La disparition de Quick et Flupke. La ville n’est plus faite pour les enfants.

PODA (Arsène Doyon–Porret), “L’enfant dans la ville”, feutre et crayon de couleurs, 21 x 30 cm, 2 décembre 2022.

Récemment, le Ministère de l’intérieur (France) évoque les «risques de la rue» pour les enfants. L’injonction sécuritaire est préventive et alarmiste:

Dès qu’il est en âge de comprendre, apprenez à votre enfant les règles élémentaires lui permettant de traverser la rue en toute sécurité./Dissuadez-le de jouer aux abords de la chaussée./Faites en sorte qu’il ne soit jamais seul. Faites-le accompagner par une personne de confiance./Apprenez-lui les règles élémentaires de la circulation à vélo.

Ainsi, la ville n’est plus faite pour les enfants. La «surautomobilisation» urbaine est non seulement une plaie sociale et environnementale, mais aussi le fléau de l’enfance pédestre ou cyclo-mobile. Les rues se vident des fillettes et des garçonnets. «Où sont passés les enfants des villes?» demande récemment l’éditorialiste du Monde Clara Georges (14 septembre 2022). Elle ajoute : «on ne voit quasiment plus d’enfants seuls dans la rue. Pour aller à l’école, 97 % des élèves d’élémentaire sont accompagnés.»

Aux abords des écoles genevoises, bardées du gilet jaune fluorescent, les inflexibles et dignes patrouilleuses scolaires réfrènent -parfois difficilement- la prédation mécanique des SUVistes qui continuent de confondre les passages jaunes avec l’anneau gris d’Indianapolis, malgré les panneaux visibles de limitation de vitesse. Mille incidents quotidiens émaillent l’existence piétonne des plus petits quand ils se déplacent encore seuls entre l’école et le logis. Même sur les trottoirs. La mécanisation automobile a changé la physionomie urbaine. La ville a perdu les visages rieurs de l’enfance. Comment aujourd’hui un enfant peut-il courir les rues, battre les pavés et fendre les foules, hors de la prédation mécanique?

La disparition de Quick et Flupke

«Quick et Flupke, gamins de Bruxelles». Le célèbre duo de polissons est dessiné et publié par Hergé dès le 23 janvier 1930 dans les pages du journal Le Petit Vingtième, avant la mise en albums en noir blanc (1930-1940), puis en couleurs (1949-1969). Quick, l’ainé, le garçonnet hardi aux cheveux bruns, avec son bonnet foncé et son col roulé (rouge dans les versions colorées en 1949). Flupke, le plus petit, blond, parfois gauche, avec son manteau (vert dès 1949).

Si la rue leur appartient, ils sont constamment sous l’œil paternaliste, réprobateur ou parfois complice de l’Agent 15. Casque et grosse moustache, sosie des deux détectives Dupond-t, cet îlotier chaplinesque veille au grain de l’ordre public que malmènent les deux galopins farceurs. Agent de proximité, l’Agent 15 surveille et parfois punit!

Autant Tintin est un aventurier cosmopolite qui sillonne la planète, autant les deux garçonnets sont ancrés en ville. Une ville populaire et bourgeoise. Des centaines de vignettes peignent leurs exploits urbains dans le quartier industrieux et populaire des Marolles à Bruxelles, entre le pharaonique palais de justice dû à l’architecte Joseph Poelaert et l’église de la Chapelle.

Innocence et espiègleries de Quick et Flupke

Le temps turbulent de l’enfance est citadin. Nuit et jour, il se décline pour Quick et Flupke entre le logis familial, les rues, les places publiques avec ou sans monument, les terrains vagues, les squares, les fêtes foraines, les chantiers, les terrasses de bistrots, les musées et l’école, avec de rares excursions campagnardes, de temps à autre pour camper en bons scouts, parfois aux sports d’hiver ou balnéaires, d’autres fois pour regarder les trains ou les vaches, voire jusqu’en Écosse afin d’observer le monstre du Loch Ness.

La ville est un théâtre du jeu enfantin

La ville est un théâtre ludique. Les garnements des Marolles multiplient les illégalismes, les facéties et les malices irrévérencieuses. Ils font feu de tout bois: tir à l’arc dans le chapeau d’un passant vengeur; batailles homériques de boules de neige; dénichage de merles; affichages sauvages et détournements d’affiches; bravades et provocations répétées de l’Agent 15 (catapultages d’objets divers, cigares explosifs; courses-poursuite; etc.); escalade d’une statue; acrobaties cyclistes; partie de luge; bris de carreaux dignes des films burlesques; jets de lasso qui finissent mal; foot sur les terrains vagues; etc. Le rue devient parfois une piste de ski. La rue est le théâtre de l’enfance dans l’attente de l’aventure.

L’essentiel est ailleurs

Le monde irrévérencieux des farceurs Quick et Flupke est celui d’une ville familière. Une cité bien disparue, enfouie aujourd’hui dans la mémoire enfantine. Une ville où la sociabilité piétonne prime et l’emporte encore un moment sur les menaces mécaniques, pourtant toujours plus vives, chaque jour plus acérées, attisées aussi par les kamikaze en trottinettes électriques. Une ville où les îlotiers veillent et protègent comme toute bonne police de proximité. L’Agent 15 réprimande paternellement les galopins, parfois en les menant par l’oreille chez le «commissaire». Il les sanctionne et les rabroue, mais il joue aussi aux billes avec eux. En grommelant, il les rappelle à l’ordre, mais quand il confisque leur fronde… c’est pour mieux l’utiliser.

La métaphore urbaine

Quick et Flupke: nous lisons moins une série réaliste qu’une métaphore en vignettes de l’idéal urbain, de la bonne ville à échelle humaine, des rapports sociaux d’interconnaissance. Une ville aimable où peuvent vivre les enfants qui s’y émancipent. Une cité fraternelle où la police cesse de sentir “assiégée” (je vous demande bien pourquoi?) et ne se borne plus à fendre les avenues, toute sirène hurlante, mais, parfois, s’arrête pour aider un enfant à traverser la rue que sillonnent les SUVistes impénitents.

La ville a besoin d’une culture policière de la bienveillance îlotière de proximité. La ville a besoin d’une culture automobile en répit voire en repli. A quand le retour de Quick et Flupke, ce duo de l’enfance joyeuse?

Bruxelles, quartier des Marolles, fresque disparue (photo MP).

