Nouvelles de Klow

 

PODA, “Déchirure”, crayon et feutre, 20 mai 2023, Vaduz.

Fin de partie, déchirure…  quelle suite ?

Suite à la sentence souveraine du quotidien Le Temps de clore tous les blogs implantés  depuis 2015 sur sa plate-forme éditoriale, la Ligne de mire, qui n’a jamais revendiqué publiquement ou en privé la ligne éditoriale de son hôte, va disparaître subitement à la fin juin 2023 des radars et des écrans. Sur un support dédié, les contributions de toutes les blogueuses et de tous les blogueurs  resteront néanmoins accessibles en ligne. Le Temps a heureusement décidé de tenir  compte du travail rédactionnel, de la réception des textes, de leur ample circulation, de leurs nombreux usages sociaux.

Pour marquer cette triste fin de partie, La Ligne de mire invite ici La Tribune de Klow. Ce prestigieux “quotidien indépendant d’opinion rigoureuse fondé en 1860” mérite d’être mieux connu hors de la minuscule Syldavie. C’est pour cela que son numéro 1938 du 19 juin 2023 bénéficie d’une inaccoutumée version française que nous publions ici. Puisse-t-il trouver sa place et son lectorat attentif dans le concert médiatique.

Les liens constants entre La Ligne de mire et La Tribune de Klow ont toujours été solides, bienveillants et chaleureux. Comme ils savent l’être dans la fragile République de papier qu’est la presse. Les rapports se sont solidifiés, autant sur le plan des échanges intellectuels, que sur celui de la circulation des informations et des sources écrites ou visuelles. Le rédacteur de La Ligne de mire, ainsi que son illustrateur PODA, ont été invités à Klow pour rencontrer la rédaction de La Tribune de Klow, école de sagesse journalistique. Le rédacteur en chef Arsène Doyonitch-Porretwitch et le directeur Boris Zlip du quotidien syldave ont appris avec beaucoup d’émotion la fin de La Ligne de mire, dont la notoriété est proverbiale à Klow.

Avec 95 numéros parus, La Ligne de mire espère continuer d’exercer son activité d’humanisme critique, d’utopisme insurgé et de réflexion culturelle, tout en veillant à la qualité rédactionnelle de la blog-attitude, entre discours et images. Il s’agira de trouver une autre plate-forme d’accueil. A ce but, une discussion avec La Tribune de Klow évalue l’éventuelle faisabilité de l’implantation momentanée ou durable de La Ligne de mire à Klow.

Car La Ligne de mire souhaite demeurer à l’affût sur la lingne crénelée du présent pour en sonder les racines, les périmètres, les imaginaires, les devenirs. Qu’on se le dise!

Genève: à nouveau, une librairie historique en moins

“Ceux qui aiment les livres ont souvent leurs habitudes dans les librairies dont ils conservent le secret.” Vincent Puente, Le Corps des librairies. Histoire de quelques librairies remarquables et autres choses, éditions La Bibliothèque, Paris, 2015, p. 1.

 

 

Après la fête du salon du livre, à nouveau la mort annoncée d’une  librairie à Genève, le Rameau d’or.

Une libraire chaleureuse qui est restée 45 ans au service du livre, de la littérature et des sciences humaines. Un havre intellectuel de paix dans un quartier où frappe, comme ailleurs à Genève, la prédation immobilière qu’escortent la horde automobile et la disparition des locataires.

Rappel: Genève a été très longtemps une ville étonnamment riche en matière de commerce du livre moderne et ancien. Depuis le XIXe siècle, imprimeurs, éditeurs et libraires, plusieurs dynasties familiales tiennent le haut du pavé de la libraire genevoise, fierté culturelle et économique des autorités politiques de la cité, véritable citadelle des imprimés depuis la Réforme, atelier typographique de l’Europe au XVIIIe siècle. Dans les années 1960-1970, un promeneur amoureux du livre n’avait que l’embarras du choix avec  les 46 librairies de Genève, sans compter les dizaines d’« Agences de journaux » Naville, où s’achète la presse bigarrée du monde entier. Le monde d’avant -comme on dit. La librairie est une passion démocratique.  Or, quand les librairies meurent, la cité devient sénile.

*** ***

Frédéric Saenger,  directeur du Rameau d’Or, nous écrit:

Chères amies, chers amis, clientes et clients, de notre cher Rameau d’Or:

(…)C’est avec beaucoup d’émotion que je m’adresse à vous aujourd’hui pour vous annoncer la fermeture de notre librairie bien-aimée. Ou ce que j’espère, sa mise en sommeil. Depuis des années, le Rameau d’Or a été le lieu de rassemblement de notre communauté, le cœur battant de notre amour pour les livres, les histoires et la littérature. Et c’est avec tristesse et après avoir mûrement réfléchi que nous avons été obligés avec Andonia Dimitrijevic, la propriétaire du Rameau d’Or et fille de son fondateur, de prendre la décision de bientôt fermer ses portes.

Quarante-cinq ans pour la la littérature et les sciences humaines

Depuis 45 ans, le Rameau d’Or a été un lieu de rencontre, de partage et de découverte. Il a été le point de départ de nombreuses aventures littéraires, le refuge de ceux qui cherchaient à s’évader du quotidien et à se plonger dans des mondes imaginaires. Le lieu de rencontres entre des gens venus de tous horizons, de toutes cultures et de toutes générations, un lieu où des amitiés ont été nouées, des idées échangées et des projets lancés. Mais vous le savez, le Rameau d’Or a également été confronté à de nombreux défis au fil des ans. Il a dû faire face à la concurrence des géants du commerce en ligne, à la baisse des ventes de livres physiques, à l’évolution des modes de consommation et à la pandémie qui a frappé le monde entier. A cela s’ajoutent plusieurs embûches et quelques malveillances (…).  Aujourd’hui, le dernier coup de massue arrivé en fin d’année vient des propriétaires de l’immeuble dans lequel se trouve la librairie. Ceux-ci se réapproprient les lieux et poussent à la sortie une partie des locataires. Et je comprends mieux pourquoi toutes nos demandes de travaux de rénovation et d’aménagement pour redynamiser le Rameau nous étaient systématiquement refusées. Nos négociations avec la régie nous permettent de rester jusqu’à fin Avril, peut-être Mai. Contrairement à d’autres locataires, nous avons décidé de ne pas entreprendre d’action en justice, cela ne ferait que retarder une décision qui est déjà prise par eux et nous ne sommes pas en position financière pour nous permettre de continuer sereinement.

Rester à flot

Nous avons tout essayé pour maintenir notre librairie à flot, pour la faire prospérer et pour continuer de partager notre passion pour les livres avec vous. Depuis mon arrivée j’ai réussi à assainir une bonne partie de la situation financière qui était catastrophique, en cherchant toutes les solutions possibles et au prix de nombreux sacrifices notamment personnels.Vous chers clients, amis, nous avez aidé grandement, par exemple lors du crowdfunding de Noël 2020 qui avait remporté un succès fantastique, nous permettant de passer un cap très difficile au sortir de mois de confinement. Pour enchaîner malheureusement tout de suite après avec le deuxième confinement de début 2021. Je vous serai éternellement reconnaissant et vous remercie à nouveau pour votre gentillesse, votre soutien. Soutien de tous les jours, avec vous clients fidèles ou de passage, parfois adhérents de l’association des Passeurs du Rameau d’Or. Nous avons encore besoin de vous jusqu’à fin Avril. Tout doit disparaître, nous devons vendre un maximum de nos livres pour pouvoir payer une partie de nos charges, nos fournisseurs et créanciers restants. A cet effet, nous organisons de grandes soldes entre 20 et 50%. Venez, profitez de faire une razzia, parlez-en autour de vous, cela nous aidera énormément.

Havre culturel

Je sais que pour beaucoup d’entre vous, cette nouvelle est un coup dur. Vous avez peut-être grandi dans cette librairie fondée par le grand Vladimir Dimitrijevic, vous y avez passé des heures, vous avez acheté des centaines de livres, vous y avez trouvé des amis et des mentors. Vous vous êtes peut-être réfugiés dans ses rayons lors de moments difficiles, vous y avez cherché des réponses à vos questions, vous y avez rêvé d’autres mondes et d’autres vies.Cette librairie a été plus qu’un simple commerce pour vous, elle a été un havre de culture et de paix. La culture est une passion qui nous est commune, un feu qui brûle en nous et qui nous pousse à explorer, à apprendre, à imaginer et à créer. Et c’est pourquoi je vous invite à poursuivre votre passion pour les livres et à continuer de soutenir les librairies indépendantes, les bibliothèques et les organisations qui défendent la lecture et l’éducation.Je tiens à remercier chacune et chacun d’entre vous pour votre soutien, votre engagement et votre amitié au fil des ans. Nous avons partagé des moments extraordinaires dans notre Rameau d’Or, des moments qui resteront gravés dans nos mémoires et dans nos cœurs. Nous avons créé une communauté de passionnés de culture, une communauté qui continuera de vivre et de prospérer même après la fermeture. Je tiens également à remercier chaleureusement tous celles et ceux qui ont contribué à la vie de notre librairie au fil des ans, nos prédécesseurs, nos employé.e.s dévoué.e.s et nos stagiaires. Je suis fier de chacune d’entre elles, de chacun d’entre eux et je sais que leur passion pour la culture continuera de les guider dans leurs futurs projets. Un grand merci à Lucas mon fidèle et efficace collaborateur, merci pour son soutien, son travail, sa culture littéraire et ses talents de graphistes hors pair.

