Privatiser la sécurité

Dans la France absolutiste, des chaînes de forçats sillonnent la France entre les prisons, les galères de Marseille puis dès 1748 les bagnes métropolitains (Toulon, Brest, Rochefort, Lorient). Enfer mobile sur terre, la chaîne est un mouroir qui peut tuer 3 forçats sur 10. De 1792 et 1836, d’avril à octobre pour éviter la rigueur hivernale mais par tous les temps, deux à trois fois l’an, 59 chaînes (moyenne 371 hommes), transfèrent 21 919 bagnards, durant vingt ou trente-cinq jours de voyage diurne (18 à 40 kilomètres journaliers). Organisée par l’État, la chaîne est confiée à des entrepreneurs privés. Ils tirent de juteux profits de cette mission régalienne, notamment en baissant le coût de revient du transport des forçats valides.
En 1836, la chaîne est remplacée par les voitures hippomobiles puis bientôt les fourgons cellulaires qui mettent les détenus à l’abri des regards. Entre-temps, les entrepreneurs privés sont remplacés par des fonctionnaires étatiques du service de la justice ou de l’administration pénitentiaire (1). Le monopole pénal que l’État détient depuis le XVIe siècle est devenu incompatible avec la privatisation de la coercition judiciaire. Cette modernité pénale est la nôtre.

La chaîne du pénal

Dans le grand désarroi étatique qui aujourd’hui fragilise les plus démunis, le monopole pénal régalien est progressivement rogné par la privatisation de la coercition judiciaire et des missions d’ordre public. On ne compte plus les polices privées qui accaparent le marché sécuritaire notamment tout autour de lieux sensibles ou prestigieux comme les ambassades ou les aéroports, alors que la privatisation des prisons se généralise aux États-Unis mais aussi en France. A Genève, comme dans d’autres cantons, s’ajoute maintenant la privhttps://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/f/f9/Renault_Midlum,_Administration_p%C3%A9nitentiaire_Paris,_septembre_2013_-_2.JPGatisation du convoyage des détenus que vise le Conseiller d’État chargé du département de la sécurité et de l’économie Monsieur Pierre Maudet.

Sourd à l’opposition parlementaire, judiciaire, politique et syndicale, le magistrat préfère la sécurité privée à celle qu’assurent les fonctionnaires assermentés de l’État. Des contraintes budgétaires motivent en outre ce recours à des agents externes à la fonction publique: il serait moins coûteux de privatiser la sécurité que de la garantir avec les  moyens publics !

Dès le 1er novembre, la société Securitas remplacera donc les policiers dans le convoyage des détenus au moyen des trois fourgons cellulaires qui lui seront bientôt cédés ou vendus. Pourtant, l’image publique de la justice ne peut-être qu’étatique : seuls des fonctionnaires assermentés doivent incarner tous les maillons de la chaîne du pénal.

Éthique du glaive

Il est aisé à un observateur sourcilleux  de remarquer que le convoyage privé semble renouer avec l’économie de la chaîne  de l’Ancien régime affermée à des entrepreneurs qui en tirent bénéfice.

Est-il vraiment souhaitable que le monopole de la violence de l’État pénal puisse ainsi générer le bénéfice économique  d’acteurs privés ? Certainement inhérent au marché de la sécurité et des missions régaliennes, le clientélisme politique est-il compatible avec l’impartialité de l’État pénal ? Punir est une fonction trop grave pour en dénaturer les fondements étatiques par idéologie sécuritaire et contrainte budgétaire. Déplorer la privatisation croissante des tâches régaliennes de sécurité et de justice est moins une “posture idéologique” qu’une mise en garde démocratique contre la généralisation de tels usages.

Question: comment colmater la brèche croissante de la privatisation de la sécurité publique ?

Dans certains contextes politiques et sociaux,  cette privatisation des tâches régaliennes de l’État ne peut être que liberticide. Au-delà du problème sectoriel des douze agents de sécurité privée qui assureront, bon an mal an, le convoyage des détenus entre les lieux de détentions et le palais de justice,  la privatisation des tâches régaliennes pose très largement le débat démocratique sur la nature institutionnelle et le fonctionnement de l’appareil judiciaire. L’http://media.begeek.fr/2011/03/robocop.jpgéthique pénale n’est pas compatible avec des intérêts privés. A moins de retourner vers l’Ancien régime des délits et des peines.

Aujourd’hui il est aisé de privatiser le convoyage des détenus. Demain, des compagnies commerciales offriront peut-être d’autres services judiciaires et policiers (arrestation, garde à vue, interrogatoire, etc.) dont le coût avantageux pourrait mener l’État à soumettre encore davantage sa souveraineté régalienne aux lois du marché. Que deviendront les libertés et les droits des justiciables dans la marchandisation générale et la  privatisation du glaive ? 

Attention, Robcop veille au grain sécuritaire !

