Ressentiment Péril et espoir démocratiques

«Les idéologies du ressentiment ont été et sont les grandes fabulatrices de raisonnements conspiratoires. Les adversaires qu’elles se donnent passent leur temps à ourdir des trames, ils n’ont de cesse de tendre des rets; et comme ces menées malveillantes ne sont guère confirmées par l’observation, il faut supposer une immense conspiration». Marc Angenot, Les Idéologies du ressentiment, 1996.

Le ressentiment désigne la rancune amalgamée avec de l’hostilité envers ce qui est reconnu comme la source d’un préjudice, d’un mal subi, d’une humiliation réelle ou ressentie, voire d’une injustice. Entre deux personnes, le ressentiment anime les conflits, embrase la jalousie, renforce l’agressivité, décuple la haine que le résilience peut aider à surmonter.

Messianisme

En dépassant l’acrimonie individuelle, passion litigieuse ou haineuse, le ressentiment sur le plan collectif anime les griefs de collectivités ou de communautés humaines envers des institutions, des régimes politiques, des étrangers ou d’autres groupes sociaux identifiés à l’altérité inassimilable voire au mal absolu. Souvent en falsifiant l’histoire, le ressentiment est alors récupéré par des prophètes et des dirigeants messianiques qui l’instrumentalisent pour asseoir leur pouvoir en mobilisant les foules, en motivant l’intolérance confessionnelle, en prônant la revanche politique contre les «privilégiés», en exhortant à la dénonciation de «boucs-émissaires» souvent démunis, en pratiquant la brutalisation sociale, en réveillant le nationalisme belliciste toujours assoupi, en justifiant la xénophobie, en organisant la mise au pas de la recherche académique, en poussant au durcissement identitaire mais aussi en rejouant le messianisme révolutionnaire sur l’air de 1789.

Parfois, le ressentiment est culturel et opportuniste lorsqu’on prétend faire le procès du passé en déboulonnant les statues et en renversant les portraits peints qui heurtent les subjectivités et les sensibilités du présentisme.

Guerres de religion, révolutions, régimes autoritaires et totalitaires rouges ou noirs, conflits mondiaux, Shoah, décolonisation: maintes fois, selon les régimes politiques et les moments particuliers, le ressentiment a mis le monde au bord de l’«apocalypse» et du «désapprentissage de la civilisation» comme l’illustrent au XXe siècle, après l’hécatombe de la Grande guerre, notamment la «révolution» fasciste en Italie,  la tragédie antisémite du nazisme exterminateur, les régimes de l’apartheid ou encore les effarantes guerres coloniales.

Doutes identitaires

Imaginaire social mobilisateur, le ressentiment serait la «construction à travers laquelle la société majoritaire, d’ordinaire une partie de cette société, exprime ses anxiétés et ses tensions et cherche à surmonter ses doutes identitaires» (Ph. Burrin, Ressentiment et apocalypse, p. 18). Depuis la fin des années 1980, peut-être accélérés par la mondialisation puis par la pandémie récente, les ressentiments abondent. Du terrorisme de masse au populisme antidémocratique via la désinformation ou les «infox», les symptômes persistants du ressentiment ne manquent pas.

Entre désarroi politique et social, l’émotion individuelle nourrit l’émoi collectif. L’accumulation de griefs antilibéraux instaure probablement le renouveau autoritaire et l’offensive contre la modernité démocratique héritée des Lumières et les acquis des droits individuels dans la vie privée. Comment comprendre autrement le tournant conservateur de la Cour suprême qui aujourd’hui «attaque les piliers progressistes des États-Unis»? Quels en seront les impacts symbolique et concrets en Europe? Quel est le périmètre vindicatif du ressentiment anti-démocratique dans la guerre de conquête que le président russe Vladimir Poutine mène depuis février en Ukraine?

Ressentiment envers la liberté humaine

Or, le ressentiment culmine plus d’une fois dans l’intolérance gratuite, aveugle et meurtrière envers la différence humaine. Pour s’en persuader, revoyons les 2 dernières et édifiantes minutes du road-movie «démocrate» de Denis Hopper Easy Rider (1969). Est-ce autre chose que son ressentiment envers la liberté humaine qui motive le «brave» paysan traditionaliste du Mississippi profond à abattre froidement à la Winchester depuis son pick-up les deux motards californiens Wyatt et Billy en quête de fraternité  et de sororité? Quelle est exactement la nature de sa haine meurtrière outre la conscience morbide de sa certitude identitaire qui n’autorise nulle concession altruiste?