Lien social

La fin de la mission sociale que je m’étais donnée manquera tant elle était utile. Depuis un an et demi j’ai reçu avec un grand succès une vingtaine de stagiaires qui étaient des jeunes déscolarisés ou des personnes ayant été victimes de burn-out dans leurs précédentes professions. Le cadre bienveillant du Rameau d’Or permit à l’immense majorité d’entre elles et eux de repartir plus confiants, heureux et même avec l’envie de reprendre des études ou une formation littéraire. Je suis également reconnaissant envers les auteurs et les éditeurs, les différents artistes qui nous ont soutenus et que nous avons soutenu tout au long de notre parcours. Il serait trop long de vous citer toutes et tous et je ne veux pas faire de tort en en oubliant certains. Vous savez comme vous avez comptés pour nous.En trois ans et demi, nous avons organisé plus d’une centaine de rencontres culturelles avec des auteurs, des poètes, des philosophes, des photographes, des musiciens… J’ai adoré interviewer la plupart d’entre vous.Des rencontres culturelles ouvertes à tous, pour tous, gratuites pour 95% d’entre elles. Je remercie aussi nos fournisseurs, notre fantastique nouvelle fiduciaire, nos partenaires, et nos amis. Merci à la Fondation Palm qui croit en nos projets présents et futurs. Un merci spécial pour nos voisins et amis, les galéristes de la magnifique galerie Mottier, Roberto et Alexandre. Merci pour toutes nos conversations et votre soutien. Merci à l’ensemble des commerçants du Boulevard Georges-Favon, ce quartier se vide, tenez bon! Un énorme merci aux Passeurs du Rameau d’Or, en adhérant à l’association que nous avons créée il y a deux ans vous nous avez montré votre fidélité et votre amitié. Un grand merci aux membres de son comité, Francesco, Sophie, Roland et plus particulièrement Marcel son trésorier, fer de lance et ami. Un gros et beau merci aux donatrices et donateurs en tous genres.Un merci plein de gratitude aux étudiants de l’UOG et aux bénévoles pour le rangement, l’archivage de notre sous-sol, l’inventaire, pour tout ce qui reste à venir. Et pour le débat public et philosophique sur Ulysse. Un infini merci à mes amis Nadia et Fernando pour leur aide précieuse lors de nos soirées culturelles, les apéritifs étaient parfaits grâce à eux, ainsi que tout le travail sur les réseaux sociaux. Merci beaucoup à Mabel et Sofia pour leur aide administrative. Merci à ma famille pour m’avoir épaulé. Merci à mes amis d’avant et à ceux que je me suis fait ici.Un merci éternel pour Sophie F. que vous avez croisée à de nombreuses reprises au Rameau d’Or. Elle est l’une des responsables de l’Université Ouvrière de Genève et une locomotive solaire. Merci pour toute son aide prodigieuse, son soutien extraordinaire et merci de faire partie de ma vie. Un dernier merci pour Andonia Dimitrijevic qui m’a remis les clefs du Rameau à la fin de l’année 2019. En apprenant qu’il aurait dû fermer définitivement à ce moment-là, je lui avais proposé de mettre ma vie de côté pendant un an et venir tenter de trouver des solutions pour le sauver. Je pensais réussir mais deux mois après est arrivé le Covid qui a tout chamboulé. Je ne suis pas un magicien m’a-t-elle dit, mais un médecin-urgentiste qui a tout fait pour le soigner et le protéger. Nous avons travaillé pour faire du Rameau d’Or un lieu spécial, un lieu où les livres étaient plus qu’un simple produit, un lieu où les gens étaient plus qu’une simple clientèle. Nous avons construit une famille de passionnés de culture, une famille qui continuera de s’épanouir et de grandir même après la fermeture de notre librairie. Je tiens à vous remercier, chères amies et chers amis de la librairie, pour votre soutien et votre loyauté au fil des ans. Nous sommes reconnaissants de vous avoir eu à nos côtés pour ce voyage, et nous sommes honorés d’avoir partagé notre passion pour la littérature avec vous. Nous sommes tristes de partir, mais nous sommes également enthousiastes pour la suite de notre aventure. Nous sommes convaincus que de grandes choses nous attendent à l’horizon, et nous sommes prêts à les affronter avec courage et détermination. Fort de mes expériences professionnelles et extra-professionnelles, je garde à l’esprit le projet que j’ai depuis mon arrivée, celui d’un véritable centre culturel et tous vos témoignages enthousiastes me pousse à persévérer dans ce sens.

 Mort ou mise en sommeil?

Enfin, je tiens à vous rappeler que la mise en sommeil du Rameau d’Or ne signifie pas la fin de notre histoire. Nous avons écrit ensemble de nombreuses pages dans le livre de la littérature, des pages remplies de passion, d’amour et de créativité. Et même si cette histoire se termine aujourd’hui, nous aurons je l’espère la possibilité de continuer à écrire de nouveaux chapitres ensemble, ailleurs. N’hésitez pas à nous contacter si vous avez des idées de lieux.Demain sera le Dimanche des Rameaux, ayez, je vous prie, une petite pensée pour nous.Ensemble, nous aurons la possibilité de continuer à partager notre passion pour les livres, à inspirer les générations futures et à créer un monde plus riche, plus diversifié et plus humain grâce à la culture. C’est aussi la raison de mon engagement politique récent comme candidat au Grand Conseil pour pouvoir faire valoir mes valeurs humanistes pour une culture qui nous élève, nous interroge et nous divertit, pour toutes et tous. Cette culture doit être représentée partout.Je vous remercie du fond du cœur pour votre soutien, votre compréhension et votre amour pour le Rameau d’Or. Je vous souhaite à tous une vie remplie de livres, de rêves et de découvertes. Et je vous invite à continuer de chercher la beauté, la vérité et la sagesse dans les pages des livres, et à transmettre cette passion à ceux qui vous entourent. Car la littérature est une lumière qui brille en chacun de nous, une lumière qui illumine notre chemin et qui nous guide vers un monde meilleur. Je suis fier de tout ce que nous avons accompli ensemble et je suis convaincu que nous avons semé des graines de passion, de créativité et de curiosité qui continueront de fleurir dans les années à venir. Je vous souhaite le meilleur pour l’avenir et je suis impatient de vous retrouver ailleurs. Je conclurai par mes mots de fin des soirées culturelles du Rameau d’Or: communiquons, communions, levons-nous et de manière plus poétique, pour plus d’harmonie et de sagesse, soyons comme l’allumeur de réverbères du Petit Prince qui parcourt une planète folle et irresponsable; allons dans les sentiers, prônons l’Amour, soutenons les artistes, la culture sous toutes ses formes, lisons des livres et allumons sans cesse nos lumières et celles des autres.Avec toute mon affection et ma gratitude,Frédéric Saenger

DANIEL ROCHE: le cavalier des Lumières fraternelles

Arsène Doyon–Porret, PODA, hommage à Marc Franz, Cheval bleu, 1911, crayons de couleurs, feutre noir, 26 février 2023.

« Ensemble en tous cas, il nous reste à faire œuvre fraternelle…et à ne pas nous ennuyer. » Daniel Roche, Le Peuple de Paris, Aubier, 1982 (p. 6).

Né à Paris le 26 juillet 1935, Daniel Roche, historien des Lumières, lecteur herculéen jusqu’à son dernier souffle, est décédé sereinement à son domicile parisien le dimanche 19 février 2023. Avec son fils Olivier, ses nombreux ami-e-s, collègues et élèves pleurent cet immense savant démocrate, républicain et cosmopolite. Un historien, enseignant et chercheur de conviction au franc parler. Sa générosité et sa loyauté intellectuelles sont légendaires. Un homme droit, «indocile», fidèle au travail continuel de l’esprit, dédié au savoir gai et émancipateur selon les Lumières. Mais un savoir dans une université humaniste, publique, hors de la prédation néo-libérale. Une université qui forge l’émancipation et la majorité morales de ses étudiant-e-s. Une université idéale qu’il a défendue passionnément avec Pierre Bourdieu (1930-2002), autour du nécessaire dialogue entre les sciences historiques et la sociologie. Fédérateur d’enquêtes collectives, infatigable passeur d’idées, il a notamment animé avec Pierre Milza (1932-2018) la Revue d’histoire moderne et contemporaine.

Méritocratie et intellectuel collectif

Docteur honoris causa des universités de Vérone (2005) et de Genève (2008), Daniel Roche incarnait la force morale de la méritocratie. Celle dont s’écarte jour après jour l’université de la néo-scolarisation avec le retour programmé du mandarinat autoritaire. Après un CAP de tourneur-fraiseur, motivé par ses professeurs d’alors, il prolonge la voie des études. Normalien de Saint-Cloud, il est tour à tour professeur de lycée à Châlons-en-Champagne (1960-1962), Maître assistant et chargé de recherche au CNRS (1962-1965). Puis, bourreau de travail, il gravit les échelons académiques entre les universités de Paris VII et Paris I, où il est professeur de 1978 à 1989, ainsi qu’à l’Institut européen de Florence. De 1998 à 2005 au Collège de France, il fait rayonner sa Chaire d’histoire de la France des Lumières (*). Ponctué par la sociabilité gourmande de déjeuner commun, son séminaire du lundi est alors un carrefour international et un laboratoire discursif de la fraternité épistémologique et du travail collectif, point cardinal dans l’éthique de cet enseignant charismatique et pédagogue chevronné, car empirique.

Dans l’assistance, avec son regard clair et sa voix forte, toujours sapé avec élégance, Daniel Roche veille au grain du savoir. Son épaisse écriture noire capte tout ce qui s’énonce, comme les fruits d’une pensée collective, nourricière d’un article ou d’un livre en cours. Entre encouragements, ajouts bibliographiques, anecdotes tirées d’archives, synthèse du séminaire, il conclut sans fermer la discussion, voire en esquissant une problématique inédite. Le séminaire est un intellectuel collectif. A suivre!

Pour mesurer l’aura intellectuel et pédagogique du fringant cavalier des Lumières, il suffisait de pénétrer son repaire lumineux du Collège de France. Y trônait le bureau boisé de Claude Lévi-Strauss que Daniel Roche sauva du rebut. Derrière d’élégantes miniatures équestres, on discernait sur les rayons d’une haute bibliothèque l’alignement soigné d’environ mille volumes de maîtrises et de thèses, aux couvertures multicolores, plus ou moins bien dactylographiés, plus ou moins bien reliés, soigneusement lus et annotés. Travaux que le maître souriant et malicieux a dirigés, évalués, encouragés, suivis ou soutenus pour publication. Histoire socio-économique, culturelle, politique, des «mentalités» et de la «matérialité», enquêtes collectives: cette bibliothèque remarquable et patrimoniale n’avait rien d’imaginaire. Elle stratifiait et vivifiait l’historiographie francophone depuis les années 1960 tout autour du magistère intellectuel exercé généreusement par Daniel Roche.

Lumières, chevaux, voyages: l’œuvre considérable

Inlassable et heureux arpenteur d’archives, découvreur du Journal de ma vie (1982) de l’autodidacte rousseauiste et maître vitrier parisien Jacques-Louis Ménétra (ce protagoniste des «Lumières minuscules» **), Daniel Roche est un historien des cultures matérielle, urbaine, équestre et des «humeurs vagabondes» en Europe moderne. Auteur de la remarquable synthèse La France des Lumières (1993), emboîtant le microcosme et le macrocosme, il nous laisse une œuvre considérable que cadencent une quinzaine de fortes monographies qu’escortent d’innombrables articles ou directions d’ouvrages collectifs.

Dans chaque livre, les pages introductives ou de remerciements brossent non seulement le cosmopolitisme épistémologique de Daniel Roche, mais dessinent aussi la fraternité de l’échange intellectuel et du dialogue scientifique entre les «Républicains de l’histoire» en France, en Suisse, au Canada, en Angleterre, en Allemagne, en Italie. L’Italie, «seconde patrie intellectuelle et amicale» dès son mariage en 1960 avec Fanette Pézard, bientôt spécialiste du futurisme italien, professeure de l’histoire de l’art, première traductrice française du Guépard de Giuseppe Tomasi de Lampedusa, disparue en 2009.

Sans jamais jargonner, hostile au mandarinat, fidèle à son maître, l’historien de l’économie Ernest Labrousse (1895-1988), ainsi qu’à son compère Pierre Goubert (1915-2012) avec qui il signe l’ouvrage devenu classique Les Français et l’Ancien régime, complice de Jean-Claude Perrot (1928-2021), Daniel Roche a non seulement formé de nombreux élèves (***), mais a aussi renouvelé l’historiographie contemporaine de l’Ancien régime et du siècle des Lumières, sans se borner à l’orthodoxie chronologique.

