DANIEL ROCHE: le cavalier des Lumières fraternelles

Arsène Doyon–Porret, PODA, hommage à Marc Franz, Cheval bleu, 1911, crayons de couleurs, feutre noir, 26 février 2023.

« Ensemble en tous cas, il nous reste à faire œuvre fraternelle…et à ne pas nous ennuyer. » Daniel Roche, Le Peuple de Paris, Aubier, 1982 (p. 6).

Né à Paris le 26 juillet 1935, Daniel Roche, historien des Lumières, lecteur herculéen jusqu’à son dernier souffle, est décédé sereinement à son domicile parisien le dimanche 19 février 2023. Avec son fils Olivier, ses nombreux ami-e-s, collègues et élèves pleurent cet immense savant démocrate, républicain et cosmopolite. Un historien, enseignant et chercheur de conviction au franc parler. Sa générosité et sa loyauté intellectuelles sont légendaires. Un homme droit, «indocile», fidèle au travail continuel de l’esprit, dédié au savoir gai et émancipateur selon les Lumières. Mais un savoir dans une université humaniste, publique, hors de la prédation néo-libérale. Une université qui forge l’émancipation et la majorité morales de ses étudiant-e-s. Une université idéale qu’il a défendue passionnément avec Pierre Bourdieu (1930-2002), autour du nécessaire dialogue entre les sciences historiques et la sociologie. Fédérateur d’enquêtes collectives, infatigable passeur d’idées, il a notamment animé avec Pierre Milza (1932-2018) la Revue d’histoire moderne et contemporaine.

Méritocratie et intellectuel collectif

Docteur honoris causa des universités de Vérone (2005) et de Genève (2008), Daniel Roche incarnait la force morale de la méritocratie. Celle dont s’écarte jour après jour l’université de la néo-scolarisation avec le retour programmé du mandarinat autoritaire. Après un CAP de tourneur-fraiseur, motivé par ses professeurs d’alors, il prolonge la voie des études. Normalien de Saint-Cloud, il est tour à tour professeur de lycée à Châlons-en-Champagne (1960-1962), Maître assistant et chargé de recherche au CNRS (1962-1965). Puis, bourreau de travail, il gravit les échelons académiques entre les universités de Paris VII et Paris I, où il est professeur de 1978 à 1989, ainsi qu’à l’Institut européen de Florence. De 1998 à 2005 au Collège de France, il fait rayonner sa Chaire d’histoire de la France des Lumières (*). Ponctué par la sociabilité gourmande de déjeuner commun, son séminaire du lundi est alors un carrefour international et un laboratoire discursif de la fraternité épistémologique et du travail collectif, point cardinal dans l’éthique de cet enseignant charismatique et pédagogue chevronné, car empirique.

Dans l’assistance, avec son regard clair et sa voix forte, toujours sapé avec élégance, Daniel Roche veille au grain du savoir. Son épaisse écriture noire capte tout ce qui s’énonce, comme les fruits d’une pensée collective, nourricière d’un article ou d’un livre en cours. Entre encouragements, ajouts bibliographiques, anecdotes tirées d’archives, synthèse du séminaire, il conclut sans fermer la discussion, voire en esquissant une problématique inédite. Le séminaire est un intellectuel collectif. A suivre!

Pour mesurer l’aura intellectuel et pédagogique du fringant cavalier des Lumières, il suffisait de pénétrer son repaire lumineux du Collège de France. Y trônait le bureau boisé de Claude Lévi-Strauss que Daniel Roche sauva du rebut. Derrière d’élégantes miniatures équestres, on discernait sur les rayons d’une haute bibliothèque l’alignement soigné d’environ mille volumes de maîtrises et de thèses, aux couvertures multicolores, plus ou moins bien dactylographiés, plus ou moins bien reliés, soigneusement lus et annotés. Travaux que le maître souriant et malicieux a dirigés, évalués, encouragés, suivis ou soutenus pour publication. Histoire socio-économique, culturelle, politique, des «mentalités» et de la «matérialité», enquêtes collectives: cette bibliothèque remarquable et patrimoniale n’avait rien d’imaginaire. Elle stratifiait et vivifiait l’historiographie francophone depuis les années 1960 tout autour du magistère intellectuel exercé généreusement par Daniel Roche.

