Corona—cultures

Arsène Doyon–Porret (“PODA”), dessin et coloriage, crayons et feutre noir, octobre 2021

Sur les stades de foot, les enfants shootent le ballOVID-19! La pandémie COVID-19 inspire sa sublimation. Elle éprouve le monde depuis environ 17 280 heures. Avec des reflux et des récidives, des embellies et des rechutes, la pathologie désorganise les sociétés, éprouve l’économie et alarme les individus. Elle impacte négativement l’espérance de vie.

Beaucoup d’incertitude sur son origine: un laboratoire chinois mal sécurisé? La chaîne de distanciation biologique brisée entre les espèces -zoonose? Un acte malveillant? «L’industrialisation des élevages couplés à l’accélération des échanges à l’échelle mondiale et à la dégradation de la santé des populations dans les pays industrialisés»? (Barbare Steiger, De la démocratie en pandémie, Tracts Gallimard, No 23, janvier 21). Quoi d’autre?

Trauma pandémique

Dans les sociétés nanties et sécularisées, la mort retrouve une visibilité oubliée depuis des décennies, car, à l’opposé du sexe, elle reste le tabou majeur de notre société médicalisée selon Philippe Ariès. Peut-on oublier l’étreinte collective de la mort, les convois militaires funéraire, les inhumations solitaires en vrac, le tocsin funèbre à Bergame, épicentre pandémique en Italie? Des images d’Ancien régime. Des images fondatrices du trauma pandémique en Europe qui s’est ajouté à l’incertitude sur la genèse pandémique.

Au terme d’un cycle néolibéral, la remise en selle de l’État providence et la «politique budgétaire keynésienne» de relance donnent la mesure de l’ampleur du choc social et politique. Cher à la social-démocratie, l’État providence se réaffirme dans sa double dimension historique : contrôle social et déficit des comptes publics. Peut-être découvrions-nous notre impréparation?

En des formes différentes, la pandémie préoccupe et mobilise chacune et chacun. Plus que la faim dans le monde, le chaos climatique, la mortalité routière, la criminalité et la morbidité du narcotrafic mafieux ou l’errance cosmopolite des déracinés de la misère que la Méditerranée submerge. Ce “concernement” universel, quasi quotidien, est globalement morbide et angoissant. Bientôt, les parents fâchés rabroueront-ils ainsi les polissons : «Si tu n’es pas sage, j’appelle COVID-19»?

En Suisse (8,5 millions d’habitants), plus de 9.400 personnes sont décédées de la Covid-19. En Europe, plus de 900.000 personnes ont succombé au virus, selon un comptage réalisé par l’AFP.

Le tabassage médiatico-pandémique et statistique sur les radios publiques n’arrange pas les choses avec les chiffres oscillants de la démographie morbide en temps réel! La cité des vivants est assiégée jour et nuit.

Y rêvons-nous?

Ainsi, dans notre intimité, nous ne cessons d’y penser, voire d’y rêver chaque nuit que Dieu fait. Dans notre for intérieur, nous avons un avis raisonnable ou insensé sur les gestes barrières, sur les gels désinfectants, sur le vaccin traditionnel ou à ARN messager, sur le passe sanitaire que des démagogues ombrageux dénoncent comme le retour de l’Ausweis nazi. Sans rien y connaître, entre refus, prudence, crainte, adaptation et soumission, nous sommes devenus les spécialistes quotidiens de la prophylaxie. Nous avons un budget dédié aux produits de protection. Les tests seront bientôt payants. Les pharmaciens sont heureux. Nous nous sommes mués en hygiénistes professionnels sur-adaptés au moment de la COVID-19. Nous sommes les «Modernes» covidés-19 par rapport aux «Anciens» pestiférés ou cholériques du temps passé. Singulière adaptation collective!

COVID-19 produit à forte intensité des sous-cultures qui fabriquent un imaginaire social aussi  consumériste et ludique.

La mode

La « Pandemic Fashion » est née. Le «confinement» est tendance. Les gestes-barrières sont du dernier cri! Le « Lockdown » est esthétisé. On le rend sublime, désirable et attractif. Sa plus-value symbolique et marchande s’ajoute à celle du matériel de protection médicalisé non couvert par les assurances maladies: hygiaphones, gel, masques, gants.

Masques démédicalisés, colorés, ludiques et de luxe, gel parfumé au gingembre, au musc ou à la bergamote. Parmi d’autres labels, « Pour un homme de Caron » propose un « gel parfumé pour mains désinfectant » sous la même présentation fastueuse que les parfums ou eaux de toilette de la gamme. Avec un prix avoisinant. Se désinfecter les mains, quel chic!

Entre deux accalmies, pas seulement à la nuit tombée, l’infection rôde. Certes. Or, la haute couture et le prêt-à-porter récupèrent, transcendent et érotisent les codes hygiéniste et les gestes barrières. On joue sur la «pop culture». Le masque imprimé sur un t-shirt devient l’icône universaliste de la pandémie dévorante comme la figure de Che Guevara a été celle de la révolution universelle dans les années 1960, avant d’être étouffée dans l’œuf.

Corona Style

On décline Éros et Thanatos en des formes provocantes, chatoyantes et séduisantes. On parle maintenant du «Corona style» (pas la bière mexicaine mais le virus insatiable). Il inspire les créateurs et les “performateurs” contemporains qui subliment ou ridiculisent COVID-19.

Corona style gagne aussi l’industrie pornographique dont la consommation en ligne est exponentielle depuis deux ans. Dès l’aube de la pandémie, la «surconsommation de pornographie entraînerait des problèmes érectiles» s’alarme finement un grand quotidien romand qui perpétue le préjugé des seuls adeptes masculins du X.

«New Coronavirus Porn», «Pandemic-porn videos», «Coronavirus vidéo porno», «Pandmia videos porn», «Pandemie Xart Pornos»: l’”X-culture” prolifère dans tous ses états et en toutes ses posture (dé)masquées.

Le code pandémique se glisse progressivement en pornographie. Le geste-barrière, la seringue, le gant hygiéniste et le masque adapté aux intimités d’Éros deviennent les ingrédients obscènes et transgressifs du commerce sexuel en style genré.

Quelle étreinte à travers l’hygiaphone?  La distance des corps virtuellement infectés invite au corps à corps jouissif irrépressible. Le geste-barrière devient le geste qui dénude le derrière.

Il reste à écrire l’anthropologie des cultures en pandémie.  Champ complexe. Celui de l’imaginaire érotique du désir masqué serait le contrepoint résiliant à l’imaginaire dystopique du COVID 19-84. Tout comme le ballOVID-19!

On joue?

 

Pandémie: résurgence de la haine

Michel Porret: “Effroi urbain” (Saint-Julien en Genevois, samedi 5 septembre 2021).

Comme l’écrit en 1978 l’historien du sentiment religieux Jean Delumeau dans La Peur en Occident, dès la fin du Moyen âge, la «cité est assiégée». S’y réitèrent «à intervalles plus ou moins rapprochés, des épisodes de panique collective, notamment lorsqu’une épidémie s’abattait sur une ville ou une région» (p.98). Après les mesures sanitaires étatiques du premier «confinement» (quarantaine domiciliaire) imposé un peu partout en Europe entre mars 2019 et mai 2020 contre la pandémie de la Covid-19, nous vivons méfiants, inquiets, apeurés et alarmés. La cité est assiégée, comme le rappellent les nouvelles mesures sanitaires édictées vendredi 8 septembre 2021 par le Conseil fédéral, pour application dès le 13 septembre.

https://www.academie-francaise.fr/le-covid-19-ou-la-covid-19: «l’emploi du féminin serait préférable; il n’est peut-être pas trop tard pour redonner à cet acronyme le genre qui devrait être le sien».

Anthropologie de l’effroi

Masques, gestes barrières, désinfection quotidienne, écart corporel, dépistage manuel et automatisé par température: la nouvelle culture sanitaire augmente l’intolérance sensible au morbide, pour paraphraser Alain Corbin. Elle nous transforme en acteurs improvisés d’une histoire sociale et planétaire de la peur qu’accélère la médiatisation continuelle et irréfléchie de la forte mortalité due à la Covid-19, dont la courbe saisonnière oscille entre embellie et rechute. Cette anthropologie de l’effroi culmine avec les rituels du deuil escamoté qui marque le temps des catastrophes humaines, des épidémies aux guerres selon Alessandro Pastore. Peut-on oublier l’étreinte de la mort collective, les convois militaires funéraires et les inhumations solitaires en vrac à Bergame, épicentre pandémique en Italie?

La démocratie pandémique

Le régime d’«exception ordinaire», mis aux libertés individuelles et collectives, mène-t-il à la «démocratie en pandémie»? Peut-on associer ces deux termes? Le «Lock down» sanitaire, selon Xavier Tabet, est un moment politique inédit par son ampleur où le droit à la vie est ancré dans la biopolitique au profit de la majorité mais avec des risques liberticides. Comment l’État de droit va-t-il ajuster durablement le paramètre politique de la démocratie pandémique? À moyen terme, dans le pire des mondes possibles, entre macro-économie et discipline sociale, la «gouvernance de la peur» peut certainement rapprocher les États libéraux et autoritaires, comme parfois les guerres l’ont fait. Est-elle probable cette nouvelle alliance sanitaire du régime d’exception pour miner l’offensive pathologique de Covid-19? En Chine comme aux U.S.A., les lieux publics réservés aux personnes doublement vaccinées se multiplient. À New York, de nombreux commerces affichent «No mask. No Entry».

Mal pandémique, mal moral

Au risque contagieux, que depuis 6 mois endiguent les campagnes vaccinales sur fond de rivalités scientifiques et d’enjeux économiques colossaux entre trusts pharmaceutiques, suit la crainte anti-vaccin. L’auto-défense des «antivax» et des «anti-passes» dérive en refus «libertaire». Une minorité politiquement hétéroclite conteste l’État providence sanitaire. Le vaccin et le «passe sanitaire» symbolisent la tyrannie hygiénique. «Ma liberté » — dit-on— est «incompatible avec votre politique préventive». À bas la dictature sanitaire!

Dans ce contexte de délabrement moral et social, un problème crucial noircit l’horizon : le mal pandémique réveille le mal moral. Le libertarisme anti-sanitaire devient antisémite. En «retournant les stigmates» du mal, il brouille sciemment la mémoire collective du mal. «Non au passe nazitaire; Prochaine étape: rafle des non vaccinés» : sous de tels slogans, en France, mais aussi en Suisse et ailleurs, la mobilisation graduelle «anti-passes et anti-vaccins» a des relents nauséabonds. Numéros tatoués sur les avant-bras de manifestants qui arborent une étoile jaune, étoile de David peinte sur la façade d’un centre de vaccination (Neuillé-Pont-Pierre, Indre-et-Loire), huée contre les «empoisonneurs juifs» : l’hostilité anti-sanitaire emprunte le symbolisme concentrationnaire de l’antisémitisme nazi entre 1939 et 1945.