Au cœur de l’archive manuscrite, imprimée ou visuelle, croisant le quantitatif et le qualitatif, il y noue avec fermeté l’histoire sociale et intellectuelle, notamment autour des sociabilités de l’esprit dans Le siècle des lumières en province (1978) et Les Républicains des lettres (1988). Anthropologie, socio-histoire, économie et matérialité de la vie quotidienne, consumérisme et migration du travail: autour de ces entrées problématisées, il signe Le peuple de Paris. Essai sur la culture populaire au XVIIIe siècle (1981, 1998), La culture des apparences. Une histoire de vêtements XVII-XVIIIe siècles (1989) ou encore L’Histoire des choses banales. Naissance de la consommation XVII-XVIIIe siècles (1997), La Ville promise. Mobilité et accueil à Paris, fin XVIIe-début XIXe siècles (2000).

Daniel Roche aimait affronter les défis épistémologique de taille qui l’amenaient à penser les déclinaisons non-linéaires des modernités socio-culturelles. En 2003, dans une réflexion comparative initiée vers 1955 avec la lecture de Tristes Tropiques de Claude Levi-Strauss (1908-2009), les mille pages épiques, sensibles et parfois mélancoliques d’Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages autopsient l’histoire de la culture voyageuse, de la mobilité matérielle, de l’itinérance mentale, du décentrement anthropologique et de l’imaginaire cosmopolite à l’époque moderne. En refermant cette somme fascinante de mots et de choses, on imagine Daniel Roche comme l’Ulysse malicieux des imprimés, de l’imaginaire et de la pratique du voyage entre la Renaissance, les Lumières et l’aurore du long XIXe siècle. Ce livre, dont il corrige les épreuves à Genève, est un tour de force intellectuel. S’y ajoute, l’entreprise titanesque et borgésienne de L’Europe. Encyclopédie Historique (2018, 2397 pages), dirigée contre vents et marées avec Christophe Charle, pour penser l’Europe en tant qu’espace de civilisation.

Cavalier chevronné, épris de chevauchées revigorantes tout autour de sa retraite familiale de Brantes, pointant la centralité du cheval entre la Renaissance et l’aube du «siècle de fer» dans l’économie, la guerre, la culture politique, la mobilité, la distinction sociale, les sciences naturelles, les arts, les loisirs et l’imaginaire collectif, Daniel Roche publie de 2008 à 2015 en trois volumes les 1500 pages érudites et analytiques de l’Histoire de la culture équestre XVIe-XIXe siècle. Avant la bagnole actuelle, de la chasse à la guerre via le travail ou la verticalité cavalière du pouvoir absolutiste, le cheval est un véritable objet d’«histoire totale». Balisant la culture équestre, Daniel Roche s’affirme en pionnier de l’histoire socio-culturelle animalière qui désormais s’est standardisée, voire banalisée.

L’œuvre  considérable: choix.

Amitié

Daniel Roche n’aimait pas l’«ego histoire», souvent narcissique. Il préférait défendre les Lumières contre la post-modernité, la dictature du présent et le relativisme du désarroi contemporain qui les discréditent en leur attribuant tous les maux du monde. Les crétins impatients sont nombreux. Pudique, il redoutait aussi l’éloge circonstanciel et institutionnel, souvent prononcé pour honorer…le locuteur. Or, cet historien contemporain ne peut que forcer le respect. Lire et relire son immense œuvre donne sens au problème décisoire de l’intellectuel dans le travail critique, à la manière dont les Lumières l’idéalisent avec les figures de l’académicien au service du bien commun, de l’encyclopédiste voltairien,  du philosophe rousseauiste et du réformateur beccarien.

Bertrand Tavernier, le républicain cinéaste, définissait la cinéphilie comme le désir et le savoir partagés du cinéma dans l’amitié, pour l’amitié. Rien de plus. Mais rien de moins. Au-delà des savoirs positifs et concrets édifiés par Daniel Roche sur son vaste territoire épistémologique, tout autour de ses objets de prédilection, il offre une autre aventure de l’esprit. Une équipée sensible et risquée. Celle qu’érige évidemment le goût commun du travail intellectuel dont l’histoire, à la fois comme objet de savoir et de connaissance, toujours remis sur l’établi épistémologique; mais aussi comme travail de la relation amicale et fraternelle que forge le partage démocratique de l’activité intellectuelle.

« À Michel et Arsène : pour l’amitié, le 7. 9. 15 » : en son inoubliable graphie au stylo feutre noir, l’épaisse dédicace de « Daniel Roche » au troisième volume de son histoire de la culture équestre (Connaissance et passion) place le savoir gai dans l’offrande de l’amitié, cette prescription à la fidélité et à la loyauté.

Daniel, tu nous as quittés en ce mois printanier puis glacial de février 2023. Une saison habituellement peu propice aux grandes chevauchées, au pas, au trot ou à l’amble. Désormais, nos humeurs vagabondes sont affligées. Le peuple de Paris est endeuillé. Les Républicains des lettres s’inclinent. La ville est moins accueillante. Ménétra fulmine et rumine. Or, avec René Char, nous pouvons dire: «à chaque effondrement des preuves, le poète répond par une salve d’avenir».

L’avenir? Tu l’as écrit dans Le Peuple de Paris : «il faut encore aimer travailler aux archives, aller en bibliothèque et se plaire à faire son métier». Entendu ! Nous irons, Daniel. Nous continuerons en pensée avec toi à faire notre travail. Nos étudiant-e-s continueront de lire tes livres.

Longtemps, Daniel, nous te «frérerons» encore dans la mémoire vive de l’affection indéfectible. Ta générosité intellectuelle nous manque déjà.

 

(*): https://www.college-de-france.fr/personne/daniel-roche

(**): https://www.georg.ch/les-lumieres-minuscules-d-un-vitrier-parisien

(***): https://www.droz.org/france/product/9782600015059

Hommages :

Christophe Charle_Philippe Minard_Natacha Coquery_Vincent Milliot_Philippe Minard_Romain Huret_Jean Birnbaum: https://ihmc.ens.psl.eu/hommages-daniel-roche.html

Michel Porret: «Le Républicain de l’histoire. Entretien avec Daniel Roche». In Sens des Lumières, direction Michel Porret, Genève, Georg, 2007, p. 249-280 : https://www.georg.ch/l-equinoxe-sens-des-lumieres.

 

BARBE À PAPA: QUEL SCANDALE!

Barbe à papa: confiserie, prisée des enfants, fabriquée avec du sucre blanc ou de canne, notamment coloré puis transformé en filaments. Ceux-ci s’enroulent autour d’un bâtonnet pour former un écheveau d’aspect cotonneux qu’il s’agit alors d’ingérer.

Quel régal!

En 1897, soucieux de vendre aux enfants une friandise peu sucrée par rapport à la masse ingurgitée, les dentiste et confiseur américains William Morrison et John C. Wharton seraient les concepteurs de la légendaire «barbe à papa». Depuis l’Exposition universelle de 1904 à Saint-Louis (MI), la popularité de leur  «cotton candy» est ininterrompue jusqu’à aujourd’hui. Filée dans une centrifugeuse moderne et portative, rose, blanche, bleue, verte ou jaune selon le colorant choisi, la «barbe à papa» est prisée des enfants. Très prisée! En s’en mettant partout, ils la dévorent sur les champs de foire, lors de fêtes publiques comme les promotions à Genève, à l’entrée du cirque mais aussi sur les plages ou ailleurs.

Quel régal!

Or, n’en déplaise aux pogonophiles, la barbe à papa, quel scandale!

Même si l’on dit «barbe de coq», « barbe de poisson », «barbe de chèvre»!

«Barbe à papa»: un véritable avilissement. Une vilénie. Une ode gourmande à la virilité la plus archaïque et la plus verticale.

Et cela, moins par ses ingrédients, ses colorants, sa viscosité ou la manière de l’engloutir d’une façon simiesque, mais bien en raison de son appellation discriminatoire. Sa dénomination-même est un attentat au principe de l’égalité universelle entre les genres. Plus, son nom déchire le contrat social. Il oppose les pogonophores masculins aux imberbes féminins, les poilus aux glabres.

Barbe à papa! Mais quel culot! Quelle façon perverse et détestable d’aliéner par la gourmandise les enfants autour de la stature controversée du pater familias, pivot du patriarcat oppressif, travesti ici de cassonade, d’édulcorant ou de sucrette.

Insupportable «barbe à papa»! Comment d’ailleurs les censeurs et censeuses de l’ordre moral pour le meilleur des mondes ont-ils pu tolérer la série de livres pour enfants créée le 19 mai 1970 par le couple franco-américain Annette Tison et Talus Taylao intitulée Barbapapa, traduite dans près de 20 langues, adaptée trois fois en série d’animation aux États-Unis, au Japon et en France?

Je vous le demande, pourquoi «papa»? Et les papas imberbes? Et ceux qui n’arborent qu’une moustache, voire des rouflaquettes, frisettes, guiches ou accroche-cœurs? Et la « maman » alors? Et les orphelin-e-s.

Un véritable scandale que ce concept de «barbe à papa»!

D’ailleurs tous les pères ne sont pas barbus. Les imberbes ne sont pas moins honorables que les poilus et les velus. Et les chauves du menton?

Tenez-vous bien: en décembre dernier, le G.E.N.R.E.S. (Groupuscule d’examen normano-autoritare des règles élémentaires sexuées), dans les 12 376 pages de son habituel Rapport hebdomadaire (No 1984), s’en est longuement ému. Pas moins de 2001 pages érudites et critiques étudient et scrutent l’épineuse question de la «barbe à papa» sur les plans discriminatoire, d’anthropologie du poil long et de la transversalité sociale du «velu». Lecture édifiante et non rasante qui ne laisse pas intact ni les barbus ni les glabres.

Cette terminologie sexiste contredit la parité naturelle et morale entre les êtres vivants, car elle conditionne les enfants en la «(…) figure marmoréenne du père dégusté sous forme de sucrerie addictive et colorée à l’amer désavantage de la mère oubliée.» (Rapport cité, p. 7859). Le paternalisme s’édulcore. La virilité conquérante devient doucereuse. L’ennemi intérieur rôde.

Les conclusions éclairées sont sans appel: il faut supprimer la désignation «barbe à papa» selon les spécialistes de l’égalité universelle, prêts à saisir les autorités compétentes et le législateur idoine. Il faut agir avant les promotions des écoles de 2023, grand moment estival de consommation enfantine de «barbes à papa».

Attaché à la prévention du mal, le G.E.N.R.E.S. cherche anxieusement un autre lexique pour remplacer «barbe à papa», rétablir l’égalité bienfaisante et induire la construction non aliénante de la suave gourmandise dans la parité des rôles familiaux non écrasés par la paternité mono-sexuée car trans-subjective.

Barbe à maman

Quelles sont les pistes? Barbiche, barbichette, bijou, bouc, collier, duvet, espionne, impériale: les équivalents lexicaux de barbe abondent. Or, ils ont malaisément applicables à la figure maternelle comme emblème de confiserie que l’on dévore avidement, parfois jusqu’à satiété.