Lumières, chevaux, voyages: l’œuvre considérable

Inlassable et heureux arpenteur d’archives, découvreur du Journal de ma vie (1982) de l’autodidacte rousseauiste et maître vitrier parisien Jacques-Louis Ménétra (ce protagoniste des «Lumières minuscules» **), Daniel Roche est un historien des cultures matérielle, urbaine, équestre et des «humeurs vagabondes» en Europe moderne. Auteur de la remarquable synthèse La France des Lumières (1993), emboîtant le microcosme et le macrocosme, il nous laisse une œuvre considérable que cadencent une quinzaine de fortes monographies qu’escortent d’innombrables articles ou directions d’ouvrages collectifs.

Dans chaque livre, les pages introductives ou de remerciements brossent non seulement le cosmopolitisme épistémologique de Daniel Roche, mais dessinent aussi la fraternité de l’échange intellectuel et du dialogue scientifique entre les «Républicains de l’histoire» en France, en Suisse, au Canada, en Angleterre, en Allemagne, en Italie. L’Italie, «seconde patrie intellectuelle et amicale» dès son mariage en 1960 avec Fanette Pézard, bientôt spécialiste du futurisme italien, professeure de l’histoire de l’art, première traductrice française du Guépard de Giuseppe Tomasi de Lampedusa, disparue en 2009.

Sans jamais jargonner, hostile au mandarinat, fidèle à son maître, l’historien de l’économie Ernest Labrousse (1895-1988), ainsi qu’à son compère Pierre Goubert (1915-2012) avec qui il signe l’ouvrage devenu classique Les Français et l’Ancien régime, complice de Jean-Claude Perrot (1928-2021), Daniel Roche a non seulement formé de nombreux élèves (***), mais a aussi renouvelé l’historiographie contemporaine de l’Ancien régime et du siècle des Lumières, sans se borner à l’orthodoxie chronologique.

Au cœur de l’archive manuscrite, imprimée ou visuelle, croisant le quantitatif et le qualitatif, il y noue avec fermeté l’histoire sociale et intellectuelle, notamment autour des sociabilités de l’esprit dans Le siècle des lumières en province (1978) et Les Républicains des lettres (1988). Anthropologie, socio-histoire, économie et matérialité de la vie quotidienne, consumérisme et migration du travail: autour de ces entrées problématisées, il signe Le peuple de Paris. Essai sur la culture populaire au XVIIIe siècle (1981, 1998), La culture des apparences. Une histoire de vêtements XVII-XVIIIe siècles (1989) ou encore L’Histoire des choses banales. Naissance de la consommation XVII-XVIIIe siècles (1997), La Ville promise. Mobilité et accueil à Paris, fin XVIIe-début XIXe siècles (2000).

Daniel Roche aimait affronter les défis épistémologique de taille qui l’amenaient à penser les déclinaisons non-linéaires des modernités socio-culturelles. En 2003, dans une réflexion comparative initiée vers 1955 avec la lecture de Tristes Tropiques de Claude Levi-Strauss (1908-2009), les mille pages épiques, sensibles et parfois mélancoliques d’Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages autopsient l’histoire de la culture voyageuse, de la mobilité matérielle, de l’itinérance mentale, du décentrement anthropologique et de l’imaginaire cosmopolite à l’époque moderne. En refermant cette somme fascinante de mots et de choses, on imagine Daniel Roche comme l’Ulysse malicieux des imprimés, de l’imaginaire et de la pratique du voyage entre la Renaissance, les Lumières et l’aurore du long XIXe siècle. Ce livre, dont il corrige les épreuves à Genève, est un tour de force intellectuel. S’y ajoute, l’entreprise titanesque et borgésienne de L’Europe. Encyclopédie Historique (2018, 2397 pages), dirigée contre vents et marées avec Christophe Charle, pour penser l’Europe en tant qu’espace de civilisation.

