L’ENNEMI INVISIBLE (3). Le charivari contre la peur

  • Arsène Doyon–Porret, Le dernier homme sur Terre, © 27 mars 2020.

 

When you left that boat
Thought you’d sink if I couldn’t float/I wished I heard you shout/I would’ve rushed down at the slightest sound./The Saxophones, If you’are on the Water.

Paru en 1825, Le dernier homme de Mary Shelley (1797-1851), auteure adulée de Frankenstein (1818), inspire Je suis une légende (1955) de l’Américain Richard Matheson (1926-2013), signataire aussi de l’inoubliable L’homme qui rétrécit (1956). Entre les deux fictions de la post-humanité, plus d’un siècle d’intervalle, deux guerres mondiales, le cauchemar concentrationnaire, la menace nucléaire. Chez Mary Shelley, la peste planétaire fait écho aux 70 000 morts de celle de Londres (1665) chroniquée en 1722 par Daniel Defoe (1660-1731, Journal de l’année de la peste). Chez Matheson, les bacilles du vampirisme qui transforment les humains en morts-vivants et réactivent le mythe de Dracula (1897) du romancier irlandais Bram Stoker (1847-1912).

Ultime robinsonnade

Après l’épique struggle for life qu’engendre la pandémie virale, un seul homme survit sur Terre. Désolation ! Écrasé de l’ultime solitude qu’anime la nostalgie désespérée du passé enchanté, il robinsonne parmi les vestiges de la civilisation. Survivaliste précurseur, le dernier homme sur Terre incarne à lui seul la fin de l’Histoire toujours proclamée, toujours ajournée, toujours redoutée.

Chez Shelley, au terme d’une épopée de miraculé du mal biologique, Lionel Vernay équipe le frêle esquif d’une Odyssée méditerranéenne sans retour. Après avoir buriné sur le fronton de la basilique Saint-Pierre « An 2100, dernière année du monde », il y embarque les œuvres d’Homère et de Shakespeare.

Chez Matheson, endeuillé par la fin atroce de sa famille, combattant les morts-vivants qui veulent nocturnement le contaminer, Robert Neville devient la « légende » de l’espèce humaine. Il en paiera le tribut du sacrifice expiatoire, rituel de la régénération darwinienne d’une post-humanité née de la pandémie vampirique.

Entre guerre froide et cataclysme climatique, quatre métrages d’inégale qualité visualisent les grandes peurs hollywoodiennes dans la dramaturgie du dernier homme sur Terre : The World, the Flesh and the Devil (1959, Ranald MacDougall), The Last Man on Earth (1964, Ubaldo Ragona, Sidney Salkow, avec l’inégalable Vincent Price), The Omega Man (1971, Boris Sagal), I Am Legend (2007, Francis Lawrence). S’y ajoute l’avatar télévisuel The Last man on Earth (2015-2018) qui revient sur la décimation virale de l’humanité.

Imaginaire et imagerie d’eschatologie sécularisée que sécrètent les sociétés consuméristes et individualistes, ancrées dans l’essor industrialiste, la foi libérale et l’espoir en l’infini progrès scientifique.

Dystopie épidémique

Parmi les glorieux vestiges de Rome et de New York, Vernay et Neville font le deuil de la civilisation. Celle qu’ont décimée l’aveuglement collectif, le déni spiritualiste, la prédation géopolitique, la folie consumériste et le divorce non amiable entre… science et conscience. Deux sombres utopies sur la chimère du risque zéro. Deux inquiétantes fables dystopiques sur le mal naturel comme le fléau (im)prévisible de l’humanité. Sans céder à la collapsologie ambiante, peuvent-elles nourrir intellectuellement le temps hygiéniste du confinement anti-pandémique propice au ressaisissement collectif ?

Dans notre mise en quarantaine, hors de l’espace public, chacun tente de bannir moralement l’ennemi invisible. Hors du plein-air, les enfants convertissent joyeusement le confinement domestique en vacances prolongées avec activités et télé-école. Notre isolement sanitaire et sécuritaire fabrique lentement la communauté enfermée. Celle qui aujourd’hui est virtuellement l’objet du traçage électronique afin de repérer en temps réel le cheminement pandémique pour anticiper l’effet morbide. La communauté du dedans que matériellement, spatialement, socialement et culturellement tout sépare mais que réunit la décompensation urgente du péril croissant.

Charivari crépusculaire

Chaque soir vers 21h00, dans la cité-fantôme que sillonnent encore de rares automobiles et de hardis cyclistes, entre balcons et fenêtres, à l’unisson émotif, crépitent les vivats, les cris, les percussions de casseroles et les applaudissements crépusculaires de la communauté recluse. Depuis peu, s’y ajoutent des alléluias d’espoir qu’illuminent les lueurs de bougies et les éclats de téléphones portables.

