Juger les sorcières et les sorciers

 

 

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Entre la Renaissance et l’aube des Lumières, des individus qui auraient pactisé avec le Diable sont jugés et exécutes pour crime de sorcellerie. Des procès illustrent la peur du mal qui désole la communauté chrétienne.  Aujourd’hui, il s’agirait de réhabiliter les “sorcières” et les “sorciers” comme pour corriger le passé.

 

1560-1630 : chasse aux sorcières

Le mal a sa scène favorite : la nuit. À l’époque moderne, c’est sous la lune que les sorcières s’envolaient au sabbat pour vénérer le Roi des ténèbres. Reniant foi et salut, elles y foulent la Croix puis pissent dans le bénitier. Après avoir baisé le cul fétide du Diable et incorporé son sperme glacé, elles trépignent «panse contre panse». Au son d’une ignoble trompe, elles rongent un nourrisson non baptisé puis mijotent l’onguent maléfique où flottent charogne et vipères.

Après l’orgie diabolique, avec le baume maudit, la sorcière désole les vivants. Elle les tourmente ou les tue. Attisant orage et tempête, elle ravage les moissons et le bétail. Elle infecte l’eau et stérilise les femmes. Imputé à l’«ennemi du genre humain», l’assaut maléfique polarise le mal des peurs morales et biologiques qui hantent la cité de Dieu. La terreur du péché que charrient les imaginaires sociaux et les traités démonologiques.

Nourri par le Marteau des sorcières (1486) des Dominicains Henry Instiitoris et Jacques Sprenger, mené en style inquisitoire par les juges séculiers, le procès de la sorcière refoule l’offensive maligne. «Sottise mentale» ou «énigme historique» selon Lucien Febvre, la chasse aux sorcières naît vers 1530 pour culminer de 1560 à 1630. Avec le scepticisme croissant des juges et des médecins qui scrutent le corps des sorcières que le Diable marque pour les assujettir, elle reflue vers 1670-1680, puis s’étiole au XVIIIe siècle.

Commune aux régimes absolutiste et républicain, âpre en milieu rural et sur le limes confessionnel dès la Réforme luthérienne, la répression embrase la Rhénanie, le piémont alpin, l’arc jurassique, le bassin lémanique, la mosaïque du Saint-empire, la Savoie. Le cœur de l’Europe est davantage frappé que le sud méditerranéen et l’Angleterre du Common Law. Si la chasse coïncide avec la consolidation de la souveraineté de l’État moderne, ses chiffres sont incertains. Près de 110 000 procès mènent au bûcher 60 000 à 80 000 individus. Entre héritage du péché originel et misogynie ecclésiale, 7 à 8 fois sur 10 une femme est visée. Dénoncée par d’autres femmes! Marginale, étrangère ou veuve, guérisseuse ou empoisonneuse, elle est punie en sorcière qui «baille le mal [donne]» au retour de la contre-eucharistie du sabbat.

1537 : Rolette Liermy décapitée

À Genève, le 10 août 1535, le Grand conseil abolit la messe puis adopte la Réforme le 21 mai 1536. Quatorze mois plus tard, le mardi 3 juillet 1537, sous la canicule, une foule haineuse force la masure de Rolette Liermy, femme sans âge. Accusée d’avoir ensorcelé un couple, elle est traînée par les cheveux au chevet des malades. Malavisée, elle saigne une poule sur leurs faces pour déloger le mal. Trahie, elle est saisie et incarcérée à la prison de l’Évêché qui surplombe la cité et les âmes de Genève. Le lieutenant de justice lui arrache l’aveu du maleficium.

Huit ans avant, un jour de colère, le Diable en homme noir l’aborde sur une sente rurale. Il lui offre richesse et puissance…si elle renie Dieu, la Vierge, les saints et le paradis. Cédant à la tentation, elle s’offre à l’inconnu devenu félin noir. En hommage, elle en baise l’anus et jure le don annuel d’une poule. Le démon la mord au bras pour sceller l’alliance du mal. Elle en reçoit salaire : argent (en bois!), baume maléfique, bâton blanc pour le sabbat.

Oignant sa chèvre qui en crève, Rolette jette l’onguent. Sa révolte irrite Satan qui la bat et lui donne une poudre noire. Souvent au sabbat, elle y partage avec d’autres sorcières le festin du Diable. Agente du mal, Rolette tue des proches —dont 4 enfants. Parmi eux, une fillette de 4 ou 5 ans. Sa mère fâche la “sorcière” pour un litige lié au transit animal sur son champ.

