Peine de mort : la croix et le glaive

Jeudi 2 août 2018 : le Vatican apporte sa pierre abolitionniste au vieux problème de la mort pénale jugée « inadmissible » et définitivement supprimée dans l’Union européenne des 28 États. Dès le mois de mai, le pape François fait inscrire au Catéchisme de l’Église catholique (article 2267) que la « peine de mort est une mesure inhumaine qui blesse la dignité personnelle ».

L’Église s’engagera dès lors pour son « abolition partout dans le monde ». La mort pénale reste une « mesure inhumaine qui humilie » et porte atteinte à l’inviolabilité de la personne humaine ».

L’aggiornamento pontifical corrige le catéchisme de 1989. Il légitimait la mort pénale en tant qu’« unique moyen pour protéger efficacement de l’injuste agresseur la vie d’être humains ». Si le Vatican n’a officiellement aboli la peine capitale qu’en 1969, la voix universaliste du pape François fait écho à celle des philosophes des Lumières.

L’anathème pontifical permettra peut-être de renforcer la croisade abolitionniste mondiale.

Dans l’histoire de l’humanité, la mort pénale est la peine la plus ancienne infligée déjà dans la cité grecque et sous le droit romain. Elle recule partiellement durant la Moyen Age pour la justice compensatoire qui permet la réparation par la taxe du sang versé. De grands penseurs ou théologiens l’ont  alors légitimée. Saint-Augustin (354-430) fait de la mort pénale la sanction légitime contre le pécheur avili dans la cité de Dieu. Même son de cloche chez Thomas d’Aquin (1224/1225-1274). Le théologien forge pour plusieurs siècles la doctrine classique de la mort pénale contre les irrécupérables.

Dès la genèse de l’État moderne au XVIe siècle, attribut de la souveraineté absolue, la mort pénale culmine en Europe avec la justice patibulaire. Le supplice public doit intimider le peuple et prévenir le crime. À partir de 1750, si la peine de mort se banalise sous la forme de la pendaison infamante — sauf les nobles qui ont le privilège de la décapitation pour échapper à l’infamie du bourreau — sa légitimité est critiquée par les magistrats et les philosophes « éclairés » comme Cesare Beccaria (1738-1794).

En 1764 à Livourne, sous le couvert de l’anonymat, il publie son célèbre pamphlet Dei delitti e delle pene (Des délits et des peines). L’ouvrage devient un best-seller européen. Il est vite mis à l’index des livres impies. Encensé par Voltaire, il marque les pères fondateurs de la démocratie américaine. En moins de cent pages, Beccaria détruit la tradition juridique et morale de la mort pénale. Il montre qu’elle est inutile et non nécessaire. À sa nature injuste s’ajoute son inefficacité contre le crime.

Bref, la mort pénale est incompatible avec les droits naturels des individus. Utiles à la société, les travaux forcés corrigent le criminel le plus dangereux selon Beccaria. Idéalement, ils permettent de le resocialiser dans le respect de son humanité.

En outre, le pays conservateur de la peine capitale nourrit  la violence sociale des crimes de sang les plus épouvantables comme le montre aujourd’hui la criminologie comparée des États nord-américains abolitionnistes et non-abolitionnistes.

Si les Lumières minent la légitimité de la mort pénale contre  les apologistes du gibet, le législateur révolutionnaire (Code pénal de 1791) la maintient mais abolit les supplices identifiés au despotisme. Dès 1850 environ, au siècle du grand abolitionniste Victor Hugo, l’abolition progressive de la mort pénale est liée à la démocratie et au libéralisme étatique. Par exemple,  le gouvernement genevois supprime la mort pénale en 1871 sous la houlette de la majorité progressiste des radicaux. Nation des droits de l’Homme, la France reste la lanterne rouge européenne avec l’abolition de 1981.

Au delà du débat confessionnel, quel écho au message pontifical dans les trop nombreux États non-européens  qui persistent à appliquer la mort pénale ? Contre toute logique humaniste et sécuritaire.

