce en ligne, à la baisse des ventes de livres physiques, à l’évolution des modes de consommation et à la pandémie qui a frappé le monde entier. A cela s’ajoutent plusieurs embûches et quelques malveillances (…).  Aujourd’hui, le dernier coup de massue arrivé en fin d’année vient des propriétaires de l’immeuble dans lequel se trouve la librairie. Ceux-ci se réapproprient les lieux et poussent à la sortie une partie des locataires. Et je comprends mieux pourquoi toutes nos demandes de travaux de rénovation et d’aménagement pour redynamiser le Rameau nous étaient systématiquement refusées. Nos négociations avec la régie nous permettent de rester jusqu’à fin Avril, peut-être Mai. Contrairement à d’autres locataires, nous avons décidé de ne pas entreprendre d’action en justice, cela ne ferait que retarder une décision qui est déjà prise par eux et nous ne sommes pas en position financière pour nous permettre de continuer sereinement.

Rester à flot

Nous avons tout essayé pour maintenir notre librairie à flot, pour la faire prospérer et pour continuer de partager notre passion pour les livres avec vous. Depuis mon arrivée j’ai réussi à assainir une bonne partie de la situation financière qui était catastrophique, en cherchant toutes les solutions possibles et au prix de nombreux sacrifices notamment personnels.Vous chers clients, amis, nous avez aidé grandement, par exemple lors du crowdfunding de Noël 2020 qui avait remporté un succès fantastique, nous permettant de passer un cap très difficile au sortir de mois de confinement. Pour enchaîner malheureusement tout de suite après avec le deuxième confinement de début 2021. Je vous serai éternellement reconnaissant et vous remercie à nouveau pour votre gentillesse, votre soutien. Soutien de tous les jours, avec vous clients fidèles ou de passage, parfois adhérents de l’association des Passeurs du Rameau d’Or. Nous avons encore besoin de vous jusqu’à fin Avril. Tout doit disparaître, nous devons vendre un maximum de nos livres pour pouvoir payer une partie de nos charges, nos fournisseurs et créanciers restants. A cet effet, nous organisons de grandes soldes entre 20 et 50%. Venez, profitez de faire une razzia, parlez-en autour de vous, cela nous aidera énormément.

Havre culturel

Je sais que pour beaucoup d’entre vous, cette nouvelle est un coup dur. Vous avez peut-être grandi dans cette librairie fondée par le grand Vladimir Dimitrijevic, vous y avez passé des heures, vous avez acheté des centaines de livres, vous y avez trouvé des amis et des mentors. Vous vous êtes peut-être réfugiés dans ses rayons lors de moments difficiles, vous y avez cherché des réponses à vos questions, vous y avez rêvé d’autres mondes et d’autres vies.Cette librairie a été plus qu’un simple commerce pour vous, elle a été un havre de culture et de paix. La culture est une passion qui nous est commune, un feu qui brûle en nous et qui nous pousse à explorer, à apprendre, à imaginer et à créer. Et c’est pourquoi je vous invite à poursuivre votre passion pour les livres et à continuer de soutenir les librairies indépendantes, les bibliothèques et les organisations qui défendent la lecture et l’éducation.Je tiens à remercier chacune et chacun d’entre vous pour votre soutien, votre engagement et votre amitié au fil des ans. Nous avons partagé des moments extraordinaires dans notre Rameau d’Or, des moments qui resteront gravés dans nos mémoires et dans nos cœurs. Nous avons créé une communauté de passionnés de culture, une communauté qui continuera de vivre et de prospérer même après la fermeture. Je tiens également à remercier chaleureusement tous celles et ceux qui ont contribué à la vie de notre librairie au fil des ans, nos prédécesseurs, nos employé.e.s dévoué.e.s et nos stagiaires. Je suis fier de chacune d’entre elles, de chacun d’entre eux et je sais que leur passion pour la culture continuera de les guider dans leurs futurs projets. Un grand merci à Lucas mon fidèle et efficace collaborateur, merci pour son soutien, son travail, sa culture littéraire et ses talents de graphistes hors pair.

Lien social

La fin de la mission sociale que je m’étais donnée manquera tant elle était utile. Depuis un an et demi j’ai reçu avec un grand succès une vingtaine de stagiaires qui étaient des jeunes déscolarisés ou des personnes ayant été victimes de burn-out dans leurs précédentes professions. Le cadre bienveillant du Rameau d’Or permit à l’immense majorité d’entre elles et eux de repartir plus confiants, heureux et même avec l’envie de reprendre des études ou une formation littéraire. Je suis également reconnaissant envers les auteurs et les éditeurs, les différents artistes qui nous ont soutenus et que nous avons soutenu tout au long de notre parcours. Il serait trop long de vous citer toutes et tous et je ne veux pas faire de tort en en oubliant certains. Vous savez comme vous avez comptés pour nous.En trois ans et demi, nous avons organisé plus d’une centaine de rencontres culturelles avec des auteurs, des poètes, des philosophes, des photographes, des musiciens… J’ai adoré interviewer la plupart d’entre vous.Des rencontres culturelles ouvertes à tous, pour tous, gratuites pour 95% d’entre elles. Je remercie aussi nos fournisseurs, notre fantastique nouvelle fiduciaire, nos partenaires, et nos amis. Merci à la Fondation Palm qui croit en nos projets présents et futurs. Un merci spécial pour nos voisins et amis, les galéristes de la magnifique galerie Mottier, Roberto et Alexandre. Merci pour toutes nos conversations et votre soutien. Merci à l’ensemble des commerçants du Boulevard Georges-Favon, ce quartier se vide, tenez bon! Un énorme merci aux Passeurs du Rameau d’Or, en adhérant à l’association que nous avons créée il y a deux ans vous nous avez montré votre fidélité et votre amitié. Un grand merci aux membres de son comité, Francesco, Sophie, Roland et plus particulièrement Marcel son trésorier, fer de lance et ami. Un gros et beau merci aux donatrices et donateurs en tous genres.Un merci plein de gratitude aux étudiants de l’UOG et aux bénévoles pour le rangement, l’archivage de notre sous-sol, l’inventaire, pour tout ce qui reste à venir. Et pour le débat public et philosophique sur Ulysse. Un infini merci à mes amis Nadia et Fernando pour leur aide précieuse lors de nos soirées culturelles, les apéritifs étaient parfaits grâce à eux, ainsi que tout le travail sur les réseaux sociaux. Merci beaucoup à Mabel et Sofia pour leur aide administrative. Merci à ma famille pour m’avoir épaulé. Merci à mes amis d’avant et à ceux que je me suis fait ici.Un merci éternel pour Sophie F. que vous avez croisée à de nombreuses reprises au Rameau d’Or. Elle est l’une des responsables de l’Université Ouvrière de Genève et une locomotive solaire. Merci pour toute son aide prodigieuse, son soutien extraordinaire et merci de faire partie de ma vie. Un dernier merci pour Andonia Dimitrijevic qui m’a remis les clefs du Rameau à la fin de l’année 2019. En apprenant qu’il aurait dû fermer définitivement à ce moment-là, je lui avais proposé de mettre ma vie de côté pendant un an et venir tenter de trouver des solutions pour le sauver. Je pensais réussir mais deux mois après est arrivé le Covid qui a tout chamboulé. Je ne suis pas un magicien m’a-t-elle dit, mais un médecin-urgentiste qui a tout fait pour le soigner et le protéger. Nous avons travaillé pour faire du Rameau d’Or un lieu spécial, un lieu où les livres étaient plus qu’un simple produit, un lieu où les gens étaient plus qu’une simple clientèle. Nous avons construit une famille de passionnés de culture, une famille qui continuera de s’épanouir et de grandir même après la fermeture de notre librairie. Je tiens à vous remercier, chères amies et chers amis de la librairie, pour votre soutien et votre loyauté au fil des ans. Nous sommes reconnaissants de vous avoir eu à nos côtés pour ce voyage, et nous sommes honorés d’avoir partagé notre passion pour la littérature avec vous. Nous sommes tristes de partir, mais nous sommes également enthousiastes pour la suite de notre aventure. Nous sommes convaincus que de grandes choses nous attendent à l’horizon, et nous sommes prêts à les affronter avec courage et détermination. Fort de mes expériences professionnelles et extra-professionnelles, je garde à l’esprit le projet que j’ai depuis mon arrivée, celui d’un véritable centre culturel et tous vos témoignages enthousiastes me pousse à persévérer dans ce sens.

 Mort ou mise en sommeil?

Enfin, je tiens à vous rappeler que la mise en sommeil du Rameau d’Or ne signifie pas la fin de notre histoire. Nous avons écrit ensemble de nombreuses pages dans le livre de la littérature, des pages remplies de passion, d’amour et de créativité. Et même si cette histoire se termine aujourd’hui, nous aurons je l’espère la possibilité de continuer à écrire de nouveaux chapitres ensemble, ailleurs. N’hésitez pas à nous contacter si vous avez des idées de lieux.Demain sera le Dimanche des Rameaux, ayez, je vous prie, une petite pensée pour nous.Ensemble, nous aurons la possibilité de continuer à partager notre passion pour les livres, à inspirer les générations futures et à créer un monde plus riche, plus diversifié et plus humain grâce à la culture. C’est aussi la raison de mon engagement politique récent comme candidat au Grand Conseil pour pouvoir faire valoir mes valeurs humanistes pour une culture qui nous élève, nous interroge et nous divertit, pour toutes et tous. Cette culture doit être représentée partout.Je vous remercie du fond du cœur pour votre soutien, votre compréhension et votre amour pour le Rameau d’Or. Je vous souhaite à tous une vie remplie de livres, de rêves et de découvertes. Et je vous invite à continuer de chercher la beauté, la vérité et la sagesse dans les pages des livres, et à transmettre cette passion à ceux qui vous entourent. Car la littérature est une lumière qui brille en chacun de nous, une lumière qui illumine notre chemin et qui nous guide vers un monde meilleur. Je suis fier de tout ce que nous avons accompli ensemble et je suis convaincu que nous avons semé des graines de passion, de créativité et de curiosité qui continueront de fleurir dans les années à venir. Je vous souhaite le meilleur pour l’avenir et je suis impatient de vous retrouver ailleurs. Je conclurai par mes mots de fin des soirées culturelles du Rameau d’Or: communiquons, communions, levons-nous et de manière plus poétique, pour plus d’harmonie et de sagesse, soyons comme l’allumeur de réverbères du Petit Prince qui parcourt une planète folle et irresponsable; allons dans les sentiers, prônons l’Amour, soutenons les artistes, la culture sous toutes ses formes, lisons des livres et allumons sans cesse nos lumières et celles des autres.Avec toute mon affection et ma gratitude,Frédéric Saenger

L’outillage contre le bouquinage ! Rouvrir les librairies.

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“Les librairies n’ont que faire de l’air du temps”: V. Puente, Le Corps des libraires, p. 7.

Pandémie urbaine : scènes paradoxales dans la ville blessée. Spectacles contradictoires.

Amertume aussi.

À la péripétie urbaine, entre la verticalité grise du faubourg et le ghetto bobo, l’immense surface du bricolage et du jardinage est ouverte. Toujours populaire. Toujours achalandée.

Béant l’hyper-marché: «Venez M’sieurs dames !»

Parking quasi complet. Cohorte habituelle de SUV. Foule bigarrée des grands jours.

Temple du Do it yourself

Après le rituel palmaire du gel hydro-alcoolique, chacun s’égaie joyeusement et rassuré dans la caverne d’Ali Baba du bien-être domestique.

Haut-parleurs feutrés de la dystopie du Do it yourself : la voix suave d’un androïde féminin répète les coutumiers messages sur la distance sociale : «Chères clientes, chers clients, dans les conditions sanitaires actuelles, nous vous demandons… !»

Un remake consumériste du film THX 1138 de George Lucas (1971)!

La clientèle masquée, parfois endimanchée, hésite entre la perceuse électrique BOSCH dernier cri, un tournevis cruciforme lumineux ou un «marteau de mécanicien» (mais aussi d’électricien, de maçon ou à piquer les soudures, voire d’arrache-clou), un sinistre set de douche bleuâtre Made in China, un bac plastique fourre-tout, un révolutionnaire spray de «rafraichisseur pour textile automobile», un tube de colle universelle ou encore un ficus microcarpa ginseng en pot.

Cohorte humaine aussi devant le «Click and Collect» où s’entassent les articles préemballés de la félicité laborieuse et bricoleuse.

Recluse derrière le haut hygiaphone en plexiglas, la mine défaite, les caissières débitent les flux monétaires du bricolage ménager.

Exit du supermarché: cohue métallique des charriots surchargés, insouciant embouteillage démocratique. Noms d’oiseaux habituels aux carrefours surchargés du parking bétonné.

La vie normale, quoi!

Librairies endeuillées

Retour au cœur de la cité. Stupeur.

Honte aussi?