«Barbe à maman» est certainement chimérique: longtemps vedettes des exhibitions humaines, les « femmes à barbe » restent une singularité de capillarité féminine, l’hypertrichose (1), qui, certes, rime avec saccharose.

Au pire, on pourrait dire « barbe à mère grand», voire « moustache ou bacchante à mère grand», mais quand même! Une terminologie discriminante pour les seniores.

Mais alors: que prononcer afin que les gourmandes et gourmands s’identifient plus intensément à la figure maternelle, loin du joug patriarcal?

«Poils à maman», « Pelage à maman», « Sourcils à maman», « Maman chevelue», « Maman pubescente», « Chignon démêlé de maman» «Postiche à maman», «Aigrette à maman»? Fichtre, compliqué!

Ouh là! Pour ne plus dire «barbe à papa», pour rétablir la Grande Égalité du Monde Nouveau, le changement de régime lexical sera complexe. Il ne peut pas s’opérer à notre barbe.

Les enfants s’habitueront-ils?:

«Monsieur le confiseur, j’aimerais des crins de maman, svp!, oui, roses; merci.»

«Madame la confiseuse, je veux une toison de maman, svp!, oui bleue; merci.»

«Monsieur le confiseur, une houppette de maman, svp!, oui, verte; merci.»

Cauchemar: imaginons un enfant réclamant à l’étal gourmand un «bouc à maman», un «plumet maman», voire un «bijou à maman». Pire, une «touffe à maman».

Quelle cacophonie morale sur le champ de foire!

Boby Lapointe n’y retrouverait pas les siens.

Il est rude de rebaptiser, selon les impératifs du G.E.N.R.E.S., ces encombrants poils en bas du visage paternel qui désignent une friandise inventée il y a plus d’un siècle, à l’âge d’or du paternalisme bonasse, de la phallocratie impérialiste et du patriciat oppressif.

La barbe à papa: expression méprisable d’un temps révolu. Certes! Mais que faire? Qu’articuler de progressiste pour en jouir béatement, sans entrave ni aliénation?

Or, puisqu’il semble malaisé de renommer la friandises coupable, supprimons la sucrerie non aimable!

Oh là! Attention. Prudence.

Vous voulez ôter le pain de la bouche des faiseurs et des faiseuses de gâteries!

Vous voulez envoyer à la casse les centrifugeuses de la gourmandise.

Vous voulez rendre malheureux les enfants?

Vous voulez précipiter les pogonophiles du sucre dans la rue aux cris revendicatifs de: «Rendez-nous nos barbes à papa! À bas le barbe à papatricide!»

Oh, et puis zut! Quelle barbe que la «barbe à papa».

D’abord c’est immangeable. En plus ça colle partout. Sans parler des caries.

Ensuite, attendons le prochain rapport des genrologues qui sauront bien imaginer une solution à ce doucereux problème.

Allez, on s’en jette une dernière?

***

    • (1). Inspiré de la nouvelle oubliée Spurs (1923) de Tod Robbins, l’immense cinéaste Tod Browning célèbre en 1932 cette figure insolite de la pilosité féminine dans son chef d’œuvre anti-eugéniste Freaks qu’il importe d’honorer. Il y déconstruit les catégories aliénantes de la normalité corporelle entre les êtres: Tod Browning, Freaks, USA, MGM, 1932_ https://www.youtube.com/watch?v=vJVXTKkjsxA

Lettre de Philapolis : le Syphogrante évincé

Mon très cher neveu :

Votre aimable lettre de la République des Frelons  m’est bien parvenue. Cela était opportun de la confier aux mains du bienveillant et intrépide capitaine Achab. Son émissaire me l’a remise dès l’accostage à bon port de l’Hispaniola, partie il y a 31 jours de Bordeaux, avec sa cargaison d’indiennes, de montres suisses, de cristal de Venise, de fromage des Alpes et de vin du Piémont.

La félicité m’envahit quand vous m’apprenez que votre mère a surpassé sa mélancolie hivernale. Il est sage qu’elle tienne à nouveau salon à la Petite Boissière. Les liens de l’esprit et le rapport avec ses semblables raffermissent le goût de l’existence.

À Philapolis, on parle beaucoup de l’injuste et terrible guerre de conquête aux orées du continent, là où le climat rigoureux éprouve les mœurs. Elle viole le droit des gens, menace la paix universelle en Europe et ranime l’hydre de la tyrannie. Je l’ai écrit dans la Gazette d’Amsterdam, numéro du 13 juin dernier. Le texte est repris dans mes Lettres écrites du littoral qu’imprime actuellement l’excellent Barrillot. Tout autour de moi, d’ardents patriotes organisent la cohorte des volontaires de Philapolis pour combattre sous l’étendard de la liberté, comme leurs pères l’ont fait autrefois contre le despotisme.

Mon cher neveu, vos propos sur notre illustre Académie m’affectent sans me surprendre: «Le suffrage non unanime de l’Assemblée des Sages sur la désignation de l’aspirant Syphogrante, venu de l’admirable pays des Hurons, n’a pas été approuvé par la sévère Scholarque de l’Écriture et des Athénées, ni par l’auguste Petit Conseil, auquel elle appartient in corpore. L’Assemblée des Sages a été désavouée. Elle en resterait blessée».

À vous lire, l’opinion publique s’est exaltée. Les brochures et les pamphlets se sont arrachés. Des publicistes s’érigeaient experts en choses académiques. De beaux esprits dispensaient là un blâme! Ils prodiguaient ailleurs un vivat! Ils devenaient législateurs. Pendant quelques jours, nul autre sujet que l’actualité du Syphogrante évincé.

Depuis toujours, la désignation du  Syphogrante agite les esprits, mobilise les factions et excède les passions.

À vous lire encore, l’impétrant désigné aurait gagné à mieux connaître la mécanique subtile du sérail politique dont il est forclos par nature, contrairement à ses prédécesseurs.

Vous m’écrivez, en outre, que certains «Commentateurs» auraient moqué son origine exotique, voire son âge! Paroles extravagantes ! Ne vivons-nous pas dans la fortunée époque de l’égalité universelle  entre les êtres?

Selon vous, mon neveu, un homme vertueux et certainement émérite a fait les frais de la discorde intestine. Peut-être aussi, dans l’Assemblée des sages, d’une tiède volonté et d’une pâle conviction à solliciter un nouveau Syphogrante.

Sachez que jadis, ayant eu l’honneur de siéger dans des assemblées de désignation du Syphogrante, je me rappelle, la larme à l’œil, les nuits passées avec d’autres désignateurs à convaincre les prétendants pressentis. Nous tentions d’accomplir ensemble le triomphe des mots et des faits.

Savant renommé dans la république des lettres, philosophe averti, administrateur au regard icarien, tolérant et bienveillant, diplomate chevronné auprès de ses pairs philarques dans son pays et dans d’autres Nations : telle est la personne providentielle, tel est le Syphogrante idéal que recherche l’Académie. Lui importe un magistrat moral dans lequel elle se reconnaît, voire se figure, depuis les novices et les bacheliers jusqu’à la curie byzantine des protophylarques, en passant par le sénat des Grands Tranibores de rang ordinaire et extraordinaire, ainsi que le cercle fourmillant des clercs et clergesses qui régissent et huilent la machinerie démesurée et les biens de l’Académie.

Or, la magistrature ancestrale du Syphogrante est plus politique que scientifique. Moins éducateur que diplomate, il doit veiller à la balance entre les lettres, les sciences et les arts mécaniques. Il est Salomon entre les Compilateurs, les Greffeurs, les Interprètes de la nature, les Didacteurs et tous les Fabricateurs d’axiomes et d’aphorisme d’un niveau plus élevé. La destinée des aspirants Tranibores le tourmente. La fausse modestie des uns l’éprouve; le succès des autres le ravit.

En grand Financier, il rassure aussi les Donateurs et les Bienfaiteurs prodigues.

Le bonheur de l’Académie est son point cardinal. Il veut le suffrage de tous.

Cette sinécure suscite une espérance formidable, d’autant plus démesurée dans une étroite République où les ambitions et l’orgueil vont bon train! Écueil considérable pour ceux qui y aspirent, même -lorsque veille la Providence- ils appartiennent à l’alma mater.

Pour certains esprits amers, le prétendu scandale d’aujourd’hui réside dans l’excès de la puissance exécutive de l’État! Un crime de lèse-majesté contre les libertés de l’Académie. On immolerait la Charte libérale dont elle jouit! Le despotisme rôde! Il est armé! Il brise les Tables de la Loi!

Sottises, dirait le grand Montesquieu. Tout ceci est dans la nature des choses, tout ceci honore l’esprit et la lettre de notre Constitution. Dura lex sed lex! La tâche des lois est de prévenir à temps toute fâcheuse surprise. Nous ne sommes pas dans une République Imaginaire! Nous ne vivons pas chez le peuple d’Utopie!

La balance entre les prérogatives de chaque corps n’est pas entamée, car le dernier mot revient à la puissance exécutive, sinon elle ne serait qu’un organe amorphe de la République des abeilles. D’un côté on propose, de l’autre on dispose! D’un côté on désigne, de l’autre on nomme! Les dés sont jetés. Si on veut inverser la pente fragile des choses, il faut que le législateur devienne le réformateur de l’Académie.

Mon cher neveu, ne vous alarmez plus en vain.

Fluctuat nec mergitur! Lorsque nous ne serons plus que poussière, l’Académie n’aura pas disparu. Elle ne croulera pas dans cette nouvelle mésaventure! Jusqu’à son issue, zélé au bien commun, ajournant un repos mérité, herculéen, vertueux, l’actuel Syphogrante la pilotera d’une main d’airain mais éclairée. Il ressemblera au capitaine Achab qui affronte vents et marées avec l’équipage de son imposant trois-mâts.

Je conclus ici ma lettre, que je confierai au capitaine Achab avec qui je dîne ce soir à l’auberge de l’Amiral Hythlodée. Demain à l’aube, à marée basse, chargée d’oiseaux des îles, de coton, de sucre et de tabac, sous l’œil de la Providence, par bon vent, l’Hispaniola appareillera pour Bordeaux.

Estimé neveu, je  vous embrasse de tout mon cœur, ainsi que votre mère à qui vous direz mille bonnes paroles.

Je reste votre très dévoué oncle, Jean-Robert Tronchin

P.S. Si vous désirez quitter quelque temps la République des Frelons, au milieu de la Nature, ma maison de Philapolis vous attend. Vous y trouverez le calme, la quiétude et les livres propices à méditer en philosophe sur ce qui manque à notre bonheur.

La disparition de Quick et Flupke. La ville n’est plus faite pour les enfants.

PODA (Arsène Doyon–Porret), “L’enfant dans la ville”, feutre et crayon de couleurs, 21 x 30 cm, 2 décembre 2022.