Lecture: Michel Porret, Beccaria. Le droit de punir, Paris, éditions Michalon.

Lien: http://www.acatfrance.fr/peine-de-mort

LDM: 34

Le réalisme de l’Utopie

« Il est vrai qu’on peut s’imaginer des Mondes possibles, sans péché et sans malheur, et on pourrait faire comme des Romans des Utopies, des Sévarambes ; mais ces mêmes mondes seraient d’ailleurs fort inférieurs en bien au nôtre. » Leibnitz, Essais de théodicée, 1710.
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Dans le désarroi contemporain, le temps des « utopies réalistes » est-il arrivé ? Peut-être selon  Ruter Bregman, qui plaide l’ouverture mondiale des frontières, la semaine de travail de 15 heures, le revenu de base universel ou encore la taxation planétaire immédiate des flux financiers  et plus largement la lutte transnationale contre la pauvreté  dans Utopies réalistes (Seuil, septembre 2017), best-seller mondial pour penser le bonheur social dans le sillage de la culture des droits de l’Homme.

Améliorer le monde réel

En aucun lieu ! Tiré du latin « utopia » selon des éléments grecs – « ou-topos », terre de nulle part ; « eu-topos », terre du bonheur —, le mot « utopie » désigne le lieu impossible du bonheur humain. Soit l’île imaginaire des 54 cités dans l’Utopie de Thomas More (1516).

Communisme, agriculture, prospérité, éducation étatique des enfants, mariages hygiénistes avec visite prénuptiale des couples nus, divorce en consentement mutuel, euthanasie, troc et tolérance : avec sa République insulaire, où l’or est honni des Utopiens qui prônent la guerre juste pour se défendre, More désire « corriger des erreurs commises dans nos villes, nos pays, dans nos royaumes ». Si le « premier livre » d’Utopia veut réformer le droit de punir du monde réel avec l’abolition du gibet, le second place la cité égalitaire sous l’autorité de la peine capitale contre les Utopiens rétifs et tués en « bêtes indomptées » .

Entre La République de Platon, l’humanisme d’Érasme et les récits de la conquista de l’Amérique qui ouvre l’horizon mental des Européens, l’Utopia de Thomas More forge l’archétype du roman d’État pour le meilleur des mondes possibles (peut-être le pire aussi). Dès lors, les utopies expriment une « certaine époque, ses hantises et ses révoltes, le champ de ses attentes comme les chemins empruntés par l’imagination sociale [pour] envisager le possible et l’impossible » (B. Baczko, Lumières de l’utopie, 1978, p. 18).

Fictionner un plan de gouvernement

Lecteur de More, François Rabelais imagine le néologisme « utopie » dans Pantagruel (1532, « Un grand pays d’utopie »). Si le mot se banalise en français, le Dictionnaire de l’Académie française ne le consigne qu’en 1762 . L’édition de 1798 désigne l’utopie en chimère du rêveur social : « Utopie se dit en général d’un plan de Gouvernement imaginaire, où tout est parfaitement réglé pour le bonheur commun, comme dans le Pays fabuleux d’Utopie décrit dans un livre de Thomas More qui porte ce titre. Chaque rêveur imagine son Utopie ». Puisque le verbe « utopiser » n’existe pas, Sébastien Mercier – auteur du Tableau de Paris (1781 ; 1782-1788) — définit en 1810 la démarche utopique. Sa Néologie évoque l’utopie à « Fictionner » : « Fictionner […], c’est imaginer des caractères moraux ou politiques pour faire passer des vérités essentielles à l’ordre social. Fictionner un plan de gouvernement dans une île lointaine et chez un peuple imaginaire, pour le développement de plusieurs idées politiques, c’est ce qu’ont fait plusieurs auteurs qui ont écrit fictivement en faveur de la science qui embrasse l’économie générale des États et de la félicité des peuples ». L’utopie: roman d’État du progrès social.

