« Ensemble en tous cas, il nous reste à faire œuvre fraternelle…et à ne pas nous ennuyer. » Daniel Roche, Le Peuple de Paris, Aubier, 1982 (p. 6).
Né à Paris le 26 juillet 1935, Daniel Roche, historien des Lumières, lecteur herculéen jusqu’à son dernier souffle, est décédé sereinement à son domicile parisien le dimanche 19 février 2023. Avec son fils Olivier, ses nombreux ami-e-s, collègues et élèves pleurent cet immense savant démocrate, républicain et cosmopolite. Un historien, enseignant et chercheur de conviction au franc parler. Sa générosité et sa loyauté intellectuelles sont légendaires. Un homme droit, «indocile», fidèle au travail continuel de l’esprit, dédié au savoir gai et émancipateur selon les Lumières. Mais un savoir dans une université humaniste, publique, hors de la prédation néo-libérale. Une université qui forge l’émancipation et la majorité morales de ses étudiant-e-s. Une université idéale qu’il a défendue passionnément avec Pierre Bourdieu (1930-2002), autour du nécessaire dialogue entre les sciences historiques et la sociologie. Fédérateur d’enquêtes collectives, infatigable passeur d’idées, il a notamment animé avec Pierre Milza (1932-2018) la Revue d’histoire moderne et contemporaine.
Méritocratie et intellectuel collectif
Docteur honoris causa des universités de Vérone (2005) et de Genève (2008), Daniel Roche incarnait la force morale de la méritocratie. Celle dont s’écarte jour après jour l’université de la néo-scolarisation avec le retour programmé du mandarinat autoritaire. Après un CAP de tourneur-fraiseur, motivé par ses professeurs d’alors, il prolonge la voie des études. Normalien de Saint-Cloud, il est tour à tour professeur de lycée à Châlons-en-Champagne (1960-1962), Maître assistant et chargé de recherche au CNRS (1962-1965). Puis, bourreau de travail, il gravit les échelons académiques entre les universités de Paris VII et Paris I, où il est professeur de 1978 à 1989, ainsi qu’à l’Institut européen de Florence. De 1998 à 2005 au Collège de France, il fait rayonner sa Chaire d’histoire de la France des Lumières (*). Ponctué par la sociabilité gourmande de déjeuner commun, son séminaire du lundi est alors un carrefour international et un laboratoire discursif de la fraternité épistémologique et du travail collectif, point cardinal dans l’éthique de cet enseignant charismatique et pédagogue chevronné, car empirique.
Dans l’assistance, avec son regard clair et sa voix forte, toujours sapé avec élégance, Daniel Roche veille au grain du savoir. Son épaisse écriture noire capte tout ce qui s’énonce, comme les fruits d’une pensée collective, nourricière d’un article ou d’un livre en cours. Entre encouragements, ajouts bibliographiques, anecdotes tirées d’archives, synthèse du séminaire, il conclut sans fermer la discussion, voire en esquissant une problématique inédite. Le séminaire est un intellectuel collectif. A suivre!
Pour mesurer l’aura intellectuel et pédagogique du fringant cavalier des Lumières, il suffisait de pénétrer son repaire lumineux du Collège de France. Y trônait le bureau boisé de Claude Lévi-Strauss que Daniel Roche sauva du rebut. Derrière d’élégantes miniatures équestres, on discernait sur les rayons d’une haute bibliothèque l’alignement soigné d’environ mille volumes de maîtrises et de thèses, aux couvertures multicolores, plus ou moins bien dactylographiés, plus ou moins bien reliés, soigneusement lus et annotés. Travaux que le maître souriant et malicieux a dirigés, évalués, encouragés, suivis ou soutenus pour publication. Histoire socio-économique, culturelle, politique, des «mentalités» et de la «matérialité», enquêtes collectives: cette bibliothèque remarquable et patrimoniale n’avait rien d’imaginaire. Elle stratifiait et vivifiait l’historiographie francophone depuis les années 1960 tout autour du magistère intellectuel exercé généreusement par Daniel Roche.