Récemment, le Ministère de l’intérieur (France) évoque les «risques de la rue» pour les enfants. L’injonction sécuritaire est préventive et alarmiste:

Dès qu’il est en âge de comprendre, apprenez à votre enfant les règles élémentaires lui permettant de traverser la rue en toute sécurité./Dissuadez-le de jouer aux abords de la chaussée./Faites en sorte qu’il ne soit jamais seul. Faites-le accompagner par une personne de confiance./Apprenez-lui les règles élémentaires de la circulation à vélo.

Ainsi, la ville n’est plus faite pour les enfants. La «surautomobilisation» urbaine est non seulement une plaie sociale et environnementale, mais aussi le fléau de l’enfance pédestre ou cyclo-mobile. Les rues se vident des fillettes et des garçonnets. «Où sont passés les enfants des villes?» demande récemment l’éditorialiste du Monde Clara Georges (14 septembre 2022). Elle ajoute : «on ne voit quasiment plus d’enfants seuls dans la rue. Pour aller à l’école, 97 % des élèves d’élémentaire sont accompagnés.»

Aux abords des écoles genevoises, bardées du gilet jaune fluorescent, les inflexibles et dignes patrouilleuses scolaires réfrènent -parfois difficilement- la prédation mécanique des SUVistes qui continuent de confondre les passages jaunes avec l’anneau gris d’Indianapolis, malgré les panneaux visibles de limitation de vitesse. Mille incidents quotidiens émaillent l’existence piétonne des plus petits quand ils se déplacent encore seuls entre l’école et le logis. Même sur les trottoirs. La mécanisation automobile a changé la physionomie urbaine. La ville a perdu les visages rieurs de l’enfance. Comment aujourd’hui un enfant peut-il courir les rues, battre les pavés et fendre les foules, hors de la prédation mécanique?

La disparition de Quick et Flupke

«Quick et Flupke, gamins de Bruxelles». Le célèbre duo de polissons est dessiné et publié par Hergé dès le 23 janvier 1930 dans les pages du journal Le Petit Vingtième, avant la mise en albums en noir blanc (1930-1940), puis en couleurs (1949-1969). Quick, l’ainé, le garçonnet hardi aux cheveux bruns, avec son bonnet foncé et son col roulé (rouge dans les versions colorées en 1949). Flupke, le plus petit, blond, parfois gauche, avec son manteau (vert dès 1949).

Si la rue leur appartient, ils sont constamment sous l’œil paternaliste, réprobateur ou parfois complice de l’Agent 15. Casque et grosse moustache, sosie des deux détectives Dupond-t, cet îlotier chaplinesque veille au grain de l’ordre public que malmènent les deux galopins farceurs. Agent de proximité, l’Agent 15 surveille et parfois punit!

Autant Tintin est un aventurier cosmopolite qui sillonne la planète, autant les deux garçonnets sont ancrés en ville. Une ville populaire et bourgeoise. Des centaines de vignettes peignent leurs exploits urbains dans le quartier industrieux et populaire des Marolles à Bruxelles, entre le pharaonique palais de justice dû à l’architecte Joseph Poelaert et l’église de la Chapelle.

Innocence et espiègleries de Quick et Flupke

Le temps turbulent de l’enfance est citadin. Nuit et jour, il se décline pour Quick et Flupke entre le logis familial, les rues, les places publiques avec ou sans monument, les terrains vagues, les squares, les fêtes foraines, les chantiers, les terrasses de bistrots, les musées et l’école, avec de rares excursions campagnardes, de temps à autre pour camper en bons scouts, parfois aux sports d’hiver ou balnéaires, d’autres fois pour regarder les trains ou les vaches, voire jusqu’en Écosse afin d’observer le monstre du Loch Ness.

La ville est un théâtre du jeu enfantin

La ville est un théâtre ludique. Les garnements des Marolles multiplient les illégalismes, les facéties et les malices irrévérencieuses. Ils font feu de tout bois: tir à l’arc dans le chapeau d’un passant vengeur; batailles homériques de boules de neige; dénichage de merles; affichages sauvages et détournements d’affiches; bravades et provocations répétées de l’Agent 15 (catapultages d’objets divers, cigares explosifs; courses-poursuite; etc.); escalade d’une statue; acrobaties cyclistes; partie de luge; bris de carreaux dignes des films burlesques; jets de lasso qui finissent mal; foot sur les terrains vagues; etc. Le rue devient parfois une piste de ski. La rue est le théâtre de l’enfance dans l’attente de l’aventure.

L’essentiel est ailleurs

Le monde irrévérencieux des farceurs Quick et Flupke est celui d’une ville familière. Une cité bien disparue, enfouie aujourd’hui dans la mémoire enfantine. Une ville où la sociabilité piétonne prime et l’emporte encore un moment sur les menaces mécaniques, pourtant toujours plus vives, chaque jour plus acérées, attisées aussi par les kamikaze en trottinettes électriques. Une ville où les îlotiers veillent et protègent comme toute bonne police de proximité. L’Agent 15 réprimande paternellement les galopins, parfois en les menant par l’oreille chez le «commissaire». Il les sanctionne et les rabroue, mais il joue aussi aux billes avec eux. En grommelant, il les rappelle à l’ordre, mais quand il confisque leur fronde… c’est pour mieux l’utiliser.

La métaphore urbaine

Quick et Flupke: nous lisons moins une série réaliste qu’une métaphore en vignettes de l’idéal urbain, de la bonne ville à échelle humaine, des rapports sociaux d’interconnaissance. Une ville aimable où peuvent vivre les enfants qui s’y émancipent. Une cité fraternelle où la police cesse de sentir “assiégée” (je vous demande bien pourquoi?) et ne se borne plus à fendre les avenues, toute sirène hurlante, mais, parfois, s’arrête pour aider un enfant à traverser la rue que sillonnent les SUVistes impénitents.

La ville a besoin d’une culture policière de la bienveillance îlotière de proximité. La ville a besoin d’une culture automobile en répit voire en repli. A quand le retour de Quick et Flupke, ce duo de l’enfance joyeuse?

Bruxelles, quartier des Marolles, fresque disparue (photo MP).

Michel Porret vient de publier av. Frédéric Chauvaud: Le procès de Roberto Rastapopoulos, Georg, 2022.

https://www.fabula.org/actualites/111517/frederic-chauvaud-michel-porret-dir-le-proces-de-roberto-rastapopoulos.html

 

1984: le pire des mondes possibles

Big Brother, graffiti de rue, La Ferté-sous-Jouarre, Seine et Marne, 2012

«on croyait à l’époque que les portes donnant sur l’utopie étaient ouvertes et qu’on était au seuil d’un avenir resplendissant pour l’humanité.» Arthur Koestler, Le Zéro et l’Infini [1940], première  et remarquable traduction du manuscrit allemand par Olivier Mannoni, Calmann-Lévy, 2022, p. 185

 

«Tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que les autres»: La ferme des animaux (Animal Farm. A Fairy Story) de George Orwell raille en 1945 le stalinisme. La fable animalière prélude son son chef d’œuvre Nineteen Eighty-Four, écrit en 1948, traduit partout, mis en bande dessinée, adapté 5 fois au cinéma entre 1956 et 2021, dont Brazil (1985) de Terry Gilliam.

Paru en 1949, 1984 suit la contre-utopie Nous autres (1924) d’Evgueni Zamiatine, admirateur de H.G. Wells (The Time Machine 1895), admiré d’Aldous Huxley (Brave New World 1932). Tuberculeux dès 1947, miné par le totalitarisme et l’échec du socialisme démocratique, informé par Arthur Koestler sur les procès de Moscou, George Orwell, l’ex-milicien antifranquiste de la guerre civile espagnole (1936) où il est blessé à la gorge, meurt en janvier 1950.

Aimer Big Brother

1984 ou la fiction politique de la manipulation mentale: l’État-parti d’Océanie (15% de la population) obéit au leader Big Brother, avatar du panoptisme, ou contrôle visuel permanent des individus. Est-il réel? Qui sait? Or, il voit et écoute tout sur les télécrans des lieux publics et privés, dont les rues de Londres. De la vie à la mort, chacun est épié.

«Deux Minutes de la Haine» préparent quotidiennement la «Semaine de la Haine». On y adule Big Brother. On y hurle le «chant de la Haine». On y vomit l’«ennemi du peuple», Emmanuel Goldstein, sosie de Léon Trotsky, auteur du brûlot: Théorie et Pratique du Collectivisme Oligarchique.

 

Michael Anderson, 1984, GB, 1956. “Les minutes de la haine” (© Columbia)

Si la «Mentopolice» traque le crime de la pensée, la délation apprise aux enfants pérennise la terreur. Le coït d’amour est illégal. Trahir l’Ingsoc, socialisme dictatorial, constitue un crime capital. Les ennemis de l’extérieur sont pendus dans la liesse populaire.

Le «doublepenser» appuie les quatre Ministères de la Vérité, de la Paix, de l’Amour, de l’Abondance. Le premier forge l’idéologie étatique en falsifiant les archives pour réécrire l’Histoire: «Qui contrôle le passé contrôle l’avenir: qui contrôle le présent contrôle le passé». Au second, incombe la guerre éternelle contre l’Eurasie et l’Estasie. Le troisième broie les déviants. Le dernier affame les 85% des individus. À pieds nus, ils végètent dans la promiscuité de logis «vétustes» avec du chou avarié et du gin infect.

Le «néoparler» manipule les Océaniens. Le matraquage étatique condense la doctrine totalitaire: «Guerre est Paix; Liberté est Servitude; Ignorance est Puissance». La révolution finira quand le «Sociang» purgera des esprits l’ancien lexique: «honneur», «justice», «moralité», «démocratie». Néoparler, doublepenser, malléabilité du passé: les «principes sacrés» du Sociang rendront inutiles la répression. Alors, confiant dans l’État, chacun aimera Big Brother, promu «Thor Gibber» en 1984 dans L’Esclavage c’est la liberté de la bédéiste Chantal Montellier.

Chantal Montellier, L’esclavage c’est la liberté, 1984, Les Humanoïdes associés, hommage crépusculaire à 1984, joug de Thor Gibber

Plumitif au Ministère de la Vérité, «gélatineux» de lassitude, non membre du parti, épris de sa collègue Julia, Winston Smith exècre ce monde. Rédigé hors champ du télécran domestique, son journal l’atteste: «À bas Big Brother».

Alors amants, Winston et Julia sont vendus par l’indicateur qui leur loue un cagibi. Ils sont écroués et interrogés au Ministère de l’Amour. Provocateur, ayant abusé Winston en l’affiliant à la Fraternité qui tramerait contre le Parti, O’Brien le «rééduque». Tabassages et tortures. In fine, il lui inflige sa «pire terreur»: des rats voraces dans une cage fixée au visage. Brisé, agréant le Parti qui «cherche le pouvoir en soi», Winston capitule. Il remporte la «victoire sur lui-même»: «Il aime Big Brother». Il trahit Julia.