Michel Porret vient de publier av. Frédéric Chauvaud: Le procès de Roberto Rastapopoulos, Georg, 2022.

https://www.fabula.org/actualites/111517/frederic-chauvaud-michel-porret-dir-le-proces-de-roberto-rastapopoulos.html

 

La brutalité du vigile, le chagrin de l’enfant. Scène inquiétante de la vie quotidienne.

Arsène Doyon–Porret, dessin mine de plomb, crayon et feutres de couleurs, octobre 2021; © Poda.

Le 11 octobre 2021, la Tribune de Genève titrait sur les «dérapages» et les «incivilités» de «très jeunes mineurs» âgés de moins de 15 ans. Inquiétudes.

Inquiétudes morales aussi devant le spectacle navrant de la brutalité du vigile et du chagrin de l’enfant.

Crépuscule genevois

Témoignage d’enfant.

Début octobre, crépuscule genevois autour 17h30. Bus 7 vers le Lignon, à la périphérie ouest de Genève. Véhicule sans affluence de passagers. La routine vespérale. Arrêt. Un garçonnet d’une douzaine d’années, chargé d’un sac de sport, saute à bord. Essoufflements et sueur. Il a couru pour ne pas manquer le bus. Celui-ci repart en direction du stade de foot où il se rend.

Nouvelle station

Jaillis de l’ombre, deux vigiles sous uniforme paramilitaire de la compagnie de transport public genevois  sautent  à bord. Prêts à tout. Renfrognés. Mâchoires serrées. Spartiates. Comme sur une scène de guerre.

Contrôle routinier des quelques passagers couleur de cendre dont certains négocient la clémence du glaive. Au fond du bus, l’enfant s’agite. Son visage devient pénombre. Le duo sécuritaire s’approche à grands pas et encercle le petit passager. Ennemi public? Monologue indicible et mouvements confus dans le clair-obscur crépusculaire.

Le scénario du pire

«Ah ah mon gaillard, on n’a pas son ticket!»

Agacé mais heureux, Monsieur Vigile I verbalise le petit passager sans titre de transport. Il se défend  car il n’a «pas eu le temps de prendre le billet en montant au dernier moment dans le bus pour ne pas manquer l’entrainement du foot».

Assurant les arrières de son collègue, Monsieur Vigile II blâme le passager clandestin: «incivilités!»

Deux grands s’acharnent sur un petit!

Maintenant, le gosse fond inexorablement en larmes. Soubresauts d’abattement.

Chagrin d’enfant apeuré. Tête baissée. Chuchotements.

Triomphant, le nez jupitérien vers les étoiles, Monsieur Vigile I lui tend pompeusement la notification du PV qui l’amende et qui sera envoyé à ses parents.

Mission accomplie! On respire!

Pourtant l’atmosphère du bus est étouffante!

Messieurs Vigile I et Vigile II vocifèrent encore à bas régime. Soudain, ils laissent là l’enfant démoli avec à la main son amende. Ils se ruent hors de bus à l’arrêt, comme un mini commando intrépide, avec la bonne conscience du devoir accompli.

L’enfant de onze ans hoquète dans son coin. Gros bouillons de chagrin et de honte. Reniflements.

Tous les enfants, le «même sourire, les mêmes larmes».

Assises bien droites, le cœur à l’unisson, une mère et sa fille ado bien mises se gaussent du gamin humilié. Elles pouffent d’arrogance.

Témoin de la scène, journal de Spirou à la main, un copain de foot se trouve heureusement à bord du bus avec sa maman. Ils s’approchent fraternellement du désespéré. Ils le réconfortent délicatement en lui donnant un mouchoir pour essuyer ses larmes. Ils descendent ensemble du bus pour gagner le stade illuminé.

«100 francs, c’est beaucoup, mes parents ne sont pas riches» dit-il. Je «vais être grondé, mais je n’ai pas eu le temps de prendre mon ticket et je ne voulais pas arriver en retard à l’entraînement».

Sur la pelouse, toujours en larmes, ému et rabaissé, il est réconforté par ses copains en football qui rigolent un peu jaune : «T’en fais pas, ce sont des c***

Fraternité et liesse!

Autre scénario

Messieurs Vigiles I et Vigile II, rêvons à un autre scénario! Un scénario humain adapté à l’enfance du garçon sans titre de transport. Un scénario plutôt préventif que répressif.

Un scénario qui n’humilie pas un gosse honnête et sincère pour en faire un ennemi acharné du système.

Un contrôle à visage humain, quoi!

Autre scénario:

«Tu n’as pas ton ticket bonhomme! Flûte! Ce n’est pas bien. Tu sais que les bus ne sont pas gratuits à Genève. Bon, je comprends, le temps t’a manqué pour l’acheter et tu es monté en quatrième vitesse pour ne pas rater l’entrainement de foot! Je te crois. Je te crois. Important le foot! Voilà ce que nous allons faire: je passe l’éponge. N’aie pas peur! Aujourd’hui, tu n’auras pas d’amende. Je ne ferai pas le PV, mais que cela te serve d’avertissement. La prochaine fois, tu t’arranges pour acheter à temps ton titre de transport avant d’embarquer dans le bus. OK! Allez, salut! Et bon entraînement!»

Enfant radieux!

Messieurs Vigile I et Vigile II, est-ce si malaisé d’être ainsi un héros bienveillant et non punitif en apaisant un gosse apeuré de 11 ans qui n’a pas eu le temps d’acheter son titre de transport? Quel crime!

Évidemment, me direz-vous, la prévention optimale d’un tel délit consisterait à généraliser la gratuité des transports publics jusqu’à l’âge de 16 ans. Comme dans certaines villes européennes.

Messieurs Vigile I et Vigile II, vous conviendrez en effet que prévenir est toujours plus utile que punir. C’est moins onéreux et plus efficace.

C’est ainsi que vos pantomimes autoritaires ne feront plus sangloter les enfants.

En voiture, en voiture, «siouplait»!

 

LDM 79

L’ENNEMI INVISIBLE (4). Le salut viendra de l’isolement (?)

Ville diminuée. Rues désertées. Sociabilité détériorée.

Sur la grille verrouillée du préau scolaire silencieux, s’affiche la mise à ban domiciliaire des élèves.

 

 

 

 

 

 

 

La ville dégradée de confinement se maille en désordre d’interdits.

Nouveaux ordres, nouvelles craintes, nouvelle discipline?

 

 

 

 

 

 

La clôture supplée l’embrasure.

Le goulot d’étranglement sanitaire assèche la fluidité de la multitude. Le sas rassure.

Le grand nombre effare.

Le nombre moyen aussi!

Et le petit nombre? A partir de combien?