Le charivari contre l’ennemi invisible ! Nouveau lien social improvisé et bientôt ritualisé. Le tintamarre civique et religieux ovationne les femmes et les hommes qui, sur la ligne de front hospitalière, endiguent au mieux la mort. La sociabilité tonitruante de la communauté enfermée conjure le mal biologique et son cortège de paniques qu’affrontent dans la solitude Vernay et Neville, ultimes Robinson de la dystopie post-pandémique.

https://www.youtube.com/watch?v=XeLLj2VZEGk

U. Ragona, S. Salkow: The Last Man on Earth (Official Trailer), 1964, USA, Italy (Associated Producers Inc. Produzioni La Regina).

L’ENNEMI INVISIBLE (2). Le préau triste

© Arsène Doyon–Porret (14 mars 2020)

«Information importante en lien avec la situation du nouveau coronavirus : les écoles, les crèches, les musées publics, les bibliothèques, les installations sportives, Cité seniors, les espaces de quartier et d’autres infrastructures municipales sont fermées jusqu’à nouvel avis.» (École de Saint-Jean, le plus ancien établissement du quartier de Saint-Jean).

Face à l’avancée inexorable et chaotique de l’ennemi invisible, vendredi 13 mars, la décision, raisonnable mais tardive de fermer jusqu’à nouvel avis les écoles suisses, éprouve les parents et les enfants. Le confinement général devient probable.

État de nécessité de la guerre sanitaire qui arrive.

Classe rutilante

Quartier de Saint-Jean: dans le bâtiment scolaire Heimatsil, couleur jaune de Sienne, construit de 1913 à 1915 sur les plans des architectes Alfred Olivet et Alexandre Camoletti, à 16h00, la cloche sonne la fin des cours. Comme d’habitude.

Glas pour une période inconnue? Alarme d’une page d’Histoire inédite que fige l’horloge en façade? Tocsin contre l’ennemi invisible?

École de Saint-Jean: 2e étage, classe lumineuse de vie et de dessins affichés, senteur familière des crayons et des corps au crépuscule tiède de la journée, parmi les pupitres désertés et les chaises esseulées :  en disant au-revoir et merci à Kelly, l’institutrice élégante, émue et irréprochable, le cœur n’y est pas: «On garde contact à tout prix? Évidemment!» L’année scolaire est compromise… qui sait? Boule à la gorge en remontant les couloirs désertés avec les patères vides de tout vêtement. Les enfants ne sont plus là! Ils n’iront pas en classe verte.

Une école qui se vide ainsi juste avant le crépuscule: c’est vraiment trop triste!

Merci à toutes les institutrices et tous les instituteurs solides jusqu’au bout sur le pont du navire-école maintenant sans passagers!

Sur le préau

Retour au préau, flanqué de solennelles grilles métalliques et protégé par quatre vigoureux marronniers hérissés de printemps, celui des promesses enchantées de l’enfance. Des parents sont désemparés en ce qui concerne la garde des écoliers privés d’école, d’institutrices et d’instituteurs. Certains adultes râlent pour la forme. D’autres ironisent, acquiescent ou se taisent.

Choc collectif! Quels mots sur de telles choses?

Préau. Les enfants sont partagés. Parfois tristes, parfois rieurs, souvent déroutés. Arsène, Dorian, Elouan, Julian, Martin, Sebastian, la petite Sophie, Lenny, Malou, Giacoppo et d’autres potes aux visages lumineux comme l’aurore d’été: la petite république écolière est en ébullition sensible.

Le préau nord se remplit, côté rue où veille la marmoréenne patrouilleuse scolaire. Par tous les temps, postée devant le bureau de tabac et la boulangerie, elle sécurise le passage à piétons. Bardée du gilet jaune, volontariste, elle évoque déroutée une très longue pause: «Cela dépend maintenant de notre hiérarchie évidemment!» dit-elle en repoussant courageusement un SUV à l’assaut mécanique de la rue paisible comme le blindé de l’inconscience automobile.

Pigeons mélancoliques

Préau. «Papa-maman, on a congé pour longtemps!» Emplie de cris et de rires habituels, la cour de jeux se rembrunit doucement. Malgré le gai soleil de mars.

Maints enfants filent en catimini…des filles osent sangloter devant les autres, des garçons se retiennent à peine. Certains se bousculent ou se poursuivent en pouffant de rire ou en jouant une dernière partie de foot. Les cartables valsent. On court dans le labyrinthe de bois. On éternue dans le pli de son coude – comme l’a dit la maîtresse! D’autres encore se réjouissent des «grandes vacances» fortuites qui arrivent.