Les présomptions du juge impliquent la torture : elle subit donc trois fois l’estrapade. Les mains liées dans le dos, hissée au bout d’une corde passée dans une poulie mise au plafond de la salle du «tourment», elle est précipitée dans le vide mais retenue avant le sol afin de disloquer ses articulations. Plusieurs «traits de cordes» visent les taciturnes parfois privés de sommeil dans un tonneau. Comme à chaque fois, l’aveu motive la mort pénale: nul salut pour la sorcière. La peine de salubrité publique purge la communauté de l’infection satanique. Devant le peuple réuni à son de trompe, Rolette est décapitée au gibet de Champel. Son crime: homicides, maléfice et empoisonnement par «poudre» et «onguent». Selon la rengaine des sentences criminelles, le supplice terrifiera les suppôts de Satan.

1567 : Jean Catelin brûlé vif

Paysan au village de Russin proche de Genève, Jean Catelin est incriminé le 15 novembre 1567. Un communier —accusé de maléfice— l’a dénoncé. Craint du voisinage, Catelin irait au sabbat. Il aurait occis hommes et bêtes. Niant tout, il craque en triste état à la troisième séance d’estrapade. Ses aveux confortent l’interrogatoire démonologique du juge qui fabrique le coupable.

Trois ans auparavant, au fond des bois, sous la forme d’un molosse, le Diable le hèle. Prenant forme humaine, il réclame le tribut du baise-cul. Reniant Dieu, Catelin est marqué à la jambe gauche, reçoit de l’argent [feuilles de chêne] et deux boîtes de graisse venimeuse. Paroissien du mal, il offrira au diable le cens annuel d’un poussin. Testant la toxicité du baume sur une poule et la chienne de son beau-frère litigieux, Catelin tue ensuite le bœuf et le poulain du voisin qui refuse la vente d’un arpent de terre. Ayant abattu encore une femme et un homme agresseur de son épouse, il dit être allé deux fois au sabbat, juché sur un bâton blanc oint d’onguent. Voulant sauver sa peau, il dénonce vingt comparses de l’orgie satanique. Ses aveux compromettent d’autres témoins. Comme dans maints procès, pour se blanchir, ils noircissent le renom du sorcier. Reprochant au Diable de l’avoir lâché sous la torture, Catelin est brûlé vif le 9 décembre 1567 au gibet de Plainpalais. Dans la bise glaciale du crépuscule, des pasteurs en noir le guident à l’atroce supplice expiatoire. Sa combustion in vivo devrait intimider le peuple. Le bourreau jette ses cendres aux quatre vents. Le néant attend corps et mémoire du sorcier.

1573 : Jeanne Petit bannie

En 1573, Jeanne Petit, illettrée, vachère communale, vivant avec son quatrième mari sur une tenure prieurale, est citée au tribunal de la seigneurie de Wahil (Pas-de-Calais). Sa réputation d’ensorceleuse nourrit la rumeur villageoise. Treize personnes —parfois alphabétisées mais plus riches qu’elle (dont le curé et le seigneur du lieu)— l’accusent de sorcellerie. Elle aurait fait crever par «sortilège» près de 250 têtes de bétail —juments, poulains, vaches, moutons, brebis. La richesse communautaire est menacée. Jadis plombées par la peur, les langues se délient. Le voisinage craint la puissance de Jeanne qui par colère a «maléficié» la femme de son beau-frère avec le baume de la mort. Interrogée sur le mode inquisitoire, elle est torturée. Endurcie par la vie, forte dans la douleur, elle nie en bloc. Elle n’évoque ni le sabbat ni le diable. Frôlant la mort pénale sur le bûcher expiatoire, elle est condamnée le 25 juin 1573 à faire «amende honorable». Ayant demandé pardon à la communauté et à Dieu, elle est bannie perpétuellement, sous peine de la mort si elle revient. Négligeant la véracité du maléfice, soucieux de rétablir la paix sociale minée par les discordes de voisinage et l’étrange épizootie, les juges éloignent l’accusée. Son ban la protège de la vindicte collective et du lynchage. Comme d’autres individus vite accusés de maléfice dans un contexte litigieux, Jeanne échappe au rituel patibulaire d’intimidation publique. Parmi des milliers de cas pareils, celui-ci illustre la routine des procès intentés contre les “servantes de Satan” pour pacifier la communauté et endiguer le mal.