 

 

 

 

 

 

Compteur-enregistreur en mains, les vigiles, masques, au visage, décomptent les clients.

Il faut patienter derrière le marquage au sol.

«Une seule personne à la fois dans le magasin».

Parfois quatre

A deux mètres l’une de l’autre.

 

 

 

 

 

 

 

Fermé! Fermé! Fermé!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La «distance sociale» annihile la proximité instantanée, celle du brassage, celle du va-et-vient quotidien et démocratique — mais que signifie vraiment la distance sociale?

Aux portes entr’ouvertes des négoces et à la lisière fortifiée des grandes surfaces, s’apostent les mises en garde hygiénistes «pour la sécurité de tous».

Désinfection des caddies où s’entasse l’excès alimentaire.

Les caissières campent sur la ligne de front, parfois derrière l’écran de plexiglas.

Un par un dans la distance sociale.

«Au suivant…au suivant» chante Jacques Brel.

Avez-vous désinfecté vos mains en entrant. Et en ressortant?

Le salut viendra de l’isolement, car le rassemblement est morbide.

Le risque escorte la foule.

L’infection rôde dans la cohue.

Le mal grouille dans la masse.

Sus à la promiscuité!

La cité de la reculade corporelle et du péril altruiste se pratique maintenant dans les usages soupçonneux et les cheminements d’évitement.

Les grandes enjambées l’emportent sur le petit pas flâneur

La désinvolture baladeuse reflue devant la gêne.

Pérégriner à plus de 100 mètres de chez soi est verbalisable.

A tout prix, éviter le souffle de son prochain!

Courir les rues, fendre la foule, battre le pavé: nouveaux illégalismes. Walter Benjamin et Raymond Queneau aux oubliettes!

Bien sûr, les oiseaux matinaux chantent plus souvent, quoique plus subtilement, car le tapage urbain agonise.

Le ruban de signalisation policière (aussi nommé Rubalise ou Ruban Ferrari) borne les territoires condamnés — parc public, place de jeux, stade.

Silence et effroi.

Capitales de la douleur.

Les drones policiers épient les rues de Bruxelles. Chaque soir, comme l’antique tocsin, le guet de la cathédrale de Lausanne «donne l’alarme» auprès de la Clémence — trois coups, une pause, six coups, une pause, trois coups, une pause….

Un peu partout, après le crépuscule, les applaudissements crépitent.

À New York, l’Empire State Building s’illumine de nuit comme une sirène policière. Sur la place dépeuplée de Saint-Pierre à Rome, sous la pluie lancinante, le pape face à lui-même implore Dieu («Ne nous laisse pas dans la tempête!»).

Le silence fige d’effroi Bergame où se suivent les cohortes de cercueils.

Ailleurs, face à la splendeur lacustre, campé sur son balcon, un ami entonne  L’Hymne à la joie avec son robuste cor des alpes, un autre embouche sa cornemuse.

Résistance sonore. Hymnes à la joie de vivre. Nostalgie de la vie simple.

Les mots du désarroi urbain:

Affiches, affichettes, avis, billets, placards, posters, proclamations : la ville coronavienne suinte de discours pour prescrire les limites.

Pour  annoncer les ruptures de stock: «Rupture de masques, désinfectants et thermomètres». Triste pharmacie… comme d’habitude!

 

 

 

 

 

 

Pour signaler la rupture des massages!

Les corps devenus ennemis?

Pour prévenir que plus rien n’est comme avant.

Bienvenue…nous ne sommes plus là!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Es-tu seul? Jusqu’à quand?

 

 

 

 

 

 

(Tribut à Hopper)

 

Impuissante volonté… A très bientôt! (?)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Prescriptions et vigilance: le prix de la défaite…le dispositif du réarmement.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Main basse du virus et peur haute sur la cité.

La ville coronavienne: méfiance en puissance du désarroi.

Fraternité en berne?

Éviter le souffle de son prochain!

Le salut viendra-t-il de l’isolement?

Jacques Brel, Regarde bien petit:

https://www.youtube.com/watch?v=usGlaznMem0

 

Les dévore-bitume

https://bdoubliees.com/journalpilote/sfig1/mangebitume/mangebitume1.jpgInvention industrielle spectaculaire, maillon fort de l’économie capitaliste, la voiture a forgé les usages sociaux et les représentations collectives de liberté et d’émancipation contemporaines. Dans la culture cinématographique, évidemment lié aux grands espaces, le road movie en est l’illustration  la plus notoire. Or,  l’automobilocratie commença insidieusement au début des années 1970 … !

Nuit et jour, les dévore-bitume blessent la cité qu’ils abasourdissent. Dans une ville de poche comme Genève, où tout est joignable à moins de trente minutes de marche, la voiture y instaure l’enfer mécanique. Celui du struggle for life de la pseudo-mobilité automobile qui attise les conflits symboliques liés à l’apparence de la puissance motrice.

Enfoncer le champignon

L’automobile instaure le comportement de la verticalité mécanique qui menace et méprise l’horizontalité piétonne. En cela, elle fait écho à la culture équestre des sociétés d’ordre non démocratiques de l’Ancien Régime qui opposaient la prépotence cavalière à la soumission piétonnière: “tu marches, je te domine “!

Enfoncer le champignon, c’est mieux que marcher ou pédaler en ville. La culture de la vitesse contribue à la brutalisation de la police de la circulation qui pourtant se raréfie en se municipalisant hormis le contrôle du parking, manne financière liée à la saturation voiturière. Plus d’une fois, à observer le chaos automobile qui congestionne la cité aux heures de pointe, le surpuissant véhicule immaculé 4/4 – parfaitement inutile hors de la Sierre Madre mexicaine ou de la Sierra Nevada d’Andalousie – exacerbe l’instinct prédateur du conductrice/conducteur. Solitairement, il s’épingle au volant de la puissance motrice en prenant les trottoirs pour la dune saharienne et les parkings pour une piste amazonienne !

Que faire des fous au volant qui, quotidiennement, persistent à brûler les feux devenus rouges en se croyant sur la boucle des 500 Miles d’Indianapolis voire sur la ligne droite des Hunaudières aux 24 heures du Mans ? Avec quels arguments raisonner les Michel Vaillant de pacotille qu’exulte la puissance d’un moteur emballé ? De quelle manière neutraliser le terrorisme voiturier du chauffard urbain ? Comment accepter encore ces cohortes de véhicules en ville dont le seul passager est le conducteur ? Comment endiguer l’autocratie voiturière des dévore-bitume qui persistent à asphyxier la ville en s’y déplaçant pour un rien ? Où mettre la frontière morale et matérielle entre l’individualisme voiturier et l’intérêt commun des citadins suffoqués ?