Cavalier chevronné, épris de chevauchées revigorantes tout autour de sa retraite familiale de Brantes, pointant la centralité du cheval entre la Renaissance et l’aube du «siècle de fer» dans l’économie, la guerre, la culture politique, la mobilité, la distinction sociale, les sciences naturelles, les arts, les loisirs et l’imaginaire collectif, Daniel Roche publie de 2008 à 2015 en trois volumes les 1500 pages érudites et analytiques de l’Histoire de la culture équestre XVIe-XIXe siècle. Avant la bagnole actuelle, de la chasse à la guerre via le travail ou la verticalité cavalière du pouvoir absolutiste, le cheval est un véritable objet d’«histoire totale». Balisant la culture équestre, Daniel Roche s’affirme en pionnier de l’histoire socio-culturelle animalière qui désormais s’est standardisée, voire banalisée.

L’œuvre  considérable: choix.

Amitié

Daniel Roche n’aimait pas l’«ego histoire», souvent narcissique. Il préférait défendre les Lumières contre la post-modernité, la dictature du présent et le relativisme du désarroi contemporain qui les discréditent en leur attribuant tous les maux du monde. Les crétins impatients sont nombreux. Pudique, il redoutait aussi l’éloge circonstanciel et institutionnel, souvent prononcé pour honorer…le locuteur. Or, cet historien contemporain ne peut que forcer le respect. Lire et relire son immense œuvre donne sens au problème décisoire de l’intellectuel dans le travail critique, à la manière dont les Lumières l’idéalisent avec les figures de l’académicien au service du bien commun, de l’encyclopédiste voltairien,  du philosophe rousseauiste et du réformateur beccarien.

Bertrand Tavernier, le républicain cinéaste, définissait la cinéphilie comme le désir et le savoir partagés du cinéma dans l’amitié, pour l’amitié. Rien de plus. Mais rien de moins. Au-delà des savoirs positifs et concrets édifiés par Daniel Roche sur son vaste territoire épistémologique, tout autour de ses objets de prédilection, il offre une autre aventure de l’esprit. Une équipée sensible et risquée. Celle qu’érige évidemment le goût commun du travail intellectuel dont l’histoire, à la fois comme objet de savoir et de connaissance, toujours remis sur l’établi épistémologique; mais aussi comme travail de la relation amicale et fraternelle que forge le partage démocratique de l’activité intellectuelle.

« À Michel et Arsène : pour l’amitié, le 7. 9. 15 » : en son inoubliable graphie au stylo feutre noir, l’épaisse dédicace de « Daniel Roche » au troisième volume de son histoire de la culture équestre (Connaissance et passion) place le savoir gai dans l’offrande de l’amitié, cette prescription à la fidélité et à la loyauté.

Daniel, tu nous as quittés en ce mois printanier puis glacial de février 2023. Une saison habituellement peu propice aux grandes chevauchées, au pas, au trot ou à l’amble. Désormais, nos humeurs vagabondes sont affligées. Le peuple de Paris est endeuillé. Les Républicains des lettres s’inclinent. La ville est moins accueillante. Ménétra fulmine et rumine. Or, avec René Char, nous pouvons dire: «à chaque effondrement des preuves, le poète répond par une salve d’avenir».

L’avenir? Tu l’as écrit dans Le Peuple de Paris : «il faut encore aimer travailler aux archives, aller en bibliothèque et se plaire à faire son métier». Entendu ! Nous irons, Daniel. Nous continuerons en pensée avec toi à faire notre travail. Nos étudiant-e-s continueront de lire tes livres.

Longtemps, Daniel, nous te «frérerons» encore dans la mémoire vive de l’affection indéfectible. Ta générosité intellectuelle nous manque déjà.