Utopie-dystopie

Orwell croise les expériences totalitaires du XXe siècle: fascisme, stalinisme, et nazisme. Outre ce contexte politique, 1984 s’apparente au genre dystopique. Fiction pessimiste, la «dystopie» augure le pire des mondes possibles, celui de la dictature par la persécution. Owen à Winston: «Le but du pouvoir, c’est le pouvoir». S’inverse ainsi l’utopisme du bonheur né en 1516 avec L’Utopie du platonicien Thomas More.

Hors de l’Histoire, insulaire et souveraine, l’Utopie est le non-lieu de la félicité et de l’égalité obligées. Cédant les bébés à l’État, euthanasiant les «incurables», les purs Utopiens vivent en famille élargie. Si le gibet est aboli pour les crimes de droit commun, les rebelles sont tués comme des «fauves». Avant union, les fiancés passent le test médico-légal sur l’affinité des organes sexuels. More avoue: «en la République des Utopiens, il y a bien des choses que je désirerais voir en nos villes sans pourtant vraiment l’espérer».

Le XVIIIe siècle est l’âge d’or des utopies que moque Swift. En 1726, Gulliver’s Travel en ravage l’optimisme: géants et lilliputiens se valent en orgueil et en sottise. Les Houyhnhnms détiennent la vérité. Dotés de la parole, ces chevaux ignorent le mot «guerre» mais esclavagisent les humains. En leurs étables, Gulliver saisit la chimère de l’Eden terrestre.

Au soir des Lumières, l’utopisme croise l’uchronie. Louis-Sébastien Mercier affine ce genre matriciel de l’anticipation né à la Renaissance. En 1774, son best-seller L’An 2440 où rêve s’il n’en fût jamais prédit l’apothéose des Lumières…au XXVe siècle. Dès lors, si l’histoire améliore l’humanité, le meilleur des mondes est pour demain! Toujours recommencé, le mal ne cesse de miner la cité idéale.

Les utopies du mal

Au XXe siècle, entre scepticisme de Swift et uchronie de Mercier, les contre-utopies précédent et suivent 1984. Elles reflètent le gouffre moral avec l’humanisme des Lumières. Le bonheur collectif des Utopiens devient le joug d’État. Parmi d’autres, quelques textes classiques illustrent les utopies du mal sur l’horizon des guerres mondiales et du pouvoir totalitaire.

Jack London songe au pacte de la ploutocratie et du fascisme dans Le Talon de fer (The Iron Hell, 1908), cauchemar sur le pouvoir illimité du capitalisme. La Fin d’Illa (1925) de José Moselli brosse le monde des llliens. Au top du progrès scientifique, ils visent la pureté du sang comme marque du pouvoir hégémonique. Contre-utopie du taylorisme et du conditionnement humain, Le Meilleur des mondes (Brave New Word, 1932) d’Aldous Huxley suit l’État eugéniste dont le pouvoir va jusqu’à prédestiner chacun en classes Alpha, Bêta, Delta ou Epsilon selon l’utilité sociale.

Antinazie, la Suédoise Karin Boye publie en 1940, au seuil du suicide, son unique chef-d’œuvre La Kallocaïne (Kallocain). L’«État mondial» utilise cette drogue de la «délation civique» pour dominer les individus constamment épiés par l’«Œil et l’Oreille de la police», présage clair du télécran d’Orwell. En 1953, Ray Bradbury édite Fahrenheit 451, porté à l’écran en 1966 par François Truffaut et en 2018 par Ramin Bahrani. Futur incertain: l’État ordonne l’autodafé des livres, car l’amnésie culturelle renforce le pouvoir totalitaire. Les insoumis apprennent alors par cœur les classiques de la littérature mondiale.

Mis en film en 1976 par Michael Anderson, L’Âge de cristal (Logan’s Run, 1967) de William F. Nolan et George C. Jonhson, évoque le pouvoir létal d’une caste postapocalyptique. En 2116, quand leur implant palmaire s’assombrit, les individus âgés de 21 ans sont tués dans un rituel civique qui ranime la terreur d’État.

G. Lucas, THX1138, U.S.A. 1971 (© Warner Bros).

En amont et en aval d’Orwell, le meilleur des mondes possibles est la dictature d’une caste ou d’un parti unique qui remplace l’utopisme du bonheur commun par la coercition collective. Futuristes, les dystopies se polarisent sur celui que broie le pouvoir totalitaire qu’il défie, comme l’irréductible  THX 1138 dans le chef d’œuvre éponyme (1971) George Lucas qu’inspire 1984.

Selon 2084. La fin du monde (2015) de Boualem Sansal, toute dystopie jauge le mal en politique. Si Orwell déplore le joug du parti unique, Sansal, qui lui rend hommage, déploie celui de l’intégrisme islamiste.

Ainsi, la dystopie féconde la pensée politique. Imaginer la cité juste oblige à converser avec les contre-utopies. Le remède n’est-il pas dans l’imaginaire du mal? Orwell l’expose dans 1984 pour nous prévenir contre le pire des mondes possibles, là où le «pur pouvoir» est une fin en soi. D’une certaine manière, il n’a cessé de nous mettre en garde contre tout ce qui détruit lentement et sûrement la société libérale qui s’enracine dans les Lumières.

Vient de paraître :

Le point. Hors-série-Grandes biographies, 32, Novembre 2022 : George Orwell. Il nous avait prévenus.

«Ni théoricien ni philosophe, ce pamphlétaire génial s’est révélé l’un des grandes penseurs du totalitarisme. […] Un esprit lucide qu’il faut écouter pour mieux résister.» «Éditorial» de Laurence Moreau, Rédactrice en chef du Point hors-série, coordinatrice de ce remarquable numéro.

https://boutique.lepoint.fr/george-orwell-1915

Lectures: Karin Boye, La Kallocaïne (1940), traduit du suédois par M. Gay et G. de Mautort, Petite Bibliothèque des Ombres, 2014; Ray Bradbury, Fahrenheit 451, Gallimard, folio-sf, 2015; Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, Plon, feux croisés, 2013; Kack London, Le Talon de fer, Libertalia, 2016; Thomas More, L’Utopie, éd. Guillaume Narvaud, Gallimard, folio-classique, 2012; José Moselli, La fin d’Illia, Grama, 1994; William F. Nolan et George C. Jonhson, L’Âge de cristal, Denoël 2001; George Orwell, 1984, nouvelle traduction par Josée Kamoun, Gallimard, folio,2018; Boualem Sansal, 2084. La fin du monde, Gallimard, 1985; Christin, Verdier, Orwell. Étonien, flic, prolo, milicien, journaliste, révolté, romancier, excentrique, socialiste, patriote, jardinier, ermite, visionnaire, Dargaud, 2019 [Roman graphique].

LDM: 90

Le racisme du Mont-Blanc

 

Mount Kilimandjaro (Wikipedia, GNU)

Tanzanie, Kilimandjaro: “Montagne blanche”. Un scandale de longue durée.

La tyrannie du présent

Quelle époque «chouette», aurait pu dire le petit Nicolas!

Désarroi et retour inquiet du préau: «Tu savais papa que dire ″massif du Mont-Blanc″ c’est raciste! On nous a dit que ça discrédite les personnes de couleur! T’en penses quoi?»

Je ne pense plus. Je dévisse comme un premier de cordée.

Je dévisse abasourdi sous la sottise dans la crevasse abyssale de la tyrannie du présent.

Vite, réarmement moral :

«Oh, tu aurais pu répondre que dans le canton de Vaud, il y a le Noirmont. Un fier sommet du massif du Jura qui s’élève à 1’567 mètres d’altitude. En Valais, on peut aussi contempler le spectaculaire Mont Rose qui culmine à 4’634 mètres d’altitude. En Allemagne, on randonne dans la profonde Forêt-Noire! A la limite entre les départements du Puy-de-Dôme et de la Loire, près de Thiers, on peut s’égarer dans la forêt des Bois Noirs. Cela équilibre la ségrégation qu’entretient le massif du Mont-Blanc

Calembredaines

Après la toponymie urbaine qu’il faut rénover en déboulonnant les statues, en débaptisant et rebaptisant les rues, les ruelles, les impasses, les places, les squares et les bâtiments officiels au gré de l’humeur, de la complaisance, de la réécriture présentiste de l’histoire et du ressentiment contemporain envers le passé, il faudra bientôt revoir la toponymie alpine.  Au plus vite.

Au cœur de l’Afrique noire, le scandale du Kilimandjaro (“montagne blanche” selon l’étymologie Ol Doinyo Oibor en Maa) ne peut plus durer!

Revoir aussi la toponymie  maritime.

Que dire de Mer Rouge? De Mer Noire? De Mer Jaune que sillonnent les grands requins bleus et les ondulantes raies à taches noires (Taeniura meyeni)? Les personnes blanches ne peuvent être que rabaissées par la toponymie et la zoonomie océaniques.

Quand à eux, les lacs ne sont pas angéliques. Oh non! Lac Bleu, Lac Gris, Lac Noir, Lac Vert sont suspects de forte discrimination. Tout est dit et son contraire avec le profond Lac des Neuf Couleurs dans la vallée de l’Ubaye, Alpes-de-Haute-Provence!

Dieu reconnaîtra-t-il  les siens?

Et les fleuves!

Ah les fleuves! Le Fleuve Jaune? Pas net ce Tibétain-là, avec ses 5’464 kilomètres et son débit de 2’571 m3/seconde! Même chose pour le Fleuve Rouge qui charrie ses poissons communistes de Chine au Vietnam sur 1’149 kilomètres, débit 2’640 m3/seconde.

Récusons ces toponymies archaïques, séculaires et d’usage commun, souvent nées de la mythologie, de l’histoire, du climat et des imaginaires millénaires. Cela  discorde dans la tyrannie du présent. Il faut adapter les mots à l’imagination  du ressentiment insatiable. Même au prix de 1001 calembredaines.

Aiguille laiteuse

Bref: la géographie ne sert pas seulement à faire la guerre selon Yves Lacoste. Elle entretient aujourd’hui les préjugés entre les peuples, les personnes et les genres selon le racisme latent du Mont-Blanc qui nourrit les rumeurs d’école et les tintamarres de préau! La toponymie est oppressive et inégalitaire. Il faut la changer. Y veillent les Sheev Palpatine normatifs de la novlangue totalitaire et autres commissaires ombrageux aux archives des mots et des choses.

Rebaptisons, par exemple, «massif du Mont-Blanc» par «massif du Mont-Polychrome» pour que tous, sur tous les bords, s’y retrouvent.

Mais, attention, «massif» est masculin. Optons alors pour «massive de la cime polychrome», voire « aiguille notamment laiteuse» pour honorer les vaches nourricières du proche Chablais!

Ouvrons «une concoure» pour renommer lacs, fleuves, bosquets et forêts, étangs, ruisseaux, collines et montagnes. Rigoureux cahier des charges: toponymie incolore, inclusive, égalitaire et non discriminante.

Vive la grande égalité géographique qui ira jusqu’à renommer la blancheur de nos monts enneigés mais heureusement indépendants.

Nous y arriverons. Mais où? Ben quoi, en dystopie!