Polluer

La pédiatre et pneumologue Jocelyne Just n’y va pas par quatre chemins, en ville : « La voiture, c’est l’ennemi », tout particulièrement pour les enfants dont les organes en croissance ressentent fortement la nocivité du trafic. Dans la majorité des villes européennes, les admissions pour troubles respiratoires dans les services d’urgence pédiatrique culminent avec les pics de pollution liés au trafic voiturier.

En effet, qui oserait encore en douter ? En milieu urbain, outre sa dangerosité létale lors d’accidents ou de « rodéos », la voiture est la première source de pollution. Cela est notoire depuis les études pionnières des années 1980. Elle y provoque 50% à 60% de la pollution atmosphérique mesurée. Aucun paramètre sanitaire ne vient aujourd’hui infirmer le diagnostic de la nocivité automobile, tout particulièrement durant les intempéries hivernales ou les canicules appelées bientôt à se multiplier. Face à cette évidence, la surdité politique devient malfaisante, notamment lorsque les phénomènes caniculaires devraient obliger à reconsidérer en toute urgence la légitimité du trafic automobile au cœur urbain.

Déconsidérés par le lobby automobile, maints rapports médicaux démontrent l’augmentation des pathologies chroniques – asthme, allergies, maladies auto-immunes, voire diabète par modification du « microbiome » intestinal – et la proximité du logis avec une voie automobile. Vivre près d’une artère à grand trafic, c’est prendre un énorme risque pathologique qui s’ajoute au stresse nerveux que provoque le roulis tintamarresque du Léviathan mécanique qui nous aliène.

Impasse

Endiguer la nocivité automobile en milieu urbain pour épargner notamment la santé des enfants ne sera jamais réglé par la seule police de la circulation avec son cortège de harcèlement, d’interdictions et de réglementations. Plus d’un dévore-bitume planifie d’ailleurs l’amende de police dans le budget automobile. Sortir rapidement de l’impasse insécuritaire et sanitaire dans laquelle la voiture individuelle plonge la cité oblige à une nouvelle culture urbaine. Une éducation inédite aux usages sociaux non mécanisés de la ville.

Entre capharnaüm mécanique et poussières insidieuses, les grandes voies pénétrantes en ville sont-elles encore tolérables ? Comment bannir de la ville les automobiles inadéquates à l’espace urbain en raison de leur puissance motrice ? Comment instaurer une pratique du déplacement urbain qui disqualifie tout déplacement automobile socialement inutile car inférieur à 10 kilomètres ? Que faire pour souffler en ville avec nos enfants sans l’excès de CO2 que quotidiennement distillent les mange bitume ? Comment remettre la voiture à sa place légitime d’auxiliaire de la mobilité ?

Arme de destruction massive

La tolérance politique envers le trafic voiturier frise le laxisme public au nom de la « liberté » individuelle du déplacement. Le confort respiratoire et la quiétude sonore doivent l’emporter sur l’enfer mécanique de la prédation automobile. Appuyée sur les enquêtes de santé publique, une levée de boucliers est-elle possible ? Pourrait-on bientôt rappeler à l’État régulateur du trafic que la sur-tolérance automobile en milieu urbain équivaudra à la non-assistance à personnes en danger : soit l’habitant de la ville (enfant ou adulte) qui suffoque de manière croissante devant l’offensive toujours recommencée des dévore-bitume.

Instaurons vite le sanctuaire urbain du confort respiratoire et sonore sans voiture individuelle. Une ville non mécanisée par l’intérêt limité du dévore-bitume permettrait de bannir cette arme de destruction massive qui augmente la vulnérabilité métropolitaine de l’environnement social.

Pour retrouver une ville à la dimension du pas humain, pour la sociabilité de proximité, pour une Venise globale, raisonnons les dévore-bitume !

Utopie négative, illustration de cette page, une remarquable bande dessinée toujours hélas d’actualité :

https://www.bdtheque.com/repupload/T/T_4597.JPG

Scénario Jacques Lob, dessins José Bielsa, Les Mange-bitume, Paris, Dargaud, mars 1974 (épuisé).

LDM 46

Exils et refuges : mondialisation humaine

 

Devant eux: les réseaux maffieux, l’administration et la police des camps et des centres de rétention que clôturent — parfois dès la frontière — les murs barbelés et électrifiés pour intimider les flux croissant de l’exil. Tentes, baraques, caravanes, roulottes, containers, immeubles ruinés, friches industrielles, abris militaires : du campement précaire au cantonnement solide pour humains déplacés, les abris du déracinement se muent en « camps-villes ». La nouvelle civilisation  du précaire social. Les ghettos du malheur planétaire génèrent la générosité des associations humanitaires. Mais aussi le populisme et la xénophobie des enracinés comme en Hongrie et en Italie que panique le « débordement » migratoire et identitaire. Que panique la montée planétaire de la précarité humaine. Comme le prélude  d’un inexorable tsunami social de plus ample envergure.

Aujourd’hui  — dont en leur pays — plus de 65 millions d’humains sont recensés comme déplacés contre leur gré (HCR). Cette population équivaut à celle de France. Ou alors à celle de la Suisse multipliée par 8. Nombre inouï et inédit dans l’Histoire de l’exil forcé. Cela revient à … 20 personnes chaque minute ! Parmi eux — meurtris par le malheur individuel et collectif — 22.5 millions de réfugiés appauvris ont gagné l’étranger. Entre le tombeau abyssal de la Méditerranée, les circuits maffieux du trafic d’êtres humains et le durcissement un peu partout des lois nationales contre les étrangers, la « nation des exilés » constitue en 2018 le 21e pays du monde — avant le Royaume-Uni ou l’Afrique du Sud.

En 2016 et 2017, les Rencontres internationales de Genève (fondées en 1946) accueillent des écrivains prestigieux pour évoquer la force de l’imagination et de la littérature face au recul de l’humanisme. Comment utiliser l’intelligence et la créativité pour endiguer le mal ? En septembre 2018, des intellectuels, des chercheurs, des membres d’associations humanitaires  et des spécialistes du droit humanitaire repenseront les réalités sociales, démographiques, culturelles et anthropologiques du « nomadisme forcé ». Mobilisé par les « exils et les refuges » comme creuset du multiculturel, l’État de droit est lié aux traditions égalitaires, juridiques et démocratiques de la solidarité et de la fraternité issues des Lumières. Que reste-t-il de cet héritage ?