 

(*): https://www.college-de-france.fr/personne/daniel-roche

(**): https://www.georg.ch/les-lumieres-minuscules-d-un-vitrier-parisien

(***): https://www.droz.org/france/product/9782600015059

Hommages :

Christophe Charle_Philippe Minard_Natacha Coquery_Vincent Milliot_Philippe Minard_Romain Huret_Jean Birnbaum: https://ihmc.ens.psl.eu/hommages-daniel-roche.html

Michel Porret: «Le Républicain de l’histoire. Entretien avec Daniel Roche». In Sens des Lumières, direction Michel Porret, Genève, Georg, 2007, p. 249-280 : https://www.georg.ch/l-equinoxe-sens-des-lumieres.

 

BARBE À PAPA: QUEL SCANDALE!

Barbe à papa: confiserie, prisée des enfants, fabriquée avec du sucre blanc ou de canne, notamment coloré puis transformé en filaments. Ceux-ci s’enroulent autour d’un bâtonnet pour former un écheveau d’aspect cotonneux qu’il s’agit alors d’ingérer.

Quel régal!

En 1897, soucieux de vendre aux enfants une friandise peu sucrée par rapport à la masse ingurgitée, les dentiste et confiseur américains William Morrison et John C. Wharton seraient les concepteurs de la légendaire «barbe à papa». Depuis l’Exposition universelle de 1904 à Saint-Louis (MI), la popularité de leur  «cotton candy» est ininterrompue jusqu’à aujourd’hui. Filée dans une centrifugeuse moderne et portative, rose, blanche, bleue, verte ou jaune selon le colorant choisi, la «barbe à papa» est prisée des enfants. Très prisée! En s’en mettant partout, ils la dévorent sur les champs de foire, lors de fêtes publiques comme les promotions à Genève, à l’entrée du cirque mais aussi sur les plages ou ailleurs.

Quel régal!

Or, n’en déplaise aux pogonophiles, la barbe à papa, quel scandale!

Même si l’on dit «barbe de coq», « barbe de poisson », «barbe de chèvre»!

«Barbe à papa»: un véritable avilissement. Une vilénie. Une ode gourmande à la virilité la plus archaïque et la plus verticale.

Et cela, moins par ses ingrédients, ses colorants, sa viscosité ou la manière de l’engloutir d’une façon simiesque, mais bien en raison de son appellation discriminatoire. Sa dénomination-même est un attentat au principe de l’égalité universelle entre les genres. Plus, son nom déchire le contrat social. Il oppose les pogonophores masculins aux imberbes féminins, les poilus aux glabres.

Barbe à papa! Mais quel culot! Quelle façon perverse et détestable d’aliéner par la gourmandise les enfants autour de la stature controversée du pater familias, pivot du patriarcat oppressif, travesti ici de cassonade, d’édulcorant ou de sucrette.

Insupportable «barbe à papa»! Comment d’ailleurs les censeurs et censeuses de l’ordre moral pour le meilleur des mondes ont-ils pu tolérer la série de livres pour enfants créée le 19 mai 1970 par le couple franco-américain Annette Tison et Talus Taylao intitulée Barbapapa, traduite dans près de 20 langues, adaptée trois fois en série d’animation aux États-Unis, au Japon et en France?

Je vous le demande, pourquoi «papa»? Et les papas imberbes? Et ceux qui n’arborent qu’une moustache, voire des rouflaquettes, frisettes, guiches ou accroche-cœurs? Et la « maman » alors? Et les orphelin-e-s.

Un véritable scandale que ce concept de «barbe à papa»!

D’ailleurs tous les pères ne sont pas barbus. Les imberbes ne sont pas moins honorables que les poilus et les velus. Et les chauves du menton?

Tenez-vous bien: en décembre dernier, le G.E.N.R.E.S. (Groupuscule d’examen normano-autoritare des règles élémentaires sexuées), dans les 12 376 pages de son habituel Rapport hebdomadaire (No 1984), s’en est longuement ému. Pas moins de 2001 pages érudites et critiques étudient et scrutent l’épineuse question de la «barbe à papa» sur les plans discriminatoire, d’anthropologie du poil long et de la transversalité sociale du «velu». Lecture édifiante et non rasante qui ne laisse pas intact ni les barbus ni les glabres.