Jamais le monde ne s’utopiera

Après une poignée d’utopies républicaines au XVIIe siècle sur la tolérance, la République des savants ou la planification sociale (La Città del Sole, 1623, Tommaso Campanella; New Atlantis, 1627, Francis Bacon; Histoire des Sévarambes, 1675, 1677-1679, Denis Veiras, etc.), la « période chaude de l’utopie » culmine au temps des Lumières (150 utopies publiées en français). Thomas More redevient actuel grâce à Nicolas Gueudeville. Bénédictin défroqué, traducteur d’Érasme, il publie en 1715 la traduction libre de L’Utopie, dédiée à un magistrat républicain de Leyde. Ce brûlot révolutionnaire blâme l’intolérance, le bellicisme, l’absolutisme et les classes sociales. Or, jamais le monde ne « s’utopiera », regrette Gueudeville, même si l’utopie éprouve les mœurs et la politique. More « n’a rien proposé dans son idée de République parfaite et heureuse, qui de foi, ne soit fort faisable. Les Lois, les Usages, les Coutumes, les Mœurs qu’on attribue ici à ces peuples imaginairement fortunés, ne sont point au-dessus de la raison humaine. Mais, les mauvais usage que […] les Hommes font de leur raison, est un obstacle à la fondation et à la réalité d’un Gouvernement utopien ». En 1789, Thomas Rousseau réédite sa traduction (1780) du « Roman politique » avec un titre d’actualité : Du Meilleur gouvernement possible ou la nouvelle île d’Utopie. Le « fond du système de Morus », clame Rousseau, est l’égalité parfaite entre tous les Citoyens d’un même État » puisqu’il abolit la propriété privée .

L’impitoyable propriété privée

L’utopie fascine et répugne maints écrivains des Lumières. Dans les Lettres Persanes (1721), avec la fable des Troglodytes bons et mauvais, Montesquieu montre que le système républicain ne va qu’aux petits États. Il y prêche la vertu politique, les libertés individuelles, le déisme et y blâme l’intolérance, le bellicisme, le luxe et le despotisme, ces attributs de l’absolutisme.

Inspiré par More et Veirras, Étienne-Gabriel Morelly publie anonymement en 1753 son utopie communiste Le Naufrage des Isles flottantes (1753), matrice du Code de la nature (1755). Sur cette « Terre fortunée », les mœurs ignorent les préjugés religieux. L’« impitoyable propriété » qui broie l’homme naturel y est abolie comme le mariage, la police, l’Église et les privilèges.

Montrant que le règne du mal arrive quand l’homme s’écarte de la nature, le communisme utopique y flirte  avec l’anarchisme.

Eldorado

Swift raille l’utopie, (Gulliver’s Travel, 1721). Pareillement, Voltaire moque l’Eldorado dans Candide (1759). Si comme chez More l’or est vil en ce pays « où tout bien », l’Eldorado ne vaut pas le monde réel, où retourne Candide pour aimer Cunégonde, cultiver son jardin et assumer sa condition humaine. Dans la Nouvelle Héloïse (1761), Rousseau brosse la micro-société de Clarens, figé dans le paysage paradisiaque de Vevey. Égalitaire, paternaliste, autarcique, auto-suffisante, rurale : la communauté suit le législateur-pédagogue M. de Wolmar. Il distribue travail, récompenses et jeux dans ce monde naturaliste que protège un bouclier de cristal, mais avec les femmes au « gynécée ». Le contrat social utopique vise bien l’atemporel bonheur dans la nature. Ce que radicalise l’utopie primitiviste du Supplément au voyage de Bougainville (1772) de Diderot. En cet Éden tahitien, la morale naturelle ne prohibe ni la nudité ni la liberté sexuelle qui enrichit la Nation. Le mal n’y règne qu’avec… la venue des Européens.