1652 : Michée Chauderon pendue et calcinée

Le 6 avril 1652, 15 ans après le Discours de la méthode de Descartes et quatre après le traité de Westphalie qui éteint les atrocités confessionnelles de la guerre de Trente ans, Michée Chauderon est pendue à Genève. Elle est la dernière personne à y être exécutée pour crime de sorcellerie depuis 1527 (47 femmes, 23 hommes). Catholique, savoyarde, veuve et lessiveuse, Michée est une sorcière pour huit femmes en colère qui l’accusent d’avoir empoisonné deux femmes «possédées». Guérisseuse notoire, Michée refuse de les soulager avec son réputé bouillon blanc de gros sel purificateur. La rumeur enfle: est-elle l’amie des démons? N’a-t-elle pas jadis «touché» la tête de deux nourrissons? Le premier devient muet. La fièvre tue le second. Entre peur et haine, Michée est arrêtée.

En justice, elle répond à 296 questions. D’entrée, elle nie en bloc. Bonne catholique, elle a toujours prié Dieu. Elle ne fréquente ni sabbat ni «sorcier». Elle ignore si elle est «marquée» par le Diable comme l’affirme une accusatrice. Selon la démonologie, le commerce maléfique ressort du stigmate insensible et anémique qu’au sabbat Satan griffe sur l’initié. Le corps usé de Michée revient aux experts. L’ayant dénudée et rasée, deux chirurgiens la scrutent sous toutes les coutures. Après avoir bandé ses yeux, ils plantent l’alène chirurgicale en un point suspect au sein droit pour éprouver l’irritabilité. Craignant l’emballement pénal, ils n’en déduisent rien. En résulte la contre-expertise de deux médecins et de deux chirurgiens qui croisent naturalisme et retenue. Au terme du même protocole médico-légal, opposant corps enchanté à corps malade, les experts freinent la spirale répressive en niant l’hypothèse de la marque satanique.

Michée retombe une fois encore dans les mains de deux maîtres-chirurgiens venus du pays de Vaud. Habitués aux procès en sorcellerie, imbus de démonologie, ils toisent l’accusée pour repérer le «sceau diabolique». Insensible et anémique, un double stigmate les persuade qu’elle est marquée à la «lèvre supérieure» et à la «cuisse droite».

Les indices corporels ramènent Michée à la torture. Le «cœur gros» selon le geôlier, elle dit avoir croisé en forêt l’«ombre du Diable» qui l’aurait marquée à son insu. Incarné en un prodigieux lièvre, le Diable la harcèle et lui donne la poudre maléfique pour bailler le mal. Brisée par l’estrapade, agréant le coït satanique, elle est perdue. Elle voudrait ne pas être «brûlée vive»…pour prier Dieu jusqu’au dernier souffle.

Pour s’être «donnée au Diable» — par «douceur» pénale selon la sentence — elle est donc pendue. Les juges ont ils ouï la terreur de l’accusée ou savent-ils que le bûcher évoque l’Inquisition? Image néfaste pour la République calviniste dont la tolérance autoproclamée en fortifie l’image européenne. L’ayant énuquée, le bourreau la jette au feu puis disperse les cendres dans le vent printanier. Le nom de Michée Chauderon n’est pas noté sur le Livre des morts. Seuls y figurent les individus bien famés et  inhumés chrétiennement.

Or, depuis 1652, ce cas révolte les esprits éclairés. À l’incrédulité de protestants libéraux —Jean Le Clerc, Michel de La Roche— s’ajoute la charge de Voltaire et de Condorcet contre les juges superstitieux. Si au XIXe siècle, le procès anime la chicane confessionnelle, vers 1990, la sorcière devient l’icône a féministe de la férocité patriarcale des magistrats de l’Ancien régime. Ayant donné son nom à une venelle genevoise, elle reste la plus notoire des femmes exécutées pour connivence satanique.

Vies fragiles

La femme «inconstante» par «nature» a payé le lourd tribut de la banalisation du mal satanique selon De la démonomanie des sorciers (1580), diatribe politique de Jean Bodin contre la sorcellerie, éditée lorsque les conflits confessionnels minent la France d’Henri III. Penseur de la souveraineté moderne, qualifiant le maleficium de crime de «lèse-majesté» car le pacte satanique menace le roi de droit divin, il publie sa somme démonologique quand culmine la chasse aux sorcières, freinée un temps par les humanistes. Avant Voltaire, les adeptes d’Erasme, dont le médecin Jean Wier (1515-1588) pour qui les sorcières sont des «mélancoliques» plus à soigner qu’à brûler, récusent l’hypothèse démonologique de l’intercession satanique. Cette crédulité ancestrale a couté la vie à Michée Chauderon. Mais aussi à des milliers d’autres «sorcières» enfouies dans la nuit des archives de la répression.