Petites et grandes, nationales ou locales, généralistes, de bande-dessinée ou pour enfants: les librairies sont fermées.

«Fermées M’sieurs dames !» On vous le dit!

Hermétiquement closes. Radicalement barrées. Niet.

Quasi murées dans l’oubli social.

Comme endeuillées d’elles-mêmes, même si des libraires offrent le port gratuit des livres commandés en ligne.

En vitrine, miroir lugubre des faces masquées, les livres et les ouvrages de tous formats attendent. Dépérissent.

Romans, libelles, ouvrages de sciences humaines, albums d’art ou de photographie, bande-dessinée, livres d’enfants et scolaires mais aussi traités culinaires, cartes géographiques et guides de voyage: le patrimoine livresque de l’esprit est drastiquement mis en quarantaine. Les livres de poche perdent leur sens social.

Le livre se retrouve en réclusion matérielle et symbolique.

Banni de la cité prospère. Exilé de la sociabilité démocratique.

Tous ces imprimés qui espèrent retrouver leurs amis en chair et en os.

Tous ces imprimés qui attendent d’être feuilletés et collationnés.

Choix sanitaire et politique

Dans la pandémie inapaisée, il existe donc un choix sanitaire et politique insolite.

La flânerie à l’hyper-marché du bricolage domestique est licite (recommandée ?).

Le bouquinage dans les librairies de l’esprit est illégale (déconseillée ?).

Constatation empirique: au supermarché du bricolage, les gestes barrières seraient donc plus efficaces qu’à la libraire, temple de l’esprit.

L’outillage est libéré! Vive le bricolage!

Le livre est «confiné»! À bas le bouquinage !

En excluant le livre des «biens essentiels», la décision controversée du Conseil fédéral (13 janvier 2021) claquemure les libraires et les autres lieux culturels devenus inaccessibles. Par contre, la perceuse électrique et le spray de «rafraichisseur pour textile automobile» sont promus au rang de biens indispensables. Quasiment patrimoine de l’humanité!

Une décision politique qui oppose la vie matérielle et à celle de l’esprit.

La chaîne du livre est fragile

Quelle a été la négociation sociale ou commerciale derrière ce scénario autoritaire et contestable?

On le sait, de l’auteur au lecteur, via l’éditeur et le libraire, depuis toujours, la chaîne du livre est fragile.

Beaucoup plus fragile que celle de la perceuse électrique et du set de douche made in China.

La sociabilité du livre serait-elle moins primordiale que celle du marteau et du tournevis?

Déposons un instant les outils et réclamons sine die la réouverture des librairies aux mêmes conditions sanitaires que les cathédrales du Do-it-yourself!

Comme les musées, les bibliothèques, les dépôts d’archives ou les salles du spectacle vivant et filmique, les libraires sont les lieux d’accès populaire à la culture. Les seul et les plus simples avec la presse de qualité.

Ce qui évidemment ne disqualifie pas le marteau (de ferratier, de chaudronnier, à ciseler ou de commissaire-priseur) qui existe dès l’apparition de l’intelligence humaine, mais les “librairies n’ont que faire de l’air du temps“!

Lecteurs de tous bords unissons-nous! Nous avons nos habitudes et nos secrets dans les librairies comme les bricoleurs ont les leurs au Do it yourself!

Le livre vivant ne doit pas devenir une ruine de la pandémie.

Pour rêver, magnifique essai sensible de : Vincent Puente, Le Corps des libraires. Histoire de quelques librairies remarquables et autres choses, Éditions de La Bibliothèque, Paris, 2015, 125 p.

Si vous aimez la poésie: Le slam de Narcisse: perceuse:

https://www.rts.ch/play/tv/rtsculture/video/le-slam-de-narcisse-perceuse?urn=urn:rts:video:11944936

MUTANTS : QUI-VIVE !

© Arsène Doyon–Porret (crayon de couleurs, papier extra-blanc 75 g/m²): mutants.

 

 

 

“What makes this fragile world go ’round ?”, Beach House, “Space Song” (2015).

Comme dans un excellent film d’anticipation « série B » des années 1950, dont Invasion of the Body Snatchers de Don Siegel (1956; https://www.heidi.news/profil/michel-porret), COVID-19, notre redoutable ennemi invisible mute.

COVID-19 en pleine mutation.

Le virus « contre-attaque », si l’on peut dire, notamment avec les variantes britanniques, sud-africaines et brésiliennes.

Après l’Angleterre exsangue, l’Europe continentale est gangrénée. Ailleurs dans le monde, le virus marque des points. Les plus démunis payent un lourd tribut sanitaire.

Où serons-nous cet été ?

D’autres offensives sur l’horizon pandémique ? Plus virulentes, plus contagieuses moins propices à l’immunité humaine ? Nul le sait. Aucun scénario n’est écrit à l’avance.

Où serons-nous cet été ?

En quarantaine domiciliaire ou libres et ivres de soleil ?

COVID-19 transmute.

Peut-être est-ce nous les vrais mutants de l’histoire ?

La nonchalance démocratique s’effrite. La vigilance anxieuse s’affirme. Les corps se renfrognent. La prévision se rétrécit.

Vivre sur le qui-vive, ce n’est pas la vie.

Qui-vive ! : injonction de la sentinelle devant la présence suspecte.

Wer lebt ? Who lives ? Che vive? Quien vive?

Cri d’alarme universel.

Appel au branle-bas.

Sommation avant le coup de feu.

Gouvernance de la peur

À partir de 2001, nous vivons massivement sur le qui-vive ! Bientôt vingt ans : quasiment une génération de l’effroi.

La génération troublée de l’inquiétude et de l’anxiété. Plus d’une fois, les enfants nés après cette date le ressentent.

Aussitôt accompli le raid sur les Twin Towers du Word Trade Center, le terrorisme a engendré la gouvernance de la peur fondée sur les législations d’exception.

La gouvernance du qui-vive !

Avions, trains, aéroports, gares, bâtiments publics, boîtes de nuit, centres commerciaux, écoles, marchés, rédaction de médias, rues et places urbaines, terrasses des cafés : face à l’hydre terroriste, l’État sécuritaire avec la vie sur le qui-vive !

Vivre sur le qui-vive, quelle vie !

Printemps 2020-aube 2021 : vivre sur le qui-vive devient progressivement la nouvelle norme biopolitique de la sociabilité suspicieuse. Celle qu’instaurent l’éloignement social, le port du masque, le gel hydro-alcoolique et les gestes barrières : du télétravail aux répétés couvre-feu et isolement sanitaire à domicile prolongé, remis en œuvre ou abrogé.

La vie en chair et en os est éprouvante. Épouvante ?

Les hôpitaux tiendront-ils le coup ?

Cadence improvisée et alarmée de la vie sur le qui-vive avec la fermeture-réouverture-fermeture-réouverture des commerces « non essentiels » et des restaurants ou bars.

Le qui-vive toujours recommencé !

Le bio-Léviathan

Vivre sur le qui-vive : refrain sonore de l’anxiété dans les supermarchés : « Nous rappelons à notre aimable clientèle que dans ce magasin le port du masque est obligatoire même pour les enfants à partir de 12 ans. Veuillez svp respecter la distanciation sociale ». Même son de cloche tourmenté dans les gares, les aéroports et les transports publics.

Continuellement sur le qui-vive ! Le regard inquiet au dessus du masque FFP2 ou autre.

Dès lors, l’État retrouve une puissance morale et politique qui fait plier la réticence néo-libérale.

L’« État est méconnaissable : il dépense à tour de bras et déploie de grands programmes de vaccination et de soutien à l’emploi » (Charlotte Epstein, « Notre sécurité est devenue corporelle avant tout », Le Monde, « Idées », 15 janvier 2021, p. 27).

Diagnostiqué, traqué, ausculté, mesuré en ses minimes oscillations et ses fluctuations fiévreuses, vacciné, réexaminé : le corps biologique refonde plus fortement le corps politique. L’extension des mécaniques et des applications de surveillance individuelle et corporelle se normalise. Elle forge le consensus sécuritaire de la guerre sociale anti-virale qui radicalise le nouveau Léviathan du bio-pouvoir.

On peut imaginer une  forme radicale de contrôle social étendu à l’ensemble des individus d’une communauté politique : le pointage automatique de l’état fébrile en lieu et place de la la biométrie faciale !

Usual suspects ?

“37°6 de température: vous êtes en état d’arrestation sanitaire !

Toute opposition est louche : le pandémo-réticent est un allié potentiel du virus ! Donc – en forçant le trait – un ennemi public.

Prémonition dystopique !

La « sécurité corporelle » : prodigieux enjeu sanitaire au niveau planétaire, gigantesque marché médical et sécuritaire, fondement de la gouvernance du qui-vive.

Celle de la peur qui s’est fortement banalisée depuis 2001 avec l’impératif sécuritaire.

Comment en ressortir tous indemnes ?

Faut-il vraiment abandonner les réconforts du couvre-feu et du « confinement » ?

Bas les masques : l’espoir sanitaire est-il suffisant pour l’espoir démocratique ?

COVID-19 mute ! Il nous transmute progressivement dans l’incarnation morale et physique du qui-vive !

Bientôt, les anthropologues  de l’anxiété sociale et du régime sécuritaire pourront écrire des pages substantielles et inoubliables sur les mutations socio-mentales du début du XXIe siècle.

LM 67

Le Grand asservissement

 

 

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Dans le sédiment du silence et les bruits de la fortune.

Aux enfants blottis dans le cœur de la vie ou le ventre de leurs mères.

À tous ceux apaisés devant la menace armée.

Complices du rire, des nuages et des oiseaux : accaparons l’aurore !

 

L’épuisant moment pandémique du COVID 19 restera comme le temps exemplaire d’instauration politique de l’État sanitaire et sécuritaire en régime démocratique et libéral.

Par sécurité : partout, l’impératif préventif scande l’espace public et devient le refrain social de la ville meurtrie.

La ville meurtrie avec l’héroïsme hospitalier.

Certains nomment cette période précautionneuse : « état de guerre ». Ils oublient que la guerre implique la volonté humaine belliciste, le déterminisme non naturel, la stratégie rationnelle, le concept offensif, le savoir-faire balistique.

Isolement domiciliaire (hâtivement nommé « confinement ») volontaire voire obligatoire, couvre-feu, état d‘urgence, laisser-passer, réduction de la libre-circulation des individus : avec le renforcement périmétral du contrôle social, la fin du mal pandémique justifie tous les moyens pour le contenir. Une politique souvent improvisée d’endiguement qui libère les empoignades et les résistances hétéroclites, sectorielles, libertaires, parfois « anti-complotistes ».

Le miasme affole

L’extension croissante du télétravail et des affligeantes « zoom-relations » accentuent la décomposition de la sociabilité la plus sommaire, celle de la démocratie.

En présentiel (vocable insensé) ou à distance ?

La clôture des lieux de vie coutumière renforce ce désarroi social.

Le « geste-barrière » disqualifie le « geste-de bienvenue ». Il dénigre l’hospitalité. Il normalise l’écartement au loin du corps, à nouveau incarnation du mal. L’ordre comportemental en pandémie légitime la défiance réciproque.

Nous vivons de reculade en reculade ! Stricto sensu.

La contagion rôde.

Elle s’éternise avec le cortège morbide de la vulnérabilité sanitaire.

La fraternité de l’embrassade dégoûte.

Le baiser tourmente.

Le souffle de l’autre répugne.

Le miasme affole.

Le postillon terrifie.

La sueur palmaire épouvante.

Astiquons, brossons, décapons, décrassons, javellisons, lessivons : qu’advienne l’Ère du suprême hygiénisme.

Le mal mine la ville navrée dans l’état sanitaire.

Que dire des faméliques masqués aux dispensaires de la dernière chance ?

Que dire des comblés démasqués dans les SUV anachroniques ?

Et les ribambelles enfantines à visages découverts  sur les préaux ?

Et les oiseaux argentins dans le ciel crépusculaire ?

On voit vos narines !

Avec son masque mal ajusté, l’ennemi public tousse, éternue, se mouche sans plier le coude. Pire, il néglige de purifier ses mains en entrant au supermarché. Sur le quai de gare, devenu agent sanitaire casqué et masqué, le pandore ferroviaire  sanctionne vertement, le majeur menaçant :

« Eh vous là-bas ! Votre masque est de travers ! On voit vos narines ! On sent votre souffle !! Circulez !!! » (Gare de Lausanne, jeudi matin 19 novembre, vers 10 heures).

Suspect habituel. Individu inconscient. Œil de la police.

Suspect du régime sanitaire ou avatar du « boute-peste », tant redouté durant les pandémies de l’Ancien régime ?

Chirurgical ou à la mode, de tissu, de papier ou en plexiglas, le masque facial, nommé parfois muselière sanitaire, condamne le visage à découvert.