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La Découverte australe par un Homme-volant ou le Dédale français (1781)

Outre ses utopies utilitaires sur la police de la prostitution, le statut de la femme ou encore l’éducation masculine et le communisme (Le Pornographe, 1769 ; Les Gynographes, 1777 ; L’Andrographe, 1782), Restif de la Bretonne publie en 1781 La Découverte du monde austral par un homme volant, ou le Dédale français. Avec ses illusions pseudo-scientifiques sur l’aérostation, l’hybridité inter-espèces ou la cosmologie vitaliste (la vie naît de la copulation du soleil et des planètes), cette utopie évoque la république des Mégapatagons. Leur égalité a tari le crime et les peines. Le communisme matériel et sexuel s’ajoute au christianisme primitif, au labeur de subsistance, à la mort du luxe, à la morale naturelle, à l’éducation publique, au civisme méritocratique et aux cultes solaire et lunaire. L’utopie brouille le réel.

Uchronie

Cité hors du temps comme l’est Clarens, l’utopie ne peut changer le monde. Seul le temps en accomplira les promesses politiques et sociales, dans la dialectique de la perfectibilité selon l’Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain de Condorcet (1795). Il pense que l’humanité voit « s’ouvrir devant elle les perspectives illimités d’un bonheur » via le « progrès général des lumières ». En cette philosophie voltairienne de l’histoire-progrès, le meilleur des mondes possibles se situe dans le futur comme le propose encore Sébastien Mercier. Avant la Néologie (voir ci-dessus), il publie en 1771 L’An 2440 ou rêve s’il n’en fut jamais. Mercier déplace au XXIe siècle son rêve social, car le temps de la perfectibilité accomplit l’espoir libérateur des Lumières sans recourir à la Révolution.

Les ruines de Versailles

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Franklin J. Schaffner, Planet of the Apes, © MGM, USA, 1968.

Avec des mœurs régénérées par l’agriculture, la fiscalité équitable et la citoyenneté, Paris assainie et purgée de son aristocratie oisive et de son clergé prédateur, est la capitale d’une monarchie paternaliste. Y triomphe la religion naturelle, sans révélation miraculeuse. Pacifiste, Louis XXXIV est vêtu en paysan démocratique. Le « travail » et l’« industrie » remplacent le luxe. L’échafaud est anachronique, car toute peine suit la proportion entre crime et châtiments selon Beccaria. Puisqu’un « corps sain n’a pas besoin de cautères », la police secrète, l’hôpital général, les prisons et les lettres de cachet ont disparu. Le mariage sentimental remplace celui de raison, le divorce est légal. Les enfants nourris au sein maternel (Rousseau) sont éduqués par l’État. La Sorbonne est vidée des « ergoteurs », hostiles à la science véritable selon la nature.

Comme dans un film post-apocalyptique, en 2440, Versailles est un champ de ruines. En émergent des statues mutilées, des bassins asséchés et des portiques chavirés. L’uchronie a vaincu le temps de l’absolutisme.

République des Intérêts-Unis 

L’âge d’or de l’utopie reste le siècle des Lumières, avant les utopies socialistes et industrialistes du XIXe siècle qui prônent le collectivisme et l’émancipation du prolétariat. L’utopie tonifie l’imagination sociale dans l’espoir d’améliorer le réel.  Or, le meilleur des mondes possibles génère dès Swift le contre-point dystopique. S’en inspire Émile Souvestre bien avant Aldous Huxley ou George Orwell. Avocat, journaliste, littérateur, il publie en 1846 Le Monde tel qu’il sera, diatribe burlesque contre les Lumières, la perfectibilité et les utopiste . Sous l’État autoritaire et hygiéniste de l’an 3000, la « république des Intérêts-Unis » exige le « Chacun chez soi — Chacun pour soi » contre l’utopisme des droits de l’Homme.

Le Monde tel qu’il sera : le miroir dystopique d’aujourd’hui ?