Résurgence de la haine

Ce «phénomène viral» canalise et attise la résurgence de la «haine antijuifs» (rancune confuse contre les «institutions de l’ordre établi»; haine trouble des élites, haine jalouse du cosmopolitisme). Selon Tal Bruttmann, remarquable historien de la Shoah, nous assistons sous la pandémie à l’inquiétante et décomplexée «jonction entre l’antisémitisme primaire de ceux qui pensent que le vaccin a été inventé par les juifs pour détruire les autres, et l’antisémitisme plus politique de ceux qui disent que les juifs contrôlent les médias, le pouvoir» (Le Monde, 19 août 2021). Dès l’aube de la pandémie, toujours complotistes, toujours marquées par les rumeurs invraisemblables, les démesurées «accusations à relents antisémites» sur les réseaux sociaux (Europe, Russie, États-Unis) renouent avec l’imaginaire criminel des «allégations d’empoisonnement» qui ont culminé au Moyen âge.

Cette constante de l’antisémitisme chrétien et politique né avec peste noire (mi-XIVe siècle), comme l’a montré le grand historien italien de la chasse aux sorcières Carlo Ginzburg, peut se banaliser dans le durcissement de la démocratie sanitaire. Or, il y a pire.

En comparant la politique sanitaire de l’État providence aux rafles antijuives et le président Macron ou le Conseil fédéral à Hitler et à l’État totalitaire, la mouvance antisémite des antivax et des anti-passes relativise la «barbarie nazie». Les droites nationalistes et extrêmes  hostiles à l’État libéral et à la culture de l’État providence trouvent leur compte dans la chimère pseudo libertaire.

La pandémie de la Covid-19 pose ainsi un double défi démocratique, complexe à résoudre, impératif pour l’avenir de nos enfants: sortir de la gouvernance de la peur en plaçant sans concessions autoritaires le droit à la vie sous le régime de l’État de droit; combattre le renversement des stigmates qui relativise et réactive le mal moral toujours assoupi. Un gros chantier pour abattre la populisme sanitaire et ses démons pestilentiels, spectres hideux d’un autre temps!

Lectures utiles:

Gastone Breccia, Andrea Frediani, Epidemie e Guerre che hanno cambiato il corso della storia,  Newton Compon, 2020;  Cécile Chambraud, Louise Couvelaire, « Mobilisations anti-passe sanitaire : l’antisémitisme d’extrême droite resurgit », Le Monde 19.08. 2021 (p. 8-9); Alain Corbin, Le Miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social 18e-19e siècles,  Aubier, 1982; Jean Delumeau, La Peur en Occident (XIVe-XVIIIe siècles). Une cité assiégée, Paris, Fayard, 1978; Carlo Ginzburg, Le Sabbat des sorcières, Paris, Gallimard, 1992; Marino Niola, « Perché oggi è cosi eguale a ieri », La Republica, Robinson, 243, 31.07.2021 (p. 4-5); Alessandro Pastore, Crimine e giustizia in tempo di peste nell’Europa moderna, Roma-Bari, Laterza, 1991; Corey Robin, La Peur, histoire d’une idée politique, Armand Colin, 2006; Barbara Stiegler, De la Démocratie en pandémie. Santé, recherche, éducation,  Tracts Gallimard (23), janvier 2021; Xavier Tabet, Lockdown. Diritto alla vita e biopolitica, s.l., Ronziani numeri, 2021.

Rappel : quelques offensives pandémiques

Peste d’Athènes : 430-426 av. J.C.
Peste antonine : 65-180
Peste justinienne : 542
Peste noire : 1347-1350
Peste d’Arles : 1579-1581
Peste de Londres : 1592-1593
Peste espagnole : 1596-1602
Peste italienne : 1629-1631
Grande peste de Naples. 1656
Grande peste de Séville : 1647-1652
Grande peste de Londres : 1665-1666
Grande peste de Vienne : 1679
Grande épidémie de variole en Islande : 1707-1709
Épidémie de peste de la Grande guerre du nord (Danemark, Suède) : 1710-1712
Peste de Marseille : 1720-1722
Grande peste des Balkans : 1738
Peste de Russie : 1770-1772
Peste de Perse : 1772-1773
Variole des Indiens des plaines : 1780-1782
Fièvre jaune des États-Unis : 1793-1798
Épidémie ottomane : 1812-1819
Première pandémie de choléra :1817-1824 (Afrique orientale, Asie mineure, Extrême-Orient)
Deuxième pandémie de choléra : 1829-1851 (Asie, Europe, U.S.A.)
Variole des grandes plaines (USA) : 1837-1838
Troisième pandémie de choléra : 1846-1860 (Monde)
Peste de Chine : 1855-1945 (Monde)
Quatrième pandémie de choléra : 1863-1875 (Europe, Afrique du Nord, Amérique du Sud)
Cinquième pandémie de choléra : 1881-1896 (Inde, Europe, Afrique)
Grippe russe : 1889-1990 (Monde)
Sixième pandémie de choléra : 1899-1923 (Europe, Asie, Afrique)
Grippe espagnole : 1918-1920 (Monde) : 50 à 100 millions de †
Grippe asiatique : 1957-1958 (Monde) : 1 à 4 millions de †
Septième pandémie de choléra : 1961-présent (Monde)
Grippe de Hong-Kong : 1968-1969 (Monde) : 1 à 4 millions de †
Grippe russe : 1977 (Monde)
SIDA (1920) : 1980-présent (Monde) : 32 millions de †
Grippe A (H1N1) : 2009-2010 (Monde)
Ebola : 2013, 2018 (Afrique de l’Ouest ;République/Congo)

LDM 76

Poésie du monde: je suis troublé, mais je ne sais pas pourquoi

 

«L’Afrique est ensablée, l’Europe est inondée»: Lars Von Trier, Element of Crime (1984)

Covid: première vague pandémique

Covid: seconde vague pandémique

Covid: troisième vague pandémique

Planète affolée: émissions de Co2 en pleine vigueur

Amérique du Nord, Canada: dôme de chaleur

Afrique : «Se dirige-t-on vers une catastrophe au Tigré?»

 

«Canicule en Australie, confinement à Hong Kong, ambulances au Portugal.»

«La température mondiale continue d’augmenter: l’été 2021, marqué par des incendies violents gigantesques, des températures records et des inondations, s’annonce comme le plus chaud jamais enregistré.»

On s’en jette un petit vite fait?

Allemagne, Belgique, Chine : destruction de masse par inondation

Brésil: déforestation

Californie: calcination

Méditerranée: combustion

Grèce: inflammation

Turquie: ignition

«Une vague de chaleur provoque un épisode de fonte « massive » des glaces au Groenland»

«Les SUV, deuxième cause du réchauffement climatique en France, selon WWF (40% des immatriculations)»

Irak : 52 degrés Celsius en Enfer (politique)

Migrants : déracinement suicidaire et embarquements naufrageurs sur rafiots de fortune

«Plus de 700 migrants secourus durant le week-end en Méditerranée»

«Les corps de 25 migrants retrouvés au large du Yémen»

 

Chine: répression kafkaïenne et contrôle social futuriste

Russie: canicule autoritaire

Europe: délire anti-vaccinal, peste antisémite, frémissements fascistes

Palestine: le statu quo! Quoi d’autre?

Afghanistan… à suivre!

On s’en jette un petit vite fait?

Poésie du monde global ou pesée globale du monde?

«Peine de mort : 88% des exécutions commises en Égypte, Iran, Irak et Arabie saoudite.»

«Amazon a dégagé 7,8 milliards de dollars (6,56 milliards d’euros) de bénéfice net au deuxième trimestre, 48% de plus qu’il y a un an.»

«Plus de 56 milliards de bénéfices: Apple, Google et Microsoft avalent le monde.»

«Le chiffre d’affaires des drogues dans le monde est estimé à 243 milliards d’euros.»

«L’ONG Oxfam alerte avec un nouveau rapport : la faim a de nouveau beaucoup progressé dans le monde. Elle tuait « habituellement » six personnes à la minute et elle menace dorénavant onze personnes à la minute, nettement plus que la Covid-19, sept personnes à la minute…»

On s’en jette un petit vite fait?

Covid : l’objectif de la 4e vague sera atteint en automne!

«Le variant Delta à l’assaut du monde arabe.»

«Selon les projections de l’Institut Pasteur, 50.000 enfants et adolescents pourraient être infectés chaque jour à partir de septembre

«Papa…le monde sera comment quand je serai plus grand?»/« Meilleur, moins crépusculaire. Plus fraternel. Il ne faut pas avoir peur! Mais les adultes doivent cesser de mentir devant l’accalmie qui s’en va!»

On s’en jette un petit vite fait?/Ouais, où t’as parqué ton SUV?

 

Joan Baez – I’m Troubled And I Don’t Know Why (BBC Television Theatre, London – June 5, 1965):

https://www.youtube.com/watch?v=RD3_A9TYggQ

Je zoome. Tu zoomes. Il ou elle zoome. Nous zoomons. Vous zoomez. Ils ou elles zooment. Sergio Leone zoome !

 

 

Sergio Leone, Il buono, il brutto, il cattivo, Italie, 1966, 175 min., © PEA. Zooms: « duel final » à trois.

Avec la pandémie COVID19 (et autres variables virales), zoomer, verbe intransitif du 1er groupe conjugué avec l’auxiliaire avoir, désigne la bureaucratie planétaire des vidéoconférences insaturées au moyen de logiciels dédiés dans les établissements d’enseignement obligatoires, les universités et les hautes-écoles, les administrations publiques ou privées ainsi que dans les entreprises.

Zoomer instaure en temps réel la communication et la discussion entre des personnes physiquement éloignées, car bien souvent mises en quarantaine chez eux (« confinement »). Mais aussi pour leur contrôle que les zoomers, en fait, savent de mieux en mieux déjouer.

Le «distanciel» (pour relations sociales dans la distance) remplace le «présentiel» (pour relations sociales en chair et en os). Depuis 18 mois environ, ce nouveau mode de sociabilité virtuelle dans l’éloignement se banalise.

«Une fois les choses redevenues normales», comme le dit souvent mon aimable facteur sous le masque qui l’étouffe, le vie en zoom va-t-elle se pérenniser?

D’un point de vue pragmatique et utilitaire, beaucoup de choses militent pour ancrer durablement le zoonage (néologisme) dans l’économie et le contrôle social: gain temporel (donc financier), autorité, technocratie, flexibilité, mondialisation des normes bureaucratiques, discipline individuelle, ordre collectif.

Zoom pour un ! Tous pour Zoom!

Or, ce zoom-là, on ne l’aime guère. On s’y habitue car il n’est que la prothèse obligatoire et virtuelle de la vie sociale. Sa modernité que certains exaltent nous étouffe.

Ce zoom-là usurpe la place d’un autre!

Celui qui fait rêver. Celui de la grande aventure.

Dans le langage visuel (photographique puis filmique), zoomer signifie photographier ou filmer en opérant un gros plan (focalisation) au moyen d’un appareil spécifique ou d’une mécanique particulière de prises de vue («zoom»).

Zoomer : isoler et amplifier un détail. Le grossir. Lui donner un sens saillant. L’amplification visuelle réverbère le gros plan d’un objet, d’un visage, d’un corps, d’un lieu.