Oui, dans l’utopie crépusculaire du désarroi où capitule le bon sens: en revenant du préau, les enfants répéteront enfin que «Mont-Blanc» est la représentation raciste du monde inégalitaire de jadis, avant la tyrannie du présent. Ensuite, on pourra leur asséner qu’ils sont d’infortunés hétéro-normés.

Elle est “rien chouette” notre époque!

LDM 89

2440…1984…2001…2022…rendez-vous au futur du passé

 

E. Souvestre, Le Monde tel qu’il sera, 1846, “La vapeur substituée à la maternité”, p. 81

De la Renaissance au crépuscule des Lumières, hors de l’histoire, en atemporalité édénique, les utopies figent un monde inexistant. Celui du bonheur obligatoire et de l’égalité tyrannique des Utopiens sur l’île de nulle part (U-topos). Cet atoll souverain aux 54 cités que l’humaniste Thomas More imagine en 1516 (L’Utopie), tout en souhaitant avec lucidité que la société idéale n’advienne jamais.

Or, le scepticisme de la dystopie, soit l’anti-utopie du pire des mondes possibles, mine rapidement la chimère sociale et politique de la cité aux lois parfaites. Incompatible avec les libertés, le bonheur contraint est abominable, même dans le «meilleur des mondes possibles».

Houyhnhnms

En 1721, Swift donne ses lettres de noblesses à l’anti-utopie avec la satire pessimiste des Voyages de Gulliver: Géants ou lilliputiens, nobles ou bourgeois, riches et pauvres, mathématiciens ou militaires, femmes et hommes, tous sont égaux en orgueil et en sottise. Le bonheur social se situe au pays champêtre des Houyhnhnms. Ces robustes chevaux dotés de la parole socratique ignorent le mot guerre mais asservissent les humains loin du mal. Chez eux, Gulliver trouve réconfort et nostalgie.

Uchronie

Avant la Révolution de 1789, l’utopie devient volontiers uchronie. Le polygraphe rousseauiste Louis-Sébastien Mercier invente ce genre matriciel de l’anticipation politique. Son best-seller L’An 2440 où rêve s’il n’en fût jamais prédit en 1774 la réalisation des Lumières…au XXVe siècle grâce au peuple-roi et roi-philosophe. Dorénavant, le meilleur des mondes possibles n’est plus géographique mais devient temporel. Il se déplace dans le futur perfectible. L’histoire accomplit le progrès qu’envisagent les humains pour améliorer la cité du bien.

Machine d’allaitement à vapeur

Pourtant, le pessimisme dystopique corrompt l’espérance uchronique. La législation idéale devient le cauchemar de la tyrannie égalitaire. L’achèvement de l’histoire mène, en fait, au pire des mondes possibles. Celui de la ploutocratie, de l’individualisme ultime et du joug industriel qu’entrevoit en 1846 Émile Souvestre dans Le Monde tel qu’il sera: En l’an 3000, dans l’«île du Budget» et la «République des Intérêts-Unis»,  c’est «chacun chez soi, chacun pour soi». Si le machinisme remplace l’homme, une machine d’«allaitement à la vapeur» sustente les nouveau-nés dans la «Salle Jean-Jacques Rousseau» de l’«Université des Métiers-Unis». Les enfants en ressortent à l’âge de 18 ans…après avoir été «élevés sous cloches». La modernité progresse!

Le pire des mondes possibles

Aujourd’hui, nos rendez-vous en uchronie ou en dystopie ne manquent pas. Cette entrevue imaginaire est souvent futuriste dans une chronologie lointaine, encore ouverte. Au XXVe siècle, la promesse uchronique des Lumières va-t-elle se réaliser selon Mercier? L’an 3000 sera-t-il celui de la mondialisation ploutocratique et de l’individualisme exacerbé que déplore  Souvestre? Pourtant, le pire des mondes possibles n’a-t-il pas déjà dans le passé du futur?

1984

Longtemps, l’an 1984 dessinait la ligne de mire futuriste de l’avènement totalitaire et de la société de surveillance perpétuelles avec la figure de l’affable Big Brother que George Orwell campe dans son chef d’œuvre 1984 publié en 1949 contre le stalinisme. Trente-huit ans après 1984, si ce roman politique reste actuel dans le monde illibéral qui arrive, la puissance du contrôle social en Chine et ailleurs n’a rien à envier au paradigme dystopique d’Orwell.

2001

Tiré du roman éponyme d’Arthur C. Clarke, le long-métrage darwinien de Stanley Kubrick 2001, l’Odyssée de l’espace (2001: A Space Odyssey) illustre en 1968 le struggle for life des humains contre l’intelligence artificielle qui peut nous submerger. L’utopie de la connaissance infinie depuis la préhistoire y devient la fable philosophique du savoir létal car coupé de la conscience humaniste. Vingt-et-un ans après ce rendez-vous imaginaire de 2001 avec l’ordinateur HAL devenu dément et homicide par orgueil dans le vaisseau spatial U.S. Discovery One, comment actualiser cette dystopie intersidérale sur les conflits entre les intelligences humaines et cybernétiques?

2022

Canicule, effet de serre, épuisement des ressources, pollution, misère, surpopulation, barbarie sociale, répression policière et euthanasie d’État: l’humanité plonge en enfer dans la dystopie Make Room Make Room (1963) de l’écrivain américain Harry Harrison. Richard Fleischer en tire le film crépusculaire Soleil vert (Soylent Green, 1973) placé en…2022! À New York, la multinationale Soylent Industries nourrit les 44 millions d’habitants de la mégalopole chaotique avec des aliments artificiels. Par contre, les riches des ghettos sécurisés mangent encore des mets naturels. La nutrition détermine la domination politique, car la nourriture de synthèse provient secrètement…des cadavres récupérés dans les centres d’euthanasie obligatoire. En 2022, l’anthropophagie articule la gouvernance totalitaire dans un monde à bout de course, quand la nature nourricière n’est plus que le souvenir nostalgique de vieillards apeurés.

L’imaginaire du mal

1984, 2001, 2022 : trois dates centrales de nos imaginaires sociaux, trois rendez-vous temporels en dystopie! Trois problèmes de la modernité. L’imaginaire politique, cognitif et environnemental du pire des mondes possibles offre des expériences de pensée. Elles discréditent l’idéalisme utopique du meilleur des mondes possibles légué par les Lumières et enterré en 1932 par Aldous Huxley dans Brave New World (Le Meilleur des mondes). Big Brother en 1984 et HAL l’ordinateur dément en 2001 désignent le passé d’un univers longtemps futuriste. Or, le Soleil vert de 2022 est contemporain de notre monde actuel, épuisé et surchauffé.

Que faisons-nous? Est-ce suffisant de trier névrotiquement nos déchets et de pédaler d’arrache-pied sur des bicyclettes bientôt aussi onéreuses que des automobiles? D’ailleurs, celles-ci peuvent-elles continuer à dévorer impunément le bitume en asphyxiant le peuple des villes? La Cité des asphyxiés du Français Régis Messac, éprouvante dystopie voltairienne de 1937 sur la gouvernance politique par l’octroi de l’oxygène aux individus soumis, mérite ici relecture!

Dystopie: la chimère imaginaire de la fable conjecturale ou la leçon morale de notre culture politique? Un jeu de l’esprit ou un avertissement lucide dans la dévastation bientôt inexorable du présent? Renouer avec l’utopie d’un monde meilleur ancré dans le bien oblige à honorer le rendez-vous avec le pire des mondes possibles. Le remède n’est-il pas dans l’imaginaire du mal? État d’urgence en dystopie!

 

LDM : 88

Juger les sorcières et les sorciers

 

 

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Entre la Renaissance et l’aube des Lumières, des individus qui auraient pactisé avec le Diable sont jugés et exécutes pour crime de sorcellerie. Des procès illustrent la peur du mal qui désole la communauté chrétienne.  Aujourd’hui, il s’agirait de réhabiliter les “sorcières” et les “sorciers” comme pour corriger le passé.

 

1560-1630 : chasse aux sorcières

Le mal a sa scène favorite : la nuit. À l’époque moderne, c’est sous la lune que les sorcières s’envolaient au sabbat pour vénérer le Roi des ténèbres. Reniant foi et salut, elles y foulent la Croix puis pissent dans le bénitier. Après avoir baisé le cul fétide du Diable et incorporé son sperme glacé, elles trépignent «panse contre panse». Au son d’une ignoble trompe, elles rongent un nourrisson non baptisé puis mijotent l’onguent maléfique où flottent charogne et vipères.

Après l’orgie diabolique, avec le baume maudit, la sorcière désole les vivants. Elle les tourmente ou les tue. Attisant orage et tempête, elle ravage les moissons et le bétail. Elle infecte l’eau et stérilise les femmes. Imputé à l’«ennemi du genre humain», l’assaut maléfique polarise le mal des peurs morales et biologiques qui hantent la cité de Dieu. La terreur du péché que charrient les imaginaires sociaux et les traités démonologiques.

Nourri par le Marteau des sorcières (1486) des Dominicains Henry Instiitoris et Jacques Sprenger, mené en style inquisitoire par les juges séculiers, le procès de la sorcière refoule l’offensive maligne. «Sottise mentale» ou «énigme historique» selon Lucien Febvre, la chasse aux sorcières naît vers 1530 pour culminer de 1560 à 1630. Avec le scepticisme croissant des juges et des médecins qui scrutent le corps des sorcières que le Diable marque pour les assujettir, elle reflue vers 1670-1680, puis s’étiole au XVIIIe siècle.

Commune aux régimes absolutiste et républicain, âpre en milieu rural et sur le limes confessionnel dès la Réforme luthérienne, la répression embrase la Rhénanie, le piémont alpin, l’arc jurassique, le bassin lémanique, la mosaïque du Saint-empire, la Savoie. Le cœur de l’Europe est davantage frappé que le sud méditerranéen et l’Angleterre du Common Law. Si la chasse coïncide avec la consolidation de la souveraineté de l’État moderne, ses chiffres sont incertains. Près de 110 000 procès mènent au bûcher 60 000 à 80 000 individus. Entre héritage du péché originel et misogynie ecclésiale, 7 à 8 fois sur 10 une femme est visée. Dénoncée par d’autres femmes! Marginale, étrangère ou veuve, guérisseuse ou empoisonneuse, elle est punie en sorcière qui «baille le mal [donne]» au retour de la contre-eucharistie du sabbat.

1537 : Rolette Liermy décapitée

À Genève, le 10 août 1535, le Grand conseil abolit la messe puis adopte la Réforme le 21 mai 1536. Quatorze mois plus tard, le mardi 3 juillet 1537, sous la canicule, une foule haineuse force la masure de Rolette Liermy, femme sans âge. Accusée d’avoir ensorcelé un couple, elle est traînée par les cheveux au chevet des malades. Malavisée, elle saigne une poule sur leurs faces pour déloger le mal. Trahie, elle est saisie et incarcérée à la prison de l’Évêché qui surplombe la cité et les âmes de Genève. Le lieutenant de justice lui arrache l’aveu du maleficium.