Notre horizon d’attente démocratique est particulièrement chargé:

— comment édifier la nouvelle utopie du cosmopolitisme bienveillant dans la « mondialisation humaine » ?

Rendez-vous à Genève du 24 au 27 septembre 2018 : Exils et refuges. http://www.rencontres-int-geneve.ch

Illustration: 〈Affiche RIG 2018. “Exils et refuges”. Dessin ©Javier de Isusi (Bande-dessinée Asylum, 2016). Graphisme : Chris Gautschi〉

Peine de mort : la croix et le glaive

Jeudi 2 août 2018 : le Vatican apporte sa pierre abolitionniste au vieux problème de la mort pénale jugée « inadmissible » et définitivement supprimée dans l’Union européenne des 28 États. Dès le mois de mai, le pape François fait inscrire au Catéchisme de l’Église catholique (article 2267) que la « peine de mort est une mesure inhumaine qui blesse la dignité personnelle ».

L’Église s’engagera dès lors pour son « abolition partout dans le monde ». La mort pénale reste une « mesure inhumaine qui humilie » et porte atteinte à l’inviolabilité de la personne humaine ».

L’aggiornamento pontifical corrige le catéchisme de 1989. Il légitimait la mort pénale en tant qu’« unique moyen pour protéger efficacement de l’injuste agresseur la vie d’être humains ». Si le Vatican n’a officiellement aboli la peine capitale qu’en 1969, la voix universaliste du pape François fait écho à celle des philosophes des Lumières.

L’anathème pontifical permettra peut-être de renforcer la croisade abolitionniste mondiale.

Dans l’histoire de l’humanité, la mort pénale est la peine la plus ancienne infligée déjà dans la cité grecque et sous le droit romain. Elle recule partiellement durant la Moyen Age pour la justice compensatoire qui permet la réparation par la taxe du sang versé. De grands penseurs ou théologiens l’ont  alors légitimée. Saint-Augustin (354-430) fait de la mort pénale la sanction légitime contre le pécheur avili dans la cité de Dieu. Même son de cloche chez Thomas d’Aquin (1224/1225-1274). Le théologien forge pour plusieurs siècles la doctrine classique de la mort pénale contre les irrécupérables.

Dès la genèse de l’État moderne au XVIe siècle, attribut de la souveraineté absolue, la mort pénale culmine en Europe avec la justice patibulaire. Le supplice public doit intimider le peuple et prévenir le crime. À partir de 1750, si la peine de mort se banalise sous la forme de la pendaison infamante — sauf les nobles qui ont le privilège de la décapitation pour échapper à l’infamie du bourreau — sa légitimité est critiquée par les magistrats et les philosophes « éclairés » comme Cesare Beccaria (1738-1794).

En 1764 à Livourne, sous le couvert de l’anonymat, il publie son célèbre pamphlet Dei delitti e delle pene (Des délits et des peines). L’ouvrage devient un best-seller européen. Il est vite mis à l’index des livres impies. Encensé par Voltaire, il marque les pères fondateurs de la démocratie américaine. En moins de cent pages, Beccaria détruit la tradition juridique et morale de la mort pénale. Il montre qu’elle est inutile et non nécessaire. À sa nature injuste s’ajoute son inefficacité contre le crime.

Bref, la mort pénale est incompatible avec les droits naturels des individus. Utiles à la société, les travaux forcés corrigent le criminel le plus dangereux selon Beccaria. Idéalement, ils permettent de le resocialiser dans le respect de son humanité.

En outre, le pays conservateur de la peine capitale nourrit  la violence sociale des crimes de sang les plus épouvantables comme le montre aujourd’hui la criminologie comparée des États nord-américains abolitionnistes et non-abolitionnistes.

Si les Lumières minent la légitimité de la mort pénale contre  les apologistes du gibet, le législateur révolutionnaire (Code pénal de 1791) la maintient mais abolit les supplices identifiés au despotisme. Dès 1850 environ, au siècle du grand abolitionniste Victor Hugo, l’abolition progressive de la mort pénale est liée à la démocratie et au libéralisme étatique. Par exemple,  le gouvernement genevois supprime la mort pénale en 1871 sous la houlette de la majorité progressiste des radicaux. Nation des droits de l’Homme, la France reste la lanterne rouge européenne avec l’abolition de 1981.

Au delà du débat confessionnel, quel écho au message pontifical dans les trop nombreux États non-européens  qui persistent à appliquer la mort pénale ? Contre toute logique humaniste et sécuritaire.

Lecture: Michel Porret, Beccaria. Le droit de punir, Paris, éditions Michalon.

Lien: http://www.acatfrance.fr/peine-de-mort

LDM: 34

La mystique du Colt

« Just my Rifle, my Pony and Me. », My Rifle, my Pony and Me [chanson], Howard Hawks, Rio Bravo, 1959.

 

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Sergio Corbucci, Django, Italie, 1966. La mystique du Colt à son apogée (tous droits réservés). Magnifique Franco Nero dans le rôle-titre.

Après la tuerie de la discothèque d’Orlando commise par un sicaire prônant son obédience islamiste (49 tués), la fusillade du 14 février 2018 en Floride au lycée de Parkland (17 morts) s’ajoute aux habituelles tueries en masse qui endeuillent les U.S.A depuis le massacre du 20 avril 1999 au Lycée Columbine. Deux étudiants y abattent 12 camarades et un professeur. Drame national, le fait divers incite le cinéaste Michael Moore à questionner la culture des armes à feu aux États-Unis dans le spectaculaire Bowling for Columbine (2002), primé à Cannes la même année.

Gun contre Gun

Gun Violence Archive recense les incidents liés aux armes à feu : 402 mineurs ont été meurtris ou tués aux États-Unis depuis le premier janvier 2018. Ils rejoignent les 36 252 morts par arme à feu en 2015 (homicides, suicides). Si 248 victimes ont moins de 14 ans, 4 140 étaient âgés de entre 15 et 24 ans*. Or les millions de port d’armes délivrés à travers les États-Unis (plus de 2 millions en Floride) conditionnent évidemment la brutalité souvent homicide avec laquelle interviennent les forces de police. Du côté policier, l’impératif du risque zéro multiplie l’usage préventif de l’arme à feu. La « bavure » est un effet collatéral de la culture sociale des armes à feu. La violence nourrit la violence.

