Dominique Kalifa : la lumière et l’ombre

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Le pas s’est éloigné le marcheur s’est tu”, René Char, Le Marteau sans maître, “Bourreaux de solitude” (Poèmes militants), 1932.

 

L’historien Dominique Kalifa est sorti volontairement de la vie le samedi 12 septembre, jour d’anniversaire de ses 63 ans, après un sibyllin « Au revoir » sur twitter.

Stupéfaction et « immense tristesse » parmi ses amis et ses collègues (souvent les deux à la fois) et ses étudiant(e)s.

Les sciences historiques et le monde de l’esprit perdent un savant et un intellectuel.

Une allure longiligne à la Sherlock Holmes, une mise élégante plutôt tourmentée, un sourire réfléchi, parfois zesté d’ironie, un regard acéré sur le monde, des gestes fermes, des pas rapides, une capacité spartiate de travail hors-norme que parfois feuilletait la mélancolie au cœur de la renommée, Dominique Kalifa a passé de la lumière à l’ombre.

Élève de Daniel Roche et de Michelle Perrot avec qui à Paris-VII il soutient en 1994 sa belle thèse doctorale sur les récits du crime à Paris au XIXe siècle, disciple d’Alain Corbin, collaborateur régulier depuis 30 ans au quotidien Libération (pages « Livres »), Dominique Kalifa était depuis 2002 professeur d’histoire à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne.

Ce grand historien-enseignant y pilotait le Centre d’histoire du XIXe siècle. Il laisse une substantielle et belle œuvre d’histoire culturelle des imaginaires sociaux. Ceux que réverbèrent et édifient la presse, les faits divers et le crime qui n’avaient plus de secret pour lui. Ceux où se reconfigurent les seuils de la sensibilité individuelle ou collective.

Les imaginaires et les représentations qu’édifie l’expérience sociale.

Entre lumière et ombre.

Ses nombreux articles, monographies et ouvrages collectifs sur le long XIXe siècle attestent son travail novateur à la stricte méthodologie. Il le menait en solo ou en équipe sur le jeu complexe des représentations et des sensibilités sociales. Ce que Bronislaw Baczko nommait les « idées-images ».

Après L’Encre et le sang (Fayard, 1995), outre des travaux remarqués sur la « Civilisation du journal », une dizaine d’ouvrages analytiques et synthétiques crayonnent une œuvre singulière et originale dans le paysage de l’historiographie contemporaine. Plusieurs de ses livres ont été primés ou traduits en plusieurs langues. On (re)lira avec beaucoup d’intérêt ses monographies incisives, notamment Naissance de la police privée : détectives et agences de recherches en France (1832-1942), Plon ; Biribi. Les bagnes coloniaux (Perrin) ; Les Bas-fonds. Histoire d’un imaginaire (Seuil) ; Vidal le tueur de femmes (Avec Philippe Artières, Perrin) ; La véritable histoire de la « Belle-Époque » (Fayard) ou encore récemment Paris, Une histoire érotique, d’Offenbach aux Sixties (Payot).

Une histoire de lumière et d’ombre.

La quintessence kalifienne.

Ses codirections d’études érudites ont escorté le renouveau historiographique d’aujourd’hui sur le crime, la justice et la police, dont, L’Enquête judiciaire en Europe au XIXe siècle (Creaphis) ; Le Commissaire de police au XIXe siècle (Publications de la Sorbonne) ; Atlas du Crime à Paris, avec Jean-Claude Farcy, disparu récemment (Parigramme).

Contrairement à une maladie universitaire trop répandue, Dominique Kalifa n’opposait pas les catégories culturelles pour les hiérarchiser entre hautes et basses, car tout produit culturel donne du sens au social, illustre le jeu des imaginaires et configure les mythologies collectives. Proverbiale était sa longue familiarité avec la littérature populaire, la poésie, l’Oulipo, le roman policier. Comment oublier les débats fraternels sur Bob Morane d’Henri Vernes, Harry Dickson de Jean Ray ou autres figures de la « culture populaire » comme Arsène Lupin, lorsqu’il venait enseigner avec jubilation les étudiant-e-s genevois-e-s.

À l’aise dans l’océan des imprimés du long XIXe siècle, il était compagnon de route de Fantômas, le roi du crime encagoulé créé en 1910-1911 par Pierre Souvestre et Marcel Allain (cycle romanesque de 32 volumes). Cette épopée baroque du mal et de la noirceur sociale reste une formidable odyssée dans l’ombre portée du crime sur la société de la Belle époque, au seuil du grand bain de sang de 1914-1918. D’Apollinaire à Zigomar, via Bible, Résurrection et Queneau, son brillant abécédaire pataphysicien en 32 essais  Tu entreras dans le siècle en lisant Fantômas (Vendémiaire) démontre, encore une fois, le « sérieux qui gît au cœur de la fantaisie » mais aussi l’inverse (sa dédicace à mon fils Arsène).

La grande aventure du crime doit être prise au sérieux ! Entre ombre et lumière.

Montrant son attrait tenace pour l’épistémologie des sciences historiques, son ultime livre, Les noms d’une époque (Gallimard) invite à penser collectivement quatorze chrononymes ou noms et dénominations arbitraires des époques de l’histoire («Restauration», «Fin de siècle», «Années de plomb», etc.). Depuis l’aube du long XIXe siècle, de belles et de moins belles périodes de l’histoire cadencent, dans le temps qui s’enfuit, la joie et la tristesse des femmes et des hommes entre la lumière et l’ombre.

Toujours recommencée, jamais repue, cette ombre gigantesque qui le 12 septembre 2020 a englouti Dominique.

Avec Fantômas, avec ses proches, avec ses collègues, avec ses ami(e)s, avec ses élèves, nous le pleurons.

 

https://www.franceculture.fr/emissions/le-cours-de-lhistoire/a-lhistorien-dominique-kalifa