Le bon, la brute et le truand (1966) : en conclusion de son chef d’œuvre sur la «mystique du colt», Sergio Leone multiplie et accélère les zooms sur les protagonistes du duel (triel) suprême. Entre éclat solaire, sonorité des cuivres, croassements de corbeaux et ombre de la mort qui va happer l’un d’eux dans le cercle sépulcral des tombes environnantes, les zooms répétés scandent la vigilance, la ruse et la bravoure (ultime) des duellistes.

Une des plus belles scènes de toute l’histoire du cinéma après 1945.

Visages burinés, yeux méfiants, fatalistes ou sarcastiques, paupières agitées, ceinture lourde de munition, main prête à saisir la crosse du colt: zooms en chaîne, la mort est en marche dans le temps suspendu.

Zooms enchaînés comme des clignement d’yeux.

Le zoom accroît la tension et annonce le dénouement du feu pour Sentenza (Lee Van Cleef). Il est mis en tombe par les deux balles consécutives du cynique Biondo (Clint Eastwood) qui a pris soin de vider nuitamment le colt du troisième larron (Tuco Ramirez).

Au zoom, suit le plan général sur les survivants du duel à trois. Le retour au plan large suspend pour un temps le face à face mortel.

Face à face virtuel.

Le zoom accentue l’isolement dans la dureté pandémique qui semble aujourd’hui marquer le pas. Le dispositif visuel grossit les traits du visage mis en ligne virtuelle. Pour atténuer l’incursion panopticale dans leur univers domestique, maints zoomers changent l’écran en fond noir ou en photographie exotique.

D’autres mettent leur cravate pour être présentable. D’autres encore, leur chapeau à fleur voire leur voilette.

Genèses de fiction: ouvrir zoom, agir en zoomers, cadrer, fermer, enregistrer.

Western solaire de Sergio Leone: splendeur du zoom filmique, le desperado meurt dans un combat homérique. Les murailles de Troie sont remplacées par les rangées de pierres tombales.

Quotidienneté des gestes barrières: grisaille du zoom hygiéniste, la sociabilité agonise dans la trivialité de la désincarnation.

On s’y habitue? Pas de résignation!

Être desperado ou ne pas être socialisé dans la virtualité? Telle est la question.

A quand le retour au plan large?

 

Il Buono, Il Brutto e il Cattivo: colonne sonore

https://www.youtube.com/watch?v=d6RL67BMtiM

LDM 72

L’outillage contre le bouquinage ! Rouvrir les librairies.

https://publicservicebroadcasting-france.com/wp-content/uploads/2016/01/HollandHouseLibraryBlitz1940.jpg.jpg

“Les librairies n’ont que faire de l’air du temps”: V. Puente, Le Corps des libraires, p. 7.

Pandémie urbaine : scènes paradoxales dans la ville blessée. Spectacles contradictoires.

Amertume aussi.

À la péripétie urbaine, entre la verticalité grise du faubourg et le ghetto bobo, l’immense surface du bricolage et du jardinage est ouverte. Toujours populaire. Toujours achalandée.

Béant l’hyper-marché: «Venez M’sieurs dames !»

Parking quasi complet. Cohorte habituelle de SUV. Foule bigarrée des grands jours.

Temple du Do it yourself

Après le rituel palmaire du gel hydro-alcoolique, chacun s’égaie joyeusement et rassuré dans la caverne d’Ali Baba du bien-être domestique.

Haut-parleurs feutrés de la dystopie du Do it yourself : la voix suave d’un androïde féminin répète les coutumiers messages sur la distance sociale : «Chères clientes, chers clients, dans les conditions sanitaires actuelles, nous vous demandons… !»

Un remake consumériste du film THX 1138 de George Lucas (1971)!

La clientèle masquée, parfois endimanchée, hésite entre la perceuse électrique BOSCH dernier cri, un tournevis cruciforme lumineux ou un «marteau de mécanicien» (mais aussi d’électricien, de maçon ou à piquer les soudures, voire d’arrache-clou), un sinistre set de douche bleuâtre Made in China, un bac plastique fourre-tout, un révolutionnaire spray de «rafraichisseur pour textile automobile», un tube de colle universelle ou encore un ficus microcarpa ginseng en pot.

Cohorte humaine aussi devant le «Click and Collect» où s’entassent les articles préemballés de la félicité laborieuse et bricoleuse.

Recluse derrière le haut hygiaphone en plexiglas, la mine défaite, les caissières débitent les flux monétaires du bricolage ménager.

Exit du supermarché: cohue métallique des charriots surchargés, insouciant embouteillage démocratique. Noms d’oiseaux habituels aux carrefours surchargés du parking bétonné.

La vie normale, quoi!

Librairies endeuillées

Retour au cœur de la cité. Stupeur.

Honte aussi?

Petites et grandes, nationales ou locales, généralistes, de bande-dessinée ou pour enfants: les librairies sont fermées.

«Fermées M’sieurs dames !» On vous le dit!

Hermétiquement closes. Radicalement barrées. Niet.

Quasi murées dans l’oubli social.

Comme endeuillées d’elles-mêmes, même si des libraires offrent le port gratuit des livres commandés en ligne.

En vitrine, miroir lugubre des faces masquées, les livres et les ouvrages de tous formats attendent. Dépérissent.

Romans, libelles, ouvrages de sciences humaines, albums d’art ou de photographie, bande-dessinée, livres d’enfants et scolaires mais aussi traités culinaires, cartes géographiques et guides de voyage: le patrimoine livresque de l’esprit est drastiquement mis en quarantaine. Les livres de poche perdent leur sens social.

Le livre se retrouve en réclusion matérielle et symbolique.

Banni de la cité prospère. Exilé de la sociabilité démocratique.

Tous ces imprimés qui espèrent retrouver leurs amis en chair et en os.

Tous ces imprimés qui attendent d’être feuilletés et collationnés.

Choix sanitaire et politique

Dans la pandémie inapaisée, il existe donc un choix sanitaire et politique insolite.

La flânerie à l’hyper-marché du bricolage domestique est licite (recommandée ?).

Le bouquinage dans les librairies de l’esprit est illégale (déconseillée ?).

Constatation empirique: au supermarché du bricolage, les gestes barrières seraient donc plus efficaces qu’à la libraire, temple de l’esprit.

L’outillage est libéré! Vive le bricolage!

Le livre est «confiné»! À bas le bouquinage !

En excluant le livre des «biens essentiels», la décision controversée du Conseil fédéral (13 janvier 2021) claquemure les libraires et les autres lieux culturels devenus inaccessibles. Par contre, la perceuse électrique et le spray de «rafraichisseur pour textile automobile» sont promus au rang de biens indispensables. Quasiment patrimoine de l’humanité!

Une décision politique qui oppose la vie matérielle et à celle de l’esprit.

La chaîne du livre est fragile

Quelle a été la négociation sociale ou commerciale derrière ce scénario autoritaire et contestable?

On le sait, de l’auteur au lecteur, via l’éditeur et le libraire, depuis toujours, la chaîne du livre est fragile.

Beaucoup plus fragile que celle de la perceuse électrique et du set de douche made in China.

La sociabilité du livre serait-elle moins primordiale que celle du marteau et du tournevis?

Déposons un instant les outils et réclamons sine die la réouverture des librairies aux mêmes conditions sanitaires que les cathédrales du Do-it-yourself!

Comme les musées, les bibliothèques, les dépôts d’archives ou les salles du spectacle vivant et filmique, les libraires sont les lieux d’accès populaire à la culture. Les seul et les plus simples avec la presse de qualité.

Ce qui évidemment ne disqualifie pas le marteau (de ferratier, de chaudronnier, à ciseler ou de commissaire-priseur) qui existe dès l’apparition de l’intelligence humaine, mais les “librairies n’ont que faire de l’air du temps“!

Lecteurs de tous bords unissons-nous! Nous avons nos habitudes et nos secrets dans les librairies comme les bricoleurs ont les leurs au Do it yourself!

Le livre vivant ne doit pas devenir une ruine de la pandémie.

Pour rêver, magnifique essai sensible de : Vincent Puente, Le Corps des libraires. Histoire de quelques librairies remarquables et autres choses, Éditions de La Bibliothèque, Paris, 2015, 125 p.

Si vous aimez la poésie: Le slam de Narcisse: perceuse:

https://www.rts.ch/play/tv/rtsculture/video/le-slam-de-narcisse-perceuse?urn=urn:rts:video:11944936

L’année terrible

Hantise de la pandémie

Arsène Doyon–Porret, aquarelle sur bristol.

La Terre s’amoche,

Covid-19 s’accroche.

Soignants sans repos, les brancards assaillent,

Mélopée autour du braséro où l’effroi ripaille,

Pandémie, ô pandémie que guident de morbides sections,

Qui clopinent au timbre de criards orphéons,

Ah, ogresse de destinée, qui, sauvage, pourrie,

Monstrueuse, nous emporte dans la charognerie,

Brouillard où la destinée oscille, où pour certains Dieu déguerpit,

Où le crépuscule augure la noirceur qui abasourdit,

Forcenée universelle, de rafales et de fulgurances infectées,

Quand reflueras-tu, pandémie ? comment te garrotter, souche mutée ?

Si la zoonose virale éparpille tout le convivial,

Si les confinements du télétravail n’assèchent pas le mal,

Si dans l’ombre plissée du masque s’entête le rêveur,

Alors le tourmenteur en enverra tant et tant au respirateur

La Terre a la pétoche,

Covid-19 l’empoche.

L’Année terrible est un recueil de poèmes (dont « Bêtises de la guerre ») que Victor Hugo publie en 1872 sur la guerre franco-prussienne et civile en France.

La ritournelle de la pandémie

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Fais pas ci, fais pas ça

Viens ici, mets-toi là

Attention ne t’infecte pas

Ou prends garde à toi

Lave tes mains, allez, rince tes doigts

Touche pas ça, sois réglo

Dis Érica, dis Damian

Fais pas ci, fais pas ça

À lala oups oups bassinet

Antilibéral encore au taquet

Mets pas ta main dans celle d’autrui

T’embrasses encore ton pote

Qu’as-tu donc contaminé ?

Mets le masque, ferme la bouche

Ravale ce que tu expectores

Vas te laver les mains

N’entre pas sans gel

Sinon panpan cucul

Fais pas ci, fais pas ça

À lala oups oups rejet

Avachi au coin du guichet

Laisse le policier te guider

Attention à la bagatelle

Arrête de résister

Haut les mains si on t’interpelle

Sois net contre la pandémie

Coude à coude avec tes amis

Il est temps du confinement

Faut pas rater le couvre-feu

Fais pas ci, fais pas ça

À lala oups quel ballet

Désemparé sous ton duvet

Tu te déprimes, t’en peux plus

Prends ton mouchoir…ne vas plus au pissoir

Ne sors pas sans le masque

Sinon panpan cucul

Isole-toi tire-toi d’là

Masque-toi rentre chez toi

Obéis aux consignes

Fais pas ci fais pas ça

À lala oups quel couplet

Apeuré tu t’soumet

Graine de rebelle aux abois

On va te traiter en teigne

Pourquoi tu refuses qu’on te renseigne

On ne le répétera pas

Rétif t’es un vrai vaurien

On te claquemure pour notre bien

Sois prudent sois conscient

Sinon c’est le fossoyeur

Fais pas ci fais pas ça

À lala oups lâche mon poignet

Si ça continue un tour de rivet

Eh vous tous n’relâchez rien

Eh vous tous serrez les freins

Fais pas ci, fais pas ça

Fais pas ci, fais pas ça

On y va tous ensemble

On est y presque parvenus

Tiens ! y’a plus rien…trop tard pour r’mettre le masque!