Huit ans avant, un jour de colère, le Diable en homme noir l’aborde sur une sente rurale. Il lui offre richesse et puissance…si elle renie Dieu, la Vierge, les saints et le paradis. Cédant à la tentation, elle s’offre à l’inconnu devenu félin noir. En hommage, elle en baise l’anus et jure le don annuel d’une poule. Le démon la mord au bras pour sceller l’alliance du mal. Elle en reçoit salaire : argent (en bois!), baume maléfique, bâton blanc pour le sabbat.

Oignant sa chèvre qui en crève, Rolette jette l’onguent. Sa révolte irrite Satan qui la bat et lui donne une poudre noire. Souvent au sabbat, elle y partage avec d’autres sorcières le festin du Diable. Agente du mal, Rolette tue des proches —dont 4 enfants. Parmi eux, une fillette de 4 ou 5 ans. Sa mère fâche la “sorcière” pour un litige lié au transit animal sur son champ.

Les présomptions du juge impliquent la torture : elle subit donc trois fois l’estrapade. Les mains liées dans le dos, hissée au bout d’une corde passée dans une poulie mise au plafond de la salle du «tourment», elle est précipitée dans le vide mais retenue avant le sol afin de disloquer ses articulations. Plusieurs «traits de cordes» visent les taciturnes parfois privés de sommeil dans un tonneau. Comme à chaque fois, l’aveu motive la mort pénale: nul salut pour la sorcière. La peine de salubrité publique purge la communauté de l’infection satanique. Devant le peuple réuni à son de trompe, Rolette est décapitée au gibet de Champel. Son crime: homicides, maléfice et empoisonnement par «poudre» et «onguent». Selon la rengaine des sentences criminelles, le supplice terrifiera les suppôts de Satan.

1567 : Jean Catelin brûlé vif

Paysan au village de Russin proche de Genève, Jean Catelin est incriminé le 15 novembre 1567. Un communier —accusé de maléfice— l’a dénoncé. Craint du voisinage, Catelin irait au sabbat. Il aurait occis hommes et bêtes. Niant tout, il craque en triste état à la troisième séance d’estrapade. Ses aveux confortent l’interrogatoire démonologique du juge qui fabrique le coupable.

Trois ans auparavant, au fond des bois, sous la forme d’un molosse, le Diable le hèle. Prenant forme humaine, il réclame le tribut du baise-cul. Reniant Dieu, Catelin est marqué à la jambe gauche, reçoit de l’argent [feuilles de chêne] et deux boîtes de graisse venimeuse. Paroissien du mal, il offrira au diable le cens annuel d’un poussin. Testant la toxicité du baume sur une poule et la chienne de son beau-frère litigieux, Catelin tue ensuite le bœuf et le poulain du voisin qui refuse la vente d’un arpent de terre. Ayant abattu encore une femme et un homme agresseur de son épouse, il dit être allé deux fois au sabbat, juché sur un bâton blanc oint d’onguent. Voulant sauver sa peau, il dénonce vingt comparses de l’orgie satanique. Ses aveux compromettent d’autres témoins. Comme dans maints procès, pour se blanchir, ils noircissent le renom du sorcier. Reprochant au Diable de l’avoir lâché sous la torture, Catelin est brûlé vif le 9 décembre 1567 au gibet de Plainpalais. Dans la bise glaciale du crépuscule, des pasteurs en noir le guident à l’atroce supplice expiatoire. Sa combustion in vivo devrait intimider le peuple. Le bourreau jette ses cendres aux quatre vents. Le néant attend corps et mémoire du sorcier.

1573 : Jeanne Petit bannie

En 1573, Jeanne Petit, illettrée, vachère communale, vivant avec son quatrième mari sur une tenure prieurale, est citée au tribunal de la seigneurie de Wahil (Pas-de-Calais). Sa réputation d’ensorceleuse nourrit la rumeur villageoise. Treize personnes —parfois alphabétisées mais plus riches qu’elle (dont le curé et le seigneur du lieu)— l’accusent de sorcellerie. Elle aurait fait crever par «sortilège» près de 250 têtes de bétail —juments, poulains, vaches, moutons, brebis. La richesse communautaire est menacée. Jadis plombées par la peur, les langues se délient. Le voisinage craint la puissance de Jeanne qui par colère a «maléficié» la femme de son beau-frère avec le baume de la mort. Interrogée sur le mode inquisitoire, elle est torturée. Endurcie par la vie, forte dans la douleur, elle nie en bloc. Elle n’évoque ni le sabbat ni le diable. Frôlant la mort pénale sur le bûcher expiatoire, elle est condamnée le 25 juin 1573 à faire «amende honorable». Ayant demandé pardon à la communauté et à Dieu, elle est bannie perpétuellement, sous peine de la mort si elle revient. Négligeant la véracité du maléfice, soucieux de rétablir la paix sociale minée par les discordes de voisinage et l’étrange épizootie, les juges éloignent l’accusée. Son ban la protège de la vindicte collective et du lynchage. Comme d’autres individus vite accusés de maléfice dans un contexte litigieux, Jeanne échappe au rituel patibulaire d’intimidation publique. Parmi des milliers de cas pareils, celui-ci illustre la routine des procès intentés contre les “servantes de Satan” pour pacifier la communauté et endiguer le mal.

1652 : Michée Chauderon pendue et calcinée

Le 6 avril 1652, 15 ans après le Discours de la méthode de Descartes et quatre après le traité de Westphalie qui éteint les atrocités confessionnelles de la guerre de Trente ans, Michée Chauderon est pendue à Genève. Elle est la dernière personne à y être exécutée pour crime de sorcellerie depuis 1527 (47 femmes, 23 hommes). Catholique, savoyarde, veuve et lessiveuse, Michée est une sorcière pour huit femmes en colère qui l’accusent d’avoir empoisonné deux femmes «possédées». Guérisseuse notoire, Michée refuse de les soulager avec son réputé bouillon blanc de gros sel purificateur. La rumeur enfle: est-elle l’amie des démons? N’a-t-elle pas jadis «touché» la tête de deux nourrissons? Le premier devient muet. La fièvre tue le second. Entre peur et haine, Michée est arrêtée.

En justice, elle répond à 296 questions. D’entrée, elle nie en bloc. Bonne catholique, elle a toujours prié Dieu. Elle ne fréquente ni sabbat ni «sorcier». Elle ignore si elle est «marquée» par le Diable comme l’affirme une accusatrice. Selon la démonologie, le commerce maléfique ressort du stigmate insensible et anémique qu’au sabbat Satan griffe sur l’initié. Le corps usé de Michée revient aux experts. L’ayant dénudée et rasée, deux chirurgiens la scrutent sous toutes les coutures. Après avoir bandé ses yeux, ils plantent l’alène chirurgicale en un point suspect au sein droit pour éprouver l’irritabilité. Craignant l’emballement pénal, ils n’en déduisent rien. En résulte la contre-expertise de deux médecins et de deux chirurgiens qui croisent naturalisme et retenue. Au terme du même protocole médico-légal, opposant corps enchanté à corps malade, les experts freinent la spirale répressive en niant l’hypothèse de la marque satanique.

Michée retombe une fois encore dans les mains de deux maîtres-chirurgiens venus du pays de Vaud. Habitués aux procès en sorcellerie, imbus de démonologie, ils toisent l’accusée pour repérer le «sceau diabolique». Insensible et anémique, un double stigmate les persuade qu’elle est marquée à la «lèvre supérieure» et à la «cuisse droite».

Les indices corporels ramènent Michée à la torture. Le «cœur gros» selon le geôlier, elle dit avoir croisé en forêt l’«ombre du Diable» qui l’aurait marquée à son insu. Incarné en un prodigieux lièvre, le Diable la harcèle et lui donne la poudre maléfique pour bailler le mal. Brisée par l’estrapade, agréant le coït satanique, elle est perdue. Elle voudrait ne pas être «brûlée vive»…pour prier Dieu jusqu’au dernier souffle.

Pour s’être «donnée au Diable» — par «douceur» pénale selon la sentence — elle est donc pendue. Les juges ont ils ouï la terreur de l’accusée ou savent-ils que le bûcher évoque l’Inquisition? Image néfaste pour la République calviniste dont la tolérance autoproclamée en fortifie l’image européenne. L’ayant énuquée, le bourreau la jette au feu puis disperse les cendres dans le vent printanier. Le nom de Michée Chauderon n’est pas noté sur le Livre des morts. Seuls y figurent les individus bien famés et  inhumés chrétiennement.

Or, depuis 1652, ce cas révolte les esprits éclairés. À l’incrédulité de protestants libéraux —Jean Le Clerc, Michel de La Roche— s’ajoute la charge de Voltaire et de Condorcet contre les juges superstitieux. Si au XIXe siècle, le procès anime la chicane confessionnelle, vers 1990, la sorcière devient l’icône a féministe de la férocité patriarcale des magistrats de l’Ancien régime. Ayant donné son nom à une venelle genevoise, elle reste la plus notoire des femmes exécutées pour connivence satanique.

Vies fragiles

La femme «inconstante» par «nature» a payé le lourd tribut de la banalisation du mal satanique selon De la démonomanie des sorciers (1580), diatribe politique de Jean Bodin contre la sorcellerie, éditée lorsque les conflits confessionnels minent la France d’Henri III. Penseur de la souveraineté moderne, qualifiant le maleficium de crime de «lèse-majesté» car le pacte satanique menace le roi de droit divin, il publie sa somme démonologique quand culmine la chasse aux sorcières, freinée un temps par les humanistes. Avant Voltaire, les adeptes d’Erasme, dont le médecin Jean Wier (1515-1588) pour qui les sorcières sont des «mélancoliques» plus à soigner qu’à brûler, récusent l’hypothèse démonologique de l’intercession satanique. Cette crédulité ancestrale a couté la vie à Michée Chauderon. Mais aussi à des milliers d’autres «sorcières» enfouies dans la nuit des archives de la répression.

Le crime de sorcellerie était un crime imaginaire qui illustre la vie fragile (Arlette Farge) et les peurs sociales dans les communautés de l’Ancien régime confrontées au mal et au malheur biologique. Aujourd’hui, un peu partout en Europe, s’ouvre un débat inédit: faut-il réhabiliter les femmes et les hommes accusés et condamnés à mort pour crime de sorcellerie (environ 100 000). Réhabilitation anachronique au prix d’une discutable réécriture du passé dans le prisme contemporain de notre sensibilité individualiste, de nos  seuils d’intolérance et de nos culpabilités qui, demain, ne seront plus les mêmes.

Le débat est ouvert.

Lectures : Lucien Febvre, « Sorcellerie, sottise ou révolution mentale », Annales E.S.C., 1948 ; Carlo Ginzburg, Le sabbat des sorcières, Paris, Gallimard, 1989 ; Brian P. Levack, La Grande chasse aux sorcières en Europe aux débuts des temps modernes, Seyssel, Champ-Vallon, 2001 ; Robert Muchembled, La Sorcière au village (XVe-XVIIIe siècle), Paris, Gallimard, 1991 ; Michel Porret, L’Ombre du Diable. Michée Chauderon dernière sorcière exécutée à Genève (1652), Genève, Georg, 2009 et 2019.