Le visage dévoilé que refusent à la fois les  justiciers (Zorro), les supers héros (Batman) et les supers criminels (Fantômas). Ils agissent à visages  masqués. Ils suscitent l’effroi pour sidérer l’adversaire et jouir de l’impunité.

Nous nous masquons pour profiter de la vie. C’est ainsi !

Boostant le capitalisme sanitaire comme le fera le vaccin, le gel hydro-alcoolique instaure la société morbide de la suspicion universelle.

Vivement le dégel pandémique de tous les abandons.

L’ère insalubre remplace le temps démocratique du flux social et de l’insouciance gestuelle et charnelle.

Le temps béni du flux et du reflux quand le bain de foule redevient un petit bonheur social.

Social-zoom !

Actuellement, les moins optimistes s’alarment.

Les plus lucides mettent en garde.

Les grincheux grinchent.

Tous parient sur la montée inexorable de l’assujettissement généralisé qu’oblige la gestion politique de la pandémie.

Selon eux, la contamination biologique de l’ennemi invisible précède la pestilence politico-sociale du Grand asservissement.

On pourrait le qualifier comme le contrat social dévoyé par la peur et l’insécurité : « La peur est le plus puissant des moteurs. La peur transforme les hommes. Elle peut les détruire, ou bien les rendre invulnérables. La peur dope les esprits, ou les réduit en bouillie. Elle est instrument d’asservissement, elle n’a pas de limite. Qui contrôle la peur, contrôle l’homme, voire des foules entières » (Maxime Chattam).

Impératif de l’imaginaire « risque zéro »: l’excessive exigence sociale de sécurité gommera bientôt les libertés fondamentales.

Le Grand asservissement politico-biologique illustre la condition non citoyenne des dystopies sécuritaires du contrôle social radical de l’individu confiné dans le pire des mondes possibles.

Pour s’en convaincre :

(re)lisons le chef-d’œuvre trop oublié La Kallocaïne que l’ingénieuse et désespérée écrivaine suédoise Karin Boye (1900-1941) publie en 1940, un peu avant son suicide.

(Re)lisons 1984 (1949) de George Orwell avec Le meilleur des Mondes (1932) d’Aldous Huxley

(Re)lisons L’âge de cristal (1967) de William Francis Nolan et George Clayton Jonhson.

(Re)voyons THX 1138 (1971) de George Lucas, synthèse filmique du totalitarisme dystopique.

Pivot de l’imaginaire dystopique, le Grand asservissement émerge lentement aujourd’hui du mal invisible et de l’offensive pandémique.

Nous ressortirons peut-être indemnes du laboratoire sanitaire de la discipline sociale qui depuis mars 2020 contraint les esprits et éloigne les corps. Or, la démocratie du « social-zoom » ne pose-t-elle pas déjà insidieusement les fondements juridiques, moraux et pratiques de  la « démocratie illibérale » du Grand asservissement basé sur la distanciation sociale, la permanence et l’extension extraordinaire du contrôle des individus  ?

La gestion de la pandémie  est un modèle de gouvernance. Ses conséquences et son impact dépasseront certainement la fin de la pandémie.

Alors,  pour l’instant, vivons coude à coude !

Imaginaire du Grand asservissement :

Karine Boye, La Kallocaïne (1940, en suédois), Éditions Ombres (Petite Bibliothèque Ombres), 2015 (191 p.)

George Lucas, THX 1138, 1971:

https://duckduckgo.com/?t=ffnt&q=THX+1138&atb=v208-1&iax=videos&iai=https%3A%2F%2Fwww.youtube.com%2Fwatch%3Fv%3Dcjtj-w5dx9k&ia=videos

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L’ENNEMI INVISIBLE (6). Confiner et punir

à M.C.

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© francescoch via getty image

« Confiner : reléguer, bannir, envoyer une ou plusieurs personnes demeurer dans certains pays éloignés. », Pierre Richelet, Dictionnaire français contenant les mots et les choses, Genève, 1780, p. 164.

« Confinement. Terme de droit criminel. La peine de l’isolement dans les prisons. », Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, I, Paris, 1863, p. 727.

Selon Le Soir (2 avril), la police bruxelloise a verbalisé plus de 5.600 infracteurs aux « règles de confinement ». Face à l’ennemi invisible, 3.4 milliards de personnes sont aujourd’hui « confinées » à domicile dans 80 pays (50% de la population mondiale, Le Monde, 30 mars). Le Grand confinement planétaire fait écho au supposé Grand renfermement des insensés et des pauvres après la Renaissance selon Michel Foucault (Histoire de la folie, Gallimard, 1972) ! Écart à la règle, en Suisse, où nul n’est obligé de rester chez soi, l’OFSP parle d’auto-isolement. Le fédéralisme est volontariste. Or, autour d’un mot particulièrement équivoque, utilisé dans tous les sens dans l’actuel désarroi social, en cette chute dystopique vers le pire des mondes possibles, sommes-nous confinés (déportés sur les « confins ») ou cloisonnés (enfermés en « Grande quarantaine ») ?

Aux confins

Dès la fin du Moyen âge, le mot « confins » désigne la limite topographique et géographique du champ, du domaine, du fief, du ressort. La lexicologie nomme « confins » les terres ou les territoires sis en bordure de la frontière. Vivre aux confins signifie être exilé aux limites de la cité ou du ressort, voire en lisière du limes selon le concept géopolitique de la Rome impériale. Auparavant, chez Homère, Polyphème, le cyclope aveuglé par Ulysse, vit en monstre cavernicole aux confins des « mangeurs de pain » (Odyssée, IX), soit à l’orée du monde « barbare ».

Peu à peu, le sens strictement spatial de « confins » recoupe « bout, espace éloigné », territoire écarté, « contrée reculée », région isolée. En 1925, militaire, cartographe et explorateur britannique, l’aventurier Percy Fawcett (1867-1925) disparaît dans la jungle brésilienne, à la quête d’une cité mythique, aux confins du monde connu. En outre, confins désigne le « passage intermédiaire » entre deux situations sociales ou morales ainsi que l’étape ultime de la vie au seuil de la mort.

Confiner et punir

De tout temps, dans un sens punitif, « confiner » signifie « reléguer », détenir en un espace restreint, réduire l’individu à la résidence disciplinaire, le resserrer aux fers, le réprimer par la clôture, l’enfermer plus strictement dans la prison. « Confinement » équivaut principalement à enfermement pénitentiel et pénal, voire à bannissement avec « mort civile ». « On vient de la confiner dans un couvent » : jadis, s’y ajoute en outre l’usage  de la réclusion conventuelle, plus ou moins volontaire.

Par ailleurs, « de surface », « vertical » ou « horizontal profond », le confinement est un dispositif matériel particulièrement complexe (excavation, déplacement, réduction de la perméabilité, endiguement, etc.) appliqué aux sites pollués pour endiguer le vecteur de contamination.

Au Moyen âge, le confiné est un banni selon l’historienne polonaise Hanna Zaremska qui étudie le mécanisme pénal du confinement des pécheurs ou des malfaiteurs expulsés de la cité (Les bannis au Moyen âge, Aubier, 1996). Ils rachètent leurs illégalismes dans le pèlerinage religieux sur les routes d’Aix-la-Chapelle ou de Rome. Paradoxalement, le confinement est bien l’éloignement géographique du banni. Son retour suppose sa « purification » via le pèlerinage pieux. Bref, entre intimidation collective et ostracisme individuel, la sanction du confinement vise plutôt l’éloignement social que la quarantaine domiciliaire.

Rétention

À l’époque contemporaine, les États ségrégationnistes, autoritaires ou totalitaires instaurent le confinement à la périphérie du territoire national, soit l’exil du vaincu, de l’opposant(e) ou du « dissident ». À l’instar des réserves aux États-Unis où les Indiens sont clôturés parfois derrière les barbelés, le « confinement » reste un dispositif répressif plutôt qu’une mesure de salubrité collective (bien que celle-ci puisse motiver la ségrégation). Y est visé l’isolement disciplinaire du rétif ou la proscription de l’ennemi politique en enceinte de confinement (« zone sécurisée »).

Dès les années 1920, les régimes bolchévique puis stalinien confinent en Sibérie les « réactionnaires » envoyés au goulag ré-éducatif des travaux forcés. Sous le fascisme mussolinien (1925-1945), les intellectuels, les homosexuels, les démocrates, les socialistes puis les communistes sont confinés (« relegati ») au sud de la péninsule ou dans certaines îles méditerranéennes (San Domino, Ustica, nord de la Sicile). Paru en 1945, filmé en 1979 par Francesco Rosi, le néo-réaliste roman autobiographique Cristo si è fermato a Eboli (Le Christ s’est arrêté à Eboli) de Carlo Levi illustre le « contenimento » en exil rural sous l’autorité du podestà. Médecin turinois, membre du mouvement Justice et Liberté, le narrateur est « confiné » (banni) à Aliano, bourg désœuvré en Lucanie (Basilicate), « oublié de Dieu » selon les paysans.

Dès 1933, le confinement des opposants, des tziganes ou des Juifs instaure l’encampement concentrationnaire, pivot de la « solution finale » en Allemagne hitlérienne. Dans la Grèce de la Guerre civile (1946-1949) et des colonels fascistes (1967-1974), s’ils ne sont pas assassinés ou massés en camps de rétention, les opposants (libéraux, socialistes, communistes, ouvriers, étudiants, syndicalistes, intellectuels, etc.) sont confinés dans les îles, par exemple Ikaria en mer Égée orientale. Parmi d’autres démocrates, rescapé de la torture, le compositeur Mikis Theodorakis y est confiné en 1947 et 1948 avant sa détention concentrationnaire sur l’enfer insulaire de Makronissos (Cyclades). Même dispositif pénitentiaire dans la Chine communiste à lire la somme de Philip F. Wiliams et Yenna Wu (The Great Wall of Confinement. The Chinese Prison Camp through Contemporary Fiction and Reportage, University of California Press, 2004).

Pivot répressif des régimes liberticides et autoritaires, avilissant la dignité de l’exilé(e), le confinement (rural, insulaire) est l’exil carcéral à ciel ouvert sous un drastique régime policier.

Cloisonnement sanitaire et contrôle social

Les mesures sanitaires et sécuritaires liées à la pandémie actuelle relèvent plutôt du renfermement domestique qui claquemure l’individu dans l’espace privé loin de l’espace public. Claustration en lieu clos — comme en un enclos monacal sécularisé, avec les tâches et les fonctions dédiées aux besoins individuels et aux matières domestiques (ablutions, alimentation, loisir, travail, sommeil). Vivre cloîtrés égale « vivre reclus » mais non confinés hors de la cité.

Face à l’assaut coronaviral, le discours politique et médiatique est spartiate : « Nous sommes en état de guerre ! » L’impératif du Grand confinement (bientôt « déconfinement ») l’emporte verbalement sur « cloisonnement sanitaire » ou « mise en quarantaine » domestique (vocabulaire médical). Récurrent en temps d’incertitude, de troubles sociaux et de périls, ce tropisme du langage sécuritaire réverbère-t-il la « législation d’affolement » ? Celle que Jean Delumeau suit dans les moments de terreur collective qu’attisent la lèpre, la peste voire la sorcellerie satanique (La Peur en Occident, XVIeXVIIIe siècles, Paris, Fayard, 1978).

Le langage sécuritaire du « confinement » préfigure-t-il l’effritement des libertés après le « déconfinement général » ? Par son ampleur démographique, le Grand confinement reste un formidable et inédit laboratoire politique du contrôle social autoritaire pour l’État libéral. Dans plusieurs mois, son idéologie, ses implications normatives et ses pratiques inédites escorteront-elles le retour à la normale ? L’État sanitaire du confinement, volontaire ou obligatoire, parachèvera-t-il l’État sécuritaire ?

 

Étienne Balibar: “Nous ne sommes égaux ni devant le risque ni devant les mesures prises pour le conjurer (…) je dirais que l’un des traits de la démocratie, c’est la conscience que toute stratégie de protection collective, qu’il s’agisse de bouclage des frontières, de confinement, de traçage des “populations à risque”, n’est pas inoffensive. La façon dont une société se veut “en guerre”, même contre un virus, met en jeu la démocratie” (https://www.lemonde.fr/livres/article/2020/04/22/etienne-balibar-l-histoire-ne-continuera-pas-comme-avant_6037435_3260.html).

 

Une lecture stimulante pour historiciser distinctement la pratique disciplinaire et répressive du « confinement » en temps de paix : Norbert Finzsch et Robert Jütte (éditeurs scientifiques), Institutions of Confinement: Hospitals, Asylums, and Prisons in Western Europe and North America, 1500-1950, Cambridge University Press (1996), 2003.

LDM 55

L’ENNEMI INVISIBLE (5). Intellectuel collectif.