La la la la la la la la la la la….la la la la la la la la la…..la la la la la

Mais, mais…: ils ont raison avec toutes ces pâmoisons… ils n’ont pas tort avec tous ces morts !

 

Sur l’air de: “Fais pas ci fais pas ça”, Jacques Dutronc (album Il est cinq heures, 1968): https://www.youtube.com/watch?v=7QN2Jcor60A

LM 63

L’ENNEMI INVISIBLE (7). Deuxième vague

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/b/b9/Caspar_David_Friedrich_-_Wanderer_above_the_sea_of_fog.jpg/1200px-Caspar_David_Friedrich_-_Wanderer_above_the_sea_of_fog.jpg

Le voyageur au-dessus de la mer de nuages » par Caspar David Friedrich (1818)

Vague : « masse d’eau qui se soulève et retombe à la surface d’une mer, d’un lac ».

À la une de la plupart des médias : « Les restrictions se multiplient pour éviter une deuxième vague ! ». « Une seconde vague est jugée très probable » (plusieurs titres). « Coronavirus. La crainte mondiale d’une seconde vague de Covid-19 au retour des vacances » (Ouest France, 24 août 2020). Le « spectre d’une seconde vague inquiète la France et l’Italie » (Le Point santé, idem).

Rebond pandémique

Au déclin caniculaire de l’été 2020, avec le retour des vacanciers et des embouteillages urbains, nourrie de statistiques morbides sur les nouveaux cas et la progression des contaminations, la présomption d’un rebond pandémique automnal nommé « deuxième vague » devient ainsi plausible.

Déjà brutalement frappées avant l’été par l’ennemi invisible, plusieurs régions européennes s’y préparent. L’État parie sur la consolidation des dispositifs sanitaires et le renforcement du contrôle frontalier à l’instar de l’Autriche. Ainsi que sur la discipline sociale. Prophylaxie unanime : il faut resserrer la vis des libertés individuelles pour endiguer la deuxième vague des contaminations et la propagation interpersonnelle de Covid-19, cet ennemi invisible qui visibilise le déni individuel ou l’effroi collectif.

D’une vague à l’autre

Deuxième vague : intéressant euphémisme naturaliste ! Comme la vague de froid hivernale, comme la vague de chaud estivale. Fatalisme saisonnier.

« Nouvelle vague » aurait convenu, mais trop cinématographique, trop filmique. Et puis, face à l’armée des ombres, nous sommes toujours sur la jetée. À caresser le genou de Claire. Nous ne sommes pas encore à bout de souffle, ni captifs du cercle rouge, ni de l’ascenseur pour l’échafaud ou d’Alphaville avec le privé-philosophe Lemmy Caution. Il faut vivre sa vie, faire les 400 coups, accompagner encore Pauline à la plage ! Que la bête infectieuse meure ! Playtime !

Noli me tangere Covid-19 !

Il est vrai que « vague d’assaut » aurait tout aussi convenu, quoique assez belliciste.

« Vague d’assaut » répercute l’horreur de la Première Guerre mondiale durant laquelle se forge le néologisme militaire du conflit total. Peut-on ramener le second acte pandémique à la « succession de lignes de combattants » ? Ceux qui inlassablement jaillissent des tranchées adverses en vagues d’assaut réciproques. Ceux qui chargent l’ennemi d’en face sous l’ondée d’obus avant de mourir dans la boue comme la vague qui agonise sur la plage.

« Vague de fond » était aussi un bon candidat à la métaphore pandémique. Or, son sens de raz-de-marée intellectuel ou idéologique le disqualifie. Car il s’apparente au mouvement d’opinion qui déferle irrésistiblement dans la société comme un raz-de-marée hostile ou favorable à un projet, à un individu ou à une idée.

Littoral

Donc : deuxième vague !

La judicieuse rhétorique maritime du retour pandémique réverbère paradoxalement le loisir balnéaire, la joie vacancière, le bonheur du congé payé et la performance du surfeur athlétique ou du nageur chevronné. Un bon crawleur échappe au ressac atlantique. Inondé, il en ressort tout ragaillardi. Prêt à une nouvelle joute maritime. On rigole à la plage en sautant dans les rouleaux océaniques de la première et de la seconde vague ! On en redemande, surtout les enfants. On fait les guignols dans l’eau vive qui nous renverse joyeusement cul par-dessus tête, le slip de bain rempli de sable. Le souffle coupé. Le rire vers les beaux nuages qui passent au loin. Même félicité lorsque la seconde vague détruit le château de sable dont les vestiges filent dans les vaguelettes vers la mer toujours recommencée.

Autre vague, évidemment, que celle dévastatrice du tsunami océanique et tropical où s’abîme un monde littoral ou insulaire.

Le salut lustral

Face à la deuxième vague, un peu partout, avec des styles et des usages diversifiés, entre consensus et refus, s’instaure la culture sociale de la distanciation publique et de l’endiguement pandémique. Celle du masque chirurgical ou de tissu contre les postillons infectés, ces nouveaux miasmes invisibles de la mort dans l’imaginaire social et la réalité pathologique. La culture du masque est ancestrale. Ses racines sont pourtant moins hygiénistes que sacrales ou carnavalesques. Son imaginaire contemporain recoupe impunité et   force : grand criminel, super héros. Fantômas et Batman. Il faudra y revenir !

Une culture aussi des nouveaux gestes « barrières », dont celui du « rince-main » à l’accès des lieux publics devenus des sas décontamineurs (en théorie). Pandémie : vivons-nous le jaillissement et la fondation durable d’une nouvelle gouvernance de la purification et de l’onction salvatrice ? Le flacon désinfectant remplace le bénitier sacral, bien asséché cet été dans les églises fraîches d’Italie. Visqueuse ou fluide, poisseuse ou subtile, parfumée ou neutre, la lotion hydro-alcoolique succède à l’eau bénite. Le salut lustral est chimique.

Question : les gouttelettes prophylactiques endigueront-elles la « seconde vague » sur les rivages pandémiques ?

Alain Corbin, Le miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social 18e-19e siècles, Aubier-Montaigne (1982), Champ, Flammarion 2008, trace de belles perspectives sur la “menace putride” dans l’imaginaire collectif.

LM 59

L’ENNEMI INVISIBLE (5). Intellectuel collectif.

 

Amies et amis, collègues et collègues, évoquent et affrontent l’ennemi invisible qui nous plonge dans le mal et le désarroi, tout en déjouant la sérénité analytique des sciences humaines. Que faire pour créer le temps qui passe tous confinés dans le confinement ou dans le jardin de la bibliothèque ? Ne rien faire au moment de ce basculement dans l’anomalie sociale lorsque nulle vie n’est indigne ? Des discours sensibles qui ressoudent la compréhension et la fraternité au-delà de la quarantaine domestique dans la ville silencieuse où les murs sont couverts de discours, où les piétons avancent soupçonneux et masqués, où les oiseaux printaniers les plus inattendus s’égayent comme jamais, où les nuits muettes ressourcent la sérénité. Des mots plutôt simples, parfois consolateurs. Ils donnent du sens au moment inédit de l’effroi pandémique. Ce péril qui dévoile la vie à huis-clos de la communauté du dedans. Des mots pour penser les fragiles libertés après la défaite de Covid-19. Un civisme intellectuel en quelque sorte. Dans la cité vulnérable, travaillons pour comprendre.

Merci!

Générique

Signataires:

Christophe Charle (Historien, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, IHMC) ; Frédéric Chauvaud (Historien, Université de Poitiers) ; Valérie Cossy (Spécialiste de littérature contemporaine, Université de Lausanne) ; Anne-Emmanuelle Demartini (Historienne, Université Paris XIII); Catherine Denys (Historienne, Université de Lille); Pascal Engel (Philosophe, EHESS) ; Arlette Farge (Historienne, EHESS) ; Claude Gauvard (Historienne, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne) ; Laurence Guignard (Historienne, Université de Lorraine) ; Benoît Melançon (Spécialiste de littérature moderne et contemporaine, Université de Montréal) ; Vincent Milliot (Historien, Université Paris VIII) ; Alain Morvan (Écrivain, spécialiste de la littérature anglaise, ancien recteur d’académie) ; Marc Ortolani (Historien du droit, Université de Nice) ; Michelle Perrot (Historienne, Université Paris-Diderot) ; Daniel Roche (Historien, Collège de France) ; Gabriella Silvestrini (Philosophe, Università del Piemonte Orientale, Vercelli) ; Xavier Tabet (Spécialiste de littérature, langue et de civilisation italiennes, Université Paris 8) ; Elio Tavila (Historien du droit, Università degli Studi di Modena e Reggio Emilia).

Bande son :

John Coltrane, Impressions, 1963, “After the Rain”,

 Visuel :

Arsène Doyon – – Porret (Genève, né le 22 novembre 2009): “La bibliothèque et les nuages”.

Christophe Charle (Paris) : Que faire ?

L’historien ou l’historienne, sauf exception, se méfie des urgences du présent. S’il a choisi de consacrer sa vie même au passé proche c’est pour prendre du recul. Le confinement et l’avalanche d’informations déprimantes tous les jours le mettent à rude épreuve. Plus de lieux spécifiques pour se réfugier (archives, bibliothèques), seul espace restant, la chambre ou le bureau, seul horizon le face à face hypnotique avec l’écran d’ordinateur où l’on fouille dans les vieux fichiers, les textes abandonnés, les projets avortés remis à plus tard pour trouver ce fameux recul aussi indispensable que l’oxygène pour les malades en assistance respiratoire. Quelques heures puisées dans un ailleurs pour échapper à l’ici-bas angoissant, à la distance obligatoire avec les autres, pour pouvoir renouer des liens volontaires et non contraints avec un monde qu’on essaie de reconstituer alors que le monde entier se défait, se paralyse. On pourrait aisément stigmatiser cette attitude de la mise entre parenthèses, cet alibi de la tour d’ivoire. Elle peut cependant encore avoir une vertu en temps de panique.

La communication sur l’épidémie dont on nous abreuve et dont les vacillements permanents soulignent crument la grande incertitude de ceux et celles qui la mettent en œuvre nous livre un matériau de choix pour pratiquer le cœur de notre métier, la critique permanente des sources, si nous ne voulons pas complètement subir le cataclysme ambiant. Autre effet boomerang de la crise actuelle, cette discordance des temps, l’indice majeur de la modernité selon une proposition que j’avais émise il y a près de dix ans (Discordance des temps, une brève histoire de la modernité, Paris, A. Colin, 2011). En quelques mois elle a pris une ampleur si flagrante que plus personne n’adhère à ce qu’étaient les illusions d’hier.