Malgré la mobilisation massive des lycéens contre l’insécurité dans les écoles, la réponse politique est conforme au conservatisme de l’actuel gouvernement américain. Porte-parole officieux de la puissante National Rifle Association (NRA), que maintenant boycottent des enseignes de sport, des compagnies aériennes et de location automobile, le président Donald Trump, droit dans ses bottes Stetson, affirme sans rire : « Une école sans armes attire les mauvaises personnes ».

La panacée des fusillades serait d’une simplicité biblique : il faut armer les enseignants afin qu’ils puissent liquider en auto-défense le tueur de masse. Il faut multiplier les policiers armés sur les campus, comme au bon vieux temps de la frontière. « Gun » contre « Gun ! » Or, la présence à Parkland d’un aide-sheriff armé n’a pas évité le massacre des adolescents.

Retour au Western

Aujourd’hui, près de 70% des écoles publiques organisent des exercices d’auto-défense pour tenter de protéger les enfants et les adolescents contre les fusillades à l’arme automatique ! La classe devient le nouvel espace de l’affrontement sécuritaire. Le campus pourrait redevenir le théâtre social du duel lié à la mystique du Colt. Celui de l’affrontement à armes égales. Une mystique du Colt qu’a forgée le film de genre qu’est le western. Son imaginaire de l’auto-défense revient en force dans la culture politique américaine.

De sa naissance à son crépuscule, le western américain déploie la mystique du Colt comme ultime recours du bien contre le mal, parfois avec la figure héroïque du shériff isolé qui peine à endiguer la vindicte sociale de l’auto-défense ou du lynchage. Le Train sifflera trois fois de Fred Zinnemann(1952), Rio Bravo de Howard Hawks (1959), L’Homme aux colts d’or d’Edward Dmytryk (1959) ou encore La Horde sauvage (1969) de Sam Peckinpah : parmi des centaines d’autres, les westerns américains de la mystique du Colt véhiculent les formes licites ou non de la violences armée, solitaire ou collective. Ils inspireront la veine des westerns italiens qu’incarnent notamment les figures inoubliables de Django et de Sabata, militants de la mystique du Colt, pour le meilleur et pour le pire.

Django et Sabata

Entre 1960 et 1970 environ, politisant l’imaginaire de la frontière dans le prisme de la lutte des classes et des années de plomb qui ensanglante l’Italie, les « westerns spaghettis » radicalisent la mystique du Colt. Leur esthétique solaire est romantique, naturaliste et baroque. La mystique du Colt y culmine dans la philosophie libertaire du justicier solitaire, épris de la juste vendetta. Mais aussi dans celle du potentat qui mêle le crime organisé à la vénalité. S’y ajoute en point d’acmé la liturgie frontale ou circulaire du duel (voire du « triel ») comme affrontement métaphysique entre le bon, la brute et le truand. Mon Colt fait la loi (1964) de Maro Caiano, (1964), la trilogie de Sergio Leone (Pour une poignée de dollars, Et pour quelques dollars de plus, Le Bon, la Brute et le Truand, 1964-1966) avant le crépusculaire Il était une fois dans l’Ouest (1969), Django (1966) et Le Grand silence (1968) de Sergio Corbucci, Sabata (1969) de Gianfranco Parolini : parmi de très nombreux autres, ces films visualisent la mystique du Colt comme recours du bien contre le mal mais aussi comme instauration de la terreur sociale. Dès la première image, Django (Corbucci) traine dans la boue le cercueil contenant la mitraillette avec laquelle il purgera le mal de la Cité. L’arme à feu est un boulet moral…nécessaire.

Légitime défense

Aujourd’hui aux États-Unis, alors que l’imaginaire de la confrontation sociale et politique entre le bien et le mal suit l’imaginaire intersidéral de la saga belliciste Star Wars (Empire versus Alliance ; comme à l’âge d’or de l’héroïc fantasy des années 1930-1950), la mystique du Colt l’emporte sur la pacification sociale du désarmement. La Constitution rend celui-ci aléatoire (deuxième amendement dans l’héritage des « milices » coloniales matrice de la la révolution avant que G. Washington ne l’organise). Dans l’héritage de la frontière, l’armement d’autodéfense individuelle est une liberté constitutionnelle. Ainsi, malgré l’hécatombe d’adolescents fauchés sur les campus, dans l’imaginaire social, le Colt assure les libertés individuelles par la légitime défense contre le mal armé toujours imprévisible.

Répliquer, se défendre à main armée, faire sa propre justice : la mystique du Colt, selon les canons esthétiques et moraux du western, entretient la culture de la violence. Pire, elle instaure la privatisation de la violence armée contre le monopole de la violence d’État qui en régule tant bien que mal les excès, même si parfois le populisme en tire un substantiel bénéfice sécuritaire. La légitime défense s’abreuve au déficit sécuritaire de l’État de droit : la confrontation directe du gun contre gun mine le contrat social démocratique de la médiation pénale. La liberté est-elle au bout du Colt ?

 

Une lecture stimulante et urgente pour décrypter les mythologies contemporaines de la légitime défense comme fin du contrat social démocratique et genèse de la violence individualiste: Elas Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, La Découverte, 2017. Voir aussi: Firmin DeBrabande, Do Guns Make Us Free?: Democracy and the Armed Society, Yale, YUP, 2015.
* « Fusillades aux Etats-Unis, cinq chiffres pour un fléau », Libération, 15 février 2018 (http://www.liberation.fr/planete/2018/02/15/fusillades-aux-etats-unis-cinq-chiffres-pour-un-fleau_1630047).
(LM. 30)

Épier et contrôler

« L’inspection : voilà le principe unique, et pour établir l’ordre, et pour le conserver ; mais une inspection d’un genre nouveau, qui frappe l’imagination plutôt que les sens, qui mette des centaines d’hommes dans la dépendance d’un seul, en donnant à ce seul homme une sorte de présence universelle dans son domaine. » Jeremy Bentham, Le Panoptique (1791).

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Lehigh Valley Vanguard | Marlana Eck, “Modern Discipline and Panopticism in the United States

Partout, silencieusement, en catimini, jour après jour, la vidéo-surveillance augmente son emprise quotidienne sur l’espace public des villes contemporaines. La cartographie sécuritaire implique le panoptisme urbain pour l’imaginaire du « risque zéro ». La crue est aussi forte que celle des polices privées ou encore des logiciels de géolocalisation et de « prédiction du crime » dans les forces de police nord-américaines. Les machines visent à objectiver le « hot spot » du crime (Risk Terrain Modeling) pour prévenir le passage à l’acte comme dans Minority Report de Steven Spielberg (2002).