 

Amies et amis, collègues et collègues, évoquent et affrontent l’ennemi invisible qui nous plonge dans le mal et le désarroi, tout en déjouant la sérénité analytique des sciences humaines. Que faire pour créer le temps qui passe tous confinés dans le confinement ou dans le jardin de la bibliothèque ? Ne rien faire au moment de ce basculement dans l’anomalie sociale lorsque nulle vie n’est indigne ? Des discours sensibles qui ressoudent la compréhension et la fraternité au-delà de la quarantaine domestique dans la ville silencieuse où les murs sont couverts de discours, où les piétons avancent soupçonneux et masqués, où les oiseaux printaniers les plus inattendus s’égayent comme jamais, où les nuits muettes ressourcent la sérénité. Des mots plutôt simples, parfois consolateurs. Ils donnent du sens au moment inédit de l’effroi pandémique. Ce péril qui dévoile la vie à huis-clos de la communauté du dedans. Des mots pour penser les fragiles libertés après la défaite de Covid-19. Un civisme intellectuel en quelque sorte. Dans la cité vulnérable, travaillons pour comprendre.

Merci!

Générique

Signataires:

Christophe Charle (Historien, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, IHMC) ; Frédéric Chauvaud (Historien, Université de Poitiers) ; Valérie Cossy (Spécialiste de littérature contemporaine, Université de Lausanne) ; Anne-Emmanuelle Demartini (Historienne, Université Paris XIII); Catherine Denys (Historienne, Université de Lille); Pascal Engel (Philosophe, EHESS) ; Arlette Farge (Historienne, EHESS) ; Claude Gauvard (Historienne, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne) ; Laurence Guignard (Historienne, Université de Lorraine) ; Benoît Melançon (Spécialiste de littérature moderne et contemporaine, Université de Montréal) ; Vincent Milliot (Historien, Université Paris VIII) ; Alain Morvan (Écrivain, spécialiste de la littérature anglaise, ancien recteur d’académie) ; Marc Ortolani (Historien du droit, Université de Nice) ; Michelle Perrot (Historienne, Université Paris-Diderot) ; Daniel Roche (Historien, Collège de France) ; Gabriella Silvestrini (Philosophe, Università del Piemonte Orientale, Vercelli) ; Xavier Tabet (Spécialiste de littérature, langue et de civilisation italiennes, Université Paris 8) ; Elio Tavila (Historien du droit, Università degli Studi di Modena e Reggio Emilia).

Bande son :

John Coltrane, Impressions, 1963, “After the Rain”,

 Visuel :

Arsène Doyon – – Porret (Genève, né le 22 novembre 2009): “La bibliothèque et les nuages”.

Christophe Charle (Paris) : Que faire ?

L’historien ou l’historienne, sauf exception, se méfie des urgences du présent. S’il a choisi de consacrer sa vie même au passé proche c’est pour prendre du recul. Le confinement et l’avalanche d’informations déprimantes tous les jours le mettent à rude épreuve. Plus de lieux spécifiques pour se réfugier (archives, bibliothèques), seul espace restant, la chambre ou le bureau, seul horizon le face à face hypnotique avec l’écran d’ordinateur où l’on fouille dans les vieux fichiers, les textes abandonnés, les projets avortés remis à plus tard pour trouver ce fameux recul aussi indispensable que l’oxygène pour les malades en assistance respiratoire. Quelques heures puisées dans un ailleurs pour échapper à l’ici-bas angoissant, à la distance obligatoire avec les autres, pour pouvoir renouer des liens volontaires et non contraints avec un monde qu’on essaie de reconstituer alors que le monde entier se défait, se paralyse. On pourrait aisément stigmatiser cette attitude de la mise entre parenthèses, cet alibi de la tour d’ivoire. Elle peut cependant encore avoir une vertu en temps de panique.

La communication sur l’épidémie dont on nous abreuve et dont les vacillements permanents soulignent crument la grande incertitude de ceux et celles qui la mettent en œuvre nous livre un matériau de choix pour pratiquer le cœur de notre métier, la critique permanente des sources, si nous ne voulons pas complètement subir le cataclysme ambiant. Autre effet boomerang de la crise actuelle, cette discordance des temps, l’indice majeur de la modernité selon une proposition que j’avais émise il y a près de dix ans (Discordance des temps, une brève histoire de la modernité, Paris, A. Colin, 2011). En quelques mois elle a pris une ampleur si flagrante que plus personne n’adhère à ce qu’étaient les illusions d’hier.

Même le président des États-Unis, ce rêveur fou, a dû abandonner sa rhétorique conquérante et reconnaître la misère de la plus grande puissance militaire de tous les temps, tétanisée et sinistrée par un malheureux petit virus invasif, plus efficace qu’un tir de missile nord-coréen. La fin de l’histoire plus que jamais n’est pas pour demain. Travaillons à comprendre.

Frédéric Chauvaud (Poitiers) : Un couple de mésanges

Bien que situé à Poitiers, dans une sorte de grand corridor préservé du Covid-19, j’avais pris, comme directeur de la MSHS, dès le vendredi matin du 13 mars, des mesures pour assurer, dans les meilleures conditions le confinement. Deux jours plus tôt, j’avais fait un cours aux étudiant(e)s d’histoire de première année sur les pandémies du XIXe siècle et du début du siècle suivant (la peste, le choléra et la grippe espagnole), en donnant quelques définitions sur les animacules, les vibrions, la létalité, les bacilles, les virus…, insistant sur les effets de la maladie, les solidarités et les mouvements de panique, sans savoir que l’actualité allait brusquement lui donner un sens particulier.

Chez moi, lorsque la ville s’est enfoncée dans un silence nouveau, qui n’était pas celui du dimanche d’une ville de province, il a fallu malgré tout assurer la « continuité » administrative de l’équipe fédérative et la « continuité » pédagogique pour les étudiant(e)s, créant ainsi une sorte de bouillonnement à l’intérieur de la maison, qui verra se multiplier les visioconférences, bouillonnement qui contraste encore aujourd’hui avec l’inertie inédite des rues avoisinantes. Pas une voiture, pas un piéton, pas même un chien. Seul un couple de mésanges qui avait élu domicile dans la courette apporte des nouvelles en direct, et non par l’entremise des écrans, du monde extérieur. Il a été suivi par un couple de pigeons et puis par un couple de moineaux. Dans un futur proche, ils seront peut-être les véhicules volants de la communication entre voisins.

Valérie Cossy (Lausanne) : Un héron dans les yeux

Après presque trois semaines de confinement bien sage, je me décide à aller chercher les livres abandonnés sur mon bureau. La dématérialisation a des limites. Avant d’apparaître en ligne sous forme de pdf, les textes exigent parfois que l’on touche des livres. Je vais reprendre le métro pour la première fois depuis le 13 mars. Les cadences sont respectées comme si de rien n’était. Entre (rares) passagers on ne se regarde pas franchement en souriant. Arrivée à l’Anthropole (ça s’appelle comme ça), je peux entrer en « badgeant »… comme si de rien n’était. Mais je dois téléphoner à « Uni SEP » pour annoncer ma venue car désormais l’institution tient à l’œil toute allée et venue sur ses terres. J’entre dans un bâtiment vide aux échos de cathédrale (l’impression est seulement sonore). Dans la solitude inquiétante du bâtiment, je renonce à l’ascenseur, même pour grimper au cinquième. La paranoïa me guette mais elle me fait faire de l’exercice.

Derrière la porte du bureau m’attend un premier miracle : les orchidées abandonnées se sont déployées en mon absence. Tournées face au soleil qui tape contre une vitre sans store, bien serrées le long de deux tiges arquées, leurs fleurs sont parfaites, gracieuses. Je les regarde et les imprime dans mon cerveau. Et je m’attaque à mon travail de manutentionnaire à la photocopieuse. Puis je remplis mon sac à dos des livres à ramener chez moi et décide de rentrer à pied par les bords du lac. Mais avant-même d’atteindre le paysage de carte postale du Léman m’attend le deuxième miracle de la journée : en marchant le long de la route cantonale vide, je me retrouve à deux mètres d’un héron debout sur le talus. L’espace lui appartient désormais plus que d’habitude. Il me fixe. C’est la première fois de ma vie que je regarde un héron dans les yeux. Un instant de magie, comme un ralenti, qui efface provisoirement le reste du monde.

Anne-Emmanuelle Demartini (Paris) : Confinée dans le confinement

Paris, dans un appartement du 10e arrondissement, 84 m2, un couple d’universitaires et deux adolescentes confinés depuis près de trois semaines. Trois semaines de ménage. Trois semaines de cuisine. Surtout de cuisine. Les filles y tiennent : « manger c’est la seule chose agréable qu’on peut faire ». Alors j’épluche, je touille, je fais rissoler, je me creuse la tête pour trouver un plat nouveau à faire. Après, il faudra nettoyer la cuisine, remplir le lave-vaisselle. Et penser au linge. Je me fais du souci, pour ma mère, confinée à 1000 kms de moi, pour mes filles qui commencent à ne plus tourner rond, pour le grand Est, pour les Italiens, pour le monde. Je gère les RDV médicaux, les annulés et les indispensables. Je vais demander pour la cinquantième fois à l’aînée si elle a avancé ses lettres de motivation pour Parcoursup, aider la cadette à se connecter au cours de maths : ce sera avec mon propre ordinateur, car nous ne disposons pas d’un ordinateur chacun. Pour le bureau, pis encore : je partage un coin de la salle de séjour. En temps normal, pour me concentrer, je vais à la Bibliothèque Nationale ou au café, mais là, je suis coincée…

D’autant que trois jours après le début du confinement, mon conjoint s’est mis à faire des cours sur zoom : pas facile, dans ces conditions, de réfléchir, de parler, de passer dans la pièce, etc. Quand je ne suis pas dans la cuisine, je me confine dans ma chambre. Et quand je reprends la main sur mon ordinateur, je dépose le tablier de la mère de famille au bord de la crise de nerfs pour chausser les lunettes de la directrice de département dévouée. Mission (nécessaire mais quasi impossible) : assurer la continuité pédagogique. Des séries sans fin de mails pour mesurer la fracture numérique au sein du département, récupérer les mails personnels des étudiants, répondre aux interrogations des collègues, parler « modalités de contrôle des connaissances » etc. Mon imprimante a expiré, sans que j’aie pu récupérer la nouvelle que j’avais commandée. Pas de chance. Impossible d’imprimer un texte pour le travailler, pas même une autorisation de sortie… Ni temps ni lieu pour avancer des travaux ou rédiger un article. Juste quelques moments de répit pour taper un cours ou scanner un article à envoyer aux étudiants.

Alors, intellectuelle, attachée aux sciences humaines, en plein exercice de pensée critique face à la crise du covid-19 ? Ou plutôt une professeure d’Université, que la situation inattendue confronte à son déclassement social, contraint à exécuter la partition attendue de la femme à la maison, soucieuse, nourricière et ménagère, en lui offrant pour distraction l’absorption dans quelque tâche administrative ingrate :  confinée dans le confinement.

Catherine Denys (Lille) : Les gros geckos

En mai 2019, j’avais acheté un billet d’avion et réservé un logement pour passer 15 jours à l’île Maurice en avril 2020. Je fais des recherches sur l’histoire de la police de l’île au XVIIIe siècle, sur des archives locales passionnantes. Archives-plage, la combinaison du bonheur pour une historienne qui aime la mer ! J’ai imprimé les réservations et les ai punaisées près du frigo.

Tous les jours, depuis la fin de mai 2019, chaque fois que je passais devant ces papiers, je comptais les semaines qui me séparaient du séjour. Je rêvais à l’eau chaude et transparente du lagon, aux petits poissons des récifs, aux rangées de flamboyants le long des routes, aux mangues trop mûres qui s’écrasent sur le sol, aux oiseaux jaunes et rouges, aux gros geckos vert fluorescent, aux champs de canne à sucre qui ondulent sous le vent, à l’océan turquoise, au Morne majestueux, à l’accent chantant du français mauricien, à la beauté des saris, au goût sucré des petits ananas vendus dans la rue, à la moiteur tranquille de la salle de lecture des archives, aux fabuleux registres de la police royale et à mille autres détails enchanteurs qui me revenaient en mémoire des séjours précédents.
Avril 2020 est arrivé. Je n’irai pas à Maurice. Ce n’est pas grave.

Tous ces rêves qui nourrissaient l’anticipation, la promesse, l’impatience du séjour à venir, n’existaient que par la mémoire des séjours antérieurs. Le futur se nourrissait du passé et illuminait le présent d’un hiver morne. Je n’ai rien à regretter.

Je n’ai qu’à fermer les yeux pour imaginer l’eau chaude et transparente du lagon, les petits poissons des récifs, les rangées de flamboyants le long des routes, les mangues trop mûres qui s’écrasent sur le sol, les oiseaux jaunes et rouges, les gros geckos vert fluorescent, les champs de canne à sucre qui ondulent sous le vent, l’océan turquoise, le Morne majestueux, l’accent chantant du français mauricien, la beauté des saris, le goût sucré des petits ananas vendus dans la rue, la moiteur tranquille de la salle de lecture des archives, les fabuleux registres de la police royale et mille autres détails enchanteurs. Je sais que je retournerai à Maurice.