Même le président des États-Unis, ce rêveur fou, a dû abandonner sa rhétorique conquérante et reconnaître la misère de la plus grande puissance militaire de tous les temps, tétanisée et sinistrée par un malheureux petit virus invasif, plus efficace qu’un tir de missile nord-coréen. La fin de l’histoire plus que jamais n’est pas pour demain. Travaillons à comprendre.

Frédéric Chauvaud (Poitiers) : Un couple de mésanges

Bien que situé à Poitiers, dans une sorte de grand corridor préservé du Covid-19, j’avais pris, comme directeur de la MSHS, dès le vendredi matin du 13 mars, des mesures pour assurer, dans les meilleures conditions le confinement. Deux jours plus tôt, j’avais fait un cours aux étudiant(e)s d’histoire de première année sur les pandémies du XIXe siècle et du début du siècle suivant (la peste, le choléra et la grippe espagnole), en donnant quelques définitions sur les animacules, les vibrions, la létalité, les bacilles, les virus…, insistant sur les effets de la maladie, les solidarités et les mouvements de panique, sans savoir que l’actualité allait brusquement lui donner un sens particulier.

Chez moi, lorsque la ville s’est enfoncée dans un silence nouveau, qui n’était pas celui du dimanche d’une ville de province, il a fallu malgré tout assurer la « continuité » administrative de l’équipe fédérative et la « continuité » pédagogique pour les étudiant(e)s, créant ainsi une sorte de bouillonnement à l’intérieur de la maison, qui verra se multiplier les visioconférences, bouillonnement qui contraste encore aujourd’hui avec l’inertie inédite des rues avoisinantes. Pas une voiture, pas un piéton, pas même un chien. Seul un couple de mésanges qui avait élu domicile dans la courette apporte des nouvelles en direct, et non par l’entremise des écrans, du monde extérieur. Il a été suivi par un couple de pigeons et puis par un couple de moineaux. Dans un futur proche, ils seront peut-être les véhicules volants de la communication entre voisins.

Valérie Cossy (Lausanne) : Un héron dans les yeux

Après presque trois semaines de confinement bien sage, je me décide à aller chercher les livres abandonnés sur mon bureau. La dématérialisation a des limites. Avant d’apparaître en ligne sous forme de pdf, les textes exigent parfois que l’on touche des livres. Je vais reprendre le métro pour la première fois depuis le 13 mars. Les cadences sont respectées comme si de rien n’était. Entre (rares) passagers on ne se regarde pas franchement en souriant. Arrivée à l’Anthropole (ça s’appelle comme ça), je peux entrer en « badgeant »… comme si de rien n’était. Mais je dois téléphoner à « Uni SEP » pour annoncer ma venue car désormais l’institution tient à l’œil toute allée et venue sur ses terres. J’entre dans un bâtiment vide aux échos de cathédrale (l’impression est seulement sonore). Dans la solitude inquiétante du bâtiment, je renonce à l’ascenseur, même pour grimper au cinquième. La paranoïa me guette mais elle me fait faire de l’exercice.

Derrière la porte du bureau m’attend un premier miracle : les orchidées abandonnées se sont déployées en mon absence. Tournées face au soleil qui tape contre une vitre sans store, bien serrées le long de deux tiges arquées, leurs fleurs sont parfaites, gracieuses. Je les regarde et les imprime dans mon cerveau. Et je m’attaque à mon travail de manutentionnaire à la photocopieuse. Puis je remplis mon sac à dos des livres à ramener chez moi et décide de rentrer à pied par les bords du lac. Mais avant-même d’atteindre le paysage de carte postale du Léman m’attend le deuxième miracle de la journée : en marchant le long de la route cantonale vide, je me retrouve à deux mètres d’un héron debout sur le talus. L’espace lui appartient désormais plus que d’habitude. Il me fixe. C’est la première fois de ma vie que je regarde un héron dans les yeux. Un instant de magie, comme un ralenti, qui efface provisoirement le reste du monde.

Anne-Emmanuelle Demartini (Paris) : Confinée dans le confinement

Paris, dans un appartement du 10e arrondissement, 84 m2, un couple d’universitaires et deux adolescentes confinés depuis près de trois semaines. Trois semaines de ménage. Trois semaines de cuisine. Surtout de cuisine. Les filles y tiennent : « manger c’est la seule chose agréable qu’on peut faire ». Alors j’épluche, je touille, je fais rissoler, je me creuse la tête pour trouver un plat nouveau à faire. Après, il faudra nettoyer la cuisine, remplir le lave-vaisselle. Et penser au linge. Je me fais du souci, pour ma mère, confinée à 1000 kms de moi, pour mes filles qui commencent à ne plus tourner rond, pour le grand Est, pour les Italiens, pour le monde. Je gère les RDV médicaux, les annulés et les indispensables. Je vais demander pour la cinquantième fois à l’aînée si elle a avancé ses lettres de motivation pour Parcoursup, aider la cadette à se connecter au cours de maths : ce sera avec mon propre ordinateur, car nous ne disposons pas d’un ordinateur chacun. Pour le bureau, pis encore : je partage un coin de la salle de séjour. En temps normal, pour me concentrer, je vais à la Bibliothèque Nationale ou au café, mais là, je suis coincée…

D’autant que trois jours après le début du confinement, mon conjoint s’est mis à faire des cours sur zoom : pas facile, dans ces conditions, de réfléchir, de parler, de passer dans la pièce, etc. Quand je ne suis pas dans la cuisine, je me confine dans ma chambre. Et quand je reprends la main sur mon ordinateur, je dépose le tablier de la mère de famille au bord de la crise de nerfs pour chausser les lunettes de la directrice de département dévouée. Mission (nécessaire mais quasi impossible) : assurer la continuité pédagogique. Des séries sans fin de mails pour mesurer la fracture numérique au sein du département, récupérer les mails personnels des étudiants, répondre aux interrogations des collègues, parler « modalités de contrôle des connaissances » etc. Mon imprimante a expiré, sans que j’aie pu récupérer la nouvelle que j’avais commandée. Pas de chance. Impossible d’imprimer un texte pour le travailler, pas même une autorisation de sortie… Ni temps ni lieu pour avancer des travaux ou rédiger un article. Juste quelques moments de répit pour taper un cours ou scanner un article à envoyer aux étudiants.

Alors, intellectuelle, attachée aux sciences humaines, en plein exercice de pensée critique face à la crise du covid-19 ? Ou plutôt une professeure d’Université, que la situation inattendue confronte à son déclassement social, contraint à exécuter la partition attendue de la femme à la maison, soucieuse, nourricière et ménagère, en lui offrant pour distraction l’absorption dans quelque tâche administrative ingrate :  confinée dans le confinement.

Catherine Denys (Lille) : Les gros geckos

En mai 2019, j’avais acheté un billet d’avion et réservé un logement pour passer 15 jours à l’île Maurice en avril 2020. Je fais des recherches sur l’histoire de la police de l’île au XVIIIe siècle, sur des archives locales passionnantes. Archives-plage, la combinaison du bonheur pour une historienne qui aime la mer ! J’ai imprimé les réservations et les ai punaisées près du frigo.

Tous les jours, depuis la fin de mai 2019, chaque fois que je passais devant ces papiers, je comptais les semaines qui me séparaient du séjour. Je rêvais à l’eau chaude et transparente du lagon, aux petits poissons des récifs, aux rangées de flamboyants le long des routes, aux mangues trop mûres qui s’écrasent sur le sol, aux oiseaux jaunes et rouges, aux gros geckos vert fluorescent, aux champs de canne à sucre qui ondulent sous le vent, à l’océan turquoise, au Morne majestueux, à l’accent chantant du français mauricien, à la beauté des saris, au goût sucré des petits ananas vendus dans la rue, à la moiteur tranquille de la salle de lecture des archives, aux fabuleux registres de la police royale et à mille autres détails enchanteurs qui me revenaient en mémoire des séjours précédents.
Avril 2020 est arrivé. Je n’irai pas à Maurice. Ce n’est pas grave.

Tous ces rêves qui nourrissaient l’anticipation, la promesse, l’impatience du séjour à venir, n’existaient que par la mémoire des séjours antérieurs. Le futur se nourrissait du passé et illuminait le présent d’un hiver morne. Je n’ai rien à regretter.

Je n’ai qu’à fermer les yeux pour imaginer l’eau chaude et transparente du lagon, les petits poissons des récifs, les rangées de flamboyants le long des routes, les mangues trop mûres qui s’écrasent sur le sol, les oiseaux jaunes et rouges, les gros geckos vert fluorescent, les champs de canne à sucre qui ondulent sous le vent, l’océan turquoise, le Morne majestueux, l’accent chantant du français mauricien, la beauté des saris, le goût sucré des petits ananas vendus dans la rue, la moiteur tranquille de la salle de lecture des archives, les fabuleux registres de la police royale et mille autres détails enchanteurs. Je sais que je retournerai à Maurice.

Pascal Engel (***) : Acédie contrôlée

Il est jubilatoire, pour nombre d’académiques, de voir un certain nombre de pollutions de nos informations disparaître en temps de confinement. Mais décourageant de voir que ce sont les bavards professionnels qui en profitent, ne cessant de délivrer leurs conseils de lecture sur la peste de Manzoni ou celle d’Athènes (passe encore) et celle de Camus (passe moins). Ceux-là même qui voulaient nous vendre il y a quelques années leurs Moocs et leurs podcasts triomphent et ils sentent que l’âge d’or est venu pour eux. Il y a une grande indécence de notre part, en tant qu’intellectuels qui sommes habitués à travailler à nos bureaux, à recommander aux autres de le faire, à ignorer les efforts des autres et de ceux qui, par leur travail et leur courage, protègent les autres en silence sans avoir le temps de livrer leurs états d’âme. J’avoue être choqué (mot faible) par la multiplication sur les réseaux et les media, des manifestations auto-satisfaites des intellectuels (comme par hasard toujours les mêmes, ceux qui ont su se concilier les faveurs de journalistes en mal d’imagination),  qui, même en temps de confinement, sont là pour vendre leur dernier roman ou leur dernier essai. Le silence devrait être de mise, et je ne souhaite pas que l’on mette en avant mes états d’âme.