Eldorado sécuritaire

La caméra automatisée s’impose comme le banal objet du mobilier urbain et du panoptisme généralisé. À Genève, même si quatre caméras de vidéo-surveillance sont vandalisées (8-9 janvier 2018) près de l’école des Pâquis, elles s’insèrent en un « dispositif global de sécurité » voulu par la municipalité.

Comme le portique de prévention qui grâce au terrorisme gagne les gares européennes (Italie, France, etc.), le marché du sécuritaire visuel est l’Eldorado pour l’industrie de la sécurité urbaine (année 2014: 15,9 milliards de dollars, contre 14,1 milliards en 2013). En se miniaturisant, la vidéo-surveillance est aussi accessible à tout particulier pour surveiller son domicile à distance.

Panoptisme

Objectif politique avoué : endiguer les incivilités, faire reculer les illégalismes, lutter contre le trafic des stupéfiants, prévenir le crime et augmenter les capacités d’intervention policière. Voir c’est savoir ce qui se trame ! Voir c’est vouloir cartographier le risque. S’y ajoute aussi le visionnement direct de la fluidité automobile en ville, sur les grands axes et les tunnels routiers. Pour renforcer le sentiment de sécurité de la population, le panoptisme condense le contrôle social préventif.

Épier c’est prévenir ! Ce contrôle social automatisé réduit drastiquement la police de proximité en milieu urbain — comme le montre le cas genevois. La quasi-seule présence policière dans la cité lémanique : d’éclatantes voitures de police  gyrophares en fête  qui filent à grande vitesse le long des artères avec des agents enfermés à double tour à l’intérieur ! « Papa, pourquoi le policier dans la voiture il a peur de nous ? » — me demande mon fils au retour de l’école par les rues de Saint-Jean, devant une voiture de police qui pile au dernier instant devant un passage jaune !

La caméra protège la caméra

Certaines municipalités veulent protéger les caméras de surveillance —  plutôt fragiles — par d’autres caméras de surveillance. L’œil électronique protège l’œil automatique qui nuit et jour épie les humains pour les défendre. Le panoptisme en boucle fermée : la nouvelle garantie technologique de la société libérale. Les périmètres prioritaires de la vidéo-surveillance recoupent souvent les zones prestigieuses de la cité, bien qu’en Italie, — par exemple — la vidéo-surveillance balaie maintenant les wagons ferroviaires.

Dans plusieurs villes françaises, si l’accès au centre de visionnage est limité, la police nationale et la gendarmerie peuvent accéder aux bandes enregistrées du panoptisme urbain pour le besoin d’enquêtes judiciaires. Une nouvelle juridiction de la pièce à conviction visuelle émerge.

Break the cameras !

Or, maints faits divers montrent que le panoptisme urbain ne protège pas toujours les sites vidéo-surveillés— à voir notamment la « vandalisation » en récidive (3 janvier 2018) du collège Georges-Brassens (Villeneuve-le-Roi), « protégé » par la vidéo-surveillance. Au contraire, écho lointain du luddisme — au XIXe siècle les ouvriers anglais cassaient les machines de la révolution industrielle — la détérioration des caméras urbaines semble émerger socialement comme la « violence logique » qu’induit la vidéo-surveillance contre le lien social de proximité. Briser l’œil  du pouvoir : quel sens à cette révolte désespérée ?

Et le lien social de proximité ?

L’idéologie politique et technocratique de la vidéo-surveillance conforte certainement la désespérance insécuritaire via la démagogie populiste de l’autoritarisme politique. L’étape suivante : la vidéo-surveillance “améliorée” par la reconnaissance  faciale.  La crise du lien social de proximité alimente la vidéo-surveillance comme inspection perpétuelle des individus. La détérioration du premier explique la puissance croissante de la seconde.

Matrice d’autoritarisme et d’antilibéralisme, le risque zéro nourrit l’utopie sécuritaire de la vidéo-surveillance que survolent silencieusement les drones du panoptisme généralisé comme soi-disant “dernier rempart de la démocratie” ! Le triomphe du panoptisme contemporain : chacun intègrera l’idée qu’il est l’objet d’une continuelle inspection visuelle. Chimère dystopique ou principe de réalité ?

Lire et relire : Jeremy Bentham, Le Panoptique, précédé par l’œil du pouvoir, entretien avec Michel Foucault, postface de Michelle Perrot, Paris, Belfond, 1977.

Patrouille militaire

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Patrouille : ronde faite par une petite troupe pour la sûreté et la tranquillité d’une ville, d’une place de guerre ou d’un camp. On nomme aussi patrouille la petite troupe qui fait la ronde. Encyclopédie méthodique. Art militaire, III, Paris, 1787, p. 313.

Depuis peu, en Europe, la configuration et la vie urbaines changent lentement mais inévitablement. Se modifie aussi l’usage social de la ville dans son hyper-centre. Après les tueries en masse par armes létales, explosifs, voitures-béliers ou poids lourds dans plusieurs capitales d’Europe, nous vivons avec les stigmates de la terreur aveugle et la peur de la récidive des tueurs en série. Pourtant, à sillonner ces jours-ci les quartiers festifs de Paris, les terrasses sont noires de monde.

719 jours

Paris comme Bruxelles ou Londres mais pas Berlin installent le régime sécuritaire des patrouilles militaires. Parfois au nom de l’État d’urgence que la France a instauré il y a maintenant 719 jours entre unanimité ou controverse politiques et juridiques en ce qui concerne l’impact dissuasif de Vigipirate sur le terrorisme.

Tout événement public d’envergure légitime l’imposante manifestation de la puissance policière et militaire sur terre et dans les airs — comme on l’a vu du 29 septembre au 1er octobre à Genève avec la visite des deux Géantes. En sortant de la gare, le visiteur buttait sur le dispositif sécuritaire digne d’une ville déjà frappée par un ignoble attentat. Bienvenu principe de précaution légitime, exercice de répétition policière en taille réelle ou discutable état d’urgence politisé ?

Fusil d’assaut en bandoulière et ninjas

Au cœur du dispositif sécuritaire de la ville vulnérable, circule la patrouille militaire. Trois ou quatre hommes jeunes en treillis de combat,  béret sur la tête et fusil d’assaut en bandoulière ou brandi en position de feu vers le sol. Sous l’autorité d’un officier, détendus ou nerveux, ils déambulent à pas mesurés parmi la multitude. Parfois, la patrouille sécuritaire circule à grande vitesse. Précédée d’une horde de motard policiers sirènes hurlantes et sifflets stridents, une patrouille de ninjas masqués et embarqués dans des camionnettes banalisées fend l’encombrement automobile aux heures de pointe, comme on l’observe ces jours-ci au cœur du quartier latin de Paris.

