Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1857, « L’Héautontimorouménos », « Je te frapperai sans colère/Et sans haine, comme un boucher ».
En 1970, l’immense roman naturaliste d’Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz montre que les abattoirs reçoivent les bêtes vivantes pour les rendre mortes. Aujourd’hui, l’actualité ne cesse de focaliser notre sensibilité sur les conditions épouvantables des abattoirs. La publicité alimentaire évoque toujours plus le traitement respectueux des animaux d’abattage. Le « carnisme » métabolise la souffrance animale chez les mangeurs de viande.
Bêtes d’abattoirs, poussières urbaines
Le processus de transformation alimentaire par l’abattage du bétail pour le commerce en gros de la viande a inspiré jadis Georges Franju, cofondateur en 1936 avec Henri Langlois de la Cinémathèque française, cinéaste du fantastique social et du réalisme poétique pétri de surréalisme. Après avoir tourné avec Henri Langlois en 1934 son premier documentaire titré Le Métro, il intitule Le sang des bêtes son spectaculaire court métrage (en noir et blanc) de 1949 consacré aux abattoirs parisiens de Vaugirard (14e arrondissement) et de La Villette (19e).
Cette autopsie filmée de l’abattage animal s’inscrit dans un projet cinématographique éloigné de la fiction. Franju s’y adonne avec En passant par la Lorraine (1950, 31 min.), qui montre la condition minière du nord de la France, Hôtel des Invalides (1952, 22 min.) sur les Poilus mutilés et l’inoubliable Les Poussières (1954), sur la morbidité respiratoire de la pollution urbaine due aux particules microscopiques que nul ne voit… mais que tous inspirent.
Vapeur du sang
Nés à Chicago en 1865 (Union Stocks), au centre d’un réseau ferroviaire national, les abattoirs industriels transforment la condition animale en bêtes de boucherie – bestiaux parqués, tués, saignés et débités par les « tueurs ». Franju pénètre l’espace crépusculaire de l’abattoir industriel qu’il capture en noir et blanc. La vapeur du sang et des entrailles enchevêtre la tuerie des bêtes à la vie des prolétaires. Le sang des bêtes abreuve le régime carné des humains.
Cheval blanc
Le Sang des bêtes : quatre moments d’abattage , corps à corps « sans haine » et « sans colère » entre l’homme et l’animal. Tuerie du cheval blanc : il surplombe son sort et s’effondre royalement après voir été foudroyé sur le front. Tuerie du bœuf : il résiste, s’acharne, s’accroche à la vie, rue, tombe comme un colosse essoufflé. Décapitation in vivo des veaux, aux yeux exorbités, liés sur une table métallique, pour en garantir la blancheur alimentaire. Tuerie des moutons égorgés vifs : ils sont menés en troupeaux à l’abattoir par le « ‘mignard’ (traître) », animal qui connaît le chemin et « aura la vie sauve » pour la prochaine cohorte de massacrés.
Brutalisation
Alors que les abatteurs, tuent, écorchent, dépècent, entassent et jettent au loin les têtes coupées, le réflexe vitaliste agite les carcasses. Celles que les hommes débitent en commençant par les pattes avant d’en arracher les peaux. Le sang des bêtes inonde la condition humaine.
L’abattage renvoie sa brutalité sur le corps humain: empoignade avec les animaux qui se débattent; ouverture et dépeçage des cadavres animés de réflexes vitaux ; déplacement et élévation des carcasses équines et bovines; arrachage et dépeçage des peaux collées à la graisse. Blessures répétées du couteau qui ripe sur la viande animale. En « fleurant un cheval » à la lancette, l’ouvrier « Ernest Breuyet s’est tranché l’artère fémorale. Il a du être amputé de la jambe droite ». Depuis, méticuleux prolétaire d’abattoir, il claudique dans le sang des bêtes avec son pilon de bois. Il ressemble à un amputé de la Grande guerre.
La bonne humeur du tueur
Le Sang des bêtes : ni haine ni colère, mais la « simple bonne humeur des tueurs qui sifflent ou chantent en égorgeant parce qu’il faut bien manger chaque jour, et faire manger les autres au prix d’un très pénible et bien souvent dangereux métier ». Au crépuscule, l’abattage s’arrête, les couteaux sont remisés. Sur le sol, le sang des bêtes est rincé à grande eau. La nuit tombe sur la Villette. Les moutons parqués « s’endormiront avec le silence » sans entendre le « petit train de Paris-Vilette qui s’en ira à la nuit tombée chercher dans les campagnes les victimes du lendemain ». Jour après jour, l’abattage toujours recommencé ne cesse d’approvisionner la ville et les humains qui ingurgitent l’animal mort sorti de l’abattoir.
Le film de Georges Franju n’a pas pris une ride pour penser la réalité anthropologique et sensible des abattoirs d’aujourd’hui. La vie des hommes est enchevêtrée à la tuerie et à la souffrance des bêtes.
Sur Georges Franju (1912-1987) : L’Avant-scène Cinéma, 41, 1er octobre 1964, « Le sang des bêtes » [synopsis], pp. 46-50 ; Gérard Leblanc, Georges Franju, une esthétique de la déstabilisation, Paris, Maison de la Villette, 1992 (images tirées du film, tous droits réservés).
Voir: Le Monde, jeudi 30 juin, 2016: “Nouveau cas de maltraitance dans les abattoirs”, “Les saigneurs des abattoirs”, pp. 6, 16-17.