Pascal Engel (***) : Acédie contrôlée

Il est jubilatoire, pour nombre d’académiques, de voir un certain nombre de pollutions de nos informations disparaître en temps de confinement. Mais décourageant de voir que ce sont les bavards professionnels qui en profitent, ne cessant de délivrer leurs conseils de lecture sur la peste de Manzoni ou celle d’Athènes (passe encore) et celle de Camus (passe moins). Ceux-là même qui voulaient nous vendre il y a quelques années leurs Moocs et leurs podcasts triomphent et ils sentent que l’âge d’or est venu pour eux. Il y a une grande indécence de notre part, en tant qu’intellectuels qui sommes habitués à travailler à nos bureaux, à recommander aux autres de le faire, à ignorer les efforts des autres et de ceux qui, par leur travail et leur courage, protègent les autres en silence sans avoir le temps de livrer leurs états d’âme. J’avoue être choqué (mot faible) par la multiplication sur les réseaux et les media, des manifestations auto-satisfaites des intellectuels (comme par hasard toujours les mêmes, ceux qui ont su se concilier les faveurs de journalistes en mal d’imagination),  qui, même en temps de confinement, sont là pour vendre leur dernier roman ou leur dernier essai. Le silence devrait être de mise, et je ne souhaite pas que l’on mette en avant mes états d’âme.

Mais je dois confesser que le confinement a des effets salutaires. On s’ennuie ferme, certes. Mais on a un avantage très grand : on peut remettre au lendemain ce qu’on pouvait faire le jour même. C’est aussi le lot commun de tous les captifs. Alors que dans la vie quotidienne on ne cesse de nous demander de faire telle ou telle chose et de respecter des dates butoir, nos obligations diminuent drastiquement. On peut se livrer en toute tranquillité et en toute impunité à ce vice d’acédie que Dante décrit dans la Commedia (Inferno ,VII, Purgatorio, XVII), que l’on appelle aussi paresse intellectuelle, et qui est souvent associé à la procrastination.  Mais il peut aussi le faire en toute liberté. […]

Dante traite la procrastination et l’acédie comme des péchés, de même que Thomas d’Aquin. On est tenté de les mettre du côté de la faiblesse de la volonté, elle aussi fustigée par Dante. Et de la traiter, en termes contemporains, comme un comportement irrationnel par excellence : si l’agent rationnel est celui qui cherche toujours à faire ce qu’il juge lui être le plus utile, comment peut-il ne pas le faire ?  Mais la procrastination est-elle toujours un vice ? Est-elle toujours un comportement irrationnel ? Il peut être sage, dans certains cas, de remettre une tâche ou un projet (Agamemnon n’avait pas tort d’attendre avant de lancer ses vaisseaux devant Troie, et les Grecs avaient de bonnes raisons d’attendre sous les murs de Troie plutôt que de se précipiter à l’assaut).

On peut escompter que la situation sera meilleure plus tard (G. Ainslie, Anatomie de la volonté, Presses de Nanterre). On peut même, comme John Perry, adopter le comportement de procrastination structurée, qui consiste à remettre sans cesse, mais à faire les choses petit à petit, sans se presser, en remettant les tâches fastidieuses, mais en accomplissant des tâches moindres : en gros c’est le renversement des préférences. Mais on peut aussi soutenir (que la procrastination est irrationnelle parce qu’elle implique une négligence ou un non-respect de son moi futur.

Un agent confiné est obligé de procrastiner. Car d’une part il n’est pas obligé de faire certaines choses du fait que certaines tâches ne peuvent être accomplies (à l’impossible nul n’est tenu), et d’autre part même s’il est obligé, les sanctions pourront difficilement s’appliquer. Il a, par ailleurs, pour autant que le confinement dure, tout son temps pour remplir ses obligations. Les impératifs cessent d’être catégoriques, il n’est même pas clair qu’ils soient hypothétiques. Il n’est pas délivré de tout projet, ni de toute obligation, mais il peut aisément les remettre à la Saint Glin-Glin. Qui se soucie de son moi futur, sauf quelques utilitaristes ? En un temps où on ne cesse, sur internet et ailleurs, de nous donner des ordres, de nous presser de faire le jour même ce que nous pourrions faire le lendemain ou les jours suivants, c’est un don rare. Faisons donc, consciemment, ce que nous aurions fait de toute façon : c’est- à-dire rien, ou presque.

Arlette Farge (Paris) : Consolation

En cette période irréelle et pourtant si présente, si prégnante, je ne tiens pas forcément à réfléchir en « intellectuelle ». J’ai trop appris dans ma vie d’historienne qu’imprévisible était l’histoire que je ne veux, ne peut, ni ne tiens à prévoir ce qui suivra plus tard. Jour après jour, je sens se transformer mes émotions et j’entends avec affection les voix émues, ou traversées d’inquiétude de celles et de ceux qui me sont proches. Une chose m’intrigue et me pèse : pourquoi est-ce si peu « académique » pour un sociologue ou historien, que sais-je ? d’échanger en toute simplicité sur l’exacerbation actuelle de nos sentiments ; pourquoi faire les braves comme s’il n’y avait que la « pensée” » qui avait des droits. Elle en a, certes, mais j’ai envie aujourd’hui de plaider pour un terme désuet, considéré comme mièvre et dépassé, enfantin presque, le mot : consolation. La consolation a deux couleurs entre autres : le partage et l’amour.

Claude Gauvard (Paris) : Créer le temps qui passe

Aujourd’hui dimanche 5 avril. Si je n’écris pas que c’est dimanche, rien ne me le fera savoir. Mon agenda n’a plus de raison d’être : toutes les conférences et les colloques sont annulés. Les réunions de travail aussi. Le décompte des morts donne au temps l’allure d’une courbe : on voudrait voir s’annoncer le palier bénéfique, on calcule les jours, mais on oublie le jour. C’est étrange de croire que le temps a disparu alors qu’il est si terriblement cruel.

Il faut donc créer soi-même le temps qui passe. L’instinct de survie me guide et, comme toujours dans les moments les plus graves de ma vie personnelle ou professionnelle, je pense aux choses élémentaires de l’existence, manger, se vêtir, regarder. Ce matin, parce que c’est dimanche, croissants et, à midi, tarte, confectionnée avec les pommes de mon jardin soigneusement conservées. J’ai mis une tenue plus gaie que celle d’hier et que sera celle de demain. Et puis je suis allée au jardin voir où en étaient les fleurs de ma pivoine arbustive blanche : les boutons n’en finissent pas de se gonfler avant de s’étirer. Je leur ai parlé en les gourmandant d’être si lents. Ils ont semblé répondre : « nous avons le temps ». Voilà, c’est dit. Avoir le temps, c’est ce que je cherchais alors que rien, normalement, ne devait me presser depuis que j’ai pris ma retraite. J’ai le temps, pas seulement de penser et d’écrire, mais d’ouvrir les yeux. « Le merveilleux nous entoure comme un rêve et nous ne le voyons pas ». J’ai eu toute ma vie, depuis mes dix-huit ans, cette citation (approximative) de Baudelaire en tête. Je la vis. Devrais-je en avoir honte, alors que tant d’autres autour de nous souffrent, peinent ou meurent ?  e n’ai pas de réponse. Serais-je devenue égoïste ? Il était peut-être temps !

Laurence Guignard (Paris 13e) : Basculement dans l’anomalie

Les premiers jours sont ceux du basculement dans l’anormalité et de l’effort d’adaptation qu’imposent ces moments-rupture. Chaque lendemain entérine les transformations de la veille, l’appropriation d’un monde dont le champ va à nouveau se transformer au cours de la journée, jusqu’à la réduction de l’emploi du temps, le lundi 17 mars, au voyage autour de son appartement. L’inquiétude pèse sur les menues décisions individuelles : rester, partir, conseiller à mes parents de filer à la campagne, à ma fille d’anticiper un départ en Bretagne prévu pour les ultimes révisions d’un concours qui sera reporté. Effort de projection aussi dans ce qui apparait d’emblée comme 45 jours de « confinement » : serait-ce un enfermement ? Ou plutôt, à cause d’une autre homophonie, un confortable cocooning ?

Les écrans ouvrent sur ce qui forme désormais l’essentiel du monde. Celui des amis, avec le soulagement salvateur des blagues de confinement dont on cherchera peut-être plus tard à identifier les auteurs et les circulations, des informations lancinantes et sinistres, des activités sportives – je me mets au yoga quotidien (en ligne) – et surtout du travail. Celui-ci préserve maintenant la prof-tgv que je suis de l’inconvénient des incessants voyages Paris-Nancy. La première semaine est celle de la continuité pédagogique proclamée : expérience neuve des cours en ligne sur diverses plateformes puisque celles des universités sont immédiatement saturées par cette soudaine activité : Team, Zoom ou Discord, un logiciel de jeu vidéo en ligne et pour l’occasion de vidéocours. Indiscret, il dévoile des avatars musclés qui dès la fin des cours retournent à leurs affrontements gothiques (sinon historiques). Il faut avouer qu’on a perdu des étudiants dans cette transition forcée, mais ce nouvel espace a permis des échanges de qualité dont je veux croire qu’ils nous ont fait du bien. A la fin de la semaine, il a fallu admettre que l’enseignement à distance relevait d’un temps d’exception, refoulé pour les SHS hors du champ des évaluations universitaires (mais non pour la faculté de sciences où je donne aussi des cours).

Pour l’historienne de la médecine, la pandémie marque la fin d’une époque de victoire médicale inscrite dans les comportements. Ma génération est celle de la prévention des maladies chroniques qui ont supplanté les maladies infectieuses. Elle a permis le rapprochement des corps, serrement de main pour les garçons, la bise, le hug pour les plus jeunes : des gestes arrivés confusément avec la libéralisation des mœurs et la mixité scolaire, qui ont résisté à l’épreuve du SIDA. Avec H1N1, on a appris à éternuer dans son coude. COVID-19 va-t-il refouler ces gestes devenus dangereux ?

Benoît Melançon (Montréal) : Merci de votre compréhension !

« Merci de votre compréhension. » Au risque d’être vidée de son sens, la formule nous submerge, chez le marchand de vin, à la pharmacie, devant les restaurants, dans les moyens de transport, sur les réseaux sociaux, en signature des courriels professionnels. Elle est à la fois marque de reconnaissance et demande timide : on remercie autrui de sa bienveillance, sans toujours bien savoir si elle nous est acquise. Par le partage d’une expérience, cette compréhension souhaitée de tout un chacun devrait tenir autant de la collaboration concrète (« Aidez-nous à lutter contre la pandémie ») que de la communion (« Nous sommes dans le même bateau »). Voilà bien une étymologie du mot compréhension : « saisir ensemble ». Mais il en est une autre : « saisir par l’intelligence ». La crise mondiale exige que les penseurs de toutes disciplines réfléchissent à ses enjeux, actuels et futurs. Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment vivre et lutter aujourd’hui ? De quoi demain devrait-il être fait ? À vous — médecins, historiens, psychologues, économistes, littéraires, juristes —, merci, à l’avance, de votre effort de compréhension.

(Il y a quelques années, sans savoir ce qui l’attendait, BM a créé le blogue https://mercidevotrecomprehension.tumblr.com/.).

Vincent Milliot (Paris, 14e) : La liberté d’après

Les murs de la ville se resserrent-ils ? Il y a tout ce qui barre habituellement l’horizon : immeubles et cours d’immeubles, faîtes des toitures en zinc ou en ardoise, hérissement de cheminées et de d‘antennes qui ne laissent voir que des morceaux de ciel et décomptent les heures d’ensoleillement. Cette fois, on ne peut s’en échapper et le regard s’appesantit sur tout ce qui limite, obstrue, contraint. Les rares grands jardins parisiens, les perspectives des quais de la Seine sont devenus inaccessibles. Au-delà, n’y pensons plus. Mon bureau lui-même à quoi le comparer désormais dans son accumulation de livres et de dossiers ? Certainement pas à la cellule d’un moine, reclus volontaire ; pas plus au studio, au cabinet d’étude dont l’intimité ne se définit que dans un rapport à l’autre, volontairement choisi. Alors, à quoi rapporter ce poids sourd dans la poitrine, dès le matin ? Je pense à d’autres expériences de l’enfermement, insupportables à concevoir, destructrices des individus, doublement punitives, celles des détenus, parfois à trois dans une cellule d’une dizaine de mètres carrés. On vient d’en libérer plusieurs milliers pour alléger la surpopulation carcérale, en attendant d’y revenir. Mon appartement est grand, mais j’imagine les grilles, les portes, leurs bruits et cet étouffement intime auquel on condamne les « indésirables » dans des sociétés qui ont largement renoncé à l’utopie réparatrice de la prison pénale conçue à la fin des Lumières.