Le crime de sorcellerie était un crime imaginaire qui illustre la vie fragile (Arlette Farge) et les peurs sociales dans les communautés de l’Ancien régime confrontées au mal et au malheur biologique. Aujourd’hui, un peu partout en Europe, s’ouvre un débat inédit: faut-il réhabiliter les femmes et les hommes accusés et condamnés à mort pour crime de sorcellerie (environ 100 000). Réhabilitation anachronique au prix d’une discutable réécriture du passé dans le prisme contemporain de notre sensibilité individualiste, de nos  seuils d’intolérance et de nos culpabilités qui, demain, ne seront plus les mêmes.

Le débat est ouvert.

Lectures : Lucien Febvre, « Sorcellerie, sottise ou révolution mentale », Annales E.S.C., 1948 ; Carlo Ginzburg, Le sabbat des sorcières, Paris, Gallimard, 1989 ; Brian P. Levack, La Grande chasse aux sorcières en Europe aux débuts des temps modernes, Seyssel, Champ-Vallon, 2001 ; Robert Muchembled, La Sorcière au village (XVe-XVIIIe siècle), Paris, Gallimard, 1991 ; Michel Porret, L’Ombre du Diable. Michée Chauderon dernière sorcière exécutée à Genève (1652), Genève, Georg, 2009 et 2019.

Tu la veux ta bonne fessée?

Le lendemain, comme Poil de Carotte rencontre Mathilde, elle lui dit:

—Ta maman est venue tout rapporter à ma maman et j’ai reçu une bonne fessée. Et toi?

Jules Renard, Poil de Carotte, 1894.

Mange pas tes ongles vilain
Va te laver les mains
Ne traverse pas la rue
Sinon panpan cucul.
(…)
Tu me fatigues, je n’en peux plus
Dis bonjour, dis bonsoir
Ne cours pas dans le couloir
Sinon panpan cucul
Jacques Dutronc, Fais pas ci, fais pas ça, 1968
La fustigation infamante des mères célibataires: modèle de la pédagogie de l’effroi pour la domestication de la correction paternelle ou conjugale. Gravure sur acier de D. Chodowiecki, fin XVIIIe s. (Coll. M.P.).

Corriger et humilier

Substantif féminin, la fessée désigne des coups répétés sur les fesses d’une personne en lieu et place de punition. On dit «administrer, donner, ficher une bonne fessée». Dans la plupart du temps,  on vise un enfant, fille ou garçon, qui fait des «bêtises» ou qui désobéit. La fessée est donc une brutalité exercée sur autrui dans le but douteux de dresser, de corriger, de punir voire d’éduquer et de rabaisser. Moins impulsive et plus longue que la gifle ou le soufflet, plus préméditée par l’adulte, la fessée reste la forme banale mais cependant cruelle du châtiment des polissonnes et des polissons. Durant des siècles, le «droit de correction» corporelle est ainsi un privilège de l’autorité parentale envers les «enfants récalcitrants».

Rituel, posture, souffrance: l’anthropologie de la fessée est celle de l’humiliation morale et physique de l’enfant. À mains nues, avec des verges, un ceinturon ou avec le martinet légendaire. Cul dénudé ou en slip, le bambin, plié sur le genou paternel ou étendu sur un lit, subit, intériorise et pleure la brutalité corporelle comme une norme punitive. Il faut relire les 49 chapitres du chef d’œuvre minimaliste Poil de Carotte de Jules Renard. Ce petit livre autobiographique donne sens à la culture de la brutalité parentale dans la famille Lepic. Dans ce cas, elle est maternelle contre l’enfant non désiré et souffre-douleur.

Violence éducative

 La fessée se ramène à ce que les spécialistes de la maltraitance des enfants nomment les «violences éducatives ordinaires» (VEO). Or, quarante ans après la Suède, patrie autoproclamée des droits de l’homme, la France devient le 56e État à prohiber les châtiments corporels avec la LOI n° 2019-721 du 10 juillet 2019 relative à l’interdiction des violences éducatives ordinaires. Dans l’Hexagone, 85% des parents sont adeptes de la violence éducative qui peut frôler la maltraitance voire aboutir au pire. Malgré le dernier débat parlementaire de décembre 2020, la Suisse reste la lanterne rouge du mouvement abolitionniste de la fessée qui est légalisé dans soixante États.  Au pays d’Heidi, un enfant âgé de moins de trois ans sur cinq subit des châtiments corporels (Association Terre des hommes), bien souvent dans une situation de dégradation familiale.