Lumières, chevaux, voyages: l’œuvre considérable
Inlassable et heureux arpenteur d’archives, découvreur du Journal de ma vie (1982) de l’autodidacte rousseauiste et maître vitrier parisien Jacques-Louis Ménétra (ce protagoniste des «Lumières minuscules» **), Daniel Roche est un historien des cultures matérielle, urbaine, équestre et des «humeurs vagabondes» en Europe moderne. Auteur de la remarquable synthèse La France des Lumières (1993), emboîtant le microcosme et le macrocosme, il nous laisse une œuvre considérable que cadencent une quinzaine de fortes monographies qu’escortent d’innombrables articles ou directions d’ouvrages collectifs.
Dans chaque livre, les pages introductives ou de remerciements brossent non seulement le cosmopolitisme épistémologique de Daniel Roche, mais dessinent aussi la fraternité de l’échange intellectuel et du dialogue scientifique entre les «Républicains de l’histoire» en France, en Suisse, au Canada, en Angleterre, en Allemagne, en Italie. L’Italie, «seconde patrie intellectuelle et amicale» dès son mariage en 1960 avec Fanette Pézard, bientôt spécialiste du futurisme italien, professeure de l’histoire de l’art, première traductrice française du Guépard de Giuseppe Tomasi de Lampedusa, disparue en 2009.
Sans jamais jargonner, hostile au mandarinat, fidèle à son maître, l’historien de l’économie Ernest Labrousse (1895-1988), ainsi qu’à son compère Pierre Goubert (1915-2012) avec qui il signe l’ouvrage devenu classique Les Français et l’Ancien régime, complice de Jean-Claude Perrot (1928-2021), Daniel Roche a non seulement formé de nombreux élèves (***), mais a aussi renouvelé l’historiographie contemporaine de l’Ancien régime et du siècle des Lumières, sans se borner à l’orthodoxie chronologique.
Au cœur de l’archive manuscrite, imprimée ou visuelle, croisant le quantitatif et le qualitatif, il y noue avec fermeté l’histoire sociale et intellectuelle, notamment autour des sociabilités de l’esprit dans Le siècle des lumières en province (1978) et Les Républicains des lettres (1988). Anthropologie, socio-histoire, économie et matérialité de la vie quotidienne, consumérisme et migration du travail: autour de ces entrées problématisées, il signe Le peuple de Paris. Essai sur la culture populaire au XVIIIe siècle (1981, 1998), La culture des apparences. Une histoire de vêtements XVII-XVIIIe siècles (1989) ou encore L’Histoire des choses banales. Naissance de la consommation XVII-XVIIIe siècles (1997), La Ville promise. Mobilité et accueil à Paris, fin XVIIe-début XIXe siècles (2000).
Daniel Roche aimait affronter les défis épistémologique de taille qui l’amenaient à penser les déclinaisons non-linéaires des modernités socio-culturelles. En 2003, dans une réflexion comparative initiée vers 1955 avec la lecture de Tristes Tropiques de Claude Levi-Strauss (1908-2009), les mille pages épiques, sensibles et parfois mélancoliques d’Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages autopsient l’histoire de la culture voyageuse, de la mobilité matérielle, de l’itinérance mentale, du décentrement anthropologique et de l’imaginaire cosmopolite à l’époque moderne. En refermant cette somme fascinante de mots et de choses, on imagine Daniel Roche comme l’Ulysse malicieux des imprimés, de l’imaginaire et de la pratique du voyage entre la Renaissance, les Lumières et l’aurore du long XIXe siècle. Ce livre, dont il corrige les épreuves à Genève, est un tour de force intellectuel. S’y ajoute, l’entreprise titanesque et borgésienne de L’Europe. Encyclopédie Historique (2018, 2397 pages), dirigée contre vents et marées avec Christophe Charle, pour penser l’Europe en tant qu’espace de civilisation.
Cavalier chevronné, épris de chevauchées revigorantes tout autour de sa retraite familiale de Brantes, pointant la centralité du cheval entre la Renaissance et l’aube du «siècle de fer» dans l’économie, la guerre, la culture politique, la mobilité, la distinction sociale, les sciences naturelles, les arts, les loisirs et l’imaginaire collectif, Daniel Roche publie de 2008 à 2015 en trois volumes les 1500 pages érudites et analytiques de l’Histoire de la culture équestre XVIe-XIXe siècle. Avant la bagnole actuelle, de la chasse à la guerre via le travail ou la verticalité cavalière du pouvoir absolutiste, le cheval est un véritable objet d’«histoire totale». Balisant la culture équestre, Daniel Roche s’affirme en pionnier de l’histoire socio-culturelle animalière qui désormais s’est standardisée, voire banalisée.