L’avenir ludique semble illimité:

On fera des activités chouettes.

On pourra revoir toute la série Star Wars!

On s’amusera beaucoup avec la tablette et les jeux électroniques!

On invitera chaque jour des potes à la maison pour manger des lasagnes, des tas de pizzas ou du hachis Parmentier!

On ira au foot plus souvent!

On regardera des films le soir!

On fera la grasse matinée… tous les jours!

On jouera toute la journée!

Surtout, on n’aura plus de devoirs!

Finis les épreuves et les contrats de travail.

On lira des BD et mangas.

On travaillera sur Internet!

Mais la maitresse?

La maîtresse, elle va tellement nous manquer!

On l’aime trop!

C’est vraiment pas chouette le coronavirus!

Pas chouette? Plutôt terrible!

Préau. Tout d’un coup, on se dit pourtant «Salut…À bientôt».

Cartables à la main, sac au dos, tous sont un peu empruntés, un peu brumeux, un peu gouailleurs, un peu hébétés.

Yeux mouillés.

Le préau se vide pas à pas, comme si on n’osait pas vraiment le quitter.

Calme inhabituel. Les enfants gagnent leurs pénates, orphelins provisoires de leur belle et haute école qui les accueille et les protège depuis la fin de la 4 P.

Le moment du coronavirus: une tache invisible sur l’enfance. Tenace.

Le portail du préau déserté se referme. Sans grincer.

Toutes les fenêtres de l’école sont en berne.

À l’ombre douce des marronniers, suinte la tristesse. Triomphe le vide épuisant.

Silence pesant.

Quelques pigeons sautillent sur la marelle multicolore. Mélancoliques les ramiers?

À quoi sert un préau sans écoliers?  À rien! Peut-être à regretter l’insouciance enfantine.

Jamais les enfants n’oublieront l’épisode du repli domiciliaire en ce printemps 2020.

En sortant de l’école

En sortant de l’école, les ribambelles d’enfants gagnent leurs foyers… entre rêveries, promesses de l’avenir et périls :

En sortant de l’école
nous avons rencontré
un grand chemin de fer
qui nous a emmenés
tout autour de la terre
dans un wagon doré

Tout autour de la terre
nous avons rencontré
la mer qui se promenait
avec tous ses coquillages
ses îles parfumées
et puis ses beaux naufrages
et ses saumons fumés

En sortant de l’école

Nous avons rencontré

Le nouveau coronavirus

[..]

Alors on est revenu à pied
à pied tout autour de la terre
à pied tout autour de la mer
tout autour du soleil
de la lune et des étoiles
A pied à cheval en voiture
et en bateau à voiles*.

Toujours en avance de cinq minutes, maintenant solitaire, l’horloge infatigable au fronton de l’école veille.

Veille jusqu’au retour heureux des enfants.

* D’après Jacques Prévert, « En sortant de l’école », Histoires, 1946.

L’ENNEMI INVISIBLE (1). L’enfant et le coronavirus

 

 

 

 

© Arsène Doyon–Porret

Déconcertés.

Impuissance. Nous sommes les témoins décontenancés des mécanismes sociaux de le peur urbaine.

Celle qui réverbère l’offensive virale d’une grippe redoutable chez les plus âgés, mais peut être bénigne chez les enfants.

Le piège épidémique se resserre de jour en jour. Métropoles vulnérables du consumérisme en berne !

Peur collective : faut-il relire le début de L’Étoile mystérieuse d’Hergé (1942) ?

L’Italie du nord est maintenant placée en zone fermée: “zona rossa”. Le confinement s’étend à toute la péninsule: quel est l’État qui peut dominer une telle situation? Difficile à dire.

Notre désarroi augmente à la même vitesse que celui des autorités politiques. À quels saints se vouer pour rester de marbre ? La science vaincra le mal infectieux.

Faut-il céder à la panique ?

Céder à quoi… elle est là la panique. Elle fait dégringoler les cours de la bourse, flamber le taux de l’or, vider les restaurants, compliquer les échanges sociaux et saturer en France le Samu mais aussi fermer les écoles dont les préaux s’emplissent de la tristesse du vide.

Niveau d’alarme 1… 2… bientôt (disent-ils) 3.

Masques et solution hydro-alcoolique en ruptures de stock chez les pharmaciens.

Les boîtes de raviolis industriels disparaissent des rayons des supermarchés. Enfin une bonne nouvelle !!

Généraliser le télétravail ? Généraliser l’eucharistie virtuelle pour éviter les contaminations autour du bénitier ?

En temps réel, la statistique morbide focalise l’alarmisme médiatique.

Scoop ou éthique de la transparence ?