Points stratégiques

Longtemps déployée dans les villes occupées ou les espaces militarisés (caserne, bases aérienne ou navale, dépôt et arsenal), la patrouille militaire gagne du terrain dans la société civile en paix. Peu présente dans les quartiers populaires, la patrouille militaire maille la ville aux points stratégiques et de prestige comme les gares, les bâtiments officiels, les hôtels et boutiques de luxe, les banques et les aéroports.

Ossature sécuritaire

L’ossature sécuritaire de la ville patrouillée se prolonge avec les chicanes préventives que sont les barrières filtrantes, les cubes de ciment, les fouilles de sacs et aussi depuis quelque temps à Paris la segmentation en plusieurs tronçons éloignés des queues humaines à l’entrée des boîtes de nuit ou des musées. Maints lieux échappent à l’emprise mobile de la patrouille militaire, notamment les passages transversaux entre deux artères dans les immeubles du XIXe siècle ou encore les embouteillages néo-libéraux qui asphyxient les existences et les villes.

Certains estiment que nous avons le privilège discutable d’assister à la genèse lente d’une démocratie de la garnison. Notamment dans les régimes politiques où l’institution militaire pèse depuis longtemps sur les institutions civiles.

État de drone

De la démocratie libérale du XIXe siècle à la démocratie sociale-démocrate contemporaine, nos sociétés vont-elles muer vers la démocratie militarisée d’un État de droit que surveillent  les drones en tous leurs états ? Gouverner par la peur ! Lutter contre la nébuleuse terroriste qui modifie rapidement les modes opératoires de l’attaque imprévue semble constituer aujourd’hui la modalité inédite de la gouvernance et du pouvoir politique. Le Léviathan civil devient-il le Léviathan en treillis vert de gris ?

Justice vulnérable

Quoique qu’il en soit, le terrorisme freine durablement la démocratie des droits de l’homme. Sans le « Patriot Act », le régime autoritaire du président Donald Trump serait-il maintenant en place ? L’État sécuritaire — que publicise la patrouille militaire — renverserait durablement l’ordre démocratique. La justice serait assujettie aux impératifs sécuritaires du gouvernement pas la peur. Les sentinelles inédites de la démocratie sont les militaires en patrouille. Fusils en mai pour l’auto-défense politique face à l’imprévisibilité terroriste (massacre de cyclistes, sud de Manhattan, 31 octobre).

 

 

A lire: Grégoire Chamayou, Théorie du drone, Paris, La fabrique, 2013; Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, La Découverte-Zones, octobre 2017.

L’offensive des génies du mal

 

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Wes Craven, Scream 1, USA, 1996 © Dimensions Films.

De Marseille à Las Vegas, après le carnage initiateur commis en 2012 à Toulouse et Montauban par Mohammed Merah qui marquait le début d’une nouvelle vague d’attentats en France (3 militaires, 1 enseignant et 3 enfants assassinés), le mal ne désarme pas. La culture du carnage gratuit semble s’installer durablement dans nos sociétés vulnérables, que fascine la représentation visuelle du mal extrême sous la forme de sophistiquées et perverses violences. Sociétés vulnérables car ouvertes et mobiles et dans lesquelles les parades sécuritaires restent aléatoires devant la menace de l’ennemi intérieur. Les adeptes du carnage sont-ils habités par un quelconque dilemme moral ?

Le dilemme de Milou

Les lecteurs des Aventures de Tintin connaissent le dilemme moral de Milou lorsque, devant un os ou une flaque de whisky, il écoute les voix intérieures de son bon et de son mauvais génie. De manière déchirante, elles l’induisent à la vertu du bien ou à la tentation du mal.

Choix moral que le capitaine Haddock peine à trancher lorsqu’il affronte l’épreuve terrible de l’alcoolique devant une bouteille de whisky Loch Lomond. Mais choix qu’il surmonte jusqu’à l’abnégation de soi-même lorsque pour sauver Tintin, à qui il est encordé et suspendu dans le vide sur un précipice himalayen, il s’apprête à trancher la corde qui le retient à la vie pour sauver son jeune ami (Tintin au Tibet, 1959). 

Bons et mauvais anges

Depuis le « Démon de Socrate », les bons et les mauvais génies hantent l’être humain du berceau jusque dans l’au-delà. Ils le protègent, le menacent, le mènent au salut ou à la damnation. Aujourd’hui, semble-t-il, d’innombrables mauvais génies dament le pion des bons anges plutôt fatigués. Comment vaincre ce mal social du carnage qui s’apprête à recommencer ?

Mauvais génies et bons anges : ces deux entités invisibles sont liées à la condition humaine en des contextes sociaux et culturels évolutifs. Si l’une est bénéfique, l’autre est maléfique, selon l’archétype littéraire du dédoublement de la personnalité dans L’Étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde de Robert-Louis Stevenson (1886).

Neutraliser les génies du mal

Démons parfumés en Étrurie, divinités familières à Rome, « Éros, démon philosophe », ange bon et mauvais ange des Pères de l’Église, djinns en islam traditionnel, anges gardiens, démons familiers et esprits malfaisants ou bienfaisants du Moyen Âge au XIXe siècle ou encore imaginaire de la dualité coupable du capitaine Haddock, alter ego d’Hergé : les entités du bien et du mal traversent le temps et les civilisations, la pensée magique, les religions révélées et les imaginaires sociaux.

Êtres invisibles

L’ange gardien du christianisme répond au bon génie du néo-platonisme. Le démon familier des magiciens, des exorcistes et des aventuriers moderne comme Casanova ressuscite le daimõn platonicien, le paredros des Grecs et des Égyptiens et l’alter ego démoniaque de l’ange gardien.

À l’instar du Horla infiltré dans la tête du narrateur d’un conte de Maupassant, les « êtres invisibles » hantent les individus dont ils accentuent les fractures et les poussent  parfois au passage à l’acte homicide. Les fractures intérieures que depuis Freund la psychanalyse tente de réparer en réconciliant les génies du bien et du mal. Des fractures intérieures que les déchirures sociales accentuent.

Comment neutraliser les génies du mal en roue libre qui frappent dans les interstices de nos sociétés plutôt pacifiées ?

Une lecture stimulante : Jean-Patrice Boudet, Philippe Faure, Christian Roux (direction), De Socrate à Tintin. Anges gardiens et démons familiers de l’Antiquité à nos jours, Rennes, PUR, 20011.