Une somme : 248 articles

Or, dans la longue durée des civilisations, l’anthropologie et l’histoire sociale, judiciaire et culturelle de la fessée, mais aussi des châtiments corporels, pénitentiels ou correctifs, sont complexes. Cet objet couvre un vaste champ factuel et imaginaire. Celui des pratiques, des normes et des représentations mentales qui nourrissent les arts plastiques, la fiction écrite ou le cinéma. Y reviennent  les 248 articles du Dictionnaire du fouet et de la fessée dirigé et publié en février 2022 par Isabelle Poutrin et Elisabeth Lusset. Une somme à ne pas manquer.

Florilège d’un copieux  menu intellectuel: «Abus et excès» de la violence ordinaire dont familiale; brutalité et «adultère»dans le christianisme ou le droit coranique; châtiments corporels de la discipline militaire ou envers les galériens de l’Ancien régime; autoflagellation des ascèses chrétiens; autorités maternelle et paternelle à l’épreuve de la violence éducative; bastonnades en Chine et ailleurs; bagnes coloniaux; discipline des cachots monastiques et carcéraux; «clubs de fessée» et autres érotisations du châtiment corporel depuis les libertins des Lumières jusqu’à prostitution et flagellation contemporaines; «correction maritale», féminicide ou «mariticide»; écoles médiévales, d’Ancien régime et contemporaines; enfance et enfants; esclaves et esclavages depuis l’Antiquité romaine; femmes tondues; fustigations judiciaires à Rome, en pays d’Islam et sous l’Ancien régime ou knout en Russie tsariste; éducation musclée, châtiments scolaire mais aussi  en hospices et maisons de retraite; sanction douloureuse de la masturbation et de la «nudité»; médecine légale des brutalités domestiques; pédagogie de la Renaissance au XXe siècle; mais aussi les gifles dans les séries télévisées, la guerre des sexes au cinéma, Harry Potter, Orange mécanique de Stanley Kubrick voire…«Hergé et la fessée». (Etc.)

Hergé, Tintin au pays de l’or noir, Casterman 1950, 58, 3-c (© Moulinsart).

Pédagogie de l’effroi

Tout au long de l’Ancien régime, la fustigation publique des voleurs ou des prostituées était une «pédagogie de l’effroi» visant le «peuple». Une leçon sociale et morale souvent imitée et qui légitimait les brutalités correctives dans la domus familiale. Or, les violences domestiques et familiales n’ont pas disparu comme le montre l’actualité de la maltraitance, accablante envers les adultes dévoyés. Durant longtemps, alors que le pouvoir du père reflétait celui du roi, elles complétaient dans leur différence sociale le monopole de la violence de l’État moderne. Militaire, pénale, pénitentiaire voire «pédagogique»: la violence institutionnelle, infligée à des degrés et selon des finalités non uniformes, visait la discipline sociale. Celle que Michel Foucault pointe en 1975 dans Surveiller et punir en ses dimensions punitives, carcérales, hospitalières, asilaires et scolaires ou encore manufacturières.

La brutalité individuelle ne tombe pas du ciel. Elle n’est pas innée. Elle se construit socialement. La culture de la violence privée s’articule avec la culture politique. Soit celle que l’État légitime ou met en œuvre. Même en Utopie, où elle est censée disparaitre des relations familiales et sociales, la brutalité humaine répercute celle de la loi idéale. Les régimes politiques non libéraux ou autoritaires et les normes morales du patriarcat ont durablement légitimé les excès dans les cadres familiaux et conjugaux.

Ainsi, la fessée reste l’emblème domestique de la violence institutionnelle qui a culminé longtemps dans le châtiment capital. Progressivement, le régime démocratique a rendu anachronique cette souffrance légale de la mort pénale, comme l’illustrent depuis le XIXe siècle les étapes européennes de l’abolition, précoce dans les États de la sociale démocratie, tardive dans les régimes monarchico-jacobins comme la France.

Dignité

L’histoire de la modération punitive et de l’empathie altruiste se radicalise en 1764 quand Cesare Beccaria publie à Livourne (Toscane) son incisif et célèbre Des délits et des peines. Dans ce pamphlet philosophique qui devient le best-seller des Lumières, il y fustige la peine de mort et les châtiments suppliciaires d’État qui dégradent l’individu mais ne le corrigent jamais. Il y place l’éducation avant la punition, le lien social avant la théologie morale de l’expiation doloriste. Il prône la fin de la souffrance corporelle en tant que sanction politique et modèle de la discipline domestique.

La grandeur du libéralisme politique et l’État de droit issus des Lumières ne peuvent que résider dans la fidélité démocratique à la modernité politique de Beccaria qui condamne définitivement la pédagogie de l’effroi. Les reconfigurations des seuils du sensible autour du respect de la personne ont petit à petit discrédité les châtiments corporels, objets de scandales publics ou privés, thèmes de mépris moral.