Auparavant: ligne de mire, 1er juin 2017: Retour en dystopie. L’archive du monde inacceptable; 15 octobre 2015: Le monde à venir

***

Trois lectures : Bronislaw Baczko, Les Lumières de l’utopie, Paris, Payot, 1978 ; Bronislaw Baczko, Michel Porret, François Rosset, Dictionnaire critique de l’utopie au temps des Lumières, Genève, Georg, 2016 ; Raymond Trousson, Voyages aux pays de nulle part, Bruxelles, éd. de l’Université de Bruxelles, 1999.

Ecouter: histoire vivante (18-22 septembre: autour du Dictionnaire critique de l’utopie au temps des Lumières, Genève, Georg, 2016), RSR I: http://www.rts.ch/play/radio/histoire-vivante/audio/histoire-vivante?id=8890102&station=a9e7621504c6959e35c3ecbe7f6bed0446cdf8da

Voir: William Cameron Menzies, The Things to come, GB, 1936, d’après H.G. Wells, long-métrage, 108 min.

https://www.youtube.com/watch?v=eUlRuiZ_68Q

www.youtube.com/watch?v=atwfWEKz00U

Téléphone portable, gadget de destruction massive ?

A qui ces grandes oreilles?

 

 

 

En moins d’une quinzaine d’années, le téléphone mobile a colonisé nos vies et transformé profondément nos habitudes sociales. À l’exception de la voiture et de l’ordinateur, nul autre objet industriel de consommation massive n’a autant modifié l’habitus des individus et des collectivités. Espace public, voitures, transports collectifs de tous les genres : il suffit d’observer quotidiennement les nouveaux rites sociaux de la communication permanente et en flux direct pour s’en convaincre. Certains, parfois sourcilleux, n’hésitent pas à évoquer une nouvelle forme d’autisme social. Voire d’aliénation.

Marché colossal

Le téléphone portable représente un des plus foudroyants développements technologiques de l’histoire industrielle. Il est né en 1973 (prototype) pour être commercialisé dès 1983. En 2006, un milliard de mobiles ont été vendu dans le monde. Fin 2015, s’y ajoutent environ 2 milliards de smartphones ! Tous les chiffres sont en inflation. En 1992, la France compte 500 000 abonnés au téléphone portable. Depuis 2007, le nombre des abonnés dépasse les 90% de la population adulte – 97% des 18-24 ans possèdent un téléphone portable ou un smartphone. Nos amis japonais changent de mobile tous les 12-18 mois. En France, 19 millions de portables sont remplacés annuellement. Marché colossal, on le sait.

Remplacer son portable signifie encore bien souvent  le jeter : 500 millions d’exemplaires ont été jetés en 2005 un peu partout sur la planète, dès lors le chiffre augmente malgré les campagnes de recyclage qui tentent d’obvier les problème de pollution avec la dispersion des composant toxiques que renferment les téléphones portables.

Réchauffement de l’ADN

L’industrie des portables est très lourde sur le plan énergétique : savez-vous que la fabrication d’une puce de 2 grammes équivaut à 1.7 kilo d’énergie fossile, 1 mètre cube d’azote et 32 litres d’eau…   soit plus que pour une automobile de 750 kilos!?

Le marché du portable, les intérêts et les profits économiques sont colossaux… les politiques de marketing agressives. S’édifient des monopoles inédits depuis le XIXe siècle. Les usages du mobile sont pourtant risqués. Le débat sanitaire flambe sans être tranché : cancer du cerveau, réchauffement de l’ADN, addiction, dangerosité automobile, hypnotisme auditif. La domestication du portable n’est pas achevée pour en limiter les effets pernicieux.

Le bonheur portatif

Mais…. votre portable  garantit votre bonheur ! La publicité des opérateurs est sans état d’âme. Elle associe le mobile à un imaginaire social de la réussite: fluidité, signe extérieur de richesse, portabilité des données, modernité communicationnelle, communauté planétaire, mondialisation. Le téléphone portable flatte l’imaginaire de la liberté et de la mobilité infinie. Être moderne, revient à communiquer à chaque instant et n’importe où ! Sans limite. Chaque utilisateur de portable est un acteur de la mondialisation ! Le bonheur est portatif avec la nouvelle configuration du lien social virtuel.

Pourtant, le téléphone mobile instaure de facto la liberté sous surveillance permanente. Le sans-fil enchaîne les individus-consommateurs. Le portable est la prothèse d’une perte d’autonomie. Le portable est un mouchard parfait : il laisse les innombrables traces dont l’utilisation policière culmine sous l’état d’urgence ou dans le cadre de campagnes sécuritaires. Le portable, c’est notre laisse électronique.

Mouchard parfait

En France, les 35 000 antennes qui maillent le territoire permettent de localiser les individus en temps réel. « Déterminer un emploi du temps… définir un itinéraire… reconstituer un réseau de relations… » : le portable radicalise le contrôle social des suspects et mais aussi des autres. Le « bornage » des suspects par le réseau des mobiles : nous vivons maintenant à l’heure de cette nouvelle technique policière du suivi à la trace électronique. Le bornage fait partie de la guerre larvée contre le cancer terroriste : et ensuite ? De telles techniques et de tels usages policiers ne seront jamais abandonnés. Un peu partout, régimes démocratiques ou autoritaires, il n’est pas rare que certains journalistes voient maintenant leurs sources dévoilées par le balisage de la communication mobile.

Dans 1984 (1948) George Orwell brosse une société totalitaire basée sur le panoptisme ou contrôle optique permanent de chaque personne pour repérer les rétifs au régime politique et au bonheur obligatoire dans le mensonge d’Etat. À l’aube du XXIe siècle, le téléphone portable concrétise et accélère le contrôle auditif des individus. Que dire et comment le dire dans le réseau surveillé de la téléphonie mobile ?

Le portable dans la démocratie

Le téléphone portable : objet de progrès ou arme de destruction massive des libertés individuelles ? Un petit livre provocateur mais très lucide nous met la puce à l’oreille. En montrant les mutations économiques et sociales massives qu’engendre la technologie de la téléphonie mobile et portable, il souligne la potentialité infinie du contrôle social que cette technologie instaure dans les sociétés contemporaines. Au temps des drones, l’utopie de la communication permanente mène peut-être à la dystopie du contrôle social infaillible.

Le portable contre ou avec la démocratie ? Question d’avenir qu’amplifient tous les objets connectés qui captent le réel dans d’innombrables circonstances. Pour le meilleur et peut-être le pour pire.

À méditer entre sourire et lucidité :  Le téléphone portable, gadget de destruction massive. Pièces et main d’œuvre, Éditions l’Échappée, Montrueil, mai 2008, 94 p. (Collection Négatif).

 

Ligne de Mire reprendra dès la mi-aout.

Le choix des Lumières

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Daniel Niklaus Chodowiecki (1726 – 1801), Aufklärung!

Civilisation de l’esprit

De toute part, l’autoritarisme menace la modernité sociale et politique héritée des Lumières comme socle de la démocratie et des droits de l’homme. Moment de la deuxième modernité émancipatrice après la Renaissance, le temps des Lumières valide l’esprit critique, la liberté par le droit dans le contrat social, l’éducation, la perfectibilité, la modération du pouvoir, l’économie au service des individus, la promesse du bonheur public, la fraternité.

Cet humanisme émancipateur doit juguler le désenchantement contemporain qui mine la démocratie. Tourmentées par le problème du mal social, les Lumières valident l’idéal du progrès et du bien juridique et social pour tous. La « civilisation » (néologisme de 1756) des Lumières visait celle de l’esprit.

Née de la Révolution, la question du sens politique et moral des Lumières hante la conscience moderne jusqu’à aujourd’hui. Les Lumières de Montesquieu ou de Rousseau n’ont pas techniquement préparé la Révolution survenue violemment dans un contexte social et culturel traditionnel. Par contre, elles ont offert les concepts politiques et sociaux de légalité devant la loi pour condamner l’Ancien Régime contre lequel s’est élevée la démocratie sécularisée et représentative des Modernes.

Ennemi des Lumières

En 1801, partisan dès 1789 d’une monarchie constitutionnelle à l’anglaise, Jean-Joseph Mounier (1758-1806), rédacteur de deux projets de Déclaration des droits de l’homme, conteste les apologistes de l’Ancien régime, dont le jésuite Augustin Barruel, (1741-1820), historien érudit, critique de Kant, chanoine de Paris sous la Restauration, auteur d’un bestseller antirévolutionnaire : Mémoire pour l’histoire du jacobinisme (1797-1799 ; 1818). Ce brillant pamphlet intellectuel dénonce les Lumières émancipatrices envers les mœurs et la religion : la sécularisation annonce le régicide de Louis XVI; les Encyclopédistes prépareraient la Terreur ! Barruel vomit la Révolution, comme il abomine tout ce qui émancipe l’individu des sphères autoritaires. Il impute les causes de 1789 aux athées, aux protestants, aux francs-maçons, aux « philosophes » matérialistes, voltairiens, aux libertins, aux protestants. Il abhorre le cosmopolitisme.

Vérité et justice

Mounier réfute Barruel. Dans une perspective kantienne, il salue l’impact bienfaisant des Lumières sur la perfectibilité, le bien commun, la loi contre l’arbitraire, le libéralisme et la modération politiques : « les [L]umières sont trop répandues dans la plus grande partie de l’Europe, pour qu’il soit possible de les anéantir. Les opinions changeant avec les siècles. Celles que la vérité et la justice protègent triomphent seules du temps et des passions des hommes. Pour les autres, quand le moment de leur destruction arrive, nulle puissance n’est capable de les maintenir » (De l’influence attribuée aux philosophes, aux francs-maçons et aux illuminés sur le Révolution française).Mounier fustige l’obscurantisme politico-moral: « Il en est à qui les abus sont devenus plus chers, qui regrettent ceux que les [L]umières du XVIIIe siècle ont détruits, qui s’attachent obstinément à ceux qu’elles menacent et voudraient pouvoir rétablir ceux dont les peuples sont délivrés ».

Son message concerne encore notre monde contemporain, où le désenchantement politique conforte l’autoritarisme renaissant, le communautarisme autiste et accélère la désagrégation sociale sous le joug des grandes inégalités qui attisent les violences sociales et le désarroi moral des vaincus de la mondialisation inégalitaire. Choisir la modernité des Lumières contre les archaïsmes d’aujourd’hui que réactive le populisme droitier et xénophobe, c’est consacrer l’humanisme de Mounier.

Majorité morale

Avec Mounier, c’est aussi affirmer la majorité morale de l’émancipation intellectuelle pour le bien commun, c’est replacer la Déclaration des droits de l’Homme au cœur de la raison politique moderne, c’est rendre à l’humanisme éclairé sa dialectique critique, c’est plaider pour le progrès social dans le démocratie politique, c’est rester fraternel envers celles et ceux venus de régions bouleversées qui nous demandent de les accueillir dans les règles universelles de l’État de droit.

L’héritage des Lumières doit éprouver et déconstruire la crise morale d’aujourd’hui en nous contraignant à reconstruire les valeurs fondatrices de notre modernité politique et sociale. Telles qu’elles devraient être enseignées de l’école obligatoire et à l’Université, les Lumières restent un passé vivant pour penser le temps présent. L’humanisme des Lumières est-il suffisant néanmoins pour contrer les désarrois contemporains de la post modernité et le retour effarant de l’autocratisme obscurantiste qui bafoue le sens immoral des périodes les plus sombres de l’histoire européenne du XXe siècle ? Mettons vite à l’œuvre la vérité et la justice des Lumières.

À relire l’ouvrage classique de Jean-Claude Guillebaud, La Trahison des Lumières. Enquête sur le désarroi contemporain, Paris, Seuil, 1995.