Mais je dois confesser que le confinement a des effets salutaires. On s’ennuie ferme, certes. Mais on a un avantage très grand : on peut remettre au lendemain ce qu’on pouvait faire le jour même. C’est aussi le lot commun de tous les captifs. Alors que dans la vie quotidienne on ne cesse de nous demander de faire telle ou telle chose et de respecter des dates butoir, nos obligations diminuent drastiquement. On peut se livrer en toute tranquillité et en toute impunité à ce vice d’acédie que Dante décrit dans la Commedia (Inferno ,VII, Purgatorio, XVII), que l’on appelle aussi paresse intellectuelle, et qui est souvent associé à la procrastination.  Mais il peut aussi le faire en toute liberté. […]

Dante traite la procrastination et l’acédie comme des péchés, de même que Thomas d’Aquin. On est tenté de les mettre du côté de la faiblesse de la volonté, elle aussi fustigée par Dante. Et de la traiter, en termes contemporains, comme un comportement irrationnel par excellence : si l’agent rationnel est celui qui cherche toujours à faire ce qu’il juge lui être le plus utile, comment peut-il ne pas le faire ?  Mais la procrastination est-elle toujours un vice ? Est-elle toujours un comportement irrationnel ? Il peut être sage, dans certains cas, de remettre une tâche ou un projet (Agamemnon n’avait pas tort d’attendre avant de lancer ses vaisseaux devant Troie, et les Grecs avaient de bonnes raisons d’attendre sous les murs de Troie plutôt que de se précipiter à l’assaut).

On peut escompter que la situation sera meilleure plus tard (G. Ainslie, Anatomie de la volonté, Presses de Nanterre). On peut même, comme John Perry, adopter le comportement de procrastination structurée, qui consiste à remettre sans cesse, mais à faire les choses petit à petit, sans se presser, en remettant les tâches fastidieuses, mais en accomplissant des tâches moindres : en gros c’est le renversement des préférences. Mais on peut aussi soutenir (que la procrastination est irrationnelle parce qu’elle implique une négligence ou un non-respect de son moi futur.

Un agent confiné est obligé de procrastiner. Car d’une part il n’est pas obligé de faire certaines choses du fait que certaines tâches ne peuvent être accomplies (à l’impossible nul n’est tenu), et d’autre part même s’il est obligé, les sanctions pourront difficilement s’appliquer. Il a, par ailleurs, pour autant que le confinement dure, tout son temps pour remplir ses obligations. Les impératifs cessent d’être catégoriques, il n’est même pas clair qu’ils soient hypothétiques. Il n’est pas délivré de tout projet, ni de toute obligation, mais il peut aisément les remettre à la Saint Glin-Glin. Qui se soucie de son moi futur, sauf quelques utilitaristes ? En un temps où on ne cesse, sur internet et ailleurs, de nous donner des ordres, de nous presser de faire le jour même ce que nous pourrions faire le lendemain ou les jours suivants, c’est un don rare. Faisons donc, consciemment, ce que nous aurions fait de toute façon : c’est- à-dire rien, ou presque.

Arlette Farge (Paris) : Consolation

En cette période irréelle et pourtant si présente, si prégnante, je ne tiens pas forcément à réfléchir en « intellectuelle ». J’ai trop appris dans ma vie d’historienne qu’imprévisible était l’histoire que je ne veux, ne peut, ni ne tiens à prévoir ce qui suivra plus tard. Jour après jour, je sens se transformer mes émotions et j’entends avec affection les voix émues, ou traversées d’inquiétude de celles et de ceux qui me sont proches. Une chose m’intrigue et me pèse : pourquoi est-ce si peu « académique » pour un sociologue ou historien, que sais-je ? d’échanger en toute simplicité sur l’exacerbation actuelle de nos sentiments ; pourquoi faire les braves comme s’il n’y avait que la « pensée” » qui avait des droits. Elle en a, certes, mais j’ai envie aujourd’hui de plaider pour un terme désuet, considéré comme mièvre et dépassé, enfantin presque, le mot : consolation. La consolation a deux couleurs entre autres : le partage et l’amour.

Claude Gauvard (Paris) : Créer le temps qui passe

Aujourd’hui dimanche 5 avril. Si je n’écris pas que c’est dimanche, rien ne me le fera savoir. Mon agenda n’a plus de raison d’être : toutes les conférences et les colloques sont annulés. Les réunions de travail aussi. Le décompte des morts donne au temps l’allure d’une courbe : on voudrait voir s’annoncer le palier bénéfique, on calcule les jours, mais on oublie le jour. C’est étrange de croire que le temps a disparu alors qu’il est si terriblement cruel.

Il faut donc créer soi-même le temps qui passe. L’instinct de survie me guide et, comme toujours dans les moments les plus graves de ma vie personnelle ou professionnelle, je pense aux choses élémentaires de l’existence, manger, se vêtir, regarder. Ce matin, parce que c’est dimanche, croissants et, à midi, tarte, confectionnée avec les pommes de mon jardin soigneusement conservées. J’ai mis une tenue plus gaie que celle d’hier et que sera celle de demain. Et puis je suis allée au jardin voir où en étaient les fleurs de ma pivoine arbustive blanche : les boutons n’en finissent pas de se gonfler avant de s’étirer. Je leur ai parlé en les gourmandant d’être si lents. Ils ont semblé répondre : « nous avons le temps ». Voilà, c’est dit. Avoir le temps, c’est ce que je cherchais alors que rien, normalement, ne devait me presser depuis que j’ai pris ma retraite. J’ai le temps, pas seulement de penser et d’écrire, mais d’ouvrir les yeux. « Le merveilleux nous entoure comme un rêve et nous ne le voyons pas ». J’ai eu toute ma vie, depuis mes dix-huit ans, cette citation (approximative) de Baudelaire en tête. Je la vis. Devrais-je en avoir honte, alors que tant d’autres autour de nous souffrent, peinent ou meurent ?  e n’ai pas de réponse. Serais-je devenue égoïste ? Il était peut-être temps !

Laurence Guignard (Paris 13e) : Basculement dans l’anomalie

Les premiers jours sont ceux du basculement dans l’anormalité et de l’effort d’adaptation qu’imposent ces moments-rupture. Chaque lendemain entérine les transformations de la veille, l’appropriation d’un monde dont le champ va à nouveau se transformer au cours de la journée, jusqu’à la réduction de l’emploi du temps, le lundi 17 mars, au voyage autour de son appartement. L’inquiétude pèse sur les menues décisions individuelles : rester, partir, conseiller à mes parents de filer à la campagne, à ma fille d’anticiper un départ en Bretagne prévu pour les ultimes révisions d’un concours qui sera reporté. Effort de projection aussi dans ce qui apparait d’emblée comme 45 jours de « confinement » : serait-ce un enfermement ? Ou plutôt, à cause d’une autre homophonie, un confortable cocooning ?

Les écrans ouvrent sur ce qui forme désormais l’essentiel du monde. Celui des amis, avec le soulagement salvateur des blagues de confinement dont on cherchera peut-être plus tard à identifier les auteurs et les circulations, des informations lancinantes et sinistres, des activités sportives – je me mets au yoga quotidien (en ligne) – et surtout du travail. Celui-ci préserve maintenant la prof-tgv que je suis de l’inconvénient des incessants voyages Paris-Nancy. La première semaine est celle de la continuité pédagogique proclamée : expérience neuve des cours en ligne sur diverses plateformes puisque celles des universités sont immédiatement saturées par cette soudaine activité : Team, Zoom ou Discord, un logiciel de jeu vidéo en ligne et pour l’occasion de vidéocours. Indiscret, il dévoile des avatars musclés qui dès la fin des cours retournent à leurs affrontements gothiques (sinon historiques). Il faut avouer qu’on a perdu des étudiants dans cette transition forcée, mais ce nouvel espace a permis des échanges de qualité dont je veux croire qu’ils nous ont fait du bien. A la fin de la semaine, il a fallu admettre que l’enseignement à distance relevait d’un temps d’exception, refoulé pour les SHS hors du champ des évaluations universitaires (mais non pour la faculté de sciences où je donne aussi des cours).

Pour l’historienne de la médecine, la pandémie marque la fin d’une époque de victoire médicale inscrite dans les comportements. Ma génération est celle de la prévention des maladies chroniques qui ont supplanté les maladies infectieuses. Elle a permis le rapprochement des corps, serrement de main pour les garçons, la bise, le hug pour les plus jeunes : des gestes arrivés confusément avec la libéralisation des mœurs et la mixité scolaire, qui ont résisté à l’épreuve du SIDA. Avec H1N1, on a appris à éternuer dans son coude. COVID-19 va-t-il refouler ces gestes devenus dangereux ?

Benoît Melançon (Montréal) : Merci de votre compréhension !

« Merci de votre compréhension. » Au risque d’être vidée de son sens, la formule nous submerge, chez le marchand de vin, à la pharmacie, devant les restaurants, dans les moyens de transport, sur les réseaux sociaux, en signature des courriels professionnels. Elle est à la fois marque de reconnaissance et demande timide : on remercie autrui de sa bienveillance, sans toujours bien savoir si elle nous est acquise. Par le partage d’une expérience, cette compréhension souhaitée de tout un chacun devrait tenir autant de la collaboration concrète (« Aidez-nous à lutter contre la pandémie ») que de la communion (« Nous sommes dans le même bateau »). Voilà bien une étymologie du mot compréhension : « saisir ensemble ». Mais il en est une autre : « saisir par l’intelligence ». La crise mondiale exige que les penseurs de toutes disciplines réfléchissent à ses enjeux, actuels et futurs. Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment vivre et lutter aujourd’hui ? De quoi demain devrait-il être fait ? À vous — médecins, historiens, psychologues, économistes, littéraires, juristes —, merci, à l’avance, de votre effort de compréhension.

(Il y a quelques années, sans savoir ce qui l’attendait, BM a créé le blogue https://mercidevotrecomprehension.tumblr.com/.).

Vincent Milliot (Paris, 14e) : La liberté d’après

Les murs de la ville se resserrent-ils ? Il y a tout ce qui barre habituellement l’horizon : immeubles et cours d’immeubles, faîtes des toitures en zinc ou en ardoise, hérissement de cheminées et de d‘antennes qui ne laissent voir que des morceaux de ciel et décomptent les heures d’ensoleillement. Cette fois, on ne peut s’en échapper et le regard s’appesantit sur tout ce qui limite, obstrue, contraint. Les rares grands jardins parisiens, les perspectives des quais de la Seine sont devenus inaccessibles. Au-delà, n’y pensons plus. Mon bureau lui-même à quoi le comparer désormais dans son accumulation de livres et de dossiers ? Certainement pas à la cellule d’un moine, reclus volontaire ; pas plus au studio, au cabinet d’étude dont l’intimité ne se définit que dans un rapport à l’autre, volontairement choisi. Alors, à quoi rapporter ce poids sourd dans la poitrine, dès le matin ? Je pense à d’autres expériences de l’enfermement, insupportables à concevoir, destructrices des individus, doublement punitives, celles des détenus, parfois à trois dans une cellule d’une dizaine de mètres carrés. On vient d’en libérer plusieurs milliers pour alléger la surpopulation carcérale, en attendant d’y revenir. Mon appartement est grand, mais j’imagine les grilles, les portes, leurs bruits et cet étouffement intime auquel on condamne les « indésirables » dans des sociétés qui ont largement renoncé à l’utopie réparatrice de la prison pénale conçue à la fin des Lumières.