La famille sans fessée et comme la cité de la dignité humaine sans châtiments corporels.

De A jusqu’à presque Z, ce beau dictionnaire érudit le démontre pleinement. En le refermant, on reste songeur.

Pourquoi ne pas envisager un second tome intitulé : Dictionnaire du câlin et des caresses. Choyer et embrasser? Tout un programme bienvenu dans le marasme ambiant des corps malmenés et contrits.

Isabelle Poutrin et Élisabeth Lusset (direction), Dictionnaire du fouet et de la fessée. Corriger et punir, Paris, février 2022, puf, 773 pages.

 

Madame Hostile

Marianne von Werefkin, Nuit de lune (1909-1910). Collection privée, droits réservés.

Marianne von Werefkin, Nuit de lune (1909-1910). Collection privée, droits réservés.

Les Mystères de Genève II

Madame Hostile ne fait pas plaisir à voir.

Certainement pas.

On a mal au cœur en l’épiant.

Au matin blême ou au rouge crépuscule, vers la jonction entre Rhône et Arve, là où le fleuve odorant mire le pont ferroviaire et les arbres de la Bâtie, proche de l’entrepôt de bus urbains, on aperçoit Madame Hostile.

On est très éprouvé.

Madame Hostile!

Une femme emphatique sans âge avec des gants de laine rapiécés. Vêtue d’un training souillé que couvre un chiffon de nylon.

Pesante dans ses oripeaux.

Affalée sur un banc ou trottinant essoufflée entre deux berges fluviales, elle traine avec sa fatigue son univers dans un caddie bariolé, débordant de sacs en papier.

Le charriot bringuebale avec elle.

Sur la tête hirsute, le bob difforme laisse entrevoir le visage de cendre. Yeux hagards, double ou triple menton, peau épuisée, rictus hostile sur le gouffre noir de la bouche édentée.

Tout taché, un vain masque chirurgical s’affale autour du cou.

Madame Hostile respecte au mieux les gestes barrières.

Des baskets Nike éculées assurent la marche du spectre de la Jonction.

Engloutie dans la calamité, Madame Hostile vous fixe tout de même.

Avec animosité.

Madame Hostile avance.

Avec ténacité.

La randonneuse de la misère chemine à pas menus.

Elle tourne le dos à la ville repue qui l’ignore.

La marcheuse en bout de course clopine vers l’horizon muré.

Lorsqu’elle stoppe un instant au bord du gouffre, c’est pour scruter les oiseaux qui tournoient près de la falaise tropicale de Saint-Jean.

Là où trône la belle école ocre des enfants aux bouilles joyeuses.

Bref éclat au visage de Madame Hostile.

Joie éphémère.

Animosité suspendue.

Madame Hostile aime les mouettes.

Ces ombres mobiles sur les merveilleux nuages.

“Les merveilleux nuages qui passent là-bas!”

Jamais le vol des oiseaux ne se fige.

À quoi rêve-t-elle un instant figée?

Elle sursaute, semble s’ébrouer.

Le visage se referme.

Puis elle reprend le périple insensé parmi les joggeuses et les joggeurs vitaminés qui l’évitent à grandes enjambées hygiénistes.

Madame Hostile continue d’avancer.

L’animosité la pousse-t-elle à poursuivre le chemin de croix?

L’animosité.

Celle qui vous perfore lorsque vous recherchez le regard de Madame Hostile.

Celle qui vous foudroie quand honteux vous lui tendez une poignée de monnaie refusée.

Qu’a-donc perdu Madame Hostile pour survivre ainsi dans la dignité du ressentiment?

Elle connaît le chemin qui mène à la perte de tout.

Sauf la dignité de la colère.

Énigmatique Madame Hostile!

Vous avez beaucoup à nous apprendre.

Vous êtes la sentinelle contre les certitudes convenues.

Mais vous partez ! Vous musardez dans la dèche vers l’ombre de votre destinée.

Ombre fragile, tenace, clocharde céleste, sur la berge du fleuve insouciant qui gagne la Méditerranée.

Madame Hostile, où dormirez-vous la nuit prochaine?

Brigitte Fontaine: “Demie-clocharde”: https://www.youtube.com/watch?v=5B-26CSpcOs

Bianca Castafiore en grève avec les femmes ?

 

 

 

 

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© Moulinsart.

Amicalement à Pierre Fresnault-Deruelle.

 

« Je ne sais pas pourquoi, mais chaque fois que je l’entends, je pense à ce cyclone qui s’est un jour abattu sur mon bateau, alors que je naviguais dans la mer des Antilles…. », Haddock à Tintin, Music-Hall Palace, Hergé, Les 7 boules de cristal (1948).