Cette terminologie sexiste contredit la parité naturelle et morale entre les êtres vivants, car elle conditionne les enfants en la «(…) figure marmoréenne du père dégusté sous forme de sucrerie addictive et colorée à l’amer désavantage de la mère oubliée.» (Rapport cité, p. 7859). Le paternalisme s’édulcore. La virilité conquérante devient doucereuse. L’ennemi intérieur rôde.

Les conclusions éclairées sont sans appel: il faut supprimer la désignation «barbe à papa» selon les spécialistes de l’égalité universelle, prêts à saisir les autorités compétentes et le législateur idoine. Il faut agir avant les promotions des écoles de 2023, grand moment estival de consommation enfantine de «barbes à papa».

Attaché à la prévention du mal, le G.E.N.R.E.S. cherche anxieusement un autre lexique pour remplacer «barbe à papa», rétablir l’égalité bienfaisante et induire la construction non aliénante de la suave gourmandise dans la parité des rôles familiaux non écrasés par la paternité mono-sexuée car trans-subjective.

Barbe à maman

Quelles sont les pistes? Barbiche, barbichette, bijou, bouc, collier, duvet, espionne, impériale: les équivalents lexicaux de barbe abondent. Or, ils ont malaisément applicables à la figure maternelle comme emblème de confiserie que l’on dévore avidement, parfois jusqu’à satiété.

«Barbe à maman» est certainement chimérique: longtemps vedettes des exhibitions humaines, les « femmes à barbe » restent une singularité de capillarité féminine, l’hypertrichose (1), qui, certes, rime avec saccharose.

Au pire, on pourrait dire « barbe à mère grand», voire « moustache ou bacchante à mère grand», mais quand même! Une terminologie discriminante pour les seniores.

Mais alors: que prononcer afin que les gourmandes et gourmands s’identifient plus intensément à la figure maternelle, loin du joug patriarcal?

«Poils à maman», « Pelage à maman», « Sourcils à maman», « Maman chevelue», « Maman pubescente», « Chignon démêlé de maman» «Postiche à maman», «Aigrette à maman»? Fichtre, compliqué!

Ouh là! Pour ne plus dire «barbe à papa», pour rétablir la Grande Égalité du Monde Nouveau, le changement de régime lexical sera complexe. Il ne peut pas s’opérer à notre barbe.

Les enfants s’habitueront-ils?:

«Monsieur le confiseur, j’aimerais des crins de maman, svp!, oui, roses; merci.»

«Madame la confiseuse, je veux une toison de maman, svp!, oui bleue; merci.»

«Monsieur le confiseur, une houppette de maman, svp!, oui, verte; merci.»

Cauchemar: imaginons un enfant réclamant à l’étal gourmand un «bouc à maman», un «plumet maman», voire un «bijou à maman». Pire, une «touffe à maman».

Quelle cacophonie morale sur le champ de foire!

Boby Lapointe n’y retrouverait pas les siens.

Il est rude de rebaptiser, selon les impératifs du G.E.N.R.E.S., ces encombrants poils en bas du visage paternel qui désignent une friandise inventée il y a plus d’un siècle, à l’âge d’or du paternalisme bonasse, de la phallocratie impérialiste et du patriciat oppressif.

La barbe à papa: expression méprisable d’un temps révolu. Certes! Mais que faire? Qu’articuler de progressiste pour en jouir béatement, sans entrave ni aliénation?

Or, puisqu’il semble malaisé de renommer la friandises coupable, supprimons la sucrerie non aimable!

Oh là! Attention. Prudence.

Vous voulez ôter le pain de la bouche des faiseurs et des faiseuses de gâteries!

Vous voulez envoyer à la casse les centrifugeuses de la gourmandise.

Vous voulez rendre malheureux les enfants?

Vous voulez précipiter les pogonophiles du sucre dans la rue aux cris revendicatifs de: «Rendez-nous nos barbes à papa! À bas le barbe à papatricide!»

Oh, et puis zut! Quelle barbe que la «barbe à papa».

D’abord c’est immangeable. En plus ça colle partout. Sans parler des caries.

