Madame Hostile

Marianne von Werefkin, Nuit de lune (1909-1910). Collection privée, droits réservés.

Marianne von Werefkin, Nuit de lune (1909-1910). Collection privée, droits réservés.

Les Mystères de Genève II

Madame Hostile ne fait pas plaisir à voir.

Certainement pas.

On a mal au cœur en l’épiant.

Au matin blême ou au rouge crépuscule, vers la jonction entre Rhône et Arve, là où le fleuve odorant mire le pont ferroviaire et les arbres de la Bâtie, proche de l’entrepôt de bus urbains, on aperçoit Madame Hostile.

On est très éprouvé.

Madame Hostile!

Une femme emphatique sans âge avec des gants de laine rapiécés. Vêtue d’un training souillé que couvre un chiffon de nylon.

Pesante dans ses oripeaux.

Affalée sur un banc ou trottinant essoufflée entre deux berges fluviales, elle traine avec sa fatigue son univers dans un caddie bariolé, débordant de sacs en papier.

Le charriot bringuebale avec elle.

Sur la tête hirsute, le bob difforme laisse entrevoir le visage de cendre. Yeux hagards, double ou triple menton, peau épuisée, rictus hostile sur le gouffre noir de la bouche édentée.

Tout taché, un vain masque chirurgical s’affale autour du cou.

Madame Hostile respecte au mieux les gestes barrières.

Des baskets Nike éculées assurent la marche du spectre de la Jonction.

Engloutie dans la calamité, Madame Hostile vous fixe tout de même.

Avec animosité.

Madame Hostile avance.

Avec ténacité.

La randonneuse de la misère chemine à pas menus.

Elle tourne le dos à la ville repue qui l’ignore.

La marcheuse en bout de course clopine vers l’horizon muré.

Lorsqu’elle stoppe un instant au bord du gouffre, c’est pour scruter les oiseaux qui tournoient près de la falaise tropicale de Saint-Jean.

Là où trône la belle école ocre des enfants aux bouilles joyeuses.

Bref éclat au visage de Madame Hostile.

Joie éphémère.

Animosité suspendue.

Madame Hostile aime les mouettes.

Ces ombres mobiles sur les merveilleux nuages.

“Les merveilleux nuages qui passent là-bas!”

Jamais le vol des oiseaux ne se fige.

À quoi rêve-t-elle un instant figée?

Elle sursaute, semble s’ébrouer.

Le visage se referme.

Puis elle reprend le périple insensé parmi les joggeuses et les joggeurs vitaminés qui l’évitent à grandes enjambées hygiénistes.

Madame Hostile continue d’avancer.

L’animosité la pousse-t-elle à poursuivre le chemin de croix?

L’animosité.

Celle qui vous perfore lorsque vous recherchez le regard de Madame Hostile.

Celle qui vous foudroie quand honteux vous lui tendez une poignée de monnaie refusée.

Qu’a-donc perdu Madame Hostile pour survivre ainsi dans la dignité du ressentiment?

Elle connaît le chemin qui mène à la perte de tout.

Sauf la dignité de la colère.

Énigmatique Madame Hostile!

Vous avez beaucoup à nous apprendre.

Vous êtes la sentinelle contre les certitudes convenues.

Mais vous partez ! Vous musardez dans la dèche vers l’ombre de votre destinée.

Ombre fragile, tenace, clocharde céleste, sur la berge du fleuve insouciant qui gagne la Méditerranée.

Madame Hostile, où dormirez-vous la nuit prochaine?

Brigitte Fontaine: “Demie-clocharde”: https://www.youtube.com/watch?v=5B-26CSpcOs

Michel Porret

Professeur ordinaire puis honoraire (UNIGE), Michel Porret préside les Rencontres Internationales de Genève. D’abord libraire (CFC), il obtient sa maturité classique au Collège du soir avant un doctorat en histoire avec Bronislaw Baczko. Directeur de Beccaria. Revue d’histoire du droit de punir et des collections L’Équinoxe et Achevé d’imprimer (GEORG), il travaille sur la justice, les Lumières, l’utopie, la bande dessinée. Parmi 350 publications, dernier livre : Le sang des lilas. Une mère mélancolique égorge ses quatre enfants en mai 1885 à Genève, 2019. L'actualité nourrit son lien comparatiste au passé.

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