Au bord d’un monde empli de nouveaux périls militaires, climatiques et antilibéraux, pour l’avenir des enfants qui en Ukraine payent le prix fort de la guerre injuste, comment la démocratie peut-elle combattre et déconstruire avec l’éducation et la culture les idéologies du ressentiment qui la menacent toujours plus ? Hors du bain de sang, il en va de son avenir.

 

 

A (re)lire: Philippe Burrin, Ressentiment et apocalypse. Essai sur l’antisémitisme nazi, Paris, Seuil. 2004.

Les Rencontres internationales de Genève consacrent leur session de septembre 2022 (lundi 26 à jeudi 29 inclus) au thème actuel de: Ressentiment. Péril et espoir démocratiques. Programme détaillé bientôt en ligne sur : http://www.rencontres-int-geneve.ch/

La Ligne de mire reprend courant août.

Schéhérazade, le yacht de Méphistophélès : Poutine après Rastapopoulos

Hergé, Coke en stock, Casterman, 1958 (© sté Moulinsart)

Luxe et despotisme

Sorti en 2020 d’un chantier naval allemand, en cale sèche dans le port toscan de Marina di Carrera, battant pavillon des îles Caïman, consigné dans une société sise au paradis fiscal des îles Marshall, le yacht Schéhérazade est démesuré: 140 mètres de long, six ponts, deux aires d’hélicoptère, une piscine dont le toit peut se muer en piste de danse, un gymnase et une salle de cinéma. L’intérieur ressemble à un palais des 1001 nuits pour nouveau riche. Le navire appartiendrait à un milliardaire russe, prête-nom peut-être de Vladimir Poutine.

Sur la ligne de mire de la police fiscale italienne pour une éventuelle mise sous séquestre au nom des rétorsions contre les oligarques russes, le «navire de Poutine» est évalué à 700 millions de dollars. Même si le propriétaire est officiellement inconnu, l’équipage russe est constitué surtout de membres du FSO, service fédéral de protection du maître du Kremlin.

Montesquieu l’a montré jadis:  régime de la peur, de l’oppression et de la guerre illimitée, le despotisme est inséparable du luxe.

Ex-médiocre colonel du KGB, l’agresseur militaire de l’Ukraine n’est pas le premier propriétaire (présumé) d’un luxueux navire baptisé Schéhérazade. Pense-t-il un jour s’y réfugier?

Méphistophélès

À la fin des années 1950, ex-patron de la « Cosmos Pictures », ancien boss du narcotrafic en Extrême-Orient, propriétaire de la compagnie d’aviation «Arabair», patron de presse, de chaînes de radio et de télévision, l’infâme Roberto Rastapopoulos, alias Marquis Di Gorgonzola, est le fortuné propriétaire du Schéhérazade. Cet homme de petite taille porte le monocle et fume le cigare.

Véritable musée d’art contemporain flottant, ce «yacht de milliardaire» navigue en Mer Rouge. À son bord, entre jeux mondains, bal masqué et cocktails dinatoires, la jet society s’amuse.

Déguisé en Méphistophélès, un des sept princes de l’Enfer, Rastapopoulos y fraie des aristocrates, des duchesses, des altesses, des vedettes et une diva de la Scala de Milan.

Que du beau monde qui voyage pour le plaisir sur le bâtiment immaculé du baron du crime organisé!

Business as usual!

Le costume de Méphistophélès sied à merveille au génie du mal: il vient d’ajouter à son business délictueux le trafic des armes de guerre et la traite négrière.

Pour le compte de Rastapopoulos, un ex-policier véreux de la concession internationale de Shanghai fournit l’armement militaire à un ancien faux-monnayeur qui renverse (momentanément) l’émir légitime et despotique Ben Kalish Ezab pour instaurer un régime fantoche aux ordres du “respectable” Rastapopoulos.

Dans la poudrière proche-orientale, le Schéhérazade est l’antre du mal. Un sous-marin de guerre le protège. Sur son yacht, Rastapopoulos coordonne les abominables trafics des cargos négriers en mer Rouge, dont le Ramona. La cargaison humaine y est entassée sous le nom de code «Coke en stock». Détournés de leur dévote destination, les malheureux pèlerins africains pour La Mecque aboutissent sur des marchés d’esclave où les vendent des sbires de Rastapopoulos.