Ensuite, attendons le prochain rapport des genrologues qui sauront bien imaginer une solution à ce doucereux problème.

Allez, on s’en jette une dernière?

***

    • (1). Inspiré de la nouvelle oubliée Spurs (1923) de Tod Robbins, l’immense cinéaste Tod Browning célèbre en 1932 cette figure insolite de la pilosité féminine dans son chef d’œuvre anti-eugéniste Freaks qu’il importe d’honorer. Il y déconstruit les catégories aliénantes de la normalité corporelle entre les êtres: Tod Browning, Freaks, USA, MGM, 1932_ https://www.youtube.com/watch?v=vJVXTKkjsxA

Lettre de Philapolis : le Syphogrante évincé

Mon très cher neveu :

Votre aimable lettre de la République des Frelons  m’est bien parvenue. Cela était opportun de la confier aux mains du bienveillant et intrépide capitaine Achab. Son émissaire me l’a remise dès l’accostage à bon port de l’Hispaniola, partie il y a 31 jours de Bordeaux, avec sa cargaison d’indiennes, de montres suisses, de cristal de Venise, de fromage des Alpes et de vin du Piémont.

La félicité m’envahit quand vous m’apprenez que votre mère a surpassé sa mélancolie hivernale. Il est sage qu’elle tienne à nouveau salon à la Petite Boissière. Les liens de l’esprit et le rapport avec ses semblables raffermissent le goût de l’existence.

À Philapolis, on parle beaucoup de l’injuste et terrible guerre de conquête aux orées du continent, là où le climat rigoureux éprouve les mœurs. Elle viole le droit des gens, menace la paix universelle en Europe et ranime l’hydre de la tyrannie. Je l’ai écrit dans la Gazette d’Amsterdam, numéro du 13 juin dernier. Le texte est repris dans mes Lettres écrites du littoral qu’imprime actuellement l’excellent Barrillot. Tout autour de moi, d’ardents patriotes organisent la cohorte des volontaires de Philapolis pour combattre sous l’étendard de la liberté, comme leurs pères l’ont fait autrefois contre le despotisme.

Mon cher neveu, vos propos sur notre illustre Académie m’affectent sans me surprendre: «Le suffrage non unanime de l’Assemblée des Sages sur la désignation de l’aspirant Syphogrante, venu de l’admirable pays des Hurons, n’a pas été approuvé par la sévère Scholarque de l’Écriture et des Athénées, ni par l’auguste Petit Conseil, auquel elle appartient in corpore. L’Assemblée des Sages a été désavouée. Elle en resterait blessée».

À vous lire, l’opinion publique s’est exaltée. Les brochures et les pamphlets se sont arrachés. Des publicistes s’érigeaient experts en choses académiques. De beaux esprits dispensaient là un blâme! Ils prodiguaient ailleurs un vivat! Ils devenaient législateurs. Pendant quelques jours, nul autre sujet que l’actualité du Syphogrante évincé.

Depuis toujours, la désignation du  Syphogrante agite les esprits, mobilise les factions et excède les passions.

À vous lire encore, l’impétrant désigné aurait gagné à mieux connaître la mécanique subtile du sérail politique dont il est forclos par nature, contrairement à ses prédécesseurs.

Vous m’écrivez, en outre, que certains «Commentateurs» auraient moqué son origine exotique, voire son âge! Paroles extravagantes ! Ne vivons-nous pas dans la fortunée époque de l’égalité universelle  entre les êtres?

Selon vous, mon neveu, un homme vertueux et certainement émérite a fait les frais de la discorde intestine. Peut-être aussi, dans l’Assemblée des sages, d’une tiède volonté et d’une pâle conviction à solliciter un nouveau Syphogrante.

Sachez que jadis, ayant eu l’honneur de siéger dans des assemblées de désignation du Syphogrante, je me rappelle, la larme à l’œil, les nuits passées avec d’autres désignateurs à convaincre les prétendants pressentis. Nous tentions d’accomplir ensemble le triomphe des mots et des faits.