Amitié
Daniel Roche n’aimait pas l’«ego histoire», souvent narcissique. Il préférait défendre les Lumières contre la post-modernité, la dictature du présent et le relativisme du désarroi contemporain qui les discréditent en leur attribuant tous les maux du monde. Les crétins impatients sont nombreux. Pudique, il redoutait aussi l’éloge circonstanciel et institutionnel, souvent prononcé pour honorer…le locuteur. Or, cet historien contemporain ne peut que forcer le respect. Lire et relire son immense œuvre donne sens au problème décisoire de l’intellectuel dans le travail critique, à la manière dont les Lumières l’idéalisent avec les figures de l’académicien au service du bien commun, de l’encyclopédiste voltairien, du philosophe rousseauiste et du réformateur beccarien.
Bertrand Tavernier, le républicain cinéaste, définissait la cinéphilie comme le désir et le savoir partagés du cinéma dans l’amitié, pour l’amitié. Rien de plus. Mais rien de moins. Au-delà des savoirs positifs et concrets édifiés par Daniel Roche sur son vaste territoire épistémologique, tout autour de ses objets de prédilection, il offre une autre aventure de l’esprit. Une équipée sensible et risquée. Celle qu’érige évidemment le goût commun du travail intellectuel dont l’histoire, à la fois comme objet de savoir et de connaissance, toujours remis sur l’établi épistémologique; mais aussi comme travail de la relation amicale et fraternelle que forge le partage démocratique de l’activité intellectuelle.
« À Michel et Arsène : pour l’amitié, le 7. 9. 15 » : en son inoubliable graphie au stylo feutre noir, l’épaisse dédicace de « Daniel Roche » au troisième volume de son histoire de la culture équestre (Connaissance et passion) place le savoir gai dans l’offrande de l’amitié, cette prescription à la fidélité et à la loyauté.
Daniel, tu nous as quittés en ce mois printanier puis glacial de février 2023. Une saison habituellement peu propice aux grandes chevauchées, au pas, au trot ou à l’amble. Désormais, nos humeurs vagabondes sont affligées. Le peuple de Paris est endeuillé. Les Républicains des lettres s’inclinent. La ville est moins accueillante. Ménétra fulmine et rumine. Or, avec René Char, nous pouvons dire: «à chaque effondrement des preuves, le poète répond par une salve d’avenir».
L’avenir? Tu l’as écrit dans Le Peuple de Paris : «il faut encore aimer travailler aux archives, aller en bibliothèque et se plaire à faire son métier». Entendu ! Nous irons, Daniel. Nous continuerons en pensée avec toi à faire notre travail. Nos étudiant-e-s continueront de lire tes livres.
Longtemps, Daniel, nous te «frérerons» encore dans la mémoire vive de l’affection indéfectible. Ta générosité intellectuelle nous manque déjà.
(*): https://www.college-de-france.fr/personne/daniel-roche
(**): https://www.georg.ch/les-lumieres-minuscules-d-un-vitrier-parisien
(***): https://www.droz.org/france/product/9782600015059
Hommages :
Christophe Charle_Philippe Minard_Natacha Coquery_Vincent Milliot_Philippe Minard_Romain Huret_Jean Birnbaum: https://ihmc.ens.psl.eu/hommages-daniel-roche.html
Michel Porret: «Le Républicain de l’histoire. Entretien avec Daniel Roche». In Sens des Lumières, direction Michel Porret, Genève, Georg, 2007, p. 249-280 : https://www.georg.ch/l-equinoxe-sens-des-lumieres.
Oui, comme tu le relèves Michel, il a su nous faire aimer notre métier, par ses mots, sa langue, ses gestes et son attention indéfectible.
Claude Gauvard
Comme toujours, tu as vu juste! Je le sais pour avoir partagé bien des moments avec Daniel Roche dans la maison commune, celle de Paris1 à laquelle il était si attaché. Je savais son exigence pour le devenir de l’université. Amitiés fraternelles