Lorsque je sors, rarement, je montre passeport et autorisation de sortie. Et l’on commence à débattre des mesures qui pourront accompagner le « déconfinement » : traçage numérique, surveillance accrue, basculement des mesures d’exception dans le cours ordinaire des choses. Une prison à l’air libre, parce que la santé, après la « sécurité », est érigée en première des libertés ? Après la peste de Marseille en 1720, dans tout le royaume des Bourbons, le contrôle des mobilités s’est renforcé, des spécialistes de la « police des étrangers » sont apparus, les techniques d’identification, fondées sur le papier et l’enregistrement, se sont perfectionnées. Sans plus de raison sanitaire. Il y aura urgence, pour les sciences humaines et sociales à penser un nouveau régime des libertés individuelles et publiques, de plus en plus menacé, de terrorisme en pandémies. Peut-on y contribuer déjà entre ces murs de livres ?

Il y a une semaine ma fille a vu passer au crépuscule dans notre rue, un renard. Enfin, libre d’aller. Un renard entré dans Paris. Mais pas encore les loups.

Alain Morvan (Paris) : Pavane pour un virus défait

Le soir où le Covid-19 vint frapper à ma porte (ce que je ne savais pas encore), j’écoutais le finale de Tristan. J’y trouvais une densité crépusculaire convenant assez bien à ce que l’horizon était en train de devenir. Je pensais que ce que m’avait révélé la littérature gothique – la présence occultée de la mort en un monde aseptisé, ou la terreur oubliée de l’épidémie derrière la figure mythique du vampire – allait désormais s’imposer à tous. Ces réflexions égotistes ne durèrent pourtant que quelques jours. S’il me fut épargné de connaître la détresse respiratoire, l’épuisement et la fièvre eurent tôt fait de me neutraliser. Impossible de lire. Impossible même de feuilleter l’admirable catalogue de l’exposition Huysmans que j’avais pris tant de plaisir à visiter quelques semaines plus tôt à Orsay. Impossible d’écouter de la musique, qu’il s’agît de Wagner le ténébreux ou de mon cher Verdi, ce maître d’énergie libératrice. Je n’étais plus qu’un corps luttant contre le tueur caché, à peine capable de sentir l’affection inquiète de ma famille. Quand on me demandait si je m’ennuyais, la question paraissait vide de sens. Et puis un jour, miracle. J’eus la force de tendre la main vers un exemplaire du TLS. J’y découvris un article éblouissant sur Metternich. Je le dévorai. Le sortilège s’était dissous. Byron et ses amis me pardonneront : l’homme du congrès de Vienne signait mon retour vers la vie. Ou peut-être le propriétaire du domaine de Johannisberg ?

Marc Ortolani (Nice) : La bibliothèque comme jardin

Il y a trois semaines, brutalement, ce qui n’était qu’un mot devient une injonction bien réelle : Confinement indéterminé. Voilà ce à quoi notre vie va se réduire… Et bien d’accord, faisons comme ils disent. Je suis prêt. J’ai un congélateur de fin du monde dont je ne verrai jamais le fond, le potager est plus prometteur que jamais. J’ai de quoi tenir des années. Je ferme le portail et je perds la clé.

Et puis, on ne va pas se laisser abattre par la première pandémie qui passe. On va continuer à vivre comme si de rien n’était. On line. C’est ce que j’ai fait. J’ai fait cours pendant des heures à mon écran d’ordinateur, j’ai terminé dans les temps la communication pour ce colloque qui ne s’est pas tenu, achevé cet article pour une revue qui ne paraîtra pas, fini cette évaluation pour une recrutement qui n’aura pas lieu. Et j’ai communiqué, skypé, whatsappé, tchaté, multiplié les coronapéros… Mais plus je communiquais, plus ils me manquaient, car la plupart des gens que j’aime sont loin de moi et l’écran ne suffit pas. Pourtant, il va falloir s’y faire : C’est ainsi que vont les choses ; c’est l’amour au temps du corona.

C’est au bout de deux semaines que j’ai commencé à perdre pied : j’ai peu à peu cessé de contacter mes étudiants égarés, mes collègues absents, une administration survoltée. J’ai cessé de compter les morts au journal télévisé ; j’ai enlevé de mon téléphone l’application qui permet de suivre à la minute, à l’échelle planétaire, la progression de la maladie, j’ai arrêté les films anxiogènes : Seul sur Mars, terminé ! There is still time… brother … C’est fini !

J’ai simplement levé les yeux de mes écrans et j’ai regardé autour de moi mon horizon confiné : ma bibliothèque qui regorge de livres que je n’ai pas lus et par la fenêtre, au bout d’une route sans voitures, sous un ciel sans avions, mon jardin printanier comme je ne l’avais jamais vu. Comme partout, la Nature y reprend ses droits : les pies n’ont jamais été si hardies, je partage mes repas avec un merle curieux. Hier un blaireau indolent s’est frayé un chemin sur mes plantes bandes et ce matin une biche en a exploré les abords, me laissant sur le chemin un crottin fumant comme pour me signaler qu’elle était chez elle chez moi.

Et si c’était là, dans cet horizon limité, que j’allais trouver l’apaisement ? Dans ma bibliothèque d’abord. Plutôt rayon Sagesse et religion… Voyons voir… L’apocalypse de Saint Jean, non… De la brièveté de la vie de Sénèque, on le savait déjà. Marc-Aurèle, Le jardin d’Epicure. On approche… Cicéron. Voilà. Et c’est là que cette formule jaillit du livre comme si elle m’y attendait depuis des siècles : « Si apud bibliothecam hortulum habes, nihil deerit » … (« Si tu as une bibliothèque qui donne sur un jardin, que peux-tu souhaiter d’autre ? » ). Elle a été écrite pour moi, pour que je la découvre aujourd’hui et que j’en fasse la béquille de cette drôle de vie. Voilà peut-être la clé du bonheur confiné ? Sans doute, puisque dans ma trompeuse et bienfaisante ataraxie, j’entends la voix de la sagesse me murmurer: Assez bavardé mon vieux Pangloss. Il est temps de retourner au jardin.

Michelle Perrot (Paris) : Les murs au temps du cv19

« Nous ne sommes pas en guerre ! », dit une affichette jaune collée sur l’immeuble qui me fait face, à l’angle Fleurus/Madame (Paris, 6e). Cela m’a donné, ce samedi 4 avril 2020, envie de regarder les murs du quartier, du moins du pâté de maisons autorisé pour une sortie quotidienne. Il fait un temps splendide, le plus beau des printemps. Le Luxembourg, fermé et désert, verdoie ; les massifs sont fleuris de tulipes ; beaucoup de joggers tournent autour, interminablement. Ce samedi après-midi, il y a pas mal de parents et d’enfants. Le confinement n’est pas total. Ce n’est pas Wu-Han.

Retour aux murs et palissades. Pas de graffiti, mais des affichettes jaunes ou rouges, évidemment artisanales ; textes en majuscules quand ils sont courts, minuscules dès qu’ils sont longs. Assez répétitifs. Peut-être de la même main, de deux ou trois, tout au plus ? « On veut des masques et des tests ! » « Masque=Vie ». « Testez-nous ». « Masquez-nous plutôt que de masquer vos erreurs ».

Les panneaux pour les élections municipales du 15 mars sont toujours là (angle Guynemer/Assas). Ils ont suscité des développements plus longs et plus accusateurs. « Les menteurs seront confondus ». « Nous ne sommes pas en guerre. Nous traversons une crise sanitaire ». « 15 mars 2020, « Tous aux urnes ». 15 avril 2020, pénurie d’urnes ». « Quand prévoient-ils de nous expliquer que le PORT du MASQUE est utile même lorsque l’on n’est pas malade. Mi-Avril ? Début Mai ? Quand il y aura des masques ».

« Respecter une distance de plus d’un mètre, c’est beaucoup plus efficace qu’un masque ». « Une Fake info de merde de Agnes paunier-Punacher » ( ??), secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie et des Finances. (On préférerait presque quand elle nous invitait à « investir en Bourse », le 10 mars quand les cours s’effondraient).

Sous-jacent, le thème populiste du complot ; il y a eux qui nous mentent et nous manipulent, nous qui subissons.

Un suscripteur, visiblement choqué, a osé une défense, un peu embarrassée : « Il est possible qu’éventuellement il y ait potentiellement pu y avoir un tout peu de semblant de retard dans la décision de mise en place du confinement, mais la pertinence de la communication et de l’action gouvernementale au sujet des masques et des tests témoigne d’un sursaut de réactivité qui rassure énormément ! » Plus sobrement, une petite affichette bleue : « Rouvrez et nationalisez les Hôpitaux de l’Hôtel- Dieu et du Val-de-Grâce ». « Du fric pour l’hôpital public ».

Voici ce qu’on pouvait lire ce samedi 4 avril dans ce périmètre restreint. Un peu attendu, sans doute. Il n’en est pas moins intéressant de constater que l’explosion des réseaux sociaux n’empêche pas des citoyens de vouloir exprimer leur opinion sur les murs. Il faudra voir la suite. Il faudrait surtout voir ailleurs, ce que le confinement interdit. L’imagination est sans doute plus vive dans d’autres arrondissements. « Les murailles parlent », disait-on en 1848. C’est toujours vrai.

Daniel Roche (Paris) : Civisme et pandémie

La pandémie qui frappe le monde ne peut pas ne pas renvoyer l’historien à un passé qu’il croyait disparu, et en tant que citoyen ordinaire, à l’interroger sur nos comportements. La peste, ce mal qui répand la terreur, a fait partie de nos connaissances et de nos croyances ; dans notre pédagogie son éradication a certainement été l’un des éléments de notre confiance dans le progrès. Le succès des grandes découvertes médicales de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle concrétisait, outre la force d’une mondialisation réussie par les antibiotiques, l’accroissement de l’espérance de vie de tous en dépit des derniers avertissements mortels : 50 millions de mort dans le monde avec la grippe espagnole de 1918-19 19, 240 000 en France ! Il est difficile de comptabiliser à l’échelle mondiale les victimes des résurgences temporaires ou générales des pandémies postérieures aux années `80 du XXe siècle, retour de la Grippe A, épidémie d’Ebola.

Il est certain que notre enseignement de l’histoire des populations ne pouvait que s’infléchir en même temps que se réactualiser aujourd’hui, les gestes protecteurs anciens pour éteindre la flambée microbienne : restriction de toutes les circulations, mobilisation générale des moyens avec une efficacité et une rapidité qu’ignoraient les mondes anciens. Toutefois, l’armée ne fusillera pas les fuyards, comme elle l’a fait durant les dernières graves attaques de la peste au XVIIe siècle. Les mesures de quarantaine ont pu être efficaces, mais on doit en ternir un trait majeur : elles protégeaient mieux de la mort les personnes âgées que les enfants, les adolescents et les jeunes adultes plus vulnérables. Cela nous incite à la prudence face à l’adaptation sociale des maladies devant l’aptitude des virus à se transformer. Comme cela nous invite à nous interroger sur la nécessité de nos mobilités.

Reste que le confinement réactualise des gestes disparus, dont la pratique de la queue pour l’attente marchande. La génération des années 30-40 a connu ces files d’attentes liées aux restrictions alimentaires. Les queues d’aujourd’hui mettent en lumière des errements politiques ainsi que la discussion sur la politique ratée des masques. Elle traduit aussi une certaine différence avec ce que la guerre pouvait créer par ses incertitudes, une plus forte menace, une plus forte exaspération face aux contrôles. Les queues d’aujourd’hui doivent inciter au civisme car le confinement actuel est une invitation à l’entraide et à l’effort collectif. Les représentants de la France ridée ne peuvent que s’associer en pensant différemment le phénomène autrement que sur le modèle de la contrainte, mais dans l’appel de la solidarité.

Gabriella Silvestrini (Turin) : Le dernier rivage

Un samedi matin d’avril en 2020, à la fenêtre. Rien n’a changé. Les bâtiments, le ciel au-delà les toits, sur la façade des maisons les rayons du soleil qui marquent les heures et leur marche. Tout a changé. Un voile d’irréalité, d’étrangeté, entoure le paysage quotidien. Je me souviens du film On the Beach/Le dernier rivage (Stanley Kramer, 1959) et de l’attente insoucieuse et angoissante du danger invisible et mortel qui plane inexorablement sur les Australiens après la «troisième guerre mondiale». Ici aussi un danger invisible nous guette; il se cache non seulement dans l’air lumineux et transparent, mais aussi dans l’autre, dans nous-mêmes. Étourdis par les infos, par la liste incessamment renouvelée des infectés, des hospitalisés, des morts, nous nous laissons envahir par le langage de la guerre. La guerre de l’humanité contre le virus. Nous sommes tous des combattants aux ordres de l’armée des héroïques médecins. La guerre entre la vie et la mort. C’est le même langage de la guerre, de la victoire et de la défaite, qui est souvent invoqué lors de maladies mortelles comme le cancer: on combat, on gagne ou perd la bataille. Celui qui meurt est le vaincu. On partage ses dépouilles. L’analyse critique de ce langage de la maladie, de la mort et de la guerre pourrait contribuer à la compréhension de cet événement qui a balayé d’un coup la certitude de nos sociétés de pouvoir endiguer la «fortune». Un événement qui n’est pas niveleur comme la mort, mais révélateur et multiplicateur des inégalités: la possibilité d’accès aux soins, les mètres carrés dont chacun dispose en confinement, le manque de revenus et de ressources qui affectera  beaucoup plus les uns que les autres. La réaction que nous aurons face à ces inégalités nous permettra de regarder avec plus ou moins d’espérance le futur proche. L’espérance que l’épidémie ne déchaîne pas la guerre.