Justice?

Au moment d’être justement appréhendé par l’équipage d’un « croiseur américain » qui arraisonne le Schéhérazade, Rastapopoulos échappe à la justice des hommes. Il s’enfuit à bord d’un canot automobile lequel, feignant de sombrer dans les abysses maritimes, libère un submersible de poche.

Exit Méphistophélès!

Soudainement, il est devenu infréquentable.

La question du trafic d’êtres humains est alors immédiatement mis à l’agenda de l’O.N.U.

«Ukraine libre!» lit-on sur le phare dressé face au port de Marina di Carrera, à quelques encablures du Schéhérazade dont le propriétaire serait Vladimir Poutine.

Si le tyran venait à être rattrapé par la justice internationale pour les crimes de guerre commis en Ukraine, selon une exigence juridique et morale croissante, aurait-il la possibilité d’y échapper, à l’instar de Méphistophélès-Rastapopoulos, éclipsé du Schéhérazade afin de se dérober à la justice des hommes?

Le mal aurait-il toujours le dernier mot?

À lire :

Hergé, Coke en stock, Tournai, Casterman, 1958 (19e album des Aventures de Tintin).

Olivier Bonnel, « La police fiscale italienne traque le présumé ‘navire de Poutine’ », Le Monde (“Guerre en Ukraine”), dimanche 27 et lundi 28 mars 2022, p. 5.

Michel Porret, Objectif Hergé, “Tintin, voilà des années que je lis tes aventures”, PUM, Montréal, 2021.

Frédéric Chauvaud et Michel Porret, Le Procès de Roberto Rastapopoulos, Genève, Georg, 2022 (à paraître).

La guerre sur le préau. C’est la “faute à Raspoutine”: mots d’enfants

«Et puis les adultes sont tellement cons/Qu’ils nous feront bien une guerre.» Jacques Brel, «J’arrive», Album: Ces Gens-là, 1966.

 

Arsène Doyon-Porret, Poda,  mars 2022, dessin, crayon et feutre: “La guerre à la porte de l’Europe

Depuis deux semaines, préméditée, la guerre d’hégémonie poutinienne frappe l’Ukraine en bafouant le droit international. Un conflit injuste dont la détermination crépusculaire est renforcée par le dilemme libéral du recours à la « guerre juste » :  https://www.heidi.news/ca-pourrait-vous-etonner/le-dilemme-liberal-d-une-guerre-juste-en-ukraine.

Suivie quasiment heure par heure par les médias, cette guerre proche nourrit toujours plus les commentaires du préau, entre foot, courses-poursuites et conciliabules secrets.

Vers 11h30, j’ose laisser traîner mes oreilles parmi les écolières et les écoliers qui galopent dans la lumière printanière qui leur ressemble. “lls font quoi pour protéger les enfants?”, s’inquiète un garçonnet. Dans la cohue et la stabulation libre, d’autres mots suivent, insolites, entreprenants: “C’est la faute à Raspoutine” (!). “Invitons les enfants ukrainiens réfugiés à venir apprendre le français dans notre école“. Bientôt, les paroles espiègles sont avalées par le brouhaha des polissons sous la façade sévère de l’école bienveillante, avec son préau arborisé à nouveau ensoleillé, clos de hautes grilles acérées, ces dérisoires frontières contre le mal.

Si ce conflit déboussole les régimes démocratiques, la parole des enfants mérite d’être ouïe. Entre émotion, sentiment d’injustice, information réelle et quolibet protecteur, au moment de mettre bas les masques de la pandémie, les mots enfantins disent beaucoup du désarroi collectif, de la peur d’Apocalypse now. Moins virulentes que les dessins des enfants dans la guerre, ces paroles de préau réverbèrent l’injuste offensive militaire qui depuis Moscou ensanglante l’horizon européen en meurtrissant d’autres enfants, piégés avec leurs familles dans la  barbarie et les atrocités d’une guerre totale qui continue de monter en puissance.

***

Adrian, 12 ans, Genève:

«Russie vs Ukraine. Moi je trouve que le crétin de Poutine ne réfléchit pas, car par rapport à la 2e guerre mondiale, Hitler a tué beaucoup de monde pour rien et on ne peut pas revenir en arrière, contrairement à Poutine qui, lui, peut tout arrêter, et que tout redevienne à la normale. Vive l’Ukraine.»