Vendredi 14 juin, dans l’embellie estivale, lors de la parade colorée des femmes pour l’égalité, à la terrasse d’une notoire brasserie sise au Rond-Point de Plainpalais, parmi les buveurs éméchés et enfumés, un ombrageux hausse le ton. En coq irrité, il gausse sans élégance le cortège : « Il ne manquerait plus que la Castafiore dans ce défilé d’excitées ! » Rires gras des potes le museau bien enfoncé dans le pichet mousseux !

AFP, jeudi 15 juin 2019, midi : « La célèbre diva italienne Bianca Castafiore, a interrompu vendredi 14 juin sa performance de Marguerite dans le Faust de Charles Gounod à l’affiche de l’opéra de Genève du 10 au 30 juin. Les représentations de l’opéra créé en 1859 avec l’Air des bijoux pour soprano sont à guichet fermé. Dans sa suite moderne du 5e étage de l’hôtel Cornavin, entourée de roses blanches, vêtue d’un immaculé tailleur Croco Chenal, paré de bijoux colorés, entre deux rires cristallins, la diva se confie aux journalistes Jaques-Vincent Monnerard du magazine universitaire Macpus et Jean-Loup de la Battelerie de Paris-Flash, prix Albert Londres 2018 pour son livre-reportage sur Les embouteillages urbains ou la naissance de l’automobilocratie (éditions GROGE). — Oui, j’ai fait grève par solidarité avec les femmes grévistes de Genève qui réclament l’égalité avec les hommes. Madre mia ! Elles ont raison ! Chacune a le droit d’être cantatrice ! — »

Un peu provocatrice la diva !

Un castrat ?

Pour certains, la diva ne serait pas une femme. Ainsi, Albert Algoud suggère que sous son apparence de femme, Bianca Castafiore n’en est pas une (La Castafiore : une biographie non autorisée). Blondeur et rondeurs cacheraient un secret d’adolescence. Fils unique de Bianca Spumanta et du miroitier napolitain Cesare Casta ruiné par la rivalité vénitienne, Fiorentino bientôt Bianca Castafiore serait le dernier castrat de l’histoire de la musique. Castrat : soit chanteur né masculin ayant subi la castration avant la puberté afin de préserver l’acuité du registre vocal (contralto, soprano), tout en conservant la puissance thoracique et sonore de l’adulte.

Une hypothèse entre deux genres ?

Quoiqu’il en soit, Bianca Castafiore comme femme en impose aux plus circonspects qui remarquent que sensible devant la violence elle s’évanouit souvent. Sous ses airs de mondaine orgueilleuse, snob et narcissique, tyrannique envers le pianiste Igor Wagner et l’habilleuse Irma, la diva est une inflexible femme de tête. Elle ne cesse d’ailleurs d’écorcher le viril patronyme  de Haddock, avec qui elle a peut-être une liaison dangereuse au château de Moulinsart, malgré la jambe plâtrée de l’ex-capitaine au long cours : Balzack, Bardock, Bartock, Hablock, Haddack, Hammock, Harrock, Hoklock, Kappock, Kapstock, Karbock, Karnack, Koddack, Kolback, Kornack, Kosack, Maggock, Mastock, Medock, Paddock.

Femme de tête

La diva est fière de sa carrière dont la réussite s’impute au volontarisme et au talent mondialement célébré.

Lors de sa première apparition dans l’affaire du Sceptre d’Ottokar (1939), à bord d’une puissante voiture, la diva recueille Tintin que talonnent les sbires de Müsttler, agitateur fasciste contre la couronne syldave. Elle se produit alors au Kursaal de Klow. Relayé par la radio nationale (« Klow, PTT), L’Air des bijoux qu’elle entonne toujours à pleins poumons éveille Tintin écroué dans les geôles policières, avant la levée d’écrou, prélude de son assassinat politique raté. Le lendemain soir, flanquée du pianiste Wagner, dans une longue et  éblouissante robe glamour de couleur aubergine échancrée sur les épaules, le cou ceint d’une rangée de perles, gantée de blanc, un plumet sur la tête, elle chante devant Muskar XII et la cour à la galerie des fêtes du palais royal de Klow, copie conforme de celui de Bruxelles.

Avec panache, inflexible, la cantatrice ne cesse de braver les hommes les plus autoritaires.

Militaires, policiers, procureur et dictateurs croisés lors des tournées mondiales — Europe, Inde, U.S.A, Amérique du Sud. Hors scène, elle y joue l’écervelée grande bourgeoise pour enjôler les hôtes belliqueux qui l’adulent à l’instar du colonel Sponsz, rigide chef de la Police bordure, pivot du régime maréchaliste de Pleksy-Gladz, mais fredonnant volontiers l’Air des bijoux.