Lorsque je sors, rarement, je montre passeport et autorisation de sortie. Et l’on commence à débattre des mesures qui pourront accompagner le « déconfinement » : traçage numérique, surveillance accrue, basculement des mesures d’exception dans le cours ordinaire des choses. Une prison à l’air libre, parce que la santé, après la « sécurité », est érigée en première des libertés ? Après la peste de Marseille en 1720, dans tout le royaume des Bourbons, le contrôle des mobilités s’est renforcé, des spécialistes de la « police des étrangers » sont apparus, les techniques d’identification, fondées sur le papier et l’enregistrement, se sont perfectionnées. Sans plus de raison sanitaire. Il y aura urgence, pour les sciences humaines et sociales à penser un nouveau régime des libertés individuelles et publiques, de plus en plus menacé, de terrorisme en pandémies. Peut-on y contribuer déjà entre ces murs de livres ?

Il y a une semaine ma fille a vu passer au crépuscule dans notre rue, un renard. Enfin, libre d’aller. Un renard entré dans Paris. Mais pas encore les loups.

Alain Morvan (Paris) : Pavane pour un virus défait

Le soir où le Covid-19 vint frapper à ma porte (ce que je ne savais pas encore), j’écoutais le finale de Tristan. J’y trouvais une densité crépusculaire convenant assez bien à ce que l’horizon était en train de devenir. Je pensais que ce que m’avait révélé la littérature gothique – la présence occultée de la mort en un monde aseptisé, ou la terreur oubliée de l’épidémie derrière la figure mythique du vampire – allait désormais s’imposer à tous. Ces réflexions égotistes ne durèrent pourtant que quelques jours. S’il me fut épargné de connaître la détresse respiratoire, l’épuisement et la fièvre eurent tôt fait de me neutraliser. Impossible de lire. Impossible même de feuilleter l’admirable catalogue de l’exposition Huysmans que j’avais pris tant de plaisir à visiter quelques semaines plus tôt à Orsay. Impossible d’écouter de la musique, qu’il s’agît de Wagner le ténébreux ou de mon cher Verdi, ce maître d’énergie libératrice. Je n’étais plus qu’un corps luttant contre le tueur caché, à peine capable de sentir l’affection inquiète de ma famille. Quand on me demandait si je m’ennuyais, la question paraissait vide de sens. Et puis un jour, miracle. J’eus la force de tendre la main vers un exemplaire du TLS. J’y découvris un article éblouissant sur Metternich. Je le dévorai. Le sortilège s’était dissous. Byron et ses amis me pardonneront : l’homme du congrès de Vienne signait mon retour vers la vie. Ou peut-être le propriétaire du domaine de Johannisberg ?

Marc Ortolani (Nice) : La bibliothèque comme jardin

Il y a trois semaines, brutalement, ce qui n’était qu’un mot devient une injonction bien réelle : Confinement indéterminé. Voilà ce à quoi notre vie va se réduire… Et bien d’accord, faisons comme ils disent. Je suis prêt. J’ai un congélateur de fin du monde dont je ne verrai jamais le fond, le potager est plus prometteur que jamais. J’ai de quoi tenir des années. Je ferme le portail et je perds la clé.

Et puis, on ne va pas se laisser abattre par la première pandémie qui passe. On va continuer à vivre comme si de rien n’était. On line. C’est ce que j’ai fait. J’ai fait cours pendant des heures à mon écran d’ordinateur, j’ai terminé dans les temps la communication pour ce colloque qui ne s’est pas tenu, achevé cet article pour une revue qui ne paraîtra pas, fini cette évaluation pour une recrutement qui n’aura pas lieu. Et j’ai communiqué, skypé, whatsappé, tchaté, multiplié les coronapéros… Mais plus je communiquais, plus ils me manquaient, car la plupart des gens que j’aime sont loin de moi et l’écran ne suffit pas. Pourtant, il va falloir s’y faire : C’est ainsi que vont les choses ; c’est l’amour au temps du corona.

C’est au bout de deux semaines que j’ai commencé à perdre pied : j’ai peu à peu cessé de contacter mes étudiants égarés, mes collègues absents, une administration survoltée. J’ai cessé de compter les morts au journal télévisé ; j’ai enlevé de mon téléphone l’application qui permet de suivre à la minute, à l’échelle planétaire, la progression de la maladie, j’ai arrêté les films anxiogènes : Seul sur Mars, terminé ! There is still time… brother … C’est fini !

J’ai simplement levé les yeux de mes écrans et j’ai regardé autour de moi mon horizon confiné : ma bibliothèque qui regorge de livres que je n’ai pas lus et par la fenêtre, au bout d’une route sans voitures, sous un ciel sans avions, mon jardin printanier comme je ne l’avais jamais vu. Comme partout, la Nature y reprend ses droits : les pies n’ont jamais été si hardies, je partage mes repas avec un merle curieux. Hier un blaireau indolent s’est frayé un chemin sur mes plantes bandes et ce matin une biche en a exploré les abords, me laissant sur le chemin un crottin fumant comme pour me signaler qu’elle était chez elle chez moi.

Et si c’était là, dans cet horizon limité, que j’allais trouver l’apaisement ? Dans ma bibliothèque d’abord. Plutôt rayon Sagesse et religion… Voyons voir… L’apocalypse de Saint Jean, non… De la brièveté de la vie de Sénèque, on le savait déjà. Marc-Aurèle, Le jardin d’Epicure. On approche… Cicéron. Voilà. Et c’est là que cette formule jaillit du livre comme si elle m’y attendait depuis des siècles : « Si apud bibliothecam hortulum habes, nihil deerit » … (« Si tu as une bibliothèque qui donne sur un jardin, que peux-tu souhaiter d’autre ? » ). Elle a été écrite pour moi, pour que je la découvre aujourd’hui et que j’en fasse la béquille de cette drôle de vie. Voilà peut-être la clé du bonheur confiné ? Sans doute, puisque dans ma trompeuse et bienfaisante ataraxie, j’entends la voix de la sagesse me murmurer: Assez bavardé mon vieux Pangloss. Il est temps de retourner au jardin.

Michelle Perrot (Paris) : Les murs au temps du cv19

« Nous ne sommes pas en guerre ! », dit une affichette jaune collée sur l’immeuble qui me fait face, à l’angle Fleurus/Madame (Paris, 6e). Cela m’a donné, ce samedi 4 avril 2020, envie de regarder les murs du quartier, du moins du pâté de maisons autorisé pour une sortie quotidienne. Il fait un temps splendide, le plus beau des printemps. Le Luxembourg, fermé et désert, verdoie ; les massifs sont fleuris de tulipes ; beaucoup de joggers tournent autour, interminablement. Ce samedi après-midi, il y a pas mal de parents et d’enfants. Le confinement n’est pas total. Ce n’est pas Wu-Han.

Retour aux murs et palissades. Pas de graffiti, mais des affichettes jaunes ou rouges, évidemment artisanales ; textes en majuscules quand ils sont courts, minuscules dès qu’ils sont longs. Assez répétitifs. Peut-être de la même main, de deux ou trois, tout au plus ? « On veut des masques et des tests ! » « Masque=Vie ». « Testez-nous ». « Masquez-nous plutôt que de masquer vos erreurs ».

Les panneaux pour les élections municipales du 15 mars sont toujours là (angle Guynemer/Assas). Ils ont suscité des développements plus longs et plus accusateurs. « Les menteurs seront confondus ». « Nous ne sommes pas en guerre. Nous traversons une crise sanitaire ». « 15 mars 2020, « Tous aux urnes ». 15 avril 2020, pénurie d’urnes ». « Quand prévoient-ils de nous expliquer que le PORT du MASQUE est utile même lorsque l’on n’est pas malade. Mi-Avril ? Début Mai ? Quand il y aura des masques ».

« Respecter une distance de plus d’un mètre, c’est beaucoup plus efficace qu’un masque ». « Une Fake info de merde de Agnes paunier-Punacher » ( ??), secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie et des Finances. (On préférerait presque quand elle nous invitait à « investir en Bourse », le 10 mars quand les cours s’effondraient).

Sous-jacent, le thème populiste du complot ; il y a eux qui nous mentent et nous manipulent, nous qui subissons.

Un suscripteur, visiblement choqué, a osé une défense, un peu embarrassée : « Il est possible qu’éventuellement il y ait potentiellement pu y avoir un tout peu de semblant de retard dans la décision de mise en place du confinement, mais la pertinence de la communication et de l’action gouvernementale au sujet des masques et des tests témoigne d’un sursaut de réactivité qui rassure énormément ! » Plus sobrement, une petite affichette bleue : « Rouvrez et nationalisez les Hôpitaux de l’Hôtel- Dieu et du Val-de-Grâce ». « Du fric pour l’hôpital public ».

Voici ce qu’on pouvait lire ce samedi 4 avril dans ce périmètre restreint. Un peu attendu, sans doute. Il n’en est pas moins intéressant de constater que l’explosion des réseaux sociaux n’empêche pas des citoyens de vouloir exprimer leur opinion sur les murs. Il faudra voir la suite. Il faudrait surtout voir ailleurs, ce que le confinement interdit. L’imagination est sans doute plus vive dans d’autres arrondissements. « Les murailles parlent », disait-on en 1848. C’est toujours vrai.

Daniel Roche (Paris) : Civisme et pandémie

La pandémie qui frappe le monde ne peut pas ne pas renvoyer l’historien à un passé qu’il croyait disparu, et en tant que citoyen ordinaire, à l’interroger sur nos comportements. La peste, ce mal qui répand la terreur, a fait partie de nos connaissances et de nos croyances ; dans notre pédagogie son éradication a certainement été l’un des éléments de notre confiance dans le progrès. Le succès des grandes découvertes médicales de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle concrétisait, outre la force d’une mondialisation réussie par les antibiotiques, l’accroissement de l’espérance de vie de tous en dépit des derniers avertissements mortels : 50 millions de mort dans le monde avec la grippe espagnole de 1918-19 19, 240 000 en France ! Il est difficile de comptabiliser à l’échelle mondiale les victimes des résurgences temporaires ou générales des pandémies postérieures aux années `80 du XXe siècle, retour de la Grippe A, épidémie d’Ebola.

Il est certain que notre enseignement de l’histoire des populations ne pouvait que s’infléchir en même temps que se réactualiser aujourd’hui, les gestes protecteurs anciens pour éteindre la flambée microbienne : restriction de toutes les circulations, mobilisation générale des moyens avec une efficacité et une rapidité qu’ignoraient les mondes anciens. Toutefois, l’armée ne fusillera pas les fuyards, comme elle l’a fait durant les dernières graves attaques de la peste au XVIIe siècle. Les mesures de quarantaine ont pu être efficaces, mais on doit en ternir un trait majeur : elles protégeaient mieux de la mort les personnes âgées que les enfants, les adolescents et les jeunes adultes plus vulnérables. Cela nous incite à la prudence face à l’adaptation sociale des maladies devant l’aptitude des virus à se transformer. Comme cela nous invite à nous interroger sur la nécessité de nos mobilités.

Reste que le confinement réactualise des gestes disparus, dont la pratique de la queue pour l’attente marchande. La génération des années 30-40 a connu ces files d’attentes liées aux restrictions alimentaires. Les queues d’aujourd’hui mettent en lumière des errements politiques ainsi que la discussion sur la politique ratée des masques. Elle traduit aussi une certaine différence avec ce que la guerre pouvait créer par ses incertitudes, une plus forte menace, une plus forte exaspération face aux contrôles. Les queues d’aujourd’hui doivent inciter au civisme car le confinement actuel est une invitation à l’entraide et à l’effort collectif. Les représentants de la France ridée ne peuvent que s’associer en pensant différemment le phénomène autrement que sur le modèle de la contrainte, mais dans l’appel de la solidarité.

