“Les librairies n’ont que faire de l’air du temps”: V. Puente, Le Corps des libraires, p. 7.
Pandémie urbaine : scènes paradoxales dans la ville blessée. Spectacles contradictoires.
Amertume aussi.
À la péripétie urbaine, entre la verticalité grise du faubourg et le ghetto bobo, l’immense surface du bricolage et du jardinage est ouverte. Toujours populaire. Toujours achalandée.
Béant l’hyper-marché: «Venez M’sieurs dames !»
Parking quasi complet. Cohorte habituelle de SUV. Foule bigarrée des grands jours.
Temple du Do it yourself
Après le rituel palmaire du gel hydro-alcoolique, chacun s’égaie joyeusement et rassuré dans la caverne d’Ali Baba du bien-être domestique.
Haut-parleurs feutrés de la dystopie du Do it yourself : la voix suave d’un androïde féminin répète les coutumiers messages sur la distance sociale : «Chères clientes, chers clients, dans les conditions sanitaires actuelles, nous vous demandons… !»
Un remake consumériste du film THX 1138 de George Lucas (1971)!
La clientèle masquée, parfois endimanchée, hésite entre la perceuse électrique BOSCH dernier cri, un tournevis cruciforme lumineux ou un «marteau de mécanicien» (mais aussi d’électricien, de maçon ou à piquer les soudures, voire d’arrache-clou), un sinistre set de douche bleuâtre Made in China, un bac plastique fourre-tout, un révolutionnaire spray de «rafraichisseur pour textile automobile», un tube de colle universelle ou encore un ficus microcarpa ginseng en pot.
Cohorte humaine aussi devant le «Click and Collect» où s’entassent les articles préemballés de la félicité laborieuse et bricoleuse.
Recluse derrière le haut hygiaphone en plexiglas, la mine défaite, les caissières débitent les flux monétaires du bricolage ménager.
Exit du supermarché: cohue métallique des charriots surchargés, insouciant embouteillage démocratique. Noms d’oiseaux habituels aux carrefours surchargés du parking bétonné.
La vie normale, quoi!
Librairies endeuillées
Retour au cœur de la cité. Stupeur.
Honte aussi?
Petites et grandes, nationales ou locales, généralistes, de bande-dessinée ou pour enfants: les librairies sont fermées.
«Fermées M’sieurs dames !» On vous le dit!
Hermétiquement closes. Radicalement barrées. Niet.
Quasi murées dans l’oubli social.
Comme endeuillées d’elles-mêmes, même si des libraires offrent le port gratuit des livres commandés en ligne.
En vitrine, miroir lugubre des faces masquées, les livres et les ouvrages de tous formats attendent. Dépérissent.
Romans, libelles, ouvrages de sciences humaines, albums d’art ou de photographie, bande-dessinée, livres d’enfants et scolaires mais aussi traités culinaires, cartes géographiques et guides de voyage: le patrimoine livresque de l’esprit est drastiquement mis en quarantaine. Les livres de poche perdent leur sens social.
Le livre se retrouve en réclusion matérielle et symbolique.
Banni de la cité prospère. Exilé de la sociabilité démocratique.
Tous ces imprimés qui espèrent retrouver leurs amis en chair et en os.
Tous ces imprimés qui attendent d’être feuilletés et collationnés.
Choix sanitaire et politique
Dans la pandémie inapaisée, il existe donc un choix sanitaire et politique insolite.
La flânerie à l’hyper-marché du bricolage domestique est licite (recommandée ?).
Le bouquinage dans les librairies de l’esprit est illégale (déconseillée ?).
Constatation empirique: au supermarché du bricolage, les gestes barrières seraient donc plus efficaces qu’à la libraire, temple de l’esprit.
L’outillage est libéré! Vive le bricolage!
Le livre est «confiné»! À bas le bouquinage !
En excluant le livre des «biens essentiels», la décision controversée du Conseil fédéral (13 janvier 2021) claquemure les libraires et les autres lieux culturels devenus inaccessibles. Par contre, la perceuse électrique et le spray de «rafraichisseur pour textile automobile» sont promus au rang de biens indispensables. Quasiment patrimoine de l’humanité!
Une décision politique qui oppose la vie matérielle et à celle de l’esprit.
La chaîne du livre est fragile
Quelle a été la négociation sociale ou commerciale derrière ce scénario autoritaire et contestable?
On le sait, de l’auteur au lecteur, via l’éditeur et le libraire, depuis toujours, la chaîne du livre est fragile.
Beaucoup plus fragile que celle de la perceuse électrique et du set de douche made in China.
La sociabilité du livre serait-elle moins primordiale que celle du marteau et du tournevis?
Déposons un instant les outils et réclamons sine die la réouverture des librairies aux mêmes conditions sanitaires que les cathédrales du Do-it-yourself!
Comme les musées, les bibliothèques, les dépôts d’archives ou les salles du spectacle vivant et filmique, les libraires sont les lieux d’accès populaire à la culture. Les seul et les plus simples avec la presse de qualité.
Ce qui évidemment ne disqualifie pas le marteau (de ferratier, de chaudronnier, à ciseler ou de commissaire-priseur) qui existe dès l’apparition de l’intelligence humaine, mais les “librairies n’ont que faire de l’air du temps“!
Lecteurs de tous bords unissons-nous! Nous avons nos habitudes et nos secrets dans les librairies comme les bricoleurs ont les leurs au Do it yourself!
Le livre vivant ne doit pas devenir une ruine de la pandémie.
Pour rêver, magnifique essai sensible de : Vincent Puente, Le Corps des libraires. Histoire de quelques librairies remarquables et autres choses, Éditions de La Bibliothèque, Paris, 2015, 125 p.
Si vous aimez la poésie: Le slam de Narcisse: perceuse:
https://www.rts.ch/play/tv/rtsculture/video/le-slam-de-narcisse-perceuse?urn=urn:rts:video:11944936