Quart d’heure après quart d’heure, France Info chronique l’avancée du fléau. À l’unité près !

La fièvre virale de l’information fiévreuse !

La bourse nationale aux contaminés et trépassés coronaviriens remplace celle des valeurs bancaires.

Souffrance en direct !

Police de l’épidémie.

Isolement des aînés. Traque du « patient zéro » à l’origine de la chaîne infectieuse, disent-ils.

Identification du cluster douteux. Dépistages des affaiblis. Hospitalisation des malades.

Les écoles et l’université en vigilance maximale. Le Recteur de celle de Genève actif sur la ligne de front !

Les salles de spectacle bientôt closes.

Les matchs de foot à huis clos !

Même le salon de la sacrosainte automobile fermé à Genève : c’est tout dire !

Quoi encore ?

Un peu de fièvre… faut-il courir à l’hôpital ?

Désarroi.

Quelques sourires complices dans la rue… beaucoup de méfiance sourde.

“J’ai mal à la gorge… tu crois vraiment que ?”

Rires salvateurs aussi :

“A Bruxelles, au bistrot, on commande deux Corona et une mort subite ! “

“Tu connais l’histoire de ce trapéziste qui est tombé au sol car son partenaire a refusé de toucher sa main !” ? 

Au café du commerce, bientôt déserté, entre deux chopes tièdes (bouillon de culture ?), les commentaires inquiétants vont bon train.

Imaginaire xénophobe de l’effroi, apocalypse, solutions expéditives :

Que font les autorités ? C’est la faute aux Chinois ! C’est normal ils mangent des singes, des rats et des serpents ! Même des ragondins de 7 kilos. Sans rien dire des pangolins avec leurs écailles ! Faut renvoyer tous les malades suspects chez eux. Et les Suisses, tu les renvoies où ? Ah oui t’as raison ! C’est sûrement un coup des Russes qui préparent l’offensive ! Non les Arabes qui se vengent ! T’as rien compris, c’est nettement Trump qui veut détruire l’Europe. C’est peut-être la fin du monde !  Tu crois que Dieu est fâché ?”

Au bord du terrain de foot, où le mercredi après-midi jouent les enfants rieurs, colère gratuite ! Murmures obsidionaux, œil noir, de mères qui en fulminent d’autres. Celle-là, elle  n’a « certainement pas lavé les mains de son fils ! C’est honteux ! ». Déraison galopante !

Désarroi !

Bref, le complotisme, la méfiance fraient avec le populisme émotif.

Pourtant, « Y’a qu’à obéir… ! » Tout ira bien !

Rester  à la maison, ablutions palmaires du matin au soir, masque chirurgical si besoin, « bonne » distance corporelle dans les lieux publics et les transports en commun, éternuements dans le coude (assez difficile en fait… le pli du coude est plus adapté !), mouchages prohibés, confinement domiciliaire, interdiction des rassemblements publics de plus de 1000 personnes, – voire moins avec des listes de présence pour remonter la piste virale… au cas où .

Se protéger pour protéger les autres.

Rôles et contrôle !

Surtout plus de bises et plus de poignées de mains.

On joue du coude pour se dire bonjour. L’épidémie grippale aggravée devient le cauchemar du pire des mondes possibles.

Une vraie dystopie avec la répétition générale en taille réelle de la gestion politico-sanitaire de la crise nationale.

Celle qui est attendue mais que tous redoutent.

Et les enfants dans le désarroi épidémique ?

Arsène 10 ans, matin-soir, dialogue et échange avec son père :

« Papa, il est vraiment terrible le coronavirus ? »

« C’est trop cool si on ferme les écoles ».

« Tu sais, je n’y pense pas, j’ai pas peur ».

« Papa, la bonne nouvelle, c’est que la pollution diminue, car les gens ne prennent plus l’avion ! »

« Sur le préau, les enfants sont protégés, y’a pas de copains malades ! »

« À l’école, on a la fiche technique avec la photo du virus : il est comme ça, rond avec des terribles antennes ! »

« Les Aliens, ils peuvent attraper la maladie ? Les stormtroopers, ça oui ! »

« La maîtresse, elle est rien chouette, car elle nous rassure ! »

« Si on fait comme ils disent, si on se lave bien les mains, il ne nous arrivera rien ! »

« Avec les potes à l’école, on parle du virus comme tout le monde, rien de spécial, juste les cas ».

« T’as vu papa, Genève devient une ville-fantôme ! »

« Papa, y’a des nouveaux morts ce matin ? »

La vie continue. Science et conscience….dans le tintamarre du désarroi.

Rassurer et protéger ! Surtout, ne pas manger de raviolis en boîte !

« Eh dis papa, on va se promener ? »

... ça c’est certain !