Xavier Tabet (Paris) : Aucune vie n’est indigne d’être vécue

Selon beaucoup de gens, il existe un « message » du coronavirus. Mais celui-ci, dans sa pluralité même, se présente sous la forme d’une énigme. Il n’est, en tous cas, pas aussi facilement déchiffrable que ne le pensent ceux qui pratiquent, parfois avec délectation et moralisme, la mystique de la terre, la rhétorique du Petit Prince. Ou ceux qui estiment, de façon docte, que plus rien ne sera pareil qu’avant, et annoncent les grandes aubes des temps nouveaux, après la fin, ou la transformation vertueuse, du capitalisme. Et pourtant, le fait est que la situation que nous vivons nous oblige à mettre à l’épreuve nos savoirs et nos discours ; elle nous oblige à penser en prise direct avec le présent, pour une « ontologie du présent » (Foucault). L’état d’urgence sanitaire (qui tend nécessairement un peu vers l’état d’exception politique) met en lumière un grand nombre de phénomènes et de tendances qui sont déjà celles que l’on peut observer depuis trente ans au moins. Attendu inattendu, l’événement constitue une forme de précipité de l’époque, il est « un fait porteur d’une idée » (Sartre).

Par-delà le lien complexe entre les différents versants (sanitaire, économique, politique, et bien entendu écologique) de la crise, chacun l’appréhende à l’aune de sa propre sensibilité, et de ses propres questionnements. Pour ma part, la crise (en partie déjà catastrophe) sanitaire que nous vivons illustre, malgré tout, la grandeur de nos « démocraties immunitaires » (Esposito), dans lesquelles la leçon de la Seconde guerre mondiale est qu’aucune vie n’est indigne d’être vécue, et où le droit à la vie représente l’impératif fondamental, « coûte que coûte ». Mais elle illustre en même temps certains des dangers de l’immunisation, lorsque la protection de la « vie nue » nous oblige à renoncer, au nom de la sécurité du vivant, à toutes les « formes de vie » qui sont les nôtres ; c’est-à-dire lorsque la vie sacrée se transforme en négation, voire en sacrifice, de la vie elle-même. L’équilibre entre la défense des libertés et les tendances (bio)sécuritaires – c’est-à-dire également les tentations du repli sur des idées fermées de la nation, de la communauté, ainsi que les différentes cultures du soupçon et de la distance – reste plus que jamais l’un des grands défis (et soucis) de notre époque.

Elio Tavila (Gênes) : Saisissement

Le décret de confinement me saisit à Gênes, un dimanche soir. Le lendemain, je n’irai pas travailler, comme je le faisais tous les lundis, comme tous les jours de la semaine. Le matin du jour suivant, je m’éveille dans un silence mystérieux, irréel. Les ruelles étroites de la vieille ville (« carruggi ») sont vides et toutefois on entend des voix dans l’air, dans les hauteurs. Des fenêtres arrivent un bourdonnement, parfois de la musique, parfois des cris d’enfants. Le soleil d’un printemps inattendu nous laisse stupéfaits. Dans l’attente avant d’entrer dans le supermarché, en rang, respectant les distances, cachés derrière nos masques de protection, on comprend qu’on appartient à la même humanité fragile et souffrante, qui cherche dans les yeux de l’autre le confort d’un sourire fraternel. Nous sommes égaux, malgré tout, nous sommes unis. Mais comment savoir avec les Italiens ?

John Coltrane (partout): After the Rain

https://www.youtube.com/watch?v=Je2tpX6Z-QA

L’ENNEMI INVISIBLE (4). Le salut viendra de l’isolement (?)

Ville diminuée. Rues désertées. Sociabilité détériorée.

Sur la grille verrouillée du préau scolaire silencieux, s’affiche la mise à ban domiciliaire des élèves.

 

 

 

 

 

 

 

La ville dégradée de confinement se maille en désordre d’interdits.

Nouveaux ordres, nouvelles craintes, nouvelle discipline?

 

 

 

 

 

 

La clôture supplée l’embrasure.

Le goulot d’étranglement sanitaire assèche la fluidité de la multitude. Le sas rassure.

Le grand nombre effare.

Le nombre moyen aussi!

Et le petit nombre? A partir de combien?

 

 

 

 

 

 

Compteur-enregistreur en mains, les vigiles, masques, au visage, décomptent les clients.

Il faut patienter derrière le marquage au sol.

«Une seule personne à la fois dans le magasin».

Parfois quatre

A deux mètres l’une de l’autre.

 

 

 

 

 

 

 

Fermé! Fermé! Fermé!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La «distance sociale» annihile la proximité instantanée, celle du brassage, celle du va-et-vient quotidien et démocratique — mais que signifie vraiment la distance sociale?

Aux portes entr’ouvertes des négoces et à la lisière fortifiée des grandes surfaces, s’apostent les mises en garde hygiénistes «pour la sécurité de tous».

Désinfection des caddies où s’entasse l’excès alimentaire.

Les caissières campent sur la ligne de front, parfois derrière l’écran de plexiglas.

Un par un dans la distance sociale.

«Au suivant…au suivant» chante Jacques Brel.

Avez-vous désinfecté vos mains en entrant. Et en ressortant?

Le salut viendra de l’isolement, car le rassemblement est morbide.

Le risque escorte la foule.

L’infection rôde dans la cohue.

Le mal grouille dans la masse.

Sus à la promiscuité!

La cité de la reculade corporelle et du péril altruiste se pratique maintenant dans les usages soupçonneux et les cheminements d’évitement.

Les grandes enjambées l’emportent sur le petit pas flâneur

La désinvolture baladeuse reflue devant la gêne.

Pérégriner à plus de 100 mètres de chez soi est verbalisable.

A tout prix, éviter le souffle de son prochain!

Courir les rues, fendre la foule, battre le pavé: nouveaux illégalismes. Walter Benjamin et Raymond Queneau aux oubliettes!

Bien sûr, les oiseaux matinaux chantent plus souvent, quoique plus subtilement, car le tapage urbain agonise.

Le ruban de signalisation policière (aussi nommé Rubalise ou Ruban Ferrari) borne les territoires condamnés — parc public, place de jeux, stade.

Silence et effroi.

Capitales de la douleur.

Les drones policiers épient les rues de Bruxelles. Chaque soir, comme l’antique tocsin, le guet de la cathédrale de Lausanne «donne l’alarme» auprès de la Clémence — trois coups, une pause, six coups, une pause, trois coups, une pause….

Un peu partout, après le crépuscule, les applaudissements crépitent.

À New York, l’Empire State Building s’illumine de nuit comme une sirène policière. Sur la place dépeuplée de Saint-Pierre à Rome, sous la pluie lancinante, le pape face à lui-même implore Dieu («Ne nous laisse pas dans la tempête!»).

Le silence fige d’effroi Bergame où se suivent les cohortes de cercueils.

Ailleurs, face à la splendeur lacustre, campé sur son balcon, un ami entonne  L’Hymne à la joie avec son robuste cor des alpes, un autre embouche sa cornemuse.

Résistance sonore. Hymnes à la joie de vivre. Nostalgie de la vie simple.

Les mots du désarroi urbain:

Affiches, affichettes, avis, billets, placards, posters, proclamations : la ville coronavienne suinte de discours pour prescrire les limites.

Pour  annoncer les ruptures de stock: «Rupture de masques, désinfectants et thermomètres». Triste pharmacie… comme d’habitude!

 

 

 

 

 

 

Pour signaler la rupture des massages!

Les corps devenus ennemis?

Pour prévenir que plus rien n’est comme avant.

Bienvenue…nous ne sommes plus là!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Es-tu seul? Jusqu’à quand?

 

 

 

 

 

 

(Tribut à Hopper)

 

Impuissante volonté… A très bientôt! (?)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Prescriptions et vigilance: le prix de la défaite…le dispositif du réarmement.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Main basse du virus et peur haute sur la cité.

La ville coronavienne: méfiance en puissance du désarroi.

Fraternité en berne?

Éviter le souffle de son prochain!

Le salut viendra-t-il de l’isolement?

Jacques Brel, Regarde bien petit:

https://www.youtube.com/watch?v=usGlaznMem0

 

L’ENNEMI INVISIBLE (3). Le charivari contre la peur

  • Arsène Doyon–Porret, Le dernier homme sur Terre, © 27 mars 2020.

 

When you left that boat
Thought you’d sink if I couldn’t float/I wished I heard you shout/I would’ve rushed down at the slightest sound./The Saxophones, If you’are on the Water.

Paru en 1825, Le dernier homme de Mary Shelley (1797-1851), auteure adulée de Frankenstein (1818), inspire Je suis une légende (1955) de l’Américain Richard Matheson (1926-2013), signataire aussi de l’inoubliable L’homme qui rétrécit (1956). Entre les deux fictions de la post-humanité, plus d’un siècle d’intervalle, deux guerres mondiales, le cauchemar concentrationnaire, la menace nucléaire. Chez Mary Shelley, la peste planétaire fait écho aux 70 000 morts de celle de Londres (1665) chroniquée en 1722 par Daniel Defoe (1660-1731, Journal de l’année de la peste). Chez Matheson, les bacilles du vampirisme qui transforment les humains en morts-vivants et réactivent le mythe de Dracula (1897) du romancier irlandais Bram Stoker (1847-1912).

Ultime robinsonnade

Après l’épique struggle for life qu’engendre la pandémie virale, un seul homme survit sur Terre. Désolation ! Écrasé de l’ultime solitude qu’anime la nostalgie désespérée du passé enchanté, il robinsonne parmi les vestiges de la civilisation. Survivaliste précurseur, le dernier homme sur Terre incarne à lui seul la fin de l’Histoire toujours proclamée, toujours ajournée, toujours redoutée.

Chez Shelley, au terme d’une épopée de miraculé du mal biologique, Lionel Vernay équipe le frêle esquif d’une Odyssée méditerranéenne sans retour. Après avoir buriné sur le fronton de la basilique Saint-Pierre « An 2100, dernière année du monde », il y embarque les œuvres d’Homère et de Shakespeare.

Chez Matheson, endeuillé par la fin atroce de sa famille, combattant les morts-vivants qui veulent nocturnement le contaminer, Robert Neville devient la « légende » de l’espèce humaine. Il en paiera le tribut du sacrifice expiatoire, rituel de la régénération darwinienne d’une post-humanité née de la pandémie vampirique.

Entre guerre froide et cataclysme climatique, quatre métrages d’inégale qualité visualisent les grandes peurs hollywoodiennes dans la dramaturgie du dernier homme sur Terre : The World, the Flesh and the Devil (1959, Ranald MacDougall), The Last Man on Earth (1964, Ubaldo Ragona, Sidney Salkow, avec l’inégalable Vincent Price), The Omega Man (1971, Boris Sagal), I Am Legend (2007, Francis Lawrence). S’y ajoute l’avatar télévisuel The Last man on Earth (2015-2018) qui revient sur la décimation virale de l’humanité.

Imaginaire et imagerie d’eschatologie sécularisée que sécrètent les sociétés consuméristes et individualistes, ancrées dans l’essor industrialiste, la foi libérale et l’espoir en l’infini progrès scientifique.

Dystopie épidémique

Parmi les glorieux vestiges de Rome et de New York, Vernay et Neville font le deuil de la civilisation. Celle qu’ont décimée l’aveuglement collectif, le déni spiritualiste, la prédation géopolitique, la folie consumériste et le divorce non amiable entre… science et conscience. Deux sombres utopies sur la chimère du risque zéro. Deux inquiétantes fables dystopiques sur le mal naturel comme le fléau (im)prévisible de l’humanité. Sans céder à la collapsologie ambiante, peuvent-elles nourrir intellectuellement le temps hygiéniste du confinement anti-pandémique propice au ressaisissement collectif ?