Gabriella Silvestrini (Turin) : Le dernier rivage

Un samedi matin d’avril en 2020, à la fenêtre. Rien n’a changé. Les bâtiments, le ciel au-delà les toits, sur la façade des maisons les rayons du soleil qui marquent les heures et leur marche. Tout a changé. Un voile d’irréalité, d’étrangeté, entoure le paysage quotidien. Je me souviens du film On the Beach/Le dernier rivage (Stanley Kramer, 1959) et de l’attente insoucieuse et angoissante du danger invisible et mortel qui plane inexorablement sur les Australiens après la «troisième guerre mondiale». Ici aussi un danger invisible nous guette; il se cache non seulement dans l’air lumineux et transparent, mais aussi dans l’autre, dans nous-mêmes. Étourdis par les infos, par la liste incessamment renouvelée des infectés, des hospitalisés, des morts, nous nous laissons envahir par le langage de la guerre. La guerre de l’humanité contre le virus. Nous sommes tous des combattants aux ordres de l’armée des héroïques médecins. La guerre entre la vie et la mort. C’est le même langage de la guerre, de la victoire et de la défaite, qui est souvent invoqué lors de maladies mortelles comme le cancer: on combat, on gagne ou perd la bataille. Celui qui meurt est le vaincu. On partage ses dépouilles. L’analyse critique de ce langage de la maladie, de la mort et de la guerre pourrait contribuer à la compréhension de cet événement qui a balayé d’un coup la certitude de nos sociétés de pouvoir endiguer la «fortune». Un événement qui n’est pas niveleur comme la mort, mais révélateur et multiplicateur des inégalités: la possibilité d’accès aux soins, les mètres carrés dont chacun dispose en confinement, le manque de revenus et de ressources qui affectera  beaucoup plus les uns que les autres. La réaction que nous aurons face à ces inégalités nous permettra de regarder avec plus ou moins d’espérance le futur proche. L’espérance que l’épidémie ne déchaîne pas la guerre.

Xavier Tabet (Paris) : Aucune vie n’est indigne d’être vécue

Selon beaucoup de gens, il existe un « message » du coronavirus. Mais celui-ci, dans sa pluralité même, se présente sous la forme d’une énigme. Il n’est, en tous cas, pas aussi facilement déchiffrable que ne le pensent ceux qui pratiquent, parfois avec délectation et moralisme, la mystique de la terre, la rhétorique du Petit Prince. Ou ceux qui estiment, de façon docte, que plus rien ne sera pareil qu’avant, et annoncent les grandes aubes des temps nouveaux, après la fin, ou la transformation vertueuse, du capitalisme. Et pourtant, le fait est que la situation que nous vivons nous oblige à mettre à l’épreuve nos savoirs et nos discours ; elle nous oblige à penser en prise direct avec le présent, pour une « ontologie du présent » (Foucault). L’état d’urgence sanitaire (qui tend nécessairement un peu vers l’état d’exception politique) met en lumière un grand nombre de phénomènes et de tendances qui sont déjà celles que l’on peut observer depuis trente ans au moins. Attendu inattendu, l’événement constitue une forme de précipité de l’époque, il est « un fait porteur d’une idée » (Sartre).

Par-delà le lien complexe entre les différents versants (sanitaire, économique, politique, et bien entendu écologique) de la crise, chacun l’appréhende à l’aune de sa propre sensibilité, et de ses propres questionnements. Pour ma part, la crise (en partie déjà catastrophe) sanitaire que nous vivons illustre, malgré tout, la grandeur de nos « démocraties immunitaires » (Esposito), dans lesquelles la leçon de la Seconde guerre mondiale est qu’aucune vie n’est indigne d’être vécue, et où le droit à la vie représente l’impératif fondamental, « coûte que coûte ». Mais elle illustre en même temps certains des dangers de l’immunisation, lorsque la protection de la « vie nue » nous oblige à renoncer, au nom de la sécurité du vivant, à toutes les « formes de vie » qui sont les nôtres ; c’est-à-dire lorsque la vie sacrée se transforme en négation, voire en sacrifice, de la vie elle-même. L’équilibre entre la défense des libertés et les tendances (bio)sécuritaires – c’est-à-dire également les tentations du repli sur des idées fermées de la nation, de la communauté, ainsi que les différentes cultures du soupçon et de la distance – reste plus que jamais l’un des grands défis (et soucis) de notre époque.

Elio Tavila (Gênes) : Saisissement

Le décret de confinement me saisit à Gênes, un dimanche soir. Le lendemain, je n’irai pas travailler, comme je le faisais tous les lundis, comme tous les jours de la semaine. Le matin du jour suivant, je m’éveille dans un silence mystérieux, irréel. Les ruelles étroites de la vieille ville (« carruggi ») sont vides et toutefois on entend des voix dans l’air, dans les hauteurs. Des fenêtres arrivent un bourdonnement, parfois de la musique, parfois des cris d’enfants. Le soleil d’un printemps inattendu nous laisse stupéfaits. Dans l’attente avant d’entrer dans le supermarché, en rang, respectant les distances, cachés derrière nos masques de protection, on comprend qu’on appartient à la même humanité fragile et souffrante, qui cherche dans les yeux de l’autre le confort d’un sourire fraternel. Nous sommes égaux, malgré tout, nous sommes unis. Mais comment savoir avec les Italiens ?

John Coltrane (partout): After the Rain

https://www.youtube.com/watch?v=Je2tpX6Z-QA

L’ENNEMI INVISIBLE (3). Le charivari contre la peur

  • Arsène Doyon–Porret, Le dernier homme sur Terre, © 27 mars 2020.

 

When you left that boat
Thought you’d sink if I couldn’t float/I wished I heard you shout/I would’ve rushed down at the slightest sound./The Saxophones, If you’are on the Water.

Paru en 1825, Le dernier homme de Mary Shelley (1797-1851), auteure adulée de Frankenstein (1818), inspire Je suis une légende (1955) de l’Américain Richard Matheson (1926-2013), signataire aussi de l’inoubliable L’homme qui rétrécit (1956). Entre les deux fictions de la post-humanité, plus d’un siècle d’intervalle, deux guerres mondiales, le cauchemar concentrationnaire, la menace nucléaire. Chez Mary Shelley, la peste planétaire fait écho aux 70 000 morts de celle de Londres (1665) chroniquée en 1722 par Daniel Defoe (1660-1731, Journal de l’année de la peste). Chez Matheson, les bacilles du vampirisme qui transforment les humains en morts-vivants et réactivent le mythe de Dracula (1897) du romancier irlandais Bram Stoker (1847-1912).

Ultime robinsonnade

Après l’épique struggle for life qu’engendre la pandémie virale, un seul homme survit sur Terre. Désolation ! Écrasé de l’ultime solitude qu’anime la nostalgie désespérée du passé enchanté, il robinsonne parmi les vestiges de la civilisation. Survivaliste précurseur, le dernier homme sur Terre incarne à lui seul la fin de l’Histoire toujours proclamée, toujours ajournée, toujours redoutée.

Chez Shelley, au terme d’une épopée de miraculé du mal biologique, Lionel Vernay équipe le frêle esquif d’une Odyssée méditerranéenne sans retour. Après avoir buriné sur le fronton de la basilique Saint-Pierre « An 2100, dernière année du monde », il y embarque les œuvres d’Homère et de Shakespeare.

Chez Matheson, endeuillé par la fin atroce de sa famille, combattant les morts-vivants qui veulent nocturnement le contaminer, Robert Neville devient la « légende » de l’espèce humaine. Il en paiera le tribut du sacrifice expiatoire, rituel de la régénération darwinienne d’une post-humanité née de la pandémie vampirique.

Entre guerre froide et cataclysme climatique, quatre métrages d’inégale qualité visualisent les grandes peurs hollywoodiennes dans la dramaturgie du dernier homme sur Terre : The World, the Flesh and the Devil (1959, Ranald MacDougall), The Last Man on Earth (1964, Ubaldo Ragona, Sidney Salkow, avec l’inégalable Vincent Price), The Omega Man (1971, Boris Sagal), I Am Legend (2007, Francis Lawrence). S’y ajoute l’avatar télévisuel The Last man on Earth (2015-2018) qui revient sur la décimation virale de l’humanité.

Imaginaire et imagerie d’eschatologie sécularisée que sécrètent les sociétés consuméristes et individualistes, ancrées dans l’essor industrialiste, la foi libérale et l’espoir en l’infini progrès scientifique.

Dystopie épidémique

Parmi les glorieux vestiges de Rome et de New York, Vernay et Neville font le deuil de la civilisation. Celle qu’ont décimée l’aveuglement collectif, le déni spiritualiste, la prédation géopolitique, la folie consumériste et le divorce non amiable entre… science et conscience. Deux sombres utopies sur la chimère du risque zéro. Deux inquiétantes fables dystopiques sur le mal naturel comme le fléau (im)prévisible de l’humanité. Sans céder à la collapsologie ambiante, peuvent-elles nourrir intellectuellement le temps hygiéniste du confinement anti-pandémique propice au ressaisissement collectif ?

Dans notre mise en quarantaine, hors de l’espace public, chacun tente de bannir moralement l’ennemi invisible. Hors du plein-air, les enfants convertissent joyeusement le confinement domestique en vacances prolongées avec activités et télé-école. Notre isolement sanitaire et sécuritaire fabrique lentement la communauté enfermée. Celle qui aujourd’hui est virtuellement l’objet du traçage électronique afin de repérer en temps réel le cheminement pandémique pour anticiper l’effet morbide. La communauté du dedans que matériellement, spatialement, socialement et culturellement tout sépare mais que réunit la décompensation urgente du péril croissant.

Charivari crépusculaire

Chaque soir vers 21h00, dans la cité-fantôme que sillonnent encore de rares automobiles et de hardis cyclistes, entre balcons et fenêtres, à l’unisson émotif, crépitent les vivats, les cris, les percussions de casseroles et les applaudissements crépusculaires de la communauté recluse. Depuis peu, s’y ajoutent des alléluias d’espoir qu’illuminent les lueurs de bougies et les éclats de téléphones portables.

Le charivari contre l’ennemi invisible ! Nouveau lien social improvisé et bientôt ritualisé. Le tintamarre civique et religieux ovationne les femmes et les hommes qui, sur la ligne de front hospitalière, endiguent au mieux la mort. La sociabilité tonitruante de la communauté enfermée conjure le mal biologique et son cortège de paniques qu’affrontent dans la solitude Vernay et Neville, ultimes Robinson de la dystopie post-pandémique.

https://www.youtube.com/watch?v=XeLLj2VZEGk

U. Ragona, S. Salkow: The Last Man on Earth (Official Trailer), 1964, USA, Italy (Associated Producers Inc. Produzioni La Regina).