Les 7 boules de cristal, L’Affaire Tournesol, Coke en stock, Les bijoux de la Castafiore, Les Picaros : la cantatrice blonde revient 5 fois en personne dans la saga du reporter sans plume. Lorsqu’elle est absente, sa voix est radiophonique (Au pays de l’or noir, Au Tibet), voire ironiquement singée par Haddock. Devant la table de commande du prototype lunaire X-FLR6, le loup de mer retraité chantonne le « grand air des bijoux de Faust » (Objectif lune).

La Castafiore est arrêtée 

Frivole au point de changer sa robe chaque jour, ne tolérant que les pâtes cuites al dente, VIP sur le yacht Schéhérazade durant la croisière mondaine qu’organise en Mer rouge le marquis de Gorgonzola (alias le forban cosmopolite Roberto Rastopopoulos, Coke en stock), la diva est souvent héroïque. À l’Opéra de Szohôd, où elle triomphe à nouveau en Marguerite de Faust, elle soustrait Tintin et Haddock aux recherches de la ZEP (Police d’État). Recevant dans sa loge la visite flatteuse du courtois colonel Sponsz, elle les met à l’abri de la penderie. Dans la capote du militaire, ils y récupèrent le sauf-conduit pour délivrer Tournesol détenu au secret dans la sinistre forteresse de Bakhine. Y croupissent peut-être les opposants du régime stalino-moustachiste.

Durant sa tournée triomphale en Amérique latine, à l’étape de San Theodoros, au terme de la soirée de gala donnée à Tapiocapolis devant le dictateur Tapioca, malgré la garde vigilante des « détectives » Dupond-Dupont, la diva est arrêtée par les services du colonel Sponz. Disgracié en Bordurie, comme beaucoup d’autres sbires du totalitarisme, il est devenu conseiller sécuritaire du régime militaire sous le nom d’Esponja.

La sirène vipérine

La cantatrice est accusée de participer au complot fomenté à Moulinsart pour renverser le caudillo en faveur du général Alcazar que paierait l’International Banana Company. La diva ignore qu’elle est le pivot du guet-apens machiavélique machiné par Esponja pour attirer à Tapiocapolis Tintin et ses amis en froide vengeance de l’échec subi lors de l’Affaire Tournesol.

Parodie de justice : le procureur militaire réclame et obtient la peine de mort contre les Dupond-Dupont. Virilement, il y ajoute la prison perpétuelle pour le « véritable cerveau du complot » : une « femme… une femme — on devrait dire un monstre et qui a mis son talent, son incontestable talent, au service de la haine : j’ai nommé Bianca Castafiore ‘le Rossignol milanais’ !… cette sirène au cœur de vipère ».

Le rire salvateur !

À la barre des accusés, flamboyante, coiffée d’un chatoyant chapeau fleuri, vêtue d’un tailleur rose, poudrier doré en mains, les yeux à demi-clos, la cantatrice brocarde le magistrat : « La prison à vie ? … Ai-je bien entendu ?… Mais vous êtes grotesque militaire ! … Ou alors fou à lier, mon pauvre ami ! … » Elle rit des documents « fabriqués de toutes pièces » qui la chargent comme dans tout bon procès politique. Elle rit de la dictature. Elle en rit à gorge déployée. Elle en rit au point d’entamer à pleins poumons son tube… l’Air des bijoux (« Ah ! je ris de me voir si belle en ce miroir »). Lancinant refrain narcissique qui mène à l’évacuation de la salle d’audience du tribunal fantoche où la tyrannie se mire sans tolérer le rire.

Le rire salvateur de la cantatrice fictionnelle ne saurait éteindre la mal politique et social de l’injustice et des inégalités que souvent fustige l’humaniste catholique Hergé. Or, l’imaginaire de la dérision n’est certainement pas sans effet subversif sur le conservatisme inégalitaire des injustices. L’histoire de la censure prouve cette vérité culturelle. De même qu’une joyeuse parade féminine pour l’égalité est parfois redoutable sur le conservatisme « viril » qui entre deux tournées pavane au Café du Commerce ! Comme en 14.

 

Faust – Air des Bijoux (Grand Théâtre de Genève)

Ruzan Mantashyan (Marguerite) interprète l’Air des bijoux dans la nouvelle mise en scène de Georges Lavaudant du Faust de Charles Gounod pour le Grand Théâtre de Genève (2018).

Le devoir d’intervenir

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