Dans notre mise en quarantaine, hors de l’espace public, chacun tente de bannir moralement l’ennemi invisible. Hors du plein-air, les enfants convertissent joyeusement le confinement domestique en vacances prolongées avec activités et télé-école. Notre isolement sanitaire et sécuritaire fabrique lentement la communauté enfermée. Celle qui aujourd’hui est virtuellement l’objet du traçage électronique afin de repérer en temps réel le cheminement pandémique pour anticiper l’effet morbide. La communauté du dedans que matériellement, spatialement, socialement et culturellement tout sépare mais que réunit la décompensation urgente du péril croissant.

Charivari crépusculaire

Chaque soir vers 21h00, dans la cité-fantôme que sillonnent encore de rares automobiles et de hardis cyclistes, entre balcons et fenêtres, à l’unisson émotif, crépitent les vivats, les cris, les percussions de casseroles et les applaudissements crépusculaires de la communauté recluse. Depuis peu, s’y ajoutent des alléluias d’espoir qu’illuminent les lueurs de bougies et les éclats de téléphones portables.

Le charivari contre l’ennemi invisible ! Nouveau lien social improvisé et bientôt ritualisé. Le tintamarre civique et religieux ovationne les femmes et les hommes qui, sur la ligne de front hospitalière, endiguent au mieux la mort. La sociabilité tonitruante de la communauté enfermée conjure le mal biologique et son cortège de paniques qu’affrontent dans la solitude Vernay et Neville, ultimes Robinson de la dystopie post-pandémique.

https://www.youtube.com/watch?v=XeLLj2VZEGk

U. Ragona, S. Salkow: The Last Man on Earth (Official Trailer), 1964, USA, Italy (Associated Producers Inc. Produzioni La Regina).

L’ENNEMI INVISIBLE (1). L’enfant et le coronavirus

 

 

 

 

© Arsène Doyon–Porret

Déconcertés.

Impuissance. Nous sommes les témoins décontenancés des mécanismes sociaux de le peur urbaine.

Celle qui réverbère l’offensive virale d’une grippe redoutable chez les plus âgés, mais peut être bénigne chez les enfants.

Le piège épidémique se resserre de jour en jour. Métropoles vulnérables du consumérisme en berne !

Peur collective : faut-il relire le début de L’Étoile mystérieuse d’Hergé (1942) ?

L’Italie du nord est maintenant placée en zone fermée: “zona rossa”. Le confinement s’étend à toute la péninsule: quel est l’État qui peut dominer une telle situation? Difficile à dire.

Notre désarroi augmente à la même vitesse que celui des autorités politiques. À quels saints se vouer pour rester de marbre ? La science vaincra le mal infectieux.

Faut-il céder à la panique ?

Céder à quoi… elle est là la panique. Elle fait dégringoler les cours de la bourse, flamber le taux de l’or, vider les restaurants, compliquer les échanges sociaux et saturer en France le Samu mais aussi fermer les écoles dont les préaux s’emplissent de la tristesse du vide.

Niveau d’alarme 1… 2… bientôt (disent-ils) 3.

Masques et solution hydro-alcoolique en ruptures de stock chez les pharmaciens.

Les boîtes de raviolis industriels disparaissent des rayons des supermarchés. Enfin une bonne nouvelle !!

Généraliser le télétravail ? Généraliser l’eucharistie virtuelle pour éviter les contaminations autour du bénitier ?

En temps réel, la statistique morbide focalise l’alarmisme médiatique.

Scoop ou éthique de la transparence ?

Quart d’heure après quart d’heure, France Info chronique l’avancée du fléau. À l’unité près !

La fièvre virale de l’information fiévreuse !

La bourse nationale aux contaminés et trépassés coronaviriens remplace celle des valeurs bancaires.

Souffrance en direct !

Police de l’épidémie.

Isolement des aînés. Traque du « patient zéro » à l’origine de la chaîne infectieuse, disent-ils.

Identification du cluster douteux. Dépistages des affaiblis. Hospitalisation des malades.

Les écoles et l’université en vigilance maximale. Le Recteur de celle de Genève actif sur la ligne de front !

Les salles de spectacle bientôt closes.

Les matchs de foot à huis clos !

Même le salon de la sacrosainte automobile fermé à Genève : c’est tout dire !

Quoi encore ?

Un peu de fièvre… faut-il courir à l’hôpital ?

Désarroi.

Quelques sourires complices dans la rue… beaucoup de méfiance sourde.

“J’ai mal à la gorge… tu crois vraiment que ?”

Rires salvateurs aussi :

“A Bruxelles, au bistrot, on commande deux Corona et une mort subite ! “

“Tu connais l’histoire de ce trapéziste qui est tombé au sol car son partenaire a refusé de toucher sa main !” ? 

Au café du commerce, bientôt déserté, entre deux chopes tièdes (bouillon de culture ?), les commentaires inquiétants vont bon train.

Imaginaire xénophobe de l’effroi, apocalypse, solutions expéditives :

Que font les autorités ? C’est la faute aux Chinois ! C’est normal ils mangent des singes, des rats et des serpents ! Même des ragondins de 7 kilos. Sans rien dire des pangolins avec leurs écailles ! Faut renvoyer tous les malades suspects chez eux. Et les Suisses, tu les renvoies où ? Ah oui t’as raison ! C’est sûrement un coup des Russes qui préparent l’offensive ! Non les Arabes qui se vengent ! T’as rien compris, c’est nettement Trump qui veut détruire l’Europe. C’est peut-être la fin du monde !  Tu crois que Dieu est fâché ?”

Au bord du terrain de foot, où le mercredi après-midi jouent les enfants rieurs, colère gratuite ! Murmures obsidionaux, œil noir, de mères qui en fulminent d’autres. Celle-là, elle  n’a « certainement pas lavé les mains de son fils ! C’est honteux ! ». Déraison galopante !

Désarroi !

Bref, le complotisme, la méfiance fraient avec le populisme émotif.

Pourtant, « Y’a qu’à obéir… ! » Tout ira bien !

Rester  à la maison, ablutions palmaires du matin au soir, masque chirurgical si besoin, « bonne » distance corporelle dans les lieux publics et les transports en commun, éternuements dans le coude (assez difficile en fait… le pli du coude est plus adapté !), mouchages prohibés, confinement domiciliaire, interdiction des rassemblements publics de plus de 1000 personnes, – voire moins avec des listes de présence pour remonter la piste virale… au cas où .

Se protéger pour protéger les autres.

Rôles et contrôle !

Surtout plus de bises et plus de poignées de mains.

On joue du coude pour se dire bonjour. L’épidémie grippale aggravée devient le cauchemar du pire des mondes possibles.

Une vraie dystopie avec la répétition générale en taille réelle de la gestion politico-sanitaire de la crise nationale.

Celle qui est attendue mais que tous redoutent.

Et les enfants dans le désarroi épidémique ?

Arsène 10 ans, matin-soir, dialogue et échange avec son père :

« Papa, il est vraiment terrible le coronavirus ? »

« C’est trop cool si on ferme les écoles ».

« Tu sais, je n’y pense pas, j’ai pas peur ».

« Papa, la bonne nouvelle, c’est que la pollution diminue, car les gens ne prennent plus l’avion ! »

« Sur le préau, les enfants sont protégés, y’a pas de copains malades ! »

« À l’école, on a la fiche technique avec la photo du virus : il est comme ça, rond avec des terribles antennes ! »

« Les Aliens, ils peuvent attraper la maladie ? Les stormtroopers, ça oui ! »

« La maîtresse, elle est rien chouette, car elle nous rassure ! »

« Si on fait comme ils disent, si on se lave bien les mains, il ne nous arrivera rien ! »

« Avec les potes à l’école, on parle du virus comme tout le monde, rien de spécial, juste les cas ».

« T’as vu papa, Genève devient une ville-fantôme ! »

« Papa, y’a des nouveaux morts ce matin ? »

La vie continue. Science et conscience….dans le tintamarre du désarroi.

Rassurer et protéger ! Surtout, ne pas manger de raviolis en boîte !

« Eh dis papa, on va se promener ? »

... ça c’est certain !

SUV : voiture de destruction massive

 

Figure 1: agence Fiat Lux (© MP, 2019).

L’invasion automobile asphyxie lentement mais sûrement la ville. À la rue de Lyon, un peu avant à la place des Charmilles (où sont-ils les arbres d’antan ?), en descendant vers le centre de Genève, pour valoriser l’investissement immobilier d’arcades commerciales, une publicité irresponsable vante le passage de « 25 000 véhicules par jour » ! Étouffante et abasourdissante, poussiéreuse et irrationnelle, la horde mécanique mêle poids lourds, berlines traditionnelles et SUV (Sans Utilité Véritable ).

Stupéfiant Ubuesque Véhicule

Automobiles surélevées à l’allure de 4×4 : les SUV se propagent en ville comme de la mauvaise herbe mécanique au gré de leurs ventes qui ne cessent d’augmenter. Poids, puissance, médiocre aérodynamisme, consommation excessive (25% de plus que la berline moyenne), pollution, encombrement, taille, poids : le véhicule SUV remporte la palme d’or de la nuisance mécanique automobile. Il est difficile de l’électrifier. Les crash-tests montrent que le SUV n’est pas plus sûr ni moins sûr qu’un véhicule traditionnel. Si depuis une vingtaine d’années, la pollution automobile liée aux véhicules neufs commençait de modestement reculer, cette éclaircie respiratoire recule dès 2017 avec l’invasion urbaine des SUV (121 au moins à 250 grammes de CO2 par kilomètre (classes C à F), source: francenfo.fr).

Nuisance motorisée

En Allemagne, les Verts n’hésitent pas: ils brandissent la banderole d’infamie écologiste pour fustiger les SUV : « Klimakiller » ! Mesurée dans toute l’Europe, l‘élévation actuel des taux de CO2 en milieu urbain est lié au succès commercial effarant de ces automobiles anachroniques. En France, comme en d’autres pays, si cet engouement persiste, en 2022 un véhicule neuf sur deux sera un SUV.

Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE, note du 15 octobre 2019), plus de 200 millions de SUV circulent aujourd’hui sur la planète. En Suisse, où le taux des 4×4 est le plus élevé du monde selon le quotidien 24 heures, l’augmentation des émissions de CO2 s’impute fortement à la part croissante de 4×4, qui ont constitué près de la moitié des importations en 2018. En toute impunité environnementale.

Toujours selon l’AIE, les SUV constituent sans doute la cause de la demande accrue de pétrole entre 2010 et 2018. Si la tendance n’est pas inversée par un drastique choix politique de survie urbaine, les « SUV ajouteraient près de deux millions de barils par jour à la demande mondiale de pétrole d’ici 2040, annulant les économies permises par 150 millions de voitures électriques » (AIE).

Prédation mécanique ?

Luxe prédateur! La niche SUV est la plus rentable pour l’industrie automobile comme l’illustre l’offensive publicitaire hors norme pour ces voitures hors gabarit que consomme avec frénésie la classe moyenne aisée. Le message publicitaire flatte la plus-value symbolique : « affirmez votre caractère », « élégance », « confort », « virilité », « cool attitude ». L’imaginaire prédateur anime la valorisation marchande des SUV. Son conducteur serait même l’« explorateur de la jungle urbaine » ! Allez, on fonce… même sur les trottoirs!

En ville, la cohabitation avec les cyclistes, les deux-roues motorisés et les piétons devient vraiment menaçante. Plusieurs études sur la dangerosité automobile montrent qu’un piéton a deux fois plus de risques d’être tué suite à une collision avec un SUV qu’avec une berline traditionnelle.

Existe-il un autre véhicule que le SUV qui confère autant d’impunité et d’arrogance routières au conducteur empli de “virilité” ? Même lorsqu’il écrase le champignon quand le feu passe au rouge !

Darwinisme et struggle for life : la guerre mécanique a commencé ! Le SUV déferle sur les villes.

Civisme salvateur

Pourtant, le civisme urbain se réveille à lire la pétition lancée à Lausanne pour interdire en ville, à juste titre, les SUV et les 4×4 inutiles à la mobilité citadine. La mise en place urgente de « zones de basses émissions » en milieu urbain implique la tolérance zéro pour les SUV. Dans le cas contraire, les autorités politiques devront bientôt répondre de non-assistance à populations urbaines asphyxiées. A quand la grande périphérie urbaine vide de voitures privées ? A quand les alentours de bâtiments scolaires dépourvus de horde mécanique ? A quand l’assainissement automobile de la ville tellement vulnérable ? Le contentieux du SUV doit permettre de rapidement repenser tout le périmètre de la mobilité urbaine, notamment en densifiant le réseau du transport public avec une politique tarifaire encore plus attractive pour dissuader l’auto individuelle en ville.

En attendant: 25 000 véhicules par jour continuent de déferler joyeusement sur Genève et uniquement par la rue de Lyon ! Pare-choc contre pare-choc, entre deux vociférations stressées. Combien de SUV dévorateurs de bitume ?

Chic, on respire !

Sempé: dessinateur prémonitoire: https://la-bas.org/la-bas-magazine/chroniques/sempe-rien-n-est-simple

 

LM 49