Agnès, 7 ans, Genève:

«Tout le monde sait que Poutine est fou, sauf Poutine. Le peuple ne s’est pas battu contre sa loi. En gros, il s’est présenté trop de fois, comme un dictateur. Il a plus de pouvoir que les autres présidents».

Arsène, 12 ans, Genève:

«Poutine, c’est un salop depuis toujours! C’est vrai quoi! Parce que franchement pour moi ce n’est pas possible qu’un ancien colonel du KGB devienne président. Et puis ce conflit, à quoi ça rime? Déclencher une guerre déjà faut être timbré, mais en plus si on commence à tabasser à bout portant tout ceux qui portent une pancarte pacifiste, où allons-nous, je vous le demande?»

Arthur, 11 ans, Genève:

«Je ne comprends pas cette guerre! Se battre pour gagner du territoire alors que l’humanité nous appartient c’est complètement ridicule .»

Colette, 14 ans, Genève:

«Pourquoi personne n’assassine Poutine? Il faut être courageux pour être assassin.»

Dorian, 12 ans, Genève:

«Cette guerre est inutile : Poutine a déjà le plus grand pays du monde avec ses 143 millions d’habitants. Et il veut encore plus, toujours plus ! La situation est déjà grave et il empire les choses en menaçant l’Ukraine avec ses missiles nucléaires. Mais s’il le fait, l’OTAN sera touchée et ça partira en 3e guerre mondiale, donc il ferait mieux de se calmer. Notre enfance n’est que virus mortel et guerre.»

Gilles, 9 ans, Genève:

«Déjà, pourquoi on fait la guerre? Combien y-a-t’il de morts? Si c’était à Genève, est-ce qu’on se battrait ou bien on fuirait?»

Jacopo, 11 ans, Genève :

«Je pense que la guerre c’est mal et inutile et que la Russie fait mal à faire la guerre à l’Ukraine juste parce que dans certains de leurs territoires il y a plus de Russes. Je pense beaucoup au peuple et aux enfants ukrainiens qui souffrent et j’espère que ce conflit terminera bientôt et que l’Ukraine résiste.»

Julien, 9 ans, Genève:

«A quoi ça sert de conquérir un pays quand on en a déjà un si grand?  Pourquoi Poutine si il est chef de la Russie, il devrait faire plaisir aux Russes pour se faire élire? Maltraiter un pays, et un autre, ne va pas l’aider. Je ne comprends pas pourquoi les soldats russes arrivent pas à se révolter. Ils sont beaucoup, non?»

Lennie, 12 ans, Genève :

«Je pense qu’il est temps que les dirigeants de tous pays apprennent l’empathie. Les civils sont attaqués et l’OTAN ne se positionne pas car l’Ukraine n’en fait pas partie. Cette guerre fait beaucoup de victimes: les Ukrainiens bombardés sans raison et les Russes opprimés par leur président. Cela me met très en colère.»

Léon, 6 ans, Genève:

«J’aime pas la guerre, il y a des champignons nucléaires. Et des coups de feu et des tanks et des personnes qui meurent. Il y a aussi des bâtiments qui explosent. Il y a des mines qui explosent. Il y a des avions qui lancent des bombes, il y a des trains renversés. C’est triste la guerre.»

Martin, 12 ans, Genève:

«Je trouve que cette guerre est vraiment inutile car, oui, avant, l’Ukraine faisait partie de la Russie mais aujourd’hui, l’Ukraine a le droit d’être libre dans son territoire. Tous les citoyens et les soldats qui tombent pendant cette guerre ne devraient pas subir toutes ces souffrances à cause d’un dictateur qui ne pense qu’à ses rêves de grandeur.»

Paul, 10 ans, Montréal:

«Je trouve que la guerre c’est dangereux et souvent c’est inutile. Ça tue des millions d’innocents et ça fait des ravages dans la nature. Beaucoup de gens doivent quitter leur pays, migrer, quitter leur famille. Moi ça me fait penser aux dictateurs fous, dangereux et au pouvoir».

Petros, 11 ans, Genève :

«Alors que tout le monde regarde la guerre, nous, nous jouons…»

 

Ligne de mire reste ouverte pour accueillir et publier d’autres paroles d’enfants en écho au drame ukrainien.

À vos plumes, enfants des préaux!