1984: le pire des mondes possibles

Big Brother, graffiti de rue, La Ferté-sous-Jouarre, Seine et Marne, 2012

«on croyait à l’époque que les portes donnant sur l’utopie étaient ouvertes et qu’on était au seuil d’un avenir resplendissant pour l’humanité.» Arthur Koestler, Le Zéro et l’Infini [1940], première  et remarquable traduction du manuscrit allemand par Olivier Mannoni, Calmann-Lévy, 2022, p. 185

 

«Tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que les autres»: La ferme des animaux (Animal Farm. A Fairy Story) de George Orwell raille en 1945 le stalinisme. La fable animalière prélude son son chef d’œuvre Nineteen Eighty-Four, écrit en 1948, traduit partout, mis en bande dessinée, adapté 5 fois au cinéma entre 1956 et 2021, dont Brazil (1985) de Terry Gilliam.

Paru en 1949, 1984 suit la contre-utopie Nous autres (1924) d’Evgueni Zamiatine, admirateur de H.G. Wells (The Time Machine 1895), admiré d’Aldous Huxley (Brave New World 1932). Tuberculeux dès 1947, miné par le totalitarisme et l’échec du socialisme démocratique, informé par Arthur Koestler sur les procès de Moscou, George Orwell, l’ex-milicien antifranquiste de la guerre civile espagnole (1936) où il est blessé à la gorge, meurt en janvier 1950.

Aimer Big Brother

1984 ou la fiction politique de la manipulation mentale: l’État-parti d’Océanie (15% de la population) obéit au leader Big Brother, avatar du panoptisme, ou contrôle visuel permanent des individus. Est-il réel? Qui sait? Or, il voit et écoute tout sur les télécrans des lieux publics et privés, dont les rues de Londres. De la vie à la mort, chacun est épié.

«Deux Minutes de la Haine» préparent quotidiennement la «Semaine de la Haine». On y adule Big Brother. On y hurle le «chant de la Haine». On y vomit l’«ennemi du peuple», Emmanuel Goldstein, sosie de Léon Trotsky, auteur du brûlot: Théorie et Pratique du Collectivisme Oligarchique.

 

Michael Anderson, 1984, GB, 1956. “Les minutes de la haine” (© Columbia)

Si la «Mentopolice» traque le crime de la pensée, la délation apprise aux enfants pérennise la terreur. Le coït d’amour est illégal. Trahir l’Ingsoc, socialisme dictatorial, constitue un crime capital. Les ennemis de l’extérieur sont pendus dans la liesse populaire.

Le «doublepenser» appuie les quatre Ministères de la Vérité, de la Paix, de l’Amour, de l’Abondance. Le premier forge l’idéologie étatique en falsifiant les archives pour réécrire l’Histoire: «Qui contrôle le passé contrôle l’avenir: qui contrôle le présent contrôle le passé». Au second, incombe la guerre éternelle contre l’Eurasie et l’Estasie. Le troisième broie les déviants. Le dernier affame les 85% des individus. À pieds nus, ils végètent dans la promiscuité de logis «vétustes» avec du chou avarié et du gin infect.

Le «néoparler» manipule les Océaniens. Le matraquage étatique condense la doctrine totalitaire: «Guerre est Paix; Liberté est Servitude; Ignorance est Puissance». La révolution finira quand le «Sociang» purgera des esprits l’ancien lexique: «honneur», «justice», «moralité», «démocratie». Néoparler, doublepenser, malléabilité du passé: les «principes sacrés» du Sociang rendront inutiles la répression. Alors, confiant dans l’État, chacun aimera Big Brother, promu «Thor Gibber» en 1984 dans L’Esclavage c’est la liberté de la bédéiste Chantal Montellier.

Chantal Montellier, L’esclavage c’est la liberté, 1984, Les Humanoïdes associés, hommage crépusculaire à 1984, joug de Thor Gibber

Plumitif au Ministère de la Vérité, «gélatineux» de lassitude, non membre du parti, épris de sa collègue Julia, Winston Smith exècre ce monde. Rédigé hors champ du télécran domestique, son journal l’atteste: «À bas Big Brother».

Alors amants, Winston et Julia sont vendus par l’indicateur qui leur loue un cagibi. Ils sont écroués et interrogés au Ministère de l’Amour. Provocateur, ayant abusé Winston en l’affiliant à la Fraternité qui tramerait contre le Parti, O’Brien le «rééduque». Tabassages et tortures. In fine, il lui inflige sa «pire terreur»: des rats voraces dans une cage fixée au visage. Brisé, agréant le Parti qui «cherche le pouvoir en soi», Winston capitule. Il remporte la «victoire sur lui-même»: «Il aime Big Brother». Il trahit Julia.

Utopie-dystopie

Orwell croise les expériences totalitaires du XXe siècle: fascisme, stalinisme, et nazisme. Outre ce contexte politique, 1984 s’apparente au genre dystopique. Fiction pessimiste, la «dystopie» augure le pire des mondes possibles, celui de la dictature par la persécution. Owen à Winston: «Le but du pouvoir, c’est le pouvoir». S’inverse ainsi l’utopisme du bonheur né en 1516 avec L’Utopie du platonicien Thomas More.

Hors de l’Histoire, insulaire et souveraine, l’Utopie est le non-lieu de la félicité et de l’égalité obligées. Cédant les bébés à l’État, euthanasiant les «incurables», les purs Utopiens vivent en famille élargie. Si le gibet est aboli pour les crimes de droit commun, les rebelles sont tués comme des «fauves». Avant union, les fiancés passent le test médico-légal sur l’affinité des organes sexuels. More avoue: «en la République des Utopiens, il y a bien des choses que je désirerais voir en nos villes sans pourtant vraiment l’espérer».

Le XVIIIe siècle est l’âge d’or des utopies que moque Swift. En 1726, Gulliver’s Travel en ravage l’optimisme: géants et lilliputiens se valent en orgueil et en sottise. Les Houyhnhnms détiennent la vérité. Dotés de la parole, ces chevaux ignorent le mot «guerre» mais esclavagisent les humains. En leurs étables, Gulliver saisit la chimère de l’Eden terrestre.

Au soir des Lumières, l’utopisme croise l’uchronie. Louis-Sébastien Mercier affine ce genre matriciel de l’anticipation né à la Renaissance. En 1774, son best-seller L’An 2440 où rêve s’il n’en fût jamais prédit l’apothéose des Lumières…au XXVe siècle. Dès lors, si l’histoire améliore l’humanité, le meilleur des mondes est pour demain! Toujours recommencé, le mal ne cesse de miner la cité idéale.

Les utopies du mal

Au XXe siècle, entre scepticisme de Swift et uchronie de Mercier, les contre-utopies précédent et suivent 1984. Elles reflètent le gouffre moral avec l’humanisme des Lumières. Le bonheur collectif des Utopiens devient le joug d’État. Parmi d’autres, quelques textes classiques illustrent les utopies du mal sur l’horizon des guerres mondiales et du pouvoir totalitaire.

Jack London songe au pacte de la ploutocratie et du fascisme dans Le Talon de fer (The Iron Hell, 1908), cauchemar sur le pouvoir illimité du capitalisme. La Fin d’Illa (1925) de José Moselli brosse le monde des llliens. Au top du progrès scientifique, ils visent la pureté du sang comme marque du pouvoir hégémonique. Contre-utopie du taylorisme et du conditionnement humain, Le Meilleur des mondes (Brave New Word, 1932) d’Aldous Huxley suit l’État eugéniste dont le pouvoir va jusqu’à prédestiner chacun en classes Alpha, Bêta, Delta ou Epsilon selon l’utilité sociale.

Antinazie, la Suédoise Karin Boye publie en 1940, au seuil du suicide, son unique chef-d’œuvre La Kallocaïne (Kallocain). L’«État mondial» utilise cette drogue de la «délation civique» pour dominer les individus constamment épiés par l’«Œil et l’Oreille de la police», présage clair du télécran d’Orwell. En 1953, Ray Bradbury édite Fahrenheit 451, porté à l’écran en 1966 par François Truffaut et en 2018 par Ramin Bahrani. Futur incertain: l’État ordonne l’autodafé des livres, car l’amnésie culturelle renforce le pouvoir totalitaire. Les insoumis apprennent alors par cœur les classiques de la littérature mondiale.

Mis en film en 1976 par Michael Anderson, L’Âge de cristal (Logan’s Run, 1967) de William F. Nolan et George C. Jonhson, évoque le pouvoir létal d’une caste postapocalyptique. En 2116, quand leur implant palmaire s’assombrit, les individus âgés de 21 ans sont tués dans un rituel civique qui ranime la terreur d’État.

G. Lucas, THX1138, U.S.A. 1971 (© Warner Bros).

En amont et en aval d’Orwell, le meilleur des mondes possibles est la dictature d’une caste ou d’un parti unique qui remplace l’utopisme du bonheur commun par la coercition collective. Futuristes, les dystopies se polarisent sur celui que broie le pouvoir totalitaire qu’il défie, comme l’irréductible  THX 1138 dans le chef d’œuvre éponyme (1971) George Lucas qu’inspire 1984.

Selon 2084. La fin du monde (2015) de Boualem Sansal, toute dystopie jauge le mal en politique. Si Orwell déplore le joug du parti unique, Sansal, qui lui rend hommage, déploie celui de l’intégrisme islamiste.

Ainsi, la dystopie féconde la pensée politique. Imaginer la cité juste oblige à converser avec les contre-utopies. Le remède n’est-il pas dans l’imaginaire du mal? Orwell l’expose dans 1984 pour nous prévenir contre le pire des mondes possibles, là où le «pur pouvoir» est une fin en soi. D’une certaine manière, il n’a cessé de nous mettre en garde contre tout ce qui détruit lentement et sûrement la société libérale qui s’enracine dans les Lumières.

Vient de paraître :

Le point. Hors-série-Grandes biographies, 32, Novembre 2022 : George Orwell. Il nous avait prévenus.

«Ni théoricien ni philosophe, ce pamphlétaire génial s’est révélé l’un des grandes penseurs du totalitarisme. […] Un esprit lucide qu’il faut écouter pour mieux résister.» «Éditorial» de Laurence Moreau, Rédactrice en chef du Point hors-série, coordinatrice de ce remarquable numéro.

https://boutique.lepoint.fr/george-orwell-1915

Lectures: Karin Boye, La Kallocaïne (1940), traduit du suédois par M. Gay et G. de Mautort, Petite Bibliothèque des Ombres, 2014; Ray Bradbury, Fahrenheit 451, Gallimard, folio-sf, 2015; Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, Plon, feux croisés, 2013; Kack London, Le Talon de fer, Libertalia, 2016; Thomas More, L’Utopie, éd. Guillaume Narvaud, Gallimard, folio-classique, 2012; José Moselli, La fin d’Illia, Grama, 1994; William F. Nolan et George C. Jonhson, L’Âge de cristal, Denoël 2001; George Orwell, 1984, nouvelle traduction par Josée Kamoun, Gallimard, folio,2018; Boualem Sansal, 2084. La fin du monde, Gallimard, 1985; Christin, Verdier, Orwell. Étonien, flic, prolo, milicien, journaliste, révolté, romancier, excentrique, socialiste, patriote, jardinier, ermite, visionnaire, Dargaud, 2019 [Roman graphique].

LDM: 90

Le racisme du Mont-Blanc

 

Mount Kilimandjaro (Wikipedia, GNU)

Tanzanie, Kilimandjaro: “Montagne blanche”. Un scandale de longue durée.

La tyrannie du présent

Quelle époque «chouette», aurait pu dire le petit Nicolas!

Désarroi et retour inquiet du préau: «Tu savais papa que dire ″massif du Mont-Blanc″ c’est raciste! On nous a dit que ça discrédite les personnes de couleur! T’en penses quoi?»

Je ne pense plus. Je dévisse comme un premier de cordée.

Je dévisse abasourdi sous la sottise dans la crevasse abyssale de la tyrannie du présent.

Vite, réarmement moral :

«Oh, tu aurais pu répondre que dans le canton de Vaud, il y a le Noirmont. Un fier sommet du massif du Jura qui s’élève à 1’567 mètres d’altitude. En Valais, on peut aussi contempler le spectaculaire Mont Rose qui culmine à 4’634 mètres d’altitude. En Allemagne, on randonne dans la profonde Forêt-Noire! A la limite entre les départements du Puy-de-Dôme et de la Loire, près de Thiers, on peut s’égarer dans la forêt des Bois Noirs. Cela équilibre la ségrégation qu’entretient le massif du Mont-Blanc

Calembredaines

Après la toponymie urbaine qu’il faut rénover en déboulonnant les statues, en débaptisant et rebaptisant les rues, les ruelles, les impasses, les places, les squares et les bâtiments officiels au gré de l’humeur, de la complaisance, de la réécriture présentiste de l’histoire et du ressentiment contemporain envers le passé, il faudra bientôt revoir la toponymie alpine.  Au plus vite.

Au cœur de l’Afrique noire, le scandale du Kilimandjaro (“montagne blanche” selon l’étymologie Ol Doinyo Oibor en Maa) ne peut plus durer!

Revoir aussi la toponymie  maritime.

Que dire de Mer Rouge? De Mer Noire? De Mer Jaune que sillonnent les grands requins bleus et les ondulantes raies à taches noires (Taeniura meyeni)? Les personnes blanches ne peuvent être que rabaissées par la toponymie et la zoonomie océaniques.

Quand à eux, les lacs ne sont pas angéliques. Oh non! Lac Bleu, Lac Gris, Lac Noir, Lac Vert sont suspects de forte discrimination. Tout est dit et son contraire avec le profond Lac des Neuf Couleurs dans la vallée de l’Ubaye, Alpes-de-Haute-Provence!

Dieu reconnaîtra-t-il  les siens?

Et les fleuves!

Ah les fleuves! Le Fleuve Jaune? Pas net ce Tibétain-là, avec ses 5’464 kilomètres et son débit de 2’571 m3/seconde! Même chose pour le Fleuve Rouge qui charrie ses poissons communistes de Chine au Vietnam sur 1’149 kilomètres, débit 2’640 m3/seconde.

Récusons ces toponymies archaïques, séculaires et d’usage commun, souvent nées de la mythologie, de l’histoire, du climat et des imaginaires millénaires. Cela  discorde dans la tyrannie du présent. Il faut adapter les mots à l’imagination  du ressentiment insatiable. Même au prix de 1001 calembredaines.

Aiguille laiteuse

Bref: la géographie ne sert pas seulement à faire la guerre selon Yves Lacoste. Elle entretient aujourd’hui les préjugés entre les peuples, les personnes et les genres selon le racisme latent du Mont-Blanc qui nourrit les rumeurs d’école et les tintamarres de préau! La toponymie est oppressive et inégalitaire. Il faut la changer. Y veillent les Sheev Palpatine normatifs de la novlangue totalitaire et autres commissaires ombrageux aux archives des mots et des choses.

Rebaptisons, par exemple, «massif du Mont-Blanc» par «massif du Mont-Polychrome» pour que tous, sur tous les bords, s’y retrouvent.

Mais, attention, «massif» est masculin. Optons alors pour «massive de la cime polychrome», voire « aiguille notamment laiteuse» pour honorer les vaches nourricières du proche Chablais!

Ouvrons «une concoure» pour renommer lacs, fleuves, bosquets et forêts, étangs, ruisseaux, collines et montagnes. Rigoureux cahier des charges: toponymie incolore, inclusive, égalitaire et non discriminante.

Vive la grande égalité géographique qui ira jusqu’à renommer la blancheur de nos monts enneigés mais heureusement indépendants.

Nous y arriverons. Mais où? Ben quoi, en dystopie!

Oui, dans l’utopie crépusculaire du désarroi où capitule le bon sens: en revenant du préau, les enfants répéteront enfin que «Mont-Blanc» est la représentation raciste du monde inégalitaire de jadis, avant la tyrannie du présent. Ensuite, on pourra leur asséner qu’ils sont d’infortunés hétéro-normés.

Elle est “rien chouette” notre époque!

LDM 89

2440…1984…2001…2022…rendez-vous au futur du passé

 

E. Souvestre, Le Monde tel qu’il sera, 1846, “La vapeur substituée à la maternité”, p. 81

De la Renaissance au crépuscule des Lumières, hors de l’histoire, en atemporalité édénique, les utopies figent un monde inexistant. Celui du bonheur obligatoire et de l’égalité tyrannique des Utopiens sur l’île de nulle part (U-topos). Cet atoll souverain aux 54 cités que l’humaniste Thomas More imagine en 1516 (L’Utopie), tout en souhaitant avec lucidité que la société idéale n’advienne jamais.

Or, le scepticisme de la dystopie, soit l’anti-utopie du pire des mondes possibles, mine rapidement la chimère sociale et politique de la cité aux lois parfaites. Incompatible avec les libertés, le bonheur contraint est abominable, même dans le «meilleur des mondes possibles».

Houyhnhnms

En 1721, Swift donne ses lettres de noblesses à l’anti-utopie avec la satire pessimiste des Voyages de Gulliver: Géants ou lilliputiens, nobles ou bourgeois, riches et pauvres, mathématiciens ou militaires, femmes et hommes, tous sont égaux en orgueil et en sottise. Le bonheur social se situe au pays champêtre des Houyhnhnms. Ces robustes chevaux dotés de la parole socratique ignorent le mot guerre mais asservissent les humains loin du mal. Chez eux, Gulliver trouve réconfort et nostalgie.

Uchronie

Avant la Révolution de 1789, l’utopie devient volontiers uchronie. Le polygraphe rousseauiste Louis-Sébastien Mercier invente ce genre matriciel de l’anticipation politique. Son best-seller L’An 2440 où rêve s’il n’en fût jamais prédit en 1774 la réalisation des Lumières…au XXVe siècle grâce au peuple-roi et roi-philosophe. Dorénavant, le meilleur des mondes possibles n’est plus géographique mais devient temporel. Il se déplace dans le futur perfectible. L’histoire accomplit le progrès qu’envisagent les humains pour améliorer la cité du bien.

Machine d’allaitement à vapeur

Pourtant, le pessimisme dystopique corrompt l’espérance uchronique. La législation idéale devient le cauchemar de la tyrannie égalitaire. L’achèvement de l’histoire mène, en fait, au pire des mondes possibles. Celui de la ploutocratie, de l’individualisme ultime et du joug industriel qu’entrevoit en 1846 Émile Souvestre dans Le Monde tel qu’il sera: En l’an 3000, dans l’«île du Budget» et la «République des Intérêts-Unis»,  c’est «chacun chez soi, chacun pour soi». Si le machinisme remplace l’homme, une machine d’«allaitement à la vapeur» sustente les nouveau-nés dans la «Salle Jean-Jacques Rousseau» de l’«Université des Métiers-Unis». Les enfants en ressortent à l’âge de 18 ans…après avoir été «élevés sous cloches». La modernité progresse!

Le pire des mondes possibles

Aujourd’hui, nos rendez-vous en uchronie ou en dystopie ne manquent pas. Cette entrevue imaginaire est souvent futuriste dans une chronologie lointaine, encore ouverte. Au XXVe siècle, la promesse uchronique des Lumières va-t-elle se réaliser selon Mercier? L’an 3000 sera-t-il celui de la mondialisation ploutocratique et de l’individualisme exacerbé que déplore  Souvestre? Pourtant, le pire des mondes possibles n’a-t-il pas déjà dans le passé du futur?

1984

Longtemps, l’an 1984 dessinait la ligne de mire futuriste de l’avènement totalitaire et de la société de surveillance perpétuelles avec la figure de l’affable Big Brother que George Orwell campe dans son chef d’œuvre 1984 publié en 1949 contre le stalinisme. Trente-huit ans après 1984, si ce roman politique reste actuel dans le monde illibéral qui arrive, la puissance du contrôle social en Chine et ailleurs n’a rien à envier au paradigme dystopique d’Orwell.

2001

Tiré du roman éponyme d’Arthur C. Clarke, le long-métrage darwinien de Stanley Kubrick 2001, l’Odyssée de l’espace (2001: A Space Odyssey) illustre en 1968 le struggle for life des humains contre l’intelligence artificielle qui peut nous submerger. L’utopie de la connaissance infinie depuis la préhistoire y devient la fable philosophique du savoir létal car coupé de la conscience humaniste. Vingt-et-un ans après ce rendez-vous imaginaire de 2001 avec l’ordinateur HAL devenu dément et homicide par orgueil dans le vaisseau spatial U.S. Discovery One, comment actualiser cette dystopie intersidérale sur les conflits entre les intelligences humaines et cybernétiques?

2022

Canicule, effet de serre, épuisement des ressources, pollution, misère, surpopulation, barbarie sociale, répression policière et euthanasie d’État: l’humanité plonge en enfer dans la dystopie Make Room Make Room (1963) de l’écrivain américain Harry Harrison. Richard Fleischer en tire le film crépusculaire Soleil vert (Soylent Green, 1973) placé en…2022! À New York, la multinationale Soylent Industries nourrit les 44 millions d’habitants de la mégalopole chaotique avec des aliments artificiels. Par contre, les riches des ghettos sécurisés mangent encore des mets naturels. La nutrition détermine la domination politique, car la nourriture de synthèse provient secrètement…des cadavres récupérés dans les centres d’euthanasie obligatoire. En 2022, l’anthropophagie articule la gouvernance totalitaire dans un monde à bout de course, quand la nature nourricière n’est plus que le souvenir nostalgique de vieillards apeurés.

L’imaginaire du mal

1984, 2001, 2022 : trois dates centrales de nos imaginaires sociaux, trois rendez-vous temporels en dystopie! Trois problèmes de la modernité. L’imaginaire politique, cognitif et environnemental du pire des mondes possibles offre des expériences de pensée. Elles discréditent l’idéalisme utopique du meilleur des mondes possibles légué par les Lumières et enterré en 1932 par Aldous Huxley dans Brave New World (Le Meilleur des mondes). Big Brother en 1984 et HAL l’ordinateur dément en 2001 désignent le passé d’un univers longtemps futuriste. Or, le Soleil vert de 2022 est contemporain de notre monde actuel, épuisé et surchauffé.

Que faisons-nous? Est-ce suffisant de trier névrotiquement nos déchets et de pédaler d’arrache-pied sur des bicyclettes bientôt aussi onéreuses que des automobiles? D’ailleurs, celles-ci peuvent-elles continuer à dévorer impunément le bitume en asphyxiant le peuple des villes? La Cité des asphyxiés du Français Régis Messac, éprouvante dystopie voltairienne de 1937 sur la gouvernance politique par l’octroi de l’oxygène aux individus soumis, mérite ici relecture!

Dystopie: la chimère imaginaire de la fable conjecturale ou la leçon morale de notre culture politique? Un jeu de l’esprit ou un avertissement lucide dans la dévastation bientôt inexorable du présent? Renouer avec l’utopie d’un monde meilleur ancré dans le bien oblige à honorer le rendez-vous avec le pire des mondes possibles. Le remède n’est-il pas dans l’imaginaire du mal? État d’urgence en dystopie!

 

LDM : 88

La guerre calamiteuse: missive depuis Béatipolis

 

 

E.P. Jacobs, Le secret de l’Espadon, 1946-1949, © Blake et Mortimer 2021.

Mon estimé neveu:

Puisse cette missive te parvenir à Philadelphie.

Au terme d’un périple empli d’ouragans -comme si les éléments se liguaient contre La Licorne afin qu’elle n’arrivât jamais bon port- nous avons enfin relâché avec le capitaine Trelawney dans la rade paisible de l’île de nulle part.

Nous mettons pied à terre dans la liesse générale. Les émissaires des Béatipoliens nous couvrent d’exaltants rhododendrons. Pour célébrer l’amitié entre les peuples qui se méjugent, après nous avoir régalé de limonade et de gaufres à la cannelle, ils entonnent l’hymne de la Fraternité universelle.

Le paysage nous frappe: champs de blé à l’infini, pâturages et collines qu’irriguent des canaux d’eau vive animant d’antiques moulins. À l’horizon, sous un ciel açorien, jaillissent les remparts argentés de Béatipolis.

De débonnaires bovins broutent les gras pâturages, le cul dans les stratocumulus. Guidés par de fiers rouliers, chargés des fruits de la terre, de pesants charriots à yacks roux encombrent les routes pavées.

La douceâtre senteur du tiède lisier, qui engraisse les sillons, flatte les sens. La prospérité placide des Béatipoliens stupéfie.

Après l’accolade, nos hôtes évoquent leurs mœurs républicaines.

Mœurs des Béatipoliens

Leur histoire glorieuse remonte à la conquête de cette île aride par les aventuriers-philosophes du fondateur-législateur de Béatipolis, Léviathan Ier. En six jours, le souverain père de la Nation fit édifier la capitale Béatipolis.

D’un tempérament amène, végétariens et buveurs de lait, les insulaires vivent dans la quasi-nudité adamique. Comme d’altières Amazones halées d’embruns, les femmes dépassent de quelques têtes les hommes, que rend pâles le labeur manufacturier. En résulte l’autarcie de l’île où le luxe, la spéculation et la monnaie sont proscrits.

Les Béatipoliens exportent quelques biens de première nécessité: condolatex, galets arrondis, eau de source gazéfiée, trèfles à quatre feuilles, bois de réglisse,  poudre de cafards et antennes de homards.

Pour convoler au CUL (Chapelle de l’Union Licite), les Béatipoliens subissent un examen médico-légal qui certifie leur affinité physique et morale. Les incompatibles se confinent dans l’Organon, hospice dédié au culte des sens inassouvis.

En sandales spartiates, vifs, rieurs et polissons, blonds, roux ou bruns, élevés loin des familles au temple d’Émiliopédia où les nourrices à vapeur les engraissent durant six années, les enfants sont la fortune de ce peuple vertueux.

Les Béatipoliens sont très pieux. Ils vénèrent le soleil, source universelle de vie, au temple d’Hélios. Leur liturgie est rudimentaire. Nul clergé intolérant ne dispute, dans un jargon insensé, la nature des choses sacrées.

Ils ont la guerre en abomination, sauf pour repousser une invasion, voire parfois délivrer du joug tyrannique un peuple que le despotisme accable.

Sous la hampe du monarque légitime, la société se divise en trois ordres égalitaristes. Un serre-tête coloré distingue le rang de chacun : ceux qui travaillent jusqu’au grand âge (vert), ceux qui éduquent (bleu) et ceux qui légifèrent (mauve).

Montés sur d’élancées licornes, casqués de blanc, avec un demi-masque facial d’osier noir, en tuniques blindées écarlates, équipés de bidules à détente mécanique, les proxipoliciers veillent à l’ordre public.

La justice se rend avec retenue dans le PEL (Palais de l’Esprit des Lois): le Béatipolien adultérin ou l’ennemi public de la félicité est exilé dans la cité insulaire voisine de Beccariapolis. Il y subit la peine modulable des travaux forcés aux mines de rousseauxite. L’insurgé armé est exécuté publiquement sur la place du Contrat social avec le lombrosiolitique, un hilarant sérum létal.

Burinées sur la table de granit noir dressée devant la Chancellerie du bonheur obligatoire, les 12 lois fondatrices de la cité sont fréquemment proclamées devant le peuple en liesse, réuni à son de trompe.

Majestueuse cité

Nous arrivons enfin à Béatipolis, majestueuse cité aux quatre portes d’orichalque, ouvertes aux points cardinaux. L’embellissent 1984 fontaines et statues de naturalistes,  philosophes ou législateurs et autres bienfaiteurs de l’humanité.

À l’extérieur et à l’intérieur des logis privés et des édifices publics, les panoptiprismes -miroirs concaves en formes oculaires- veillent nuit et jour à la sécurité collective.

Par les rues de la cité géométrique aux 54 places octogonales, nous gagnons le palais cristallin de l’État, en face duquel se dressent la colossale effigie granitée de Léviathan Ier ainsi que l’Oratoire du livre où reposent 99 millions d’ouvrages manuscrits et imprimés que tous peuvent consulter.

Ayant gravi les 714 marches de l’escalier cyclopéen, nous entrons dans l’hémicycle aux 1001 miroirs de l’AG (Augure Générale).

Léviathan CC

Auguste sur un trône d’ébène, entouré d’un sextuor qui souffle les cuivres de la gloire, le sceptre ancestral à la main droite et le glaive gordien à la gauche, couvert du heaume safran de le renommée césarienne,  tête nue, flanqué du chancelier Vispacemparabellum  et de 451 dignitaires muets comme des carpes royales, Léviathan CC daigne nous ouïr.

Genoux fléchis, nous lui rendons le tribut d’estime dû à l’éclairé monarque à la barbe fleurie de lys. Nous lui offrons le buste en vermeil de Platristote et les Œuvres complètes du légiste Bodhobbes, éditées en 1784 à Calvinopolis chez Barillet.

Le sage monarque s’inquiète: «Nobles étrangers, pourquoi cette illustre ambassade chez les sages Béatipoliens?»

Oh puissant fils du soleil! Depuis 120 jours, sans raison aucune, les bataillons aériens, maritimes et terrestres du despote de la Transpoutinie anéantissent les villes, les ports et les habitants de notre pacifique Syldabordurie. Sous la férule du général Stratagos, notre armée patriotique a refoulé les assauts apocalyptiques et capturé les saboteurs de la Garde de fer infiltrée chez nous.

Ivre de liberté, la population endure la faim, la soif, la maladie et la peur dans les galeries et les catacombes des cités détruites. D’innombrables Syldaborduriens, surtout des femmes et des enfants, pour échapper aux atrocités, se sont exilés au pays voisin des “peuples de la plaine” du prince-philosophe Topor Potocki.

Oh sage Léviathan! Nos alliés promettent l’aide décisive à notre bien-aimé souverain Ottokar XII contre l’invasion. Or ils agissent peu car ils sont trop liés au négoce des richesses transpoutiniennes. En synode extraordinaire, l’Alliance des peuples aisés et consuméristes a exigé la fin des hostilités…ce qui les a intensifiées. Rien n’arrête le tyran belliciste. Il menace maintenant de nous calciner avec une arme de destruction massive que lâchera l’effroyable Stryge de feu, prête à l’envol mécanique.

Oh digne fils du soleil! La bravoure des Béatipoliens est notoire. Plus d’une fois, ils ont vaincu de cruels belligérants voulant les asservir. Aujourd’hui, au nom de la paix universelle, pourraient-ils prendre les armes pour la Syldabordurie?

Un bref silence, puis Léviathan CC rétorque:

Nobles étrangers, illustre ambassade! Si votre requête légitime se fonde sur le droit naturel des gens, la coutume interdit aux Béatipoliens de guerroyer dans un conflit hors de la mère-patrie. Votre résolution et votre audace sont vos seules armes défensives. Luttez jusqu’à la mort pour votre noble cause, qui est celle de tous les peuples libres. Ils vous en remercieront. Certes, nous vous fournirons de l’armement supplémentaire.

En ce qui concerne la Stryge de feu: seul au prix de l’apocalypse, le tyran l’utilisera. Mais bientôt, nos rusés émissaires le dissuaderont de poursuivre l’offensive….

Les ruines

Coupant la parole au monarque, précédé d’un éclair céleste, un souffle brûlant  ébranle le palais qui croule vite dans le feu et la poussière. Par miracle, nous arrivons à regagner l’air libre.

Béatipolis, nouvelle Atlantide effondrée, n’est plus qu’un océan de flammes d’où émergent des cris et des pleurs. Au milieu des corps calcinés, des silhouettes hagardes sillonnent le brouillard de cendres.

Dans le crépuscule, parmi les nuages que noircit le brasier, tel le dragon du mal, la Stryge de feu lâche d’ultimes salves funestes.

Éclairs et tintamarre répétés.

Comme toujours, le courage de Trelawney est édifiant. Il ne cesse de secourir les malheureux captifs du déluge du mal.

Sous la statue brisée de Léviahan Ier, dans les décombres de Béatipolis, entouré de gémissements, je termine au mieux cette dépêche.

Mon cher neveu, te parviendra-t-elle?

Si oui, rappelle aux avisés Philadelphiens que seule la force légitime du droit des gens, parfois en armes, arrêtera le conquérant malfaisant, profanateur des frontières, ivre de territoires, avide de vies innocentes, despote de son propre peuple.

Tragique destinée que celle des Hommes: au temps de la guerre calamiteuse, la Providence les a-t-elle oubliés?

Ton affectionné oncle, Jean-Robert de la Grande Boissière

La guerre des céphalopodes

(…) les salamandres étaient capables de parler toutes les langues du monde selon le littoral où elles vivaient ». Karel Capeck, La Guerre des salamandres, 1935.

© Arsène Doyon–Porret, dessin, crayons et marqueurs aquarellables, déc. 2021.

La prolifération des poulpes dans l’Atlantique inquiète les naturalistes et alarme les océanologues. Cette espèce fait un retour fulgurant après avoir quasiment disparu dans les années 1970. Sommes-nous à la veille d’une invasion d’invertébrés qui va renverser l’anthropocratie*. Celle-là même que le facétieux écrivain tchèque Karel Capek (1890-1938) narre dans sa dystopie visionnaire La guerre des salamandres (1935). Trois siècles après les faits, découverte près d’un squelette humain sur le littoral sud de l’île d’Ikaria dans le hameau fantomatique de Trapalou (Dodécanèse), une chronique anonyme, rongée par les rats et les intempéries, répond à cette question sous le titre L’étreinte abhorrée des poulpes.

À un moment où tout vacille à nouveau autour de nous, nous donnons à lire quelques fragments de cet insolite mémoire. Il évoque la première guerre des céphalopodes qui a déchiré l’humanité à l’aube du XXIIe siècle. Jadis, le statut d’être sensible est reconnu aux céphalopodes (dont octopodes, calmars et seiches) comme des créatures qui éprouvent des sentiments de douleur, de joie, d’empathie, de confort et d’excitation. L’intense sentiment de désarroi céphalopodique semble être à l’origine de la guerre la plus virulente survenue depuis la préhistoire.

Pullulation

(Début du manuscrit rédigé à l’encre de seiche sur papier kraft; fragments, plusieurs pages manquent)

…enfin remplacé par le féminisme…est arrivé insidieusement après la virulence de la dixième vague de la pandémie du COVID-19. Vraisemblablement échappé d’un coffre d’une banque suisse au Lichtenstein, le mutant kappa a contaminé le monde à la vitesse de l’inflation après un krach boursier. À cette époque sombre, l’Afrique est ensablée, le Proche-Orient califatisé, l’Europe inondée, l’Australie calcinée, l’Asie atomisée, l’Antarctique dissoute, l’URSS restaurée et les États-Unis trumpisés. Entre la troposphère et la mésosphère, la stratosphère est saturée d’épaves spatiales et de missiles en orbites. Sur Mars, la première expédition humaine s’est définitivement perdue dans les entrailles glacées de la Planète rouge après avoir erré des mois dans les sables et les roches.

Entre les stations océanographiques automatisées de Plougonvelin et de San Francisco, les premières observations de la pullulation céphalopodique ont été faites par les ichtyologistes de l’IMEIMER (Institut mondial pour l’exploitation intense de la mer) dans les eaux côtières de l’Atlantique puis dans celles du Pacifique. Directeur de Plougonvelin, spécialiste de l’hybridation animale, le docteur Lerne a alerté la communauté scientifique internationale. Stupeur et effroi:  les poulpes pullulent, ce dont attestent dans un premier temps les prises pléthoriques des pêcheurs anglais et bretons en guerre fratricide depuis toujours. Sur le port de Keroman, à Lorient (Morbihan), les étals des poissonniers croulent sous les pieuvres. Par contre les soles, dorades, lieux, lottes, même des rougets et autres poissons ou coquillages y ont disparu. Le poulpe est devenu le prédateur ultime de la faune sous-marine. Il pourrait ne pas oublier l’espèce humaine.

Gigantisme

Parfois, les tailles des céphalopodes dépassent les bornes de la nature. Les bêtes évolueraient vers le gigantisme. Certaines pieuvres à ventouses atteignent la taille humaine voire la stature d’un rhinocéros à corne jaune ou celle d’un cyclope polyphèmien à iris bleu. Au large de Cuba, long de 25 mètres et pesant quinze tonnes, un céphalopode rosâtre à points violets a heurté le destroyer USS Charles F. Adams (DDG-2) qui échappa de peu à la submersion après l’abandon du navire par l’équipage. Récupérée en eaux profondes par les sous-mariniers pakistanais de l’expédition Challenger du Manitoba III ayant appareillé de Montréal sous l’autorité du capitaine au long cours Beny Mêlehameçon, la pieuvre éventrée a été disséquée, baptisée Nautilus vulgaris puis naturalisée et exhibée au South Boston Nemo Aquarium qui l’a rachetée pour 1 million de dollars.

Quelle intelligence!

Océanographes spécialistes des ichtyolomutations, Edward Moreau et Montgomery Prendick ont publié en français dans le prestigieux mensuel arménien Erutan (Expérience, Recherche, Uchronie, Tactique, Application, Nota bene) la monographie définitive sur Nautilus vulgaris : «Une nouvelle ressource halieutique: le céphalopode géant. Gigantisme naturel ou chimère de l’évolution perturbée? Défis biologiques pour demain». Ils y rappellent notamment que, comptant environ 700 espèces, toutes marines, les céphalopodes sont les plus évolués des mollusques. À preuve, 500 millions de neurones répartis entre l’encéphale central, les lobes optiques et les huit bras. Un cortex naturel plus ramifié que celui du fameux super-computer HAL 9000 qui en 2001 a anéanti la mission Discover One aux confins de l’univers.

A contrario, reprenant les travaux de Moreau/Prendock, deux chercheurs brésiliens de l’Institut océanographique de Cananeia, Matheus de Cuhana et Clarice Lispector, ceux-là même qui avaient prouvé que la fameuse «créature du Lagon noir» était bien le chaînon manquant entre le poisson et l’homme**, supposent que l’invasion des céphalopodes est pathologique. Elle résulte des dix vagues successives de la pandémie de Covid-19 qui frappa la Terre au début du XXIe siècle. Dans la même revue, leur article pessimiste a fait sensation: «Pandemic Acceleration and Cephalopod Proliferation: a Vital Challenge for Mankind. Outline of a Biological-Infectious Pattern. The Contribution of Bio-Zooantrhopology».

(Des feuillets manquent au manuscrit déchiré en plusieurs endroits).

Hégémonie

Leur démonstration est angoissante. Partie de Chine en 2019, accidentelle ou malveillante, la pandémie de Covid-19 aurait boosté la transmission des pathologies entre les animaux et les humains. Des mutations infimes du lymphocyte C seraient en jeu. Les transformations génétiques imposeraient un nouveau rapport de forces à l’intérieur même du règne animal. Les biotopes sont bouleversés. Si longtemps, flanqué de sa lionne, le lion était le « roi des animaux », sa disparition accélérée par les safaris féministes a changé la hiérarchie zoologique. Dès lors, les céphalopodes ont pris les choses en tentacules  dans le nouvel empire des bêtes que les hommes menacent. Le poulpe revendique l’hégémonie écosystémique.

Remontant des abysses marines, quittant leur ordinaire passivité et leur goût de la dérive, s’alliant avec plusieurs espèces menacées, semant leurs prédateurs avec l’encre des seiches assujetties, les céphalopodes utilisent leurs ventouses pour… (manuscrits abîmé) puis réussissent à… (synthétiser ?) les variantes du virus-Covid. En résultent l’accélération et l’augmentation du cycle vital mais aussi de la taille des céphalopodes. Les mutations biologiques des pieuvres pourraient avoir ….. mais une conséquence inédite depuis l’origine de la vie. En effet…biotope… adaptation accélérée.

Sur les huit bras tentaculaires

..accélération de l’évolution darwinienne ? Le mollusque marin carnassier s’est imposé à la tête des espèces vivantes. Il les domine progressivement. Une mutation d’origine coronarienne a accéléré ses transformations physiques et physiologiques, sa capacité d’adaptation au milieu, sans oublier sa puissance cognitive qui dépasse celle de l’homme. Les céphalopodes ont massivement colonisé les littoraux océaniques et méditerranéens. Puis ils ont progressivement gagné la terre ferme. Un peu partout, les poulpes émergent et se mettent à respirer comme des mammifères en s’adaptant au milieu aérien. Ajustant son corps fait d’un épais manteau tissulaire sur sa coquille calcaire interne, le céphalopode se déplace sur terre grâce à ses huit bras tentaculaires, dont chacun est animé par un cerveau qui s’ajoute au cortex principal. Grâce à ses ventouses, l’animal se cramponne et saisit les objets dont il a besoin pour exercer …..(plusieurs feuillets manquent au manuscrit)…huit cerveaux et ses trois cœurs garantissent la suprématie biologique et historique qu’il poursuit pour assurer la survie des espèces vivantes sur Terre en les colo… (plusieurs feuillets manquent au manuscrit).

Polypous Ier 

(L’ultime feuillet incomplet du mystérieux manuscrit)

An 2121… pandémie jugulée…Nautilus vulgaris grouille entre mer et terre….les céphalopodes géants assujettissent l’humanité dont les villes sont policées par la Piovra, police du régime…despotisme éclairé et gouvernance mondiale de Polypous Ier…en son palais d’Octopolis à Sao Miguel aux Açores, cet énorme Amphioctopus marginatus édicte les nouvelles lois de la poulpocratie…elles sont arb.. ou progressistes ?…ère poulpienne sera celle de la réparation de la Terre que l’humanité s’est entêtée à détruire depuis la Révolution industrielle…«esclavage poulpocratique c’est la liberté»…le programme octopodiste est ambitieux….mode de vie pélagiques pour tous…décarbonation universelle, dressage environnemental, égalité entre le genre humain et le genre Amphioctopus, code pénal basé sur le «poulpicide» comme crime suprême…l’individualisme changé en céphalopodisme…Polypous Ier prône la «guerre juste» contre les humains rétifs et attachés à l’ancien régime…lecture obligatoire : Victor Hugo, Les travailleurs de la mer…dans les musées, les nus humains peints ou sculptés depuis la Renaissance sont remplacés par les statues ou images de l’esthétisme céphapolodique: pieuvre blanche ou boréale, pieuvre de nuit, pieuvre tachetée ou ocellée, pieuvre mimétique, photogénique, «gros poulpe bleu»…terminées les gastronomies antillaise du chatrou, réunionnaise du zourit ou méditerranéenne du calmar grillé…

Guerre

(Dernières lignes du manuscrit: quasi incompréhensibles)

inondation générale…milliard d’œufs pondus sur les littoraux…ode crépusculaire à Poulipos Ier…démesurées tentacules…partout, les bêtes se propulsent hors de l’eau…millions d’êtres humains asservis 18 heures sur 24 au nettoyage de la planète…résistance…répression, avant-garde des pieuvres géantes du Pacifique…commandos des pieuvres dimorphes dressées sur leurs huit bras…bataillons de pieuvres à anneaux bleus qui resserrent l’emprise…lobes optiques braqués sur… Nous tentons de résister… tentacules coupées au laser…repoussent instantanément…encre de seiche…submerge…les invertébrés triomphent…dictaturoctopa… fin…fin…apprenons à aimer Polypous Ier ! .. Nous devons réparer la nat…trop tard ? Cthulhu…? Geyser universel… gloire à toi Octopus cyanea!

* Martine Valo, « Prolifération. De poulpes dans l’Atlantique », Le Monde, 3 décembre 2021, No 23920, p. 8.

** Michel Porret, «Deep Black Lagoon», La Revue du Ciné-club universitaire, 2019, h.s. Histoires d’eaux, p. 50-57

Pippa Ehrlich et James Reed, My Octopus Teacher, 2020, Oscar du film documentaire 2021.

LDM 80

L’outillage contre le bouquinage ! Rouvrir les librairies.

https://publicservicebroadcasting-france.com/wp-content/uploads/2016/01/HollandHouseLibraryBlitz1940.jpg.jpg

“Les librairies n’ont que faire de l’air du temps”: V. Puente, Le Corps des libraires, p. 7.

Pandémie urbaine : scènes paradoxales dans la ville blessée. Spectacles contradictoires.

Amertume aussi.

À la péripétie urbaine, entre la verticalité grise du faubourg et le ghetto bobo, l’immense surface du bricolage et du jardinage est ouverte. Toujours populaire. Toujours achalandée.

Béant l’hyper-marché: «Venez M’sieurs dames !»

Parking quasi complet. Cohorte habituelle de SUV. Foule bigarrée des grands jours.

Temple du Do it yourself

Après le rituel palmaire du gel hydro-alcoolique, chacun s’égaie joyeusement et rassuré dans la caverne d’Ali Baba du bien-être domestique.

Haut-parleurs feutrés de la dystopie du Do it yourself : la voix suave d’un androïde féminin répète les coutumiers messages sur la distance sociale : «Chères clientes, chers clients, dans les conditions sanitaires actuelles, nous vous demandons… !»

Un remake consumériste du film THX 1138 de George Lucas (1971)!

La clientèle masquée, parfois endimanchée, hésite entre la perceuse électrique BOSCH dernier cri, un tournevis cruciforme lumineux ou un «marteau de mécanicien» (mais aussi d’électricien, de maçon ou à piquer les soudures, voire d’arrache-clou), un sinistre set de douche bleuâtre Made in China, un bac plastique fourre-tout, un révolutionnaire spray de «rafraichisseur pour textile automobile», un tube de colle universelle ou encore un ficus microcarpa ginseng en pot.

Cohorte humaine aussi devant le «Click and Collect» où s’entassent les articles préemballés de la félicité laborieuse et bricoleuse.

Recluse derrière le haut hygiaphone en plexiglas, la mine défaite, les caissières débitent les flux monétaires du bricolage ménager.

Exit du supermarché: cohue métallique des charriots surchargés, insouciant embouteillage démocratique. Noms d’oiseaux habituels aux carrefours surchargés du parking bétonné.

La vie normale, quoi!

Librairies endeuillées

Retour au cœur de la cité. Stupeur.

Honte aussi?

Petites et grandes, nationales ou locales, généralistes, de bande-dessinée ou pour enfants: les librairies sont fermées.

«Fermées M’sieurs dames !» On vous le dit!

Hermétiquement closes. Radicalement barrées. Niet.

Quasi murées dans l’oubli social.

Comme endeuillées d’elles-mêmes, même si des libraires offrent le port gratuit des livres commandés en ligne.

En vitrine, miroir lugubre des faces masquées, les livres et les ouvrages de tous formats attendent. Dépérissent.

Romans, libelles, ouvrages de sciences humaines, albums d’art ou de photographie, bande-dessinée, livres d’enfants et scolaires mais aussi traités culinaires, cartes géographiques et guides de voyage: le patrimoine livresque de l’esprit est drastiquement mis en quarantaine. Les livres de poche perdent leur sens social.

Le livre se retrouve en réclusion matérielle et symbolique.

Banni de la cité prospère. Exilé de la sociabilité démocratique.

Tous ces imprimés qui espèrent retrouver leurs amis en chair et en os.

Tous ces imprimés qui attendent d’être feuilletés et collationnés.

Choix sanitaire et politique

Dans la pandémie inapaisée, il existe donc un choix sanitaire et politique insolite.

La flânerie à l’hyper-marché du bricolage domestique est licite (recommandée ?).

Le bouquinage dans les librairies de l’esprit est illégale (déconseillée ?).

Constatation empirique: au supermarché du bricolage, les gestes barrières seraient donc plus efficaces qu’à la libraire, temple de l’esprit.

L’outillage est libéré! Vive le bricolage!

Le livre est «confiné»! À bas le bouquinage !

En excluant le livre des «biens essentiels», la décision controversée du Conseil fédéral (13 janvier 2021) claquemure les libraires et les autres lieux culturels devenus inaccessibles. Par contre, la perceuse électrique et le spray de «rafraichisseur pour textile automobile» sont promus au rang de biens indispensables. Quasiment patrimoine de l’humanité!

Une décision politique qui oppose la vie matérielle et à celle de l’esprit.

La chaîne du livre est fragile

Quelle a été la négociation sociale ou commerciale derrière ce scénario autoritaire et contestable?

On le sait, de l’auteur au lecteur, via l’éditeur et le libraire, depuis toujours, la chaîne du livre est fragile.

Beaucoup plus fragile que celle de la perceuse électrique et du set de douche made in China.

La sociabilité du livre serait-elle moins primordiale que celle du marteau et du tournevis?

Déposons un instant les outils et réclamons sine die la réouverture des librairies aux mêmes conditions sanitaires que les cathédrales du Do-it-yourself!

Comme les musées, les bibliothèques, les dépôts d’archives ou les salles du spectacle vivant et filmique, les libraires sont les lieux d’accès populaire à la culture. Les seul et les plus simples avec la presse de qualité.

Ce qui évidemment ne disqualifie pas le marteau (de ferratier, de chaudronnier, à ciseler ou de commissaire-priseur) qui existe dès l’apparition de l’intelligence humaine, mais les “librairies n’ont que faire de l’air du temps“!

Lecteurs de tous bords unissons-nous! Nous avons nos habitudes et nos secrets dans les librairies comme les bricoleurs ont les leurs au Do it yourself!

Le livre vivant ne doit pas devenir une ruine de la pandémie.

Pour rêver, magnifique essai sensible de : Vincent Puente, Le Corps des libraires. Histoire de quelques librairies remarquables et autres choses, Éditions de La Bibliothèque, Paris, 2015, 125 p.

Si vous aimez la poésie: Le slam de Narcisse: perceuse:

https://www.rts.ch/play/tv/rtsculture/video/le-slam-de-narcisse-perceuse?urn=urn:rts:video:11944936

MUTANTS : QUI-VIVE !

© Arsène Doyon–Porret (crayon de couleurs, papier extra-blanc 75 g/m²): mutants.

 

 

 

“What makes this fragile world go ’round ?”, Beach House, “Space Song” (2015).

Comme dans un excellent film d’anticipation « série B » des années 1950, dont Invasion of the Body Snatchers de Don Siegel (1956; https://www.heidi.news/profil/michel-porret), COVID-19, notre redoutable ennemi invisible mute.

COVID-19 en pleine mutation.

Le virus « contre-attaque », si l’on peut dire, notamment avec les variantes britanniques, sud-africaines et brésiliennes.

Après l’Angleterre exsangue, l’Europe continentale est gangrénée. Ailleurs dans le monde, le virus marque des points. Les plus démunis payent un lourd tribut sanitaire.

Où serons-nous cet été ?

D’autres offensives sur l’horizon pandémique ? Plus virulentes, plus contagieuses moins propices à l’immunité humaine ? Nul le sait. Aucun scénario n’est écrit à l’avance.

Où serons-nous cet été ?

En quarantaine domiciliaire ou libres et ivres de soleil ?

COVID-19 transmute.

Peut-être est-ce nous les vrais mutants de l’histoire ?

La nonchalance démocratique s’effrite. La vigilance anxieuse s’affirme. Les corps se renfrognent. La prévision se rétrécit.

Vivre sur le qui-vive, ce n’est pas la vie.

Qui-vive ! : injonction de la sentinelle devant la présence suspecte.

Wer lebt ? Who lives ? Che vive? Quien vive?

Cri d’alarme universel.

Appel au branle-bas.

Sommation avant le coup de feu.

Gouvernance de la peur

À partir de 2001, nous vivons massivement sur le qui-vive ! Bientôt vingt ans : quasiment une génération de l’effroi.

La génération troublée de l’inquiétude et de l’anxiété. Plus d’une fois, les enfants nés après cette date le ressentent.

Aussitôt accompli le raid sur les Twin Towers du Word Trade Center, le terrorisme a engendré la gouvernance de la peur fondée sur les législations d’exception.

La gouvernance du qui-vive !

Avions, trains, aéroports, gares, bâtiments publics, boîtes de nuit, centres commerciaux, écoles, marchés, rédaction de médias, rues et places urbaines, terrasses des cafés : face à l’hydre terroriste, l’État sécuritaire avec la vie sur le qui-vive !

Vivre sur le qui-vive, quelle vie !

Printemps 2020-aube 2021 : vivre sur le qui-vive devient progressivement la nouvelle norme biopolitique de la sociabilité suspicieuse. Celle qu’instaurent l’éloignement social, le port du masque, le gel hydro-alcoolique et les gestes barrières : du télétravail aux répétés couvre-feu et isolement sanitaire à domicile prolongé, remis en œuvre ou abrogé.

La vie en chair et en os est éprouvante. Épouvante ?

Les hôpitaux tiendront-ils le coup ?

Cadence improvisée et alarmée de la vie sur le qui-vive avec la fermeture-réouverture-fermeture-réouverture des commerces « non essentiels » et des restaurants ou bars.

Le qui-vive toujours recommencé !

Le bio-Léviathan

Vivre sur le qui-vive : refrain sonore de l’anxiété dans les supermarchés : « Nous rappelons à notre aimable clientèle que dans ce magasin le port du masque est obligatoire même pour les enfants à partir de 12 ans. Veuillez svp respecter la distanciation sociale ». Même son de cloche tourmenté dans les gares, les aéroports et les transports publics.

Continuellement sur le qui-vive ! Le regard inquiet au dessus du masque FFP2 ou autre.

Dès lors, l’État retrouve une puissance morale et politique qui fait plier la réticence néo-libérale.

L’« État est méconnaissable : il dépense à tour de bras et déploie de grands programmes de vaccination et de soutien à l’emploi » (Charlotte Epstein, « Notre sécurité est devenue corporelle avant tout », Le Monde, « Idées », 15 janvier 2021, p. 27).

Diagnostiqué, traqué, ausculté, mesuré en ses minimes oscillations et ses fluctuations fiévreuses, vacciné, réexaminé : le corps biologique refonde plus fortement le corps politique. L’extension des mécaniques et des applications de surveillance individuelle et corporelle se normalise. Elle forge le consensus sécuritaire de la guerre sociale anti-virale qui radicalise le nouveau Léviathan du bio-pouvoir.

On peut imaginer une  forme radicale de contrôle social étendu à l’ensemble des individus d’une communauté politique : le pointage automatique de l’état fébrile en lieu et place de la la biométrie faciale !

Usual suspects ?

“37°6 de température: vous êtes en état d’arrestation sanitaire !

Toute opposition est louche : le pandémo-réticent est un allié potentiel du virus ! Donc – en forçant le trait – un ennemi public.

Prémonition dystopique !

La « sécurité corporelle » : prodigieux enjeu sanitaire au niveau planétaire, gigantesque marché médical et sécuritaire, fondement de la gouvernance du qui-vive.

Celle de la peur qui s’est fortement banalisée depuis 2001 avec l’impératif sécuritaire.

Comment en ressortir tous indemnes ?

Faut-il vraiment abandonner les réconforts du couvre-feu et du « confinement » ?

Bas les masques : l’espoir sanitaire est-il suffisant pour l’espoir démocratique ?

COVID-19 mute ! Il nous transmute progressivement dans l’incarnation morale et physique du qui-vive !

Bientôt, les anthropologues  de l’anxiété sociale et du régime sécuritaire pourront écrire des pages substantielles et inoubliables sur les mutations socio-mentales du début du XXIe siècle.

LM 67

Le Grand asservissement

 

 

https://www.fr.ch/sites/default/files/2020-04/covid19_Image_Titre_FR.png

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Dans le sédiment du silence et les bruits de la fortune.

Aux enfants blottis dans le cœur de la vie ou le ventre de leurs mères.

À tous ceux apaisés devant la menace armée.

Complices du rire, des nuages et des oiseaux : accaparons l’aurore !

 

L’épuisant moment pandémique du COVID 19 restera comme le temps exemplaire d’instauration politique de l’État sanitaire et sécuritaire en régime démocratique et libéral.

Par sécurité : partout, l’impératif préventif scande l’espace public et devient le refrain social de la ville meurtrie.

La ville meurtrie avec l’héroïsme hospitalier.

Certains nomment cette période précautionneuse : « état de guerre ». Ils oublient que la guerre implique la volonté humaine belliciste, le déterminisme non naturel, la stratégie rationnelle, le concept offensif, le savoir-faire balistique.

Isolement domiciliaire (hâtivement nommé « confinement ») volontaire voire obligatoire, couvre-feu, état d‘urgence, laisser-passer, réduction de la libre-circulation des individus : avec le renforcement périmétral du contrôle social, la fin du mal pandémique justifie tous les moyens pour le contenir. Une politique souvent improvisée d’endiguement qui libère les empoignades et les résistances hétéroclites, sectorielles, libertaires, parfois « anti-complotistes ».

Le miasme affole

L’extension croissante du télétravail et des affligeantes « zoom-relations » accentuent la décomposition de la sociabilité la plus sommaire, celle de la démocratie.

En présentiel (vocable insensé) ou à distance ?

La clôture des lieux de vie coutumière renforce ce désarroi social.

Le « geste-barrière » disqualifie le « geste-de bienvenue ». Il dénigre l’hospitalité. Il normalise l’écartement au loin du corps, à nouveau incarnation du mal. L’ordre comportemental en pandémie légitime la défiance réciproque.

Nous vivons de reculade en reculade ! Stricto sensu.

La contagion rôde.

Elle s’éternise avec le cortège morbide de la vulnérabilité sanitaire.

La fraternité de l’embrassade dégoûte.

Le baiser tourmente.

Le souffle de l’autre répugne.

Le miasme affole.

Le postillon terrifie.

La sueur palmaire épouvante.

Astiquons, brossons, décapons, décrassons, javellisons, lessivons : qu’advienne l’Ère du suprême hygiénisme.

Le mal mine la ville navrée dans l’état sanitaire.

Que dire des faméliques masqués aux dispensaires de la dernière chance ?

Que dire des comblés démasqués dans les SUV anachroniques ?

Et les ribambelles enfantines à visages découverts  sur les préaux ?

Et les oiseaux argentins dans le ciel crépusculaire ?

On voit vos narines !

Avec son masque mal ajusté, l’ennemi public tousse, éternue, se mouche sans plier le coude. Pire, il néglige de purifier ses mains en entrant au supermarché. Sur le quai de gare, devenu agent sanitaire casqué et masqué, le pandore ferroviaire  sanctionne vertement, le majeur menaçant :

« Eh vous là-bas ! Votre masque est de travers ! On voit vos narines ! On sent votre souffle !! Circulez !!! » (Gare de Lausanne, jeudi matin 19 novembre, vers 10 heures).

Suspect habituel. Individu inconscient. Œil de la police.

Suspect du régime sanitaire ou avatar du « boute-peste », tant redouté durant les pandémies de l’Ancien régime ?

Chirurgical ou à la mode, de tissu, de papier ou en plexiglas, le masque facial, nommé parfois muselière sanitaire, condamne le visage à découvert.

Le visage dévoilé que refusent à la fois les  justiciers (Zorro), les supers héros (Batman) et les supers criminels (Fantômas). Ils agissent à visages  masqués. Ils suscitent l’effroi pour sidérer l’adversaire et jouir de l’impunité.

Nous nous masquons pour profiter de la vie. C’est ainsi !

Boostant le capitalisme sanitaire comme le fera le vaccin, le gel hydro-alcoolique instaure la société morbide de la suspicion universelle.

Vivement le dégel pandémique de tous les abandons.

L’ère insalubre remplace le temps démocratique du flux social et de l’insouciance gestuelle et charnelle.

Le temps béni du flux et du reflux quand le bain de foule redevient un petit bonheur social.

Social-zoom !

Actuellement, les moins optimistes s’alarment.

Les plus lucides mettent en garde.

Les grincheux grinchent.

Tous parient sur la montée inexorable de l’assujettissement généralisé qu’oblige la gestion politique de la pandémie.

Selon eux, la contamination biologique de l’ennemi invisible précède la pestilence politico-sociale du Grand asservissement.

On pourrait le qualifier comme le contrat social dévoyé par la peur et l’insécurité : « La peur est le plus puissant des moteurs. La peur transforme les hommes. Elle peut les détruire, ou bien les rendre invulnérables. La peur dope les esprits, ou les réduit en bouillie. Elle est instrument d’asservissement, elle n’a pas de limite. Qui contrôle la peur, contrôle l’homme, voire des foules entières » (Maxime Chattam).

Impératif de l’imaginaire « risque zéro »: l’excessive exigence sociale de sécurité gommera bientôt les libertés fondamentales.

Le Grand asservissement politico-biologique illustre la condition non citoyenne des dystopies sécuritaires du contrôle social radical de l’individu confiné dans le pire des mondes possibles.

Pour s’en convaincre :

(re)lisons le chef-d’œuvre trop oublié La Kallocaïne que l’ingénieuse et désespérée écrivaine suédoise Karin Boye (1900-1941) publie en 1940, un peu avant son suicide.

(Re)lisons 1984 (1949) de George Orwell avec Le meilleur des Mondes (1932) d’Aldous Huxley

(Re)lisons L’âge de cristal (1967) de William Francis Nolan et George Clayton Jonhson.

(Re)voyons THX 1138 (1971) de George Lucas, synthèse filmique du totalitarisme dystopique.

Pivot de l’imaginaire dystopique, le Grand asservissement émerge lentement aujourd’hui du mal invisible et de l’offensive pandémique.

Nous ressortirons peut-être indemnes du laboratoire sanitaire de la discipline sociale qui depuis mars 2020 contraint les esprits et éloigne les corps. Or, la démocratie du « social-zoom » ne pose-t-elle pas déjà insidieusement les fondements juridiques, moraux et pratiques de  la « démocratie illibérale » du Grand asservissement basé sur la distanciation sociale, la permanence et l’extension extraordinaire du contrôle des individus  ?

La gestion de la pandémie  est un modèle de gouvernance. Ses conséquences et son impact dépasseront certainement la fin de la pandémie.

Alors,  pour l’instant, vivons coude à coude !

Imaginaire du Grand asservissement :

Karine Boye, La Kallocaïne (1940, en suédois), Éditions Ombres (Petite Bibliothèque Ombres), 2015 (191 p.)

George Lucas, THX 1138, 1971:

https://duckduckgo.com/?t=ffnt&q=THX+1138&atb=v208-1&iax=videos&iai=https%3A%2F%2Fwww.youtube.com%2Fwatch%3Fv%3Dcjtj-w5dx9k&ia=videos

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L’ENNEMI INVISIBLE (6). Confiner et punir

à M.C.

https://www.ladn.eu/wp-content/uploads/2020/03/confinement.jpg

© francescoch via getty image

« Confiner : reléguer, bannir, envoyer une ou plusieurs personnes demeurer dans certains pays éloignés. », Pierre Richelet, Dictionnaire français contenant les mots et les choses, Genève, 1780, p. 164.

« Confinement. Terme de droit criminel. La peine de l’isolement dans les prisons. », Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, I, Paris, 1863, p. 727.

Selon Le Soir (2 avril), la police bruxelloise a verbalisé plus de 5.600 infracteurs aux « règles de confinement ». Face à l’ennemi invisible, 3.4 milliards de personnes sont aujourd’hui « confinées » à domicile dans 80 pays (50% de la population mondiale, Le Monde, 30 mars). Le Grand confinement planétaire fait écho au supposé Grand renfermement des insensés et des pauvres après la Renaissance selon Michel Foucault (Histoire de la folie, Gallimard, 1972) ! Écart à la règle, en Suisse, où nul n’est obligé de rester chez soi, l’OFSP parle d’auto-isolement. Le fédéralisme est volontariste. Or, autour d’un mot particulièrement équivoque, utilisé dans tous les sens dans l’actuel désarroi social, en cette chute dystopique vers le pire des mondes possibles, sommes-nous confinés (déportés sur les « confins ») ou cloisonnés (enfermés en « Grande quarantaine ») ?

Aux confins

Dès la fin du Moyen âge, le mot « confins » désigne la limite topographique et géographique du champ, du domaine, du fief, du ressort. La lexicologie nomme « confins » les terres ou les territoires sis en bordure de la frontière. Vivre aux confins signifie être exilé aux limites de la cité ou du ressort, voire en lisière du limes selon le concept géopolitique de la Rome impériale. Auparavant, chez Homère, Polyphème, le cyclope aveuglé par Ulysse, vit en monstre cavernicole aux confins des « mangeurs de pain » (Odyssée, IX), soit à l’orée du monde « barbare ».

Peu à peu, le sens strictement spatial de « confins » recoupe « bout, espace éloigné », territoire écarté, « contrée reculée », région isolée. En 1925, militaire, cartographe et explorateur britannique, l’aventurier Percy Fawcett (1867-1925) disparaît dans la jungle brésilienne, à la quête d’une cité mythique, aux confins du monde connu. En outre, confins désigne le « passage intermédiaire » entre deux situations sociales ou morales ainsi que l’étape ultime de la vie au seuil de la mort.

Confiner et punir

De tout temps, dans un sens punitif, « confiner » signifie « reléguer », détenir en un espace restreint, réduire l’individu à la résidence disciplinaire, le resserrer aux fers, le réprimer par la clôture, l’enfermer plus strictement dans la prison. « Confinement » équivaut principalement à enfermement pénitentiel et pénal, voire à bannissement avec « mort civile ». « On vient de la confiner dans un couvent » : jadis, s’y ajoute en outre l’usage  de la réclusion conventuelle, plus ou moins volontaire.

Par ailleurs, « de surface », « vertical » ou « horizontal profond », le confinement est un dispositif matériel particulièrement complexe (excavation, déplacement, réduction de la perméabilité, endiguement, etc.) appliqué aux sites pollués pour endiguer le vecteur de contamination.

Au Moyen âge, le confiné est un banni selon l’historienne polonaise Hanna Zaremska qui étudie le mécanisme pénal du confinement des pécheurs ou des malfaiteurs expulsés de la cité (Les bannis au Moyen âge, Aubier, 1996). Ils rachètent leurs illégalismes dans le pèlerinage religieux sur les routes d’Aix-la-Chapelle ou de Rome. Paradoxalement, le confinement est bien l’éloignement géographique du banni. Son retour suppose sa « purification » via le pèlerinage pieux. Bref, entre intimidation collective et ostracisme individuel, la sanction du confinement vise plutôt l’éloignement social que la quarantaine domiciliaire.

Rétention

À l’époque contemporaine, les États ségrégationnistes, autoritaires ou totalitaires instaurent le confinement à la périphérie du territoire national, soit l’exil du vaincu, de l’opposant(e) ou du « dissident ». À l’instar des réserves aux États-Unis où les Indiens sont clôturés parfois derrière les barbelés, le « confinement » reste un dispositif répressif plutôt qu’une mesure de salubrité collective (bien que celle-ci puisse motiver la ségrégation). Y est visé l’isolement disciplinaire du rétif ou la proscription de l’ennemi politique en enceinte de confinement (« zone sécurisée »).

Dès les années 1920, les régimes bolchévique puis stalinien confinent en Sibérie les « réactionnaires » envoyés au goulag ré-éducatif des travaux forcés. Sous le fascisme mussolinien (1925-1945), les intellectuels, les homosexuels, les démocrates, les socialistes puis les communistes sont confinés (« relegati ») au sud de la péninsule ou dans certaines îles méditerranéennes (San Domino, Ustica, