1984: le pire des mondes possibles

Big Brother, graffiti de rue, La Ferté-sous-Jouarre, Seine et Marne, 2012

«on croyait à l’époque que les portes donnant sur l’utopie étaient ouvertes et qu’on était au seuil d’un avenir resplendissant pour l’humanité.» Arthur Koestler, Le Zéro et l’Infini [1940], première  et remarquable traduction du manuscrit allemand par Olivier Mannoni, Calmann-Lévy, 2022, p. 185

 

«Tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que les autres»: La ferme des animaux (Animal Farm. A Fairy Story) de George Orwell raille en 1945 le stalinisme. La fable animalière prélude son son chef d’œuvre Nineteen Eighty-Four, écrit en 1948, traduit partout, mis en bande dessinée, adapté 5 fois au cinéma entre 1956 et 2021, dont Brazil (1985) de Terry Gilliam.

Paru en 1949, 1984 suit la contre-utopie Nous autres (1924) d’Evgueni Zamiatine, admirateur de H.G. Wells (The Time Machine 1895), admiré d’Aldous Huxley (Brave New World 1932). Tuberculeux dès 1947, miné par le totalitarisme et l’échec du socialisme démocratique, informé par Arthur Koestler sur les procès de Moscou, George Orwell, l’ex-milicien antifranquiste de la guerre civile espagnole (1936) où il est blessé à la gorge, meurt en janvier 1950.

Aimer Big Brother

1984 ou la fiction politique de la manipulation mentale: l’État-parti d’Océanie (15% de la population) obéit au leader Big Brother, avatar du panoptisme, ou contrôle visuel permanent des individus. Est-il réel? Qui sait? Or, il voit et écoute tout sur les télécrans des lieux publics et privés, dont les rues de Londres. De la vie à la mort, chacun est épié.

«Deux Minutes de la Haine» préparent quotidiennement la «Semaine de la Haine». On y adule Big Brother. On y hurle le «chant de la Haine». On y vomit l’«ennemi du peuple», Emmanuel Goldstein, sosie de Léon Trotsky, auteur du brûlot: Théorie et Pratique du Collectivisme Oligarchique.

 

Michael Anderson, 1984, GB, 1956. “Les minutes de la haine” (© Columbia)

Si la «Mentopolice» traque le crime de la pensée, la délation apprise aux enfants pérennise la terreur. Le coït d’amour est illégal. Trahir l’Ingsoc, socialisme dictatorial, constitue un crime capital. Les ennemis de l’extérieur sont pendus dans la liesse populaire.

Le «doublepenser» appuie les quatre Ministères de la Vérité, de la Paix, de l’Amour, de l’Abondance. Le premier forge l’idéologie étatique en falsifiant les archives pour réécrire l’Histoire: «Qui contrôle le passé contrôle l’avenir: qui contrôle le présent contrôle le passé». Au second, incombe la guerre éternelle contre l’Eurasie et l’Estasie. Le troisième broie les déviants. Le dernier affame les 85% des individus. À pieds nus, ils végètent dans la promiscuité de logis «vétustes» avec du chou avarié et du gin infect.

Le «néoparler» manipule les Océaniens. Le matraquage étatique condense la doctrine totalitaire: «Guerre est Paix; Liberté est Servitude; Ignorance est Puissance». La révolution finira quand le «Sociang» purgera des esprits l’ancien lexique: «honneur», «justice», «moralité», «démocratie». Néoparler, doublepenser, malléabilité du passé: les «principes sacrés» du Sociang rendront inutiles la répression. Alors, confiant dans l’État, chacun aimera Big Brother, promu «Thor Gibber» en 1984 dans L’Esclavage c’est la liberté de la bédéiste Chantal Montellier.

Chantal Montellier, L’esclavage c’est la liberté, 1984, Les Humanoïdes associés, hommage crépusculaire à 1984, joug de Thor Gibber

Plumitif au Ministère de la Vérité, «gélatineux» de lassitude, non membre du parti, épris de sa collègue Julia, Winston Smith exècre ce monde. Rédigé hors champ du télécran domestique, son journal l’atteste: «À bas Big Brother».

Alors amants, Winston et Julia sont vendus par l’indicateur qui leur loue un cagibi. Ils sont écroués et interrogés au Ministère de l’Amour. Provocateur, ayant abusé Winston en l’affiliant à la Fraternité qui tramerait contre le Parti, O’Brien le «rééduque». Tabassages et tortures. In fine, il lui inflige sa «pire terreur»: des rats voraces dans une cage fixée au visage. Brisé, agréant le Parti qui «cherche le pouvoir en soi», Winston capitule. Il remporte la «victoire sur lui-même»: «Il aime Big Brother». Il trahit Julia.

Utopie-dystopie

Orwell croise les expériences totalitaires du XXe siècle: fascisme, stalinisme, et nazisme. Outre ce contexte politique, 1984 s’apparente au genre dystopique. Fiction pessimiste, la «dystopie» augure le pire des mondes possibles, celui de la dictature par la persécution. Owen à Winston: «Le but du pouvoir, c’est le pouvoir». S’inverse ainsi l’utopisme du bonheur né en 1516 avec L’Utopie du platonicien Thomas More.

Hors de l’Histoire, insulaire et souveraine, l’Utopie est le non-lieu de la félicité et de l’égalité obligées. Cédant les bébés à l’État, euthanasiant les «incurables», les purs Utopiens vivent en famille élargie. Si le gibet est aboli pour les crimes de droit commun, les rebelles sont tués comme des «fauves». Avant union, les fiancés passent le test médico-légal sur l’affinité des organes sexuels. More avoue: «en la République des Utopiens, il y a bien des choses que je désirerais voir en nos villes sans pourtant vraiment l’espérer».

Le XVIIIe siècle est l’âge d’or des utopies que moque Swift. En 1726, Gulliver’s Travel en ravage l’optimisme: géants et lilliputiens se valent en orgueil et en sottise. Les Houyhnhnms détiennent la vérité. Dotés de la parole, ces chevaux ignorent le mot «guerre» mais esclavagisent les humains. En leurs étables, Gulliver saisit la chimère de l’Eden terrestre.

Au soir des Lumières, l’utopisme croise l’uchronie. Louis-Sébastien Mercier affine ce genre matriciel de l’anticipation né à la Renaissance. En 1774, son best-seller L’An 2440 où rêve s’il n’en fût jamais prédit l’apothéose des Lumières…au XXVe siècle. Dès lors, si l’histoire améliore l’humanité, le meilleur des mondes est pour demain! Toujours recommencé, le mal ne cesse de miner la cité idéale.

Les utopies du mal

Au XXe siècle, entre scepticisme de Swift et uchronie de Mercier, les contre-utopies précédent et suivent 1984. Elles reflètent le gouffre moral avec l’humanisme des Lumières. Le bonheur collectif des Utopiens devient le joug d’État. Parmi d’autres, quelques textes classiques illustrent les utopies du mal sur l’horizon des guerres mondiales et du pouvoir totalitaire.

Jack London songe au pacte de la ploutocratie et du fascisme dans Le Talon de fer (The Iron Hell, 1908), cauchemar sur le pouvoir illimité du capitalisme. La Fin d’Illa (1925) de José Moselli brosse le monde des llliens. Au top du progrès scientifique, ils visent la pureté du sang comme marque du pouvoir hégémonique. Contre-utopie du taylorisme et du conditionnement humain, Le Meilleur des mondes (Brave New Word, 1932) d’Aldous Huxley suit l’État eugéniste dont le pouvoir va jusqu’à prédestiner chacun en classes Alpha, Bêta, Delta ou Epsilon selon l’utilité sociale.

Antinazie, la Suédoise Karin Boye publie en 1940, au seuil du suicide, son unique chef-d’œuvre La Kallocaïne (Kallocain). L’«État mondial» utilise cette drogue de la «délation civique» pour dominer les individus constamment épiés par l’«Œil et l’Oreille de la police», présage clair du télécran d’Orwell. En 1953, Ray Bradbury édite Fahrenheit 451, porté à l’écran en 1966 par François Truffaut et en 2018 par Ramin Bahrani. Futur incertain: l’État ordonne l’autodafé des livres, car l’amnésie culturelle renforce le pouvoir totalitaire. Les insoumis apprennent alors par cœur les classiques de la littérature mondiale.

Mis en film en 1976 par Michael Anderson, L’Âge de cristal (Logan’s Run, 1967) de William F. Nolan et George C. Jonhson, évoque le pouvoir létal d’une caste postapocalyptique. En 2116, quand leur implant palmaire s’assombrit, les individus âgés de 21 ans sont tués dans un rituel civique qui ranime la terreur d’État.

G. Lucas, THX1138, U.S.A. 1971 (© Warner Bros).

En amont et en aval d’Orwell, le meilleur des mondes possibles est la dictature d’une caste ou d’un parti unique qui remplace l’utopisme du bonheur commun par la coercition collective. Futuristes, les dystopies se polarisent sur celui que broie le pouvoir totalitaire qu’il défie, comme l’irréductible  THX 1138 dans le chef d’œuvre éponyme (1971) George Lucas qu’inspire 1984.

Selon 2084. La fin du monde (2015) de Boualem Sansal, toute dystopie jauge le mal en politique. Si Orwell déplore le joug du parti unique, Sansal, qui lui rend hommage, déploie celui de l’intégrisme islamiste.

Ainsi, la dystopie féconde la pensée politique. Imaginer la cité juste oblige à converser avec les contre-utopies. Le remède n’est-il pas dans l’imaginaire du mal? Orwell l’expose dans 1984 pour nous prévenir contre le pire des mondes possibles, là où le «pur pouvoir» est une fin en soi. D’une certaine manière, il n’a cessé de nous mettre en garde contre tout ce qui détruit lentement et sûrement la société libérale qui s’enracine dans les Lumières.

Vient de paraître :

Le point. Hors-série-Grandes biographies, 32, Novembre 2022 : George Orwell. Il nous avait prévenus.

«Ni théoricien ni philosophe, ce pamphlétaire génial s’est révélé l’un des grandes penseurs du totalitarisme. […] Un esprit lucide qu’il faut écouter pour mieux résister.» «Éditorial» de Laurence Moreau, Rédactrice en chef du Point hors-série, coordinatrice de ce remarquable numéro.

https://boutique.lepoint.fr/george-orwell-1915

Lectures: Karin Boye, La Kallocaïne (1940), traduit du suédois par M. Gay et G. de Mautort, Petite Bibliothèque des Ombres, 2014; Ray Bradbury, Fahrenheit 451, Gallimard, folio-sf, 2015; Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, Plon, feux croisés, 2013; Kack London, Le Talon de fer, Libertalia, 2016; Thomas More, L’Utopie, éd. Guillaume Narvaud, Gallimard, folio-classique, 2012; José Moselli, La fin d’Illia, Grama, 1994; William F. Nolan et George C. Jonhson, L’Âge de cristal, Denoël 2001; George Orwell, 1984, nouvelle traduction par Josée Kamoun, Gallimard, folio,2018; Boualem Sansal, 2084. La fin du monde, Gallimard, 1985; Christin, Verdier, Orwell. Étonien, flic, prolo, milicien, journaliste, révolté, romancier, excentrique, socialiste, patriote, jardinier, ermite, visionnaire, Dargaud, 2019 [Roman graphique].

LDM: 90

Pandémie: résurgence de la haine

Michel Porret: “Effroi urbain” (Saint-Julien en Genevois, samedi 5 septembre 2021).

Comme l’écrit en 1978 l’historien du sentiment religieux Jean Delumeau dans La Peur en Occident, dès la fin du Moyen âge, la «cité est assiégée». S’y réitèrent «à intervalles plus ou moins rapprochés, des épisodes de panique collective, notamment lorsqu’une épidémie s’abattait sur une ville ou une région» (p.98). Après les mesures sanitaires étatiques du premier «confinement» (quarantaine domiciliaire) imposé un peu partout en Europe entre mars 2019 et mai 2020 contre la pandémie de la Covid-19, nous vivons méfiants, inquiets, apeurés et alarmés. La cité est assiégée, comme le rappellent les nouvelles mesures sanitaires édictées vendredi 8 septembre 2021 par le Conseil fédéral, pour application dès le 13 septembre.

https://www.academie-francaise.fr/le-covid-19-ou-la-covid-19: «l’emploi du féminin serait préférable; il n’est peut-être pas trop tard pour redonner à cet acronyme le genre qui devrait être le sien».

Anthropologie de l’effroi

Masques, gestes barrières, désinfection quotidienne, écart corporel, dépistage manuel et automatisé par température: la nouvelle culture sanitaire augmente l’intolérance sensible au morbide, pour paraphraser Alain Corbin. Elle nous transforme en acteurs improvisés d’une histoire sociale et planétaire de la peur qu’accélère la médiatisation continuelle et irréfléchie de la forte mortalité due à la Covid-19, dont la courbe saisonnière oscille entre embellie et rechute. Cette anthropologie de l’effroi culmine avec les rituels du deuil escamoté qui marque le temps des catastrophes humaines, des épidémies aux guerres selon Alessandro Pastore. Peut-on oublier l’étreinte de la mort collective, les convois militaires funéraires et les inhumations solitaires en vrac à Bergame, épicentre pandémique en Italie?

La démocratie pandémique

Le régime d’«exception ordinaire», mis aux libertés individuelles et collectives, mène-t-il à la «démocratie en pandémie»? Peut-on associer ces deux termes? Le «Lock down» sanitaire, selon Xavier Tabet, est un moment politique inédit par son ampleur où le droit à la vie est ancré dans la biopolitique au profit de la majorité mais avec des risques liberticides. Comment l’État de droit va-t-il ajuster durablement le paramètre politique de la démocratie pandémique? À moyen terme, dans le pire des mondes possibles, entre macro-économie et discipline sociale, la «gouvernance de la peur» peut certainement rapprocher les États libéraux et autoritaires, comme parfois les guerres l’ont fait. Est-elle probable cette nouvelle alliance sanitaire du régime d’exception pour miner l’offensive pathologique de Covid-19? En Chine comme aux U.S.A., les lieux publics réservés aux personnes doublement vaccinées se multiplient. À New York, de nombreux commerces affichent «No mask. No Entry».

Mal pandémique, mal moral

Au risque contagieux, que depuis 6 mois endiguent les campagnes vaccinales sur fond de rivalités scientifiques et d’enjeux économiques colossaux entre trusts pharmaceutiques, suit la crainte anti-vaccin. L’auto-défense des «antivax» et des «anti-passes» dérive en refus «libertaire». Une minorité politiquement hétéroclite conteste l’État providence sanitaire. Le vaccin et le «passe sanitaire» symbolisent la tyrannie hygiénique. «Ma liberté » — dit-on— est «incompatible avec votre politique préventive». À bas la dictature sanitaire!

Dans ce contexte de délabrement moral et social, un problème crucial noircit l’horizon : le mal pandémique réveille le mal moral. Le libertarisme anti-sanitaire devient antisémite. En «retournant les stigmates» du mal, il brouille sciemment la mémoire collective du mal. «Non au passe nazitaire; Prochaine étape: rafle des non vaccinés» : sous de tels slogans, en France, mais aussi en Suisse et ailleurs, la mobilisation graduelle «anti-passes et anti-vaccins» a des relents nauséabonds. Numéros tatoués sur les avant-bras de manifestants qui arborent une étoile jaune, étoile de David peinte sur la façade d’un centre de vaccination (Neuillé-Pont-Pierre, Indre-et-Loire), huée contre les «empoisonneurs juifs» : l’hostilité anti-sanitaire emprunte le symbolisme concentrationnaire de l’antisémitisme nazi entre 1939 et 1945.

Résurgence de la haine

Ce «phénomène viral» canalise et attise la résurgence de la «haine antijuifs» (rancune confuse contre les «institutions de l’ordre établi»; haine trouble des élites, haine jalouse du cosmopolitisme). Selon Tal Bruttmann, remarquable historien de la Shoah, nous assistons sous la pandémie à l’inquiétante et décomplexée «jonction entre l’antisémitisme primaire de ceux qui pensent que le vaccin a été inventé par les juifs pour détruire les autres, et l’antisémitisme plus politique de ceux qui disent que les juifs contrôlent les médias, le pouvoir» (Le Monde, 19 août 2021). Dès l’aube de la pandémie, toujours complotistes, toujours marquées par les rumeurs invraisemblables, les démesurées «accusations à relents antisémites» sur les réseaux sociaux (Europe, Russie, États-Unis) renouent avec l’imaginaire criminel des «allégations d’empoisonnement» qui ont culminé au Moyen âge.

Cette constante de l’antisémitisme chrétien et politique né avec peste noire (mi-XIVe siècle), comme l’a montré le grand historien italien de la chasse aux sorcières Carlo Ginzburg, peut se banaliser dans le durcissement de la démocratie sanitaire. Or, il y a pire.

En comparant la politique sanitaire de l’État providence aux rafles antijuives et le président Macron ou le Conseil fédéral à Hitler et à l’État totalitaire, la mouvance antisémite des antivax et des anti-passes relativise la «barbarie nazie». Les droites nationalistes et extrêmes  hostiles à l’État libéral et à la culture de l’État providence trouvent leur compte dans la chimère pseudo libertaire.

La pandémie de la Covid-19 pose ainsi un double défi démocratique, complexe à résoudre, impératif pour l’avenir de nos enfants: sortir de la gouvernance de la peur en plaçant sans concessions autoritaires le droit à la vie sous le régime de l’État de droit; combattre le renversement des stigmates qui relativise et réactive le mal moral toujours assoupi. Un gros chantier pour abattre la populisme sanitaire et ses démons pestilentiels, spectres hideux d’un autre temps!

Lectures utiles:

Gastone Breccia, Andrea Frediani, Epidemie e Guerre che hanno cambiato il corso della storia,  Newton Compon, 2020;  Cécile Chambraud, Louise Couvelaire, « Mobilisations anti-passe sanitaire : l’antisémitisme d’extrême droite resurgit », Le Monde 19.08. 2021 (p. 8-9); Alain Corbin, Le Miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social 18e-19e siècles,  Aubier, 1982; Jean Delumeau, La Peur en Occident (XIVe-XVIIIe siècles). Une cité assiégée, Paris, Fayard, 1978; Carlo Ginzburg, Le Sabbat des sorcières, Paris, Gallimard, 1992; Marino Niola, « Perché oggi è cosi eguale a ieri », La Republica, Robinson, 243, 31.07.2021 (p. 4-5); Alessandro Pastore, Crimine e giustizia in tempo di peste nell’Europa moderna, Roma-Bari, Laterza, 1991; Corey Robin, La Peur, histoire d’une idée politique, Armand Colin, 2006; Barbara Stiegler, De la Démocratie en pandémie. Santé, recherche, éducation,  Tracts Gallimard (23), janvier 2021; Xavier Tabet, Lockdown. Diritto alla vita e biopolitica, s.l., Ronziani numeri, 2021.

Rappel : quelques offensives pandémiques

Peste d’Athènes : 430-426 av. J.C.
Peste antonine : 65-180
Peste justinienne : 542
Peste noire : 1347-1350
Peste d’Arles : 1579-1581
Peste de Londres : 1592-1593
Peste espagnole : 1596-1602
Peste italienne : 1629-1631
Grande peste de Naples. 1656
Grande peste de Séville : 1647-1652
Grande peste de Londres : 1665-1666
Grande peste de Vienne : 1679
Grande épidémie de variole en Islande : 1707-1709
Épidémie de peste de la Grande guerre du nord (Danemark, Suède) : 1710-1712
Peste de Marseille : 1720-1722
Grande peste des Balkans : 1738
Peste de Russie : 1770-1772
Peste de Perse : 1772-1773
Variole des Indiens des plaines : 1780-1782
Fièvre jaune des États-Unis : 1793-1798
Épidémie ottomane : 1812-1819
Première pandémie de choléra :1817-1824 (Afrique orientale, Asie mineure, Extrême-Orient)
Deuxième pandémie de choléra : 1829-1851 (Asie, Europe, U.S.A.)
Variole des grandes plaines (USA) : 1837-1838
Troisième pandémie de choléra : 1846-1860 (Monde)
Peste de Chine : 1855-1945 (Monde)
Quatrième pandémie de choléra : 1863-1875 (Europe, Afrique du Nord, Amérique du Sud)
Cinquième pandémie de choléra : 1881-1896 (Inde, Europe, Afrique)
Grippe russe : 1889-1990 (Monde)
Sixième pandémie de choléra : 1899-1923 (Europe, Asie, Afrique)
Grippe espagnole : 1918-1920 (Monde) : 50 à 100 millions de †
Grippe asiatique : 1957-1958 (Monde) : 1 à 4 millions de †
Septième pandémie de choléra : 1961-présent (Monde)
Grippe de Hong-Kong : 1968-1969 (Monde) : 1 à 4 millions de †
Grippe russe : 1977 (Monde)
SIDA (1920) : 1980-présent (Monde) : 32 millions de †
Grippe A (H1N1) : 2009-2010 (Monde)
Ebola : 2013, 2018 (Afrique de l’Ouest ;République/Congo)

LDM 76

Anatomie politique du COVID 19. Surveiller et endiguer

Arsène Doyon-Porret, “Stop!”; avril 2021 (© Poda – 2021)

Lever la quarantaine, que certains nomment curieusement «confinement»: cette décision politique, socialement plébiscitée, repose sur l’«avis scientifique» de comités d’experts ad hoc. Un peu partout, dans l’urgence de la guérilla anti-pandémique avec les vaccins en ligne de front comme les snipers en temps de guerre, la politique devient biopolitique.

Diversement motivée, souvent assénée, répercutée au diapason médiatique, assénée jour et nuit, la gouvernance de l’autorité biopolitique prend une ampleur sociale inédite depuis le XIXe siècle.

Il suffit d’écouter les radios nationales comme France Inter pour mesurer le périmètre croissant du consentement biopolitique et de la médiatisation incessante (tintamarresque) des variation sur la courbe démographique et pandémique. La France a peur tous les soirs à vingt heures!

Autorité biopolitique

Sa légitimité : le bien commun (antienne de la culture politique des Lumières).

Son objectif : retrouver la normalité sociale, soit la sociabilité démasquée que tous souhaitent avant l’été. Un état des choses notamment consumériste de biens matériels et culturels.

Le bien commun est l’enjeu biopolitique de la protection de la vie. Il faut «défendre la société» avec les instruments scientifiques et médicaux du contrôle social. Des instruments sophistiqués dont la complexité technologique surpasse les conséquences éthiques.

À part les conspirationnistes égarés qui confondent la dystopie et la réalité, le consensus est universel sur la nouvelle donne biopolitique de la défense sociale contre la pandémie. La sécurité prime pour défendre la vie.

La biopolitique contemporaine réverbère certainement la révolution pasteurienne et l’hygiénisme du XIXe siècle dont les campagnes massives sur les conditions de vie dans la société industrielle et urbaine, tout autour de l’insalubrité, de la morbidité, de la «dénatalité», de la «dégénérescence», de la violence familiale, de la «déviance» sexuelle, de l’alcoolisme ou du choléra. L’État de droit y devient un État médico-légal comme l’a magistralement rappelé Gérard Jorland dans son chef d’œuvre : Une société à soigner. Hygiène et salubrité publiques en France au XIXe siècle (Gallimard, 2010).

Temps pathologique

Depuis longtemps, la population pose les termes sociaux, politiques, statistiques et scientifiques de la gouvernance étatique. L’offensive pandémique est un élément aléatoire qui menace les données vitales de la gestion et de la police des êtres humains. Elle éprouve et inscrit la gouvernance dans la «durée non sociale et non politique» du temps pathologique. Ce moment d’incertitudes pèse sur les mécanismes régulateurs et disciplinaires d’endiguement de la morbidité que déclenche l’autorité politique.

Le temps du mal naturel ne recoupe pas celui du bien démocratique. Il détermine à l’infini les outils sécuritaires et technologiques qui tentent d’endiguer l’aléatoire pandémique. Des outils toujours et encore modulables au gré des avancées scientifiques et des marchés économiques. L’incertitude pathologique détermine désormais la temporalité biopolitique. Le temps politique s’essouffle, comme un grand corps malade.

Temps biopolitique

Avec COVID-19 (et autres variantes actuelles et futures), sommes-nous arrivés au point culminant de ce nouveau temps biopolitique? Celui de la «technologie individualisante du pouvoir» selon Michel Foucault. Une «technologie qui vise […] les individus jusque dans leur corps, dans leur comportement», dans leurs gestes, dans leurs désirs, dans leur devenir, dans leurs pathologies, dans leur mort.

Motivée par l’aléatoire biologique du virus virulent, cette nouvelle «anatomie politique» est devenue universelle. Désormais, elle normalise la population, soit les êtres humaines sains et malades que régissent les «lois biologiques», les taux de natalité et de mortalité, la morbidité.

Potentiellement contagieux

L’existence et le corps de chacun.e cordonnent le dessein de la biopolitique contemporaine qui doit surveiller pour endiguer.

Il faut discipliner les individus (potentiellement «infectables», potentiellement contagieux) contre la pandémie. La culture des «gestes-barrières» devient l’inédite anthropologie politique de la discipline sociale anti-infectieuse. Le masque sanitaire efface le genre. Le vaccin est le supplément thérapeutique (démocratique) du consentement bio-politique.

Le «dressage individuel» visera la sécurité sanitaire globale de la société : «Cet été, il faudra encore respecter les gestes barrières et porter le masque» affirme amèrement  l’épidémiologiste Antoine Flahault. Le vaccin ne changera pas grand-chose ajoute un autre expert!

Que répondre à l’injonction sanitaire et hygiéniste de l’expert qui veut infiniment surveiller pour toujours mieux endiguer?

Dans la longue durée, émerge peut-être la société masquée du sinistre zoom, du couvre-feu à répétition, du «distanciel» et des technologies individualisantes du pouvoir que concrétisent les premières et orwelliennes «Smart Cities», radicalement connectées pour centraliser et rationaliser le contrôle social, tout en individualisant en flagrant délit toute forme de pathologie ou de déviance repérables dans la communauté.

Recul de la souveraineté

La grande question ouverte par la pandémie 2020-2021 est celle de la puissance régulatrice de l’État de droit dans sa conception politique traditionnelle. Est-il vrai, doit-on demander avec Michel Foucault, que le «pouvoir de la souveraineté recule de plus en plus et qu’au contraire avance de plus en plus le bio-pouvoir disciplinaire et régulateur»?

Comment répondre sereinement à cette interrogation légitime sur l’effritement politique devant le biologique?

Cela revient à demander ce que deviendront, lors du retour à la normalité socialo-sanitaire, l’idéologie, le discours, la bureaucratie, les savoirs, la technologie individualisante, les gestes et les usages exacerbés du contrôle social, déployés de manière exponentielle pour surveiller et endiguer l’offensive de COVID-19? Les nouveaux experts du bio-pouvoir rentreront-ils dans les rangs ? Quel nouveau Léviathan se dresse sur l’horizon? De quoi demain sera faite la culture (bio)politique?

Le retour à l’insouciance sociale et à l’État de droit pré-pandémiques est un leurre. Le dispositif «sécuritaro-sanitaire» du biopolitique laissera de profonds sillons théoriques, pratiques et institutionnels dans le «monde d’après». Des blessures mal cicatrisables. Le discours préventif du risque pandémique peut devenir assez rapidement la matrice normative à tout dessein  sécuritaire dans le champ socio-politique.

Surveiller et endiguer la pandémie et ses vecteurs humains : telle est la donne sanitaire d’aujourd’hui.

Surveiller et endiguer les libertés, les contestations et les flux humains : telle peut être la donne sécuritaire du monde d’après.

Les instruments biopolitiques de la «technologie individualisante du pouvoir» sont désormais bien rodés. Ils sont opérationnels. Il suffit de les mettre en œuvre au moment sécuritaire opportun.

La pandémie 2020-2021 : un tournant historique entre l’État de droit et l’État biopolitique.

Toujours intellectuellement stimulant : Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France, 1976 ; Hautes études, Gallimard-Seuil, 1997.

L’outillage contre le bouquinage ! Rouvrir les librairies.

https://publicservicebroadcasting-france.com/wp-content/uploads/2016/01/HollandHouseLibraryBlitz1940.jpg.jpg

“Les librairies n’ont que faire de l’air du temps”: V. Puente, Le Corps des libraires, p. 7.

Pandémie urbaine : scènes paradoxales dans la ville blessée. Spectacles contradictoires.

Amertume aussi.

À la péripétie urbaine, entre la verticalité grise du faubourg et le ghetto bobo, l’immense surface du bricolage et du jardinage est ouverte. Toujours populaire. Toujours achalandée.

Béant l’hyper-marché: «Venez M’sieurs dames !»

Parking quasi complet. Cohorte habituelle de SUV. Foule bigarrée des grands jours.

Temple du Do it yourself

Après le rituel palmaire du gel hydro-alcoolique, chacun s’égaie joyeusement et rassuré dans la caverne d’Ali Baba du bien-être domestique.

Haut-parleurs feutrés de la dystopie du Do it yourself : la voix suave d’un androïde féminin répète les coutumiers messages sur la distance sociale : «Chères clientes, chers clients, dans les conditions sanitaires actuelles, nous vous demandons… !»

Un remake consumériste du film THX 1138 de George Lucas (1971)!

La clientèle masquée, parfois endimanchée, hésite entre la perceuse électrique BOSCH dernier cri, un tournevis cruciforme lumineux ou un «marteau de mécanicien» (mais aussi d’électricien, de maçon ou à piquer les soudures, voire d’arrache-clou), un sinistre set de douche bleuâtre Made in China, un bac plastique fourre-tout, un révolutionnaire spray de «rafraichisseur pour textile automobile», un tube de colle universelle ou encore un ficus microcarpa ginseng en pot.

Cohorte humaine aussi devant le «Click and Collect» où s’entassent les articles préemballés de la félicité laborieuse et bricoleuse.

Recluse derrière le haut hygiaphone en plexiglas, la mine défaite, les caissières débitent les flux monétaires du bricolage ménager.

Exit du supermarché: cohue métallique des charriots surchargés, insouciant embouteillage démocratique. Noms d’oiseaux habituels aux carrefours surchargés du parking bétonné.

La vie normale, quoi!

Librairies endeuillées

Retour au cœur de la cité. Stupeur.

Honte aussi?

Petites et grandes, nationales ou locales, généralistes, de bande-dessinée ou pour enfants: les librairies sont fermées.

«Fermées M’sieurs dames !» On vous le dit!

Hermétiquement closes. Radicalement barrées. Niet.

Quasi murées dans l’oubli social.

Comme endeuillées d’elles-mêmes, même si des libraires offrent le port gratuit des livres commandés en ligne.

En vitrine, miroir lugubre des faces masquées, les livres et les ouvrages de tous formats attendent. Dépérissent.

Romans, libelles, ouvrages de sciences humaines, albums d’art ou de photographie, bande-dessinée, livres d’enfants et scolaires mais aussi traités culinaires, cartes géographiques et guides de voyage: le patrimoine livresque de l’esprit est drastiquement mis en quarantaine. Les livres de poche perdent leur sens social.

Le livre se retrouve en réclusion matérielle et symbolique.

Banni de la cité prospère. Exilé de la sociabilité démocratique.

Tous ces imprimés qui espèrent retrouver leurs amis en chair et en os.

Tous ces imprimés qui attendent d’être feuilletés et collationnés.

Choix sanitaire et politique

Dans la pandémie inapaisée, il existe donc un choix sanitaire et politique insolite.

La flânerie à l’hyper-marché du bricolage domestique est licite (recommandée ?).

Le bouquinage dans les librairies de l’esprit est illégale (déconseillée ?).

Constatation empirique: au supermarché du bricolage, les gestes barrières seraient donc plus efficaces qu’à la libraire, temple de l’esprit.

L’outillage est libéré! Vive le bricolage!

Le livre est «confiné»! À bas le bouquinage !

En excluant le livre des «biens essentiels», la décision controversée du Conseil fédéral (13 janvier 2021) claquemure les libraires et les autres lieux culturels devenus inaccessibles. Par contre, la perceuse électrique et le spray de «rafraichisseur pour textile automobile» sont promus au rang de biens indispensables. Quasiment patrimoine de l’humanité!

Une décision politique qui oppose la vie matérielle et à celle de l’esprit.

La chaîne du livre est fragile

Quelle a été la négociation sociale ou commerciale derrière ce scénario autoritaire et contestable?

On le sait, de l’auteur au lecteur, via l’éditeur et le libraire, depuis toujours, la chaîne du livre est fragile.

Beaucoup plus fragile que celle de la perceuse électrique et du set de douche made in China.

La sociabilité du livre serait-elle moins primordiale que celle du marteau et du tournevis?

Déposons un instant les outils et réclamons sine die la réouverture des librairies aux mêmes conditions sanitaires que les cathédrales du Do-it-yourself!

Comme les musées, les bibliothèques, les dépôts d’archives ou les salles du spectacle vivant et filmique, les libraires sont les lieux d’accès populaire à la culture. Les seul et les plus simples avec la presse de qualité.

Ce qui évidemment ne disqualifie pas le marteau (de ferratier, de chaudronnier, à ciseler ou de commissaire-priseur) qui existe dès l’apparition de l’intelligence humaine, mais les “librairies n’ont que faire de l’air du temps“!

Lecteurs de tous bords unissons-nous! Nous avons nos habitudes et nos secrets dans les librairies comme les bricoleurs ont les leurs au Do it yourself!

Le livre vivant ne doit pas devenir une ruine de la pandémie.

Pour rêver, magnifique essai sensible de : Vincent Puente, Le Corps des libraires. Histoire de quelques librairies remarquables et autres choses, Éditions de La Bibliothèque, Paris, 2015, 125 p.

Si vous aimez la poésie: Le slam de Narcisse: perceuse:

https://www.rts.ch/play/tv/rtsculture/video/le-slam-de-narcisse-perceuse?urn=urn:rts:video:11944936

MUTANTS : QUI-VIVE !

© Arsène Doyon–Porret (crayon de couleurs, papier extra-blanc 75 g/m²): mutants.

 

 

 

“What makes this fragile world go ’round ?”, Beach House, “Space Song” (2015).

Comme dans un excellent film d’anticipation « série B » des années 1950, dont Invasion of the Body Snatchers de Don Siegel (1956; https://www.heidi.news/profil/michel-porret), COVID-19, notre redoutable ennemi invisible mute.

COVID-19 en pleine mutation.

Le virus « contre-attaque », si l’on peut dire, notamment avec les variantes britanniques, sud-africaines et brésiliennes.

Après l’Angleterre exsangue, l’Europe continentale est gangrénée. Ailleurs dans le monde, le virus marque des points. Les plus démunis payent un lourd tribut sanitaire.

Où serons-nous cet été ?

D’autres offensives sur l’horizon pandémique ? Plus virulentes, plus contagieuses moins propices à l’immunité humaine ? Nul le sait. Aucun scénario n’est écrit à l’avance.

Où serons-nous cet été ?

En quarantaine domiciliaire ou libres et ivres de soleil ?

COVID-19 transmute.

Peut-être est-ce nous les vrais mutants de l’histoire ?

La nonchalance démocratique s’effrite. La vigilance anxieuse s’affirme. Les corps se renfrognent. La prévision se rétrécit.

Vivre sur le qui-vive, ce n’est pas la vie.

Qui-vive ! : injonction de la sentinelle devant la présence suspecte.

Wer lebt ? Who lives ? Che vive? Quien vive?

Cri d’alarme universel.

Appel au branle-bas.

Sommation avant le coup de feu.

Gouvernance de la peur

À partir de 2001, nous vivons massivement sur le qui-vive ! Bientôt vingt ans : quasiment une génération de l’effroi.

La génération troublée de l’inquiétude et de l’anxiété. Plus d’une fois, les enfants nés après cette date le ressentent.

Aussitôt accompli le raid sur les Twin Towers du Word Trade Center, le terrorisme a engendré la gouvernance de la peur fondée sur les législations d’exception.

La gouvernance du qui-vive !

Avions, trains, aéroports, gares, bâtiments publics, boîtes de nuit, centres commerciaux, écoles, marchés, rédaction de médias, rues et places urbaines, terrasses des cafés : face à l’hydre terroriste, l’État sécuritaire avec la vie sur le qui-vive !

Vivre sur le qui-vive, quelle vie !

Printemps 2020-aube 2021 : vivre sur le qui-vive devient progressivement la nouvelle norme biopolitique de la sociabilité suspicieuse. Celle qu’instaurent l’éloignement social, le port du masque, le gel hydro-alcoolique et les gestes barrières : du télétravail aux répétés couvre-feu et isolement sanitaire à domicile prolongé, remis en œuvre ou abrogé.

La vie en chair et en os est éprouvante. Épouvante ?

Les hôpitaux tiendront-ils le coup ?

Cadence improvisée et alarmée de la vie sur le qui-vive avec la fermeture-réouverture-fermeture-réouverture des commerces « non essentiels » et des restaurants ou bars.

Le qui-vive toujours recommencé !

Le bio-Léviathan

Vivre sur le qui-vive : refrain sonore de l’anxiété dans les supermarchés : « Nous rappelons à notre aimable clientèle que dans ce magasin le port du masque est obligatoire même pour les enfants à partir de 12 ans. Veuillez svp respecter la distanciation sociale ». Même son de cloche tourmenté dans les gares, les aéroports et les transports publics.

Continuellement sur le qui-vive ! Le regard inquiet au dessus du masque FFP2 ou autre.

Dès lors, l’État retrouve une puissance morale et politique qui fait plier la réticence néo-libérale.

L’« État est méconnaissable : il dépense à tour de bras et déploie de grands programmes de vaccination et de soutien à l’emploi » (Charlotte Epstein, « Notre sécurité est devenue corporelle avant tout », Le Monde, « Idées », 15 janvier 2021, p. 27).

Diagnostiqué, traqué, ausculté, mesuré en ses minimes oscillations et ses fluctuations fiévreuses, vacciné, réexaminé : le corps biologique refonde plus fortement le corps politique. L’extension des mécaniques et des applications de surveillance individuelle et corporelle se normalise. Elle forge le consensus sécuritaire de la guerre sociale anti-virale qui radicalise le nouveau Léviathan du bio-pouvoir.

On peut imaginer une  forme radicale de contrôle social étendu à l’ensemble des individus d’une communauté politique : le pointage automatique de l’état fébrile en lieu et place de la la biométrie faciale !

Usual suspects ?

“37°6 de température: vous êtes en état d’arrestation sanitaire !

Toute opposition est louche : le pandémo-réticent est un allié potentiel du virus ! Donc – en forçant le trait – un ennemi public.

Prémonition dystopique !

La « sécurité corporelle » : prodigieux enjeu sanitaire au niveau planétaire, gigantesque marché médical et sécuritaire, fondement de la gouvernance du qui-vive.

Celle de la peur qui s’est fortement banalisée depuis 2001 avec l’impératif sécuritaire.

Comment en ressortir tous indemnes ?

Faut-il vraiment abandonner les réconforts du couvre-feu et du « confinement » ?

Bas les masques : l’espoir sanitaire est-il suffisant pour l’espoir démocratique ?

COVID-19 mute ! Il nous transmute progressivement dans l’incarnation morale et physique du qui-vive !

Bientôt, les anthropologues  de l’anxiété sociale et du régime sécuritaire pourront écrire des pages substantielles et inoubliables sur les mutations socio-mentales du début du XXIe siècle.

LM 67

Le Grand asservissement

 

 

https://www.fr.ch/sites/default/files/2020-04/covid19_Image_Titre_FR.png

0

Dans le sédiment du silence et les bruits de la fortune.

Aux enfants blottis dans le cœur de la vie ou le ventre de leurs mères.

À tous ceux apaisés devant la menace armée.

Complices du rire, des nuages et des oiseaux : accaparons l’aurore !

 

L’épuisant moment pandémique du COVID 19 restera comme le temps exemplaire d’instauration politique de l’État sanitaire et sécuritaire en régime démocratique et libéral.

Par sécurité : partout, l’impératif préventif scande l’espace public et devient le refrain social de la ville meurtrie.

La ville meurtrie avec l’héroïsme hospitalier.

Certains nomment cette période précautionneuse : « état de guerre ». Ils oublient que la guerre implique la volonté humaine belliciste, le déterminisme non naturel, la stratégie rationnelle, le concept offensif, le savoir-faire balistique.

Isolement domiciliaire (hâtivement nommé « confinement ») volontaire voire obligatoire, couvre-feu, état d‘urgence, laisser-passer, réduction de la libre-circulation des individus : avec le renforcement périmétral du contrôle social, la fin du mal pandémique justifie tous les moyens pour le contenir. Une politique souvent improvisée d’endiguement qui libère les empoignades et les résistances hétéroclites, sectorielles, libertaires, parfois « anti-complotistes ».

Le miasme affole

L’extension croissante du télétravail et des affligeantes « zoom-relations » accentuent la décomposition de la sociabilité la plus sommaire, celle de la démocratie.

En présentiel (vocable insensé) ou à distance ?

La clôture des lieux de vie coutumière renforce ce désarroi social.

Le « geste-barrière » disqualifie le « geste-de bienvenue ». Il dénigre l’hospitalité. Il normalise l’écartement au loin du corps, à nouveau incarnation du mal. L’ordre comportemental en pandémie légitime la défiance réciproque.

Nous vivons de reculade en reculade ! Stricto sensu.

La contagion rôde.

Elle s’éternise avec le cortège morbide de la vulnérabilité sanitaire.

La fraternité de l’embrassade dégoûte.

Le baiser tourmente.

Le souffle de l’autre répugne.

Le miasme affole.

Le postillon terrifie.

La sueur palmaire épouvante.

Astiquons, brossons, décapons, décrassons, javellisons, lessivons : qu’advienne l’Ère du suprême hygiénisme.

Le mal mine la ville navrée dans l’état sanitaire.

Que dire des faméliques masqués aux dispensaires de la dernière chance ?

Que dire des comblés démasqués dans les SUV anachroniques ?

Et les ribambelles enfantines à visages découverts  sur les préaux ?

Et les oiseaux argentins dans le ciel crépusculaire ?

On voit vos narines !

Avec son masque mal ajusté, l’ennemi public tousse, éternue, se mouche sans plier le coude. Pire, il néglige de purifier ses mains en entrant au supermarché. Sur le quai de gare, devenu agent sanitaire casqué et masqué, le pandore ferroviaire  sanctionne vertement, le majeur menaçant :

« Eh vous là-bas ! Votre masque est de travers ! On voit vos narines ! On sent votre souffle !! Circulez !!! » (Gare de Lausanne, jeudi matin 19 novembre, vers 10 heures).

Suspect habituel. Individu inconscient. Œil de la police.

Suspect du régime sanitaire ou avatar du « boute-peste », tant redouté durant les pandémies de l’Ancien régime ?

Chirurgical ou à la mode, de tissu, de papier ou en plexiglas, le masque facial, nommé parfois muselière sanitaire, condamne le visage à découvert.

Le visage dévoilé que refusent à la fois les  justiciers (Zorro), les supers héros (Batman) et les supers criminels (Fantômas). Ils agissent à visages  masqués. Ils suscitent l’effroi pour sidérer l’adversaire et jouir de l’impunité.

Nous nous masquons pour profiter de la vie. C’est ainsi !

Boostant le capitalisme sanitaire comme le fera le vaccin, le gel hydro-alcoolique instaure la société morbide de la suspicion universelle.

Vivement le dégel pandémique de tous les abandons.

L’ère insalubre remplace le temps démocratique du flux social et de l’insouciance gestuelle et charnelle.

Le temps béni du flux et du reflux quand le bain de foule redevient un petit bonheur social.

Social-zoom !

Actuellement, les moins optimistes s’alarment.

Les plus lucides mettent en garde.

Les grincheux grinchent.

Tous parient sur la montée inexorable de l’assujettissement généralisé qu’oblige la gestion politique de la pandémie.

Selon eux, la contamination biologique de l’ennemi invisible précède la pestilence politico-sociale du Grand asservissement.

On pourrait le qualifier comme le contrat social dévoyé par la peur et l’insécurité : « La peur est le plus puissant des moteurs. La peur transforme les hommes. Elle peut les détruire, ou bien les rendre invulnérables. La peur dope les esprits, ou les réduit en bouillie. Elle est instrument d’asservissement, elle n’a pas de limite. Qui contrôle la peur, contrôle l’homme, voire des foules entières » (Maxime Chattam).

Impératif de l’imaginaire « risque zéro »: l’excessive exigence sociale de sécurité gommera bientôt les libertés fondamentales.

Le Grand asservissement politico-biologique illustre la condition non citoyenne des dystopies sécuritaires du contrôle social radical de l’individu confiné dans le pire des mondes possibles.

Pour s’en convaincre :

(re)lisons le chef-d’œuvre trop oublié La Kallocaïne que l’ingénieuse et désespérée écrivaine suédoise Karin Boye (1900-1941) publie en 1940, un peu avant son suicide.

(Re)lisons 1984 (1949) de George Orwell avec Le meilleur des Mondes (1932) d’Aldous Huxley

(Re)lisons L’âge de cristal (1967) de William Francis Nolan et George Clayton Jonhson.

(Re)voyons THX 1138 (1971) de George Lucas, synthèse filmique du totalitarisme dystopique.

Pivot de l’imaginaire dystopique, le Grand asservissement émerge lentement aujourd’hui du mal invisible et de l’offensive pandémique.

Nous ressortirons peut-être indemnes du laboratoire sanitaire de la discipline sociale qui depuis mars 2020 contraint les esprits et éloigne les corps. Or, la démocratie du « social-zoom » ne pose-t-elle pas déjà insidieusement les fondements juridiques, moraux et pratiques de  la « démocratie illibérale » du Grand asservissement basé sur la distanciation sociale, la permanence et l’extension extraordinaire du contrôle des individus  ?

La gestion de la pandémie  est un modèle de gouvernance. Ses conséquences et son impact dépasseront certainement la fin de la pandémie.

Alors,  pour l’instant, vivons coude à coude !

Imaginaire du Grand asservissement :

Karine Boye, La Kallocaïne (1940, en suédois), Éditions Ombres (Petite Bibliothèque Ombres), 2015 (191 p.)

George Lucas, THX 1138, 1971:

https://duckduckgo.com/?t=ffnt&q=THX+1138&atb=v208-1&iax=videos&iai=https%3A%2F%2Fwww.youtube.com%2Fwatch%3Fv%3Dcjtj-w5dx9k&ia=videos

LDM62

L’ENNEMI INVISIBLE (6). Confiner et punir

à M.C.

https://www.ladn.eu/wp-content/uploads/2020/03/confinement.jpg

© francescoch via getty image

« Confiner : reléguer, bannir, envoyer une ou plusieurs personnes demeurer dans certains pays éloignés. », Pierre Richelet, Dictionnaire français contenant les mots et les choses, Genève, 1780, p. 164.

« Confinement. Terme de droit criminel. La peine de l’isolement dans les prisons. », Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, I, Paris, 1863, p. 727.

Selon Le Soir (2 avril), la police bruxelloise a verbalisé plus de 5.600 infracteurs aux « règles de confinement ». Face à l’ennemi invisible, 3.4 milliards de personnes sont aujourd’hui « confinées » à domicile dans 80 pays (50% de la population mondiale, Le Monde, 30 mars). Le Grand confinement planétaire fait écho au supposé Grand renfermement des insensés et des pauvres après la Renaissance selon Michel Foucault (Histoire de la folie, Gallimard, 1972) ! Écart à la règle, en Suisse, où nul n’est obligé de rester chez soi, l’OFSP parle d’auto-isolement. Le fédéralisme est volontariste. Or, autour d’un mot particulièrement équivoque, utilisé dans tous les sens dans l’actuel désarroi social, en cette chute dystopique vers le pire des mondes possibles, sommes-nous confinés (déportés sur les « confins ») ou cloisonnés (enfermés en « Grande quarantaine ») ?

Aux confins

Dès la fin du Moyen âge, le mot « confins » désigne la limite topographique et géographique du champ, du domaine, du fief, du ressort. La lexicologie nomme « confins » les terres ou les territoires sis en bordure de la frontière. Vivre aux confins signifie être exilé aux limites de la cité ou du ressort, voire en lisière du limes selon le concept géopolitique de la Rome impériale. Auparavant, chez Homère, Polyphème, le cyclope aveuglé par Ulysse, vit en monstre cavernicole aux confins des « mangeurs de pain » (Odyssée, IX), soit à l’orée du monde « barbare ».

Peu à peu, le sens strictement spatial de « confins » recoupe « bout, espace éloigné », territoire écarté, « contrée reculée », région isolée. En 1925, militaire, cartographe et explorateur britannique, l’aventurier Percy Fawcett (1867-1925) disparaît dans la jungle brésilienne, à la quête d’une cité mythique, aux confins du monde connu. En outre, confins désigne le « passage intermédiaire » entre deux situations sociales ou morales ainsi que l’étape ultime de la vie au seuil de la mort.

Confiner et punir

De tout temps, dans un sens punitif, « confiner » signifie « reléguer », détenir en un espace restreint, réduire l’individu à la résidence disciplinaire, le resserrer aux fers, le réprimer par la clôture, l’enfermer plus strictement dans la prison. « Confinement » équivaut principalement à enfermement pénitentiel et pénal, voire à bannissement avec « mort civile ». « On vient de la confiner dans un couvent » : jadis, s’y ajoute en outre l’usage  de la réclusion conventuelle, plus ou moins volontaire.

Par ailleurs, « de surface », « vertical » ou « horizontal profond », le confinement est un dispositif matériel particulièrement complexe (excavation, déplacement, réduction de la perméabilité, endiguement, etc.) appliqué aux sites pollués pour endiguer le vecteur de contamination.

Au Moyen âge, le confiné est un banni selon l’historienne polonaise Hanna Zaremska qui étudie le mécanisme pénal du confinement des pécheurs ou des malfaiteurs expulsés de la cité (Les bannis au Moyen âge, Aubier, 1996). Ils rachètent leurs illégalismes dans le pèlerinage religieux sur les routes d’Aix-la-Chapelle ou de Rome. Paradoxalement, le confinement est bien l’éloignement géographique du banni. Son retour suppose sa « purification » via le pèlerinage pieux. Bref, entre intimidation collective et ostracisme individuel, la sanction du confinement vise plutôt l’éloignement social que la quarantaine domiciliaire.

Rétention

À l’époque contemporaine, les États ségrégationnistes, autoritaires ou totalitaires instaurent le confinement à la périphérie du territoire national, soit l’exil du vaincu, de l’opposant(e) ou du « dissident ». À l’instar des réserves aux États-Unis où les Indiens sont clôturés parfois derrière les barbelés, le « confinement » reste un dispositif répressif plutôt qu’une mesure de salubrité collective (bien que celle-ci puisse motiver la ségrégation). Y est visé l’isolement disciplinaire du rétif ou la proscription de l’ennemi politique en enceinte de confinement (« zone sécurisée »).

Dès les années 1920, les régimes bolchévique puis stalinien confinent en Sibérie les « réactionnaires » envoyés au goulag ré-éducatif des travaux forcés. Sous le fascisme mussolinien (1925-1945), les intellectuels, les homosexuels, les démocrates, les socialistes puis les communistes sont confinés (« relegati ») au sud de la péninsule ou dans certaines îles méditerranéennes (San Domino, Ustica, nord de la Sicile). Paru en 1945, filmé en 1979 par Francesco Rosi, le néo-réaliste roman autobiographique Cristo si è fermato a Eboli (Le Christ s’est arrêté à Eboli) de Carlo Levi illustre le « contenimento » en exil rural sous l’autorité du podestà. Médecin turinois, membre du mouvement Justice et Liberté, le narrateur est « confiné » (banni) à Aliano, bourg désœuvré en Lucanie (Basilicate), « oublié de Dieu » selon les paysans.

Dès 1933, le confinement des opposants, des tziganes ou des Juifs instaure l’encampement concentrationnaire, pivot de la « solution finale » en Allemagne hitlérienne. Dans la Grèce de la Guerre civile (1946-1949) et des colonels fascistes (1967-1974), s’ils ne sont pas assassinés ou massés en camps de rétention, les opposants (libéraux, socialistes, communistes, ouvriers, étudiants, syndicalistes, intellectuels, etc.) sont confinés dans les îles, par exemple Ikaria en mer Égée orientale. Parmi d’autres démocrates, rescapé de la torture, le compositeur Mikis Theodorakis y est confiné en 1947 et 1948 avant sa détention concentrationnaire sur l’enfer insulaire de Makronissos (Cyclades). Même dispositif pénitentiaire dans la Chine communiste à lire la somme de Philip F. Wiliams et Yenna Wu (The Great Wall of Confinement. The Chinese Prison Camp through Contemporary Fiction and Reportage, University of California Press, 2004).

Pivot répressif des régimes liberticides et autoritaires, avilissant la dignité de l’exilé(e), le confinement (rural, insulaire) est l’exil carcéral à ciel ouvert sous un drastique régime policier.

Cloisonnement sanitaire et contrôle social

Les mesures sanitaires et sécuritaires liées à la pandémie actuelle relèvent plutôt du renfermement domestique qui claquemure l’individu dans l’espace privé loin de l’espace public. Claustration en lieu clos — comme en un enclos monacal sécularisé, avec les tâches et les fonctions dédiées aux besoins individuels et aux matières domestiques (ablutions, alimentation, loisir, travail, sommeil). Vivre cloîtrés égale « vivre reclus » mais non confinés hors de la cité.

Face à l’assaut coronaviral, le discours politique et médiatique est spartiate : « Nous sommes en état de guerre ! » L’impératif du Grand confinement (bientôt « déconfinement ») l’emporte verbalement sur « cloisonnement sanitaire » ou « mise en quarantaine » domestique (vocabulaire médical). Récurrent en temps d’incertitude, de troubles sociaux et de périls, ce tropisme du langage sécuritaire réverbère-t-il la « législation d’affolement » ? Celle que Jean Delumeau suit dans les moments de terreur collective qu’attisent la lèpre, la peste voire la sorcellerie satanique (La Peur en Occident, XVIeXVIIIe siècles, Paris, Fayard, 1978).

Le langage sécuritaire du « confinement » préfigure-t-il l’effritement des libertés après le « déconfinement général » ? Par son ampleur démographique, le Grand confinement reste un formidable et inédit laboratoire politique du contrôle social autoritaire pour l’État libéral. Dans plusieurs mois, son idéologie, ses implications normatives et ses pratiques inédites escorteront-elles le retour à la normale ? L’État sanitaire du confinement, volontaire ou obligatoire, parachèvera-t-il l’État sécuritaire ?

 

Étienne Balibar: “Nous ne sommes égaux ni devant le risque ni devant les mesures prises pour le conjurer (…) je dirais que l’un des traits de la démocratie, c’est la conscience que toute stratégie de protection collective, qu’il s’agisse de bouclage des frontières, de confinement, de traçage des “populations à risque”, n’est pas inoffensive. La façon dont une société se veut “en guerre”, même contre un virus, met en jeu la démocratie” (https://www.lemonde.fr/livres/article/2020/04/22/etienne-balibar-l-histoire-ne-continuera-pas-comme-avant_6037435_3260.html).

 

Une lecture stimulante pour historiciser distinctement la pratique disciplinaire et répressive du « confinement » en temps de paix : Norbert Finzsch et Robert Jütte (éditeurs scientifiques), Institutions of Confinement: Hospitals, Asylums, and Prisons in Western Europe and North America, 1500-1950, Cambridge University Press (1996), 2003.

LDM 55

L’ENNEMI INVISIBLE (3). Le charivari contre la peur

  • Arsène Doyon–Porret, Le dernier homme sur Terre, © 27 mars 2020.

 

When you left that boat
Thought you’d sink if I couldn’t float/I wished I heard you shout/I would’ve rushed down at the slightest sound./The Saxophones, If you’are on the Water.

Paru en 1825, Le dernier homme de Mary Shelley (1797-1851), auteure adulée de Frankenstein (1818), inspire Je suis une légende (1955) de l’Américain Richard Matheson (1926-2013), signataire aussi de l’inoubliable L’homme qui rétrécit (1956). Entre les deux fictions de la post-humanité, plus d’un siècle d’intervalle, deux guerres mondiales, le cauchemar concentrationnaire, la menace nucléaire. Chez Mary Shelley, la peste planétaire fait écho aux 70 000 morts de celle de Londres (1665) chroniquée en 1722 par Daniel Defoe (1660-1731, Journal de l’année de la peste). Chez Matheson, les bacilles du vampirisme qui transforment les humains en morts-vivants et réactivent le mythe de Dracula (1897) du romancier irlandais Bram Stoker (1847-1912).

Ultime robinsonnade

Après l’épique struggle for life qu’engendre la pandémie virale, un seul homme survit sur Terre. Désolation ! Écrasé de l’ultime solitude qu’anime la nostalgie désespérée du passé enchanté, il robinsonne parmi les vestiges de la civilisation. Survivaliste précurseur, le dernier homme sur Terre incarne à lui seul la fin de l’Histoire toujours proclamée, toujours ajournée, toujours redoutée.

Chez Shelley, au terme d’une épopée de miraculé du mal biologique, Lionel Vernay équipe le frêle esquif d’une Odyssée méditerranéenne sans retour. Après avoir buriné sur le fronton de la basilique Saint-Pierre « An 2100, dernière année du monde », il y embarque les œuvres d’Homère et de Shakespeare.

Chez Matheson, endeuillé par la fin atroce de sa famille, combattant les morts-vivants qui veulent nocturnement le contaminer, Robert Neville devient la « légende » de l’espèce humaine. Il en paiera le tribut du sacrifice expiatoire, rituel de la régénération darwinienne d’une post-humanité née de la pandémie vampirique.

Entre guerre froide et cataclysme climatique, quatre métrages d’inégale qualité visualisent les grandes peurs hollywoodiennes dans la dramaturgie du dernier homme sur Terre : The World, the Flesh and the Devil (1959, Ranald MacDougall), The Last Man on Earth (1964, Ubaldo Ragona, Sidney Salkow, avec l’inégalable Vincent Price), The Omega Man (1971, Boris Sagal), I Am Legend (2007, Francis Lawrence). S’y ajoute l’avatar télévisuel The Last man on Earth (2015-2018) qui revient sur la décimation virale de l’humanité.

Imaginaire et imagerie d’eschatologie sécularisée que sécrètent les sociétés consuméristes et individualistes, ancrées dans l’essor industrialiste, la foi libérale et l’espoir en l’infini progrès scientifique.

Dystopie épidémique

Parmi les glorieux vestiges de Rome et de New York, Vernay et Neville font le deuil de la civilisation. Celle qu’ont décimée l’aveuglement collectif, le déni spiritualiste, la prédation géopolitique, la folie consumériste et le divorce non amiable entre… science et conscience. Deux sombres utopies sur la chimère du risque zéro. Deux inquiétantes fables dystopiques sur le mal naturel comme le fléau (im)prévisible de l’humanité. Sans céder à la collapsologie ambiante, peuvent-elles nourrir intellectuellement le temps hygiéniste du confinement anti-pandémique propice au ressaisissement collectif ?

Dans notre mise en quarantaine, hors de l’espace public, chacun tente de bannir moralement l’ennemi invisible. Hors du plein-air, les enfants convertissent joyeusement le confinement domestique en vacances prolongées avec activités et télé-école. Notre isolement sanitaire et sécuritaire fabrique lentement la communauté enfermée. Celle qui aujourd’hui est virtuellement l’objet du traçage électronique afin de repérer en temps réel le cheminement pandémique pour anticiper l’effet morbide. La communauté du dedans que matériellement, spatialement, socialement et culturellement tout sépare mais que réunit la décompensation urgente du péril croissant.

Charivari crépusculaire

Chaque soir vers 21h00, dans la cité-fantôme que sillonnent encore de rares automobiles et de hardis cyclistes, entre balcons et fenêtres, à l’unisson émotif, crépitent les vivats, les cris, les percussions de casseroles et les applaudissements crépusculaires de la communauté recluse. Depuis peu, s’y ajoutent des alléluias d’espoir qu’illuminent les lueurs de bougies et les éclats de téléphones portables.

Le charivari contre l’ennemi invisible ! Nouveau lien social improvisé et bientôt ritualisé. Le tintamarre civique et religieux ovationne les femmes et les hommes qui, sur la ligne de front hospitalière, endiguent au mieux la mort. La sociabilité tonitruante de la communauté enfermée conjure le mal biologique et son cortège de paniques qu’affrontent dans la solitude Vernay et Neville, ultimes Robinson de la dystopie post-pandémique.

https://www.youtube.com/watch?v=XeLLj2VZEGk

U. Ragona, S. Salkow: The Last Man on Earth (Official Trailer), 1964, USA, Italy (Associated Producers Inc. Produzioni La Regina).

Épier son prochain !

« Messieurs. Si l’on trouvait un moyen de se rendre maître de tout ce qui peut arriver à un certain nombre d’hommes, de disposer tout ce qui les environne, de manière à opérer sur eux l’impression que l’on veut produire, de s’assurer de leurs actions, de leurs liaisons, de toutes les circonstances de leur vie, en sorte que rien ne pût échapper ni contrarier l’effet désiré, on ne peut pas douter qu’un moyen de cette espèce ne fût un instrument très énergique et très utile que les gouvernements pourraient appliquer à différents objets de la plus haute importance. »

Jérémie Bentham, Panoptique, 1791.

https://compote.slate.com/images/510ed0f8-8134-4088-abfa-657f4c57f6dc.jpeg?width=780&height=520&rect=2200x1467&offset=0x0

 

Les cieux emplis de drones avec ou sans puissance létale. La cité consumériste maillée de caméras biométriques pour la reconnaissance faciale. Des millions d’automobiles dévorant le bitume. D’innombrables individus soudés à un bracelet électronique comme connectivité pénale. Partout, les corps, les mots et les comportements captifs de la transparence sociale et de la vigilance panopticale. S’y ancrent le nouveau puritanisme moral où se nouent l’égalitarisme autoritaire et le bonheur obligatoire.

La ville sécuritaire n’est-elle que le cauchemar de l’anti-utopie d’un monde épuisé dont l’environnement naturel est à bout de course ?

Voire !

 

Vigilance

Depuis une vingtaine d’années maintenant, le succès moral de l’hydre terroriste s’affirme jour après jour contre la démocratie. Dès  2001, d’innombrables lois liberticides ont signé l’agonie du libéralisme politique et pénal. La « société de vigilance » serait aujourd’hui le point cardinal du civisme. Telle est notamment l’idée « d’union sacrée » de l’actuel président de la République française après la tuerie de la préfecture de police à Paris (3 octobre 2019).

À nouveau, comme après la tentative terroriste avortée par armes à feu survenue le 21 août 2015 à bord du train Thalys 9364 reliant Amsterdam à Paris sur la ligne LGV Nord, nous sommes intimés à devenir les sentinelles de la sécurité publique et des sociabilités urbaines.

 

Le onzième Commandement:

Observer les comportements « douteux ».

Inspecter les visages renfrognés ou impassibles.

Considérer les démarche louches ou les silhouettes inconnues.

Traquer les gestes déplacés et les mimiques inquiétantes.

Scruter les « suspects habituels ».

Ouïr les paroles irrévérencieuses.

Même les plus insignifiantes.

Bientôt celles des enfants ?

En fait, le nouveau Commandement séculier ordonne d’épier son prochain !

Pourtant, la ligne de partage positive est arbitraire et floue entre la normalité civique et les attitudes reprochables.

Est-ce ainsi que se joue la sécurité de la communauté ?

 

 

Délation ou civisme ?

Comment reconnaitre les ambiguïtés selon ce nouveau catéchisme civique  ? Est-ce là vraiment la panacée du lien social de proximité ? Doit-on obéir à l’incantation politique plus d’une fois populiste contre l’État de droit ?

Certainement pas ! Emplie de préjugés, aveugle à l’altérité, la délation rôde dans l’ombre.

Or, l’individu ne suffit pas observer son prochain. En outre, celui qui épie est bien évidemment suspect aux yeux de l’épié ! L’observateur est observé comme l’arroseur est arrosé !

Dans ce contexte alarmiste, les rouages pernicieux de la transparence sociale ou du panoptisme réciproque généralisé sont affolants. La vigilance sécuritaire emplit l’imaginaire cauchemardesque des anti-utopies entre Nous autres (1920) du Russe Ievgueni Zamiatine (1920) et The Minority Report (1956) de l’Américain Philip K. Dick, en passant  1984 (1949) de George Orwell.

Bien heureusement, le progrès panoptical va maintenant suppléer la vigilance du civisme humain. La machine infaillible remplacera l’inspection sociale, un peu comme le bracelet électronique renforce invisiblement le contrôle social. Il succède à certaines formes de privation de liberté à la gloire controversée de la surveillance électronique.

 

Reconnaissance faciale

 

Au bertillonnage photographique né à  fin du XIXe siècle (portrait de face et de profil) succède maintenant la “reconnaissance faciale” biométrique.

Routinière en Chine pour objectiver l’écart comportemental, le déficit d’enthousiasme civique ou autoriser l’accès à une ligne de métro (Shenzhen) voire l’achat d’une carte SIM, la reconnaissance faciale repose notamment sur 176 millions de caméras à l’intelligence artificielle déjà installées en 2016. D’ici 2020, trois fois plus de machines sont prévues pour le succès du communisme panoptical.

La technologie couteuse de la reconnaissance faciale est aussi à l’agenda politique et policier de plusieurs États démocratiques notamment en Allemagne et au Royaume-Uni. Elle est prioritaire dans la recherche sécuritaire en France. Plusieurs projets y sont à l’étude depuis 10 ans afin de disposer d’un outil performant pour les Jeux olympiques de 2024. Interdite à San-Francisco pour protéger les droits des individus, la reconnaissance faciale ne serait pas une priorité policière en Suisse notamment en raison de son coût financier. Son usage privé cadre des activités commerciales : achat, paiements ou retraits d’argent, flux des passagers à l’aéroport de Zurich, smartphones. Pourtant, si elles sont stockées, en cas de délits, les images de la reconnaissance faciale pourraient intéresser la police.

Police quotidienne

La reconnaissance faciale semble devenir le nouvel instrument biométrique du contrôle social le plus étendu quel que soit la nature du régime politique.

Le marché du pouvoir biométrique est illimité.

Pointage des antécédents judiciaires (France : fichier photographique de 7 millions de personnes), supervision urbaine (foules, incivisme en récidive), flux humain et embarquements frontaliers dans les aéroports, police des étrangers, identification en temps réel de tout un chacun, recherche des personnes disparues : le procédé de la reconnaissance faciale devient l’instrument soft de la gouvernance biométrique et non libérale des personnes avec et sans antécédents judiciaires.

Ce dispositif généralise à tout le corps social le dispositif policier du fichage et de son emploi en temps réel.

Sur notre proche horizon : la dystopie de la transparence sociale émerge tout autour de la démocratie électronique, sociotechnique et autoritaire. Celle de la reconnaissance faciale basée sur le contrôle d’identité… permanent et général. Comme l’extension illimitée de la police des individus en tant que mécanique de gouvernance politique dans la surveillance électronique quotidienne qui bannit la pénombre sociale.

Demain: le bonheur de THX 1138 dans le labyrinthe électronique du contrôle social ?

 

 

Lectures :

Ayse Ceyan, Pierre Piazza, L’Identification biométrique : champs, acteurs, enjeux et controverses, Paris, MSH, 2014 (452 p.).

René Lévy, Laurence Dumoulin, Annie Kensey et Christian Licoppe (direction), Le bracelet électronique : action publique, pénalité et connectivité, Genève, Médecin et Hygiène, Collection Déviance et Société, 2019 (257 p.).

Sur la genèse de l’ “État de surveillance” qui affaiblit l’ “État de droit”: Mireille Delmas-Marty, “La société de vigilance risque de faire oublier la devise républicaine”, Le Monde, vendredi 25 octobre 2019, p. 24.

LDM 48

G. Lucas, Electronic Labyrinth, 1967 (official trailer).

La mystique du Colt

« Just my Rifle, my Pony and Me. », My Rifle, my Pony and Me [chanson], Howard Hawks, Rio Bravo, 1959.

 

https://i.pinimg.com/736x/86/25/85/862585faa92295e5fe711c17ce3b6d23--western-movies-movie-film.jpg
Sergio Corbucci, Django, Italie, 1966. La mystique du Colt à son apogée (tous droits réservés). Magnifique Franco Nero dans le rôle-titre.

Après la tuerie de la discothèque d’Orlando commise par un sicaire prônant son obédience islamiste (49 tués), la fusillade du 14 février 2018 en Floride au lycée de Parkland (17 morts) s’ajoute aux habituelles tueries en masse qui endeuillent les U.S.A depuis le massacre du 20 avril 1999 au Lycée Columbine. Deux étudiants y abattent 12 camarades et un professeur. Drame national, le fait divers incite le cinéaste Michael Moore à questionner la culture des armes à feu aux États-Unis dans le spectaculaire Bowling for Columbine (2002), primé à Cannes la même année.

Gun contre Gun

Gun Violence Archive recense les incidents liés aux armes à feu : 402 mineurs ont été meurtris ou tués aux États-Unis depuis le premier janvier 2018. Ils rejoignent les 36 252 morts par arme à feu en 2015 (homicides, suicides). Si 248 victimes ont moins de 14 ans, 4 140 étaient âgés de entre 15 et 24 ans*. Or les millions de port d’armes délivrés à travers les États-Unis (plus de 2 millions en Floride) conditionnent évidemment la brutalité souvent homicide avec laquelle interviennent les forces de police. Du côté policier, l’impératif du risque zéro multiplie l’usage préventif de l’arme à feu. La « bavure » est un effet collatéral de la culture sociale des armes à feu. La violence nourrit la violence.

Malgré la mobilisation massive des lycéens contre l’insécurité dans les écoles, la réponse politique est conforme au conservatisme de l’actuel gouvernement américain. Porte-parole officieux de la puissante National Rifle Association (NRA), que maintenant boycottent des enseignes de sport, des compagnies aériennes et de location automobile, le président Donald Trump, droit dans ses bottes Stetson, affirme sans rire : « Une école sans armes attire les mauvaises personnes ».

La panacée des fusillades serait d’une simplicité biblique : il faut armer les enseignants afin qu’ils puissent liquider en auto-défense le tueur de masse. Il faut multiplier les policiers armés sur les campus, comme au bon vieux temps de la frontière. « Gun » contre « Gun ! » Or, la présence à Parkland d’un aide-sheriff armé n’a pas évité le massacre des adolescents.

Retour au Western

Aujourd’hui, près de 70% des écoles publiques organisent des exercices d’auto-défense pour tenter de protéger les enfants et les adolescents contre les fusillades à l’arme automatique ! La classe devient le nouvel espace de l’affrontement sécuritaire. Le campus pourrait redevenir le théâtre social du duel lié à la mystique du Colt. Celui de l’affrontement à armes égales. Une mystique du Colt qu’a forgée le film de genre qu’est le western. Son imaginaire de l’auto-défense revient en force dans la culture politique américaine.

De sa naissance à son crépuscule, le western américain déploie la mystique du Colt comme ultime recours du bien contre le mal, parfois avec la figure héroïque du shériff isolé qui peine à endiguer la vindicte sociale de l’auto-défense ou du lynchage. Le Train sifflera trois fois de Fred Zinnemann(1952), Rio Bravo de Howard Hawks (1959), L’Homme aux colts d’or d’Edward Dmytryk (1959) ou encore La Horde sauvage (1969) de Sam Peckinpah : parmi des centaines d’autres, les westerns américains de la mystique du Colt véhiculent les formes licites ou non de la violences armée, solitaire ou collective. Ils inspireront la veine des westerns italiens qu’incarnent notamment les figures inoubliables de Django et de Sabata, militants de la mystique du Colt, pour le meilleur et pour le pire.

Django et Sabata

Entre 1960 et 1970 environ, politisant l’imaginaire de la frontière dans le prisme de la lutte des classes et des années de plomb qui ensanglante l’Italie, les « westerns spaghettis » radicalisent la mystique du Colt. Leur esthétique solaire est romantique, naturaliste et baroque. La mystique du Colt y culmine dans la philosophie libertaire du justicier solitaire, épris de la juste vendetta. Mais aussi dans celle du potentat qui mêle le crime organisé à la vénalité. S’y ajoute en point d’acmé la liturgie frontale ou circulaire du duel (voire du « triel ») comme affrontement métaphysique entre le bon, la brute et le truand. Mon Colt fait la loi (1964) de Maro Caiano, (1964), la trilogie de Sergio Leone (Pour une poignée de dollars, Et pour quelques dollars de plus, Le Bon, la Brute et le Truand, 1964-1966) avant le crépusculaire Il était une fois dans l’Ouest (1969), Django (1966) et Le Grand silence (1968) de Sergio Corbucci, Sabata (1969) de Gianfranco Parolini : parmi de très nombreux autres, ces films visualisent la mystique du Colt comme recours du bien contre le mal mais aussi comme instauration de la terreur sociale. Dès la première image, Django (Corbucci) traine dans la boue le cercueil contenant la mitraillette avec laquelle il purgera le mal de la Cité. L’arme à feu est un boulet moral…nécessaire.

Légitime défense

Aujourd’hui aux États-Unis, alors que l’imaginaire de la confrontation sociale et politique entre le bien et le mal suit l’imaginaire intersidéral de la saga belliciste Star Wars (Empire versus Alliance ; comme à l’âge d’or de l’héroïc fantasy des années 1930-1950), la mystique du Colt l’emporte sur la pacification sociale du désarmement. La Constitution rend celui-ci aléatoire (deuxième amendement dans l’héritage des « milices » coloniales matrice de la la révolution avant que G. Washington ne l’organise). Dans l’héritage de la frontière, l’armement d’autodéfense individuelle est une liberté constitutionnelle. Ainsi, malgré l’hécatombe d’adolescents fauchés sur les campus, dans l’imaginaire social, le Colt assure les libertés individuelles par la légitime défense contre le mal armé toujours imprévisible.

Répliquer, se défendre à main armée, faire sa propre justice : la mystique du Colt, selon les canons esthétiques et moraux du western, entretient la culture de la violence. Pire, elle instaure la privatisation de la violence armée contre le monopole de la violence d’État qui en régule tant bien que mal les excès, même si parfois le populisme en tire un substantiel bénéfice sécuritaire. La légitime défense s’abreuve au déficit sécuritaire de l’État de droit : la confrontation directe du gun contre gun mine le contrat social démocratique de la médiation pénale. La liberté est-elle au bout du Colt ?

 

Une lecture stimulante et urgente pour décrypter les mythologies contemporaines de la légitime défense comme fin du contrat social démocratique et genèse de la violence individualiste: Elas Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, La Découverte, 2017. Voir aussi: Firmin DeBrabande, Do Guns Make Us Free?: Democracy and the Armed Society, Yale, YUP, 2015.
* « Fusillades aux Etats-Unis, cinq chiffres pour un fléau », Libération, 15 février 2018 (http://www.liberation.fr/planete/2018/02/15/fusillades-aux-etats-unis-cinq-chiffres-pour-un-fleau_1630047).
(LM. 30)