(1) Sur la sécurité privée du transport des forçats ferrés sous l’Ancien régime, voir le beau livre de Sylvain Rappaport, La chaîne des forçats, Paris, Aubier, 2006.

Le monde à venir ?

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Sorti en 1936 dans le contexte mondial de la montée des périls noirs et rouges, Les Mondes futurs (Things to come), crépusculaire long-métrage du réalisateur américain William Cameron Menzies (1896-1957), s’inspire du roman quasi éponyme (1933)1 de H.G. Wells (1866-1946). Ce compagnon de route des socialistes anglais prône alors un « État-Monde » ou démocratie parlementaire universelle contre les nationalismes belliqueux. La Machine à explorer le temps (1895), L’île du Docteur Moreau (1896) L’Homme invisible (1897), La Guerre des mondes (1898) : de notoriété planétaire, devenus des classiques cinématographiques, les romans d’anticipation scientifique de Wells mêlent scepticisme sur l’exercice du pouvoir, philosophie du déclin et progrès scientifique propice au mal. D’un pessimisme radical comme le sera 1984 (1949) de George Orwell (1903-1950), Les Mondes futurs montrent l’avènement inexorable d’une humanité décimée par la guerre interminable et bientôt réduite à une Atlantide totalitaire qu’obsède la fuite en avant technologique contre les incertitudes morales et politiques du temps présent. L’autoritarisme résulte ici du désarroi collectif.

Désarroi collectif

Crise économique et mondialisation qui accélèrent la déprogrammation néo-libérale de l’État-providence, métastase terroriste, conflit militaire de grande envergure sur l’horizon du Proche-Orient, drame humanitaire de l’afflux toujours recommencé de réfugiés en Europe, politiques sécuritaires de surveillance globale contre les libertés pour la défense nationale, dérèglement climatique, massacre environnemental : face à de tels maux, notre désarroi collectif n’a rien à envier à l’imaginaire dystopique (utopie négative) des Mondes futurs de Wells.

Dans le monde à venir, comment encore accepter que trois sources d’enrichissement colossal à l’échelle planétaire résultent du trafic des armes (rang 1), de celui de la drogue (rang 2) et de celui des espèces animales en voie d’extinction (rang 3) ? Avec ses cultures de la mort, ce monde à venir sera-t-il celui de “l’horreur”, selon le colonel Kurz, ce mercenaire-individualiste des causes perdues qui agonise à la fin du film Apocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola ?

La futurologie n’est qu’une discipline spéculative, sans fondement, sinon celui de l’imaginaire uchronique. Or, ne serait-ce que pour entretenir l’espoir de nos enfants en une vie sinon meilleure du moins non dégradée matériellement et moralement par rapport à la nôtre, il faut  penser  le monde de demain pour infléchir celui d’aujourd’hui selon la ligne de mire de l’humanité.

Tel est l’enjeu politique du travail intellectuel. Ses bases : un système scolaire et universitaire ancré dans l’humanisme critique, des structures médiatiques libérées des contraintes financières, un État fort et ambitieux dans ses politiques culturelles qui ne suivent ni les lois du marché ni les carcans liberticides ou homicides de l’intégrisme confessionnel.

Responsabilité morale

Mais tel devrait être aussi la responsabilité morale des politiciens élus en ce qui concerne le monde à venir. Tel le Persan faussement naïf des Lettres persanes de Montesquieu (1721), un observateur impartial de la vie publique dirait que trop souvent ils nourrissent la montée du désarroi collectif. Notamment lorsqu’un discours issu de la vieille tradition sociale-démocrate de l’État régulateur des inégalités mime aujourd’hui celui du néo-libéralisme pour justifier l’austérité que les plus démunis paient au prix fort de leur vie fragile.

N’incarnent-ils pas ce désarroi général, celles et ceux qui, en Angleterre, en Espagne, en Grèce ou en France et demain ailleurs en Europe, plébiscitent avec espoir des formations politiques fidèles aux fondements et aux promesses égalitaires du socialisme historique ? Mais aussi ces électeurs apeurés, oublieux de l’histoire du XXe siècle, qui consacrent les partis d’extrême droite favorables à l’avènement autoritaire de la priorité nationale dans tous les secteurs de la société ?

On ne remontera pas dans le temps, sauf dans le roman de H.G. Wells, pour retrouver le meilleur des mondes possibles. Pourtant, face à celui qui vient, le travail intellectuel et politique est immense. Déconstruire les mythologies contemporaines les plus obscurantistes, les plus inégalitaires, les plus tournées vers les polarisations haineuses des différences socio-culturelles ou confessionnelles ou encore les plus hostiles à aux droits de l’Homme permettra partiellement, mais en partie seulement, de contrer l’avènement du pire des mondes possibles que prépare le désarroi collectif. Immense responsabilité morale face au monde à venir !

  1. The Shape of Things to Come