Savant renommé dans la république des lettres, philosophe averti, administrateur au regard icarien, tolérant et bienveillant, diplomate chevronné auprès de ses pairs philarques dans son pays et dans d’autres Nations : telle est la personne providentielle, tel est le Syphogrante idéal que recherche l’Académie. Lui importe un magistrat moral dans lequel elle se reconnaît, voire se figure, depuis les novices et les bacheliers jusqu’à la curie byzantine des protophylarques, en passant par le sénat des Grands Tranibores de rang ordinaire et extraordinaire, ainsi que le cercle fourmillant des clercs et clergesses qui régissent et huilent la machinerie démesurée et les biens de l’Académie.

Or, la magistrature ancestrale du Syphogrante est plus politique que scientifique. Moins éducateur que diplomate, il doit veiller à la balance entre les lettres, les sciences et les arts mécaniques. Il est Salomon entre les Compilateurs, les Greffeurs, les Interprètes de la nature, les Didacteurs et tous les Fabricateurs d’axiomes et d’aphorisme d’un niveau plus élevé. La destinée des aspirants Tranibores le tourmente. La fausse modestie des uns l’éprouve; le succès des autres le ravit.

En grand Financier, il rassure aussi les Donateurs et les Bienfaiteurs prodigues.

Le bonheur de l’Académie est son point cardinal. Il veut le suffrage de tous.

Cette sinécure suscite une espérance formidable, d’autant plus démesurée dans une étroite République où les ambitions et l’orgueil vont bon train! Écueil considérable pour ceux qui y aspirent, même -lorsque veille la Providence- ils appartiennent à l’alma mater.

Pour certains esprits amers, le prétendu scandale d’aujourd’hui réside dans l’excès de la puissance exécutive de l’État! Un crime de lèse-majesté contre les libertés de l’Académie. On immolerait la Charte libérale dont elle jouit! Le despotisme rôde! Il est armé! Il brise les Tables de la Loi!

Sottises, dirait le grand Montesquieu. Tout ceci est dans la nature des choses, tout ceci honore l’esprit et la lettre de notre Constitution. Dura lex sed lex! La tâche des lois est de prévenir à temps toute fâcheuse surprise. Nous ne sommes pas dans une République Imaginaire! Nous ne vivons pas chez le peuple d’Utopie!

La balance entre les prérogatives de chaque corps n’est pas entamée, car le dernier mot revient à la puissance exécutive, sinon elle ne serait qu’un organe amorphe de la République des abeilles. D’un côté on propose, de l’autre on dispose! D’un côté on désigne, de l’autre on nomme! Les dés sont jetés. Si on veut inverser la pente fragile des choses, il faut que le législateur devienne le réformateur de l’Académie.

Mon cher neveu, ne vous alarmez plus en vain.

Fluctuat nec mergitur! Lorsque nous ne serons plus que poussière, l’Académie n’aura pas disparu. Elle ne croulera pas dans cette nouvelle mésaventure! Jusqu’à son issue, zélé au bien commun, ajournant un repos mérité, herculéen, vertueux, l’actuel Syphogrante la pilotera d’une main d’airain mais éclairée. Il ressemblera au capitaine Achab qui affronte vents et marées avec l’équipage de son imposant trois-mâts.

Je conclus ici ma lettre, que je confierai au capitaine Achab avec qui je dîne ce soir à l’auberge de l’Amiral Hythlodée. Demain à l’aube, à marée basse, chargée d’oiseaux des îles, de coton, de sucre et de tabac, sous l’œil de la Providence, par bon vent, l’Hispaniola appareillera pour Bordeaux.

Estimé neveu, je  vous embrasse de tout mon cœur, ainsi que votre mère à qui vous direz mille bonnes paroles.

Je reste votre très dévoué oncle, Jean-Robert Tronchin

P.S. Si vous désirez quitter quelque temps la République des Frelons, au milieu de la Nature, ma maison de Philapolis vous attend. Vous y trouverez le calme, la quiétude et les livres propices à méditer en philosophe sur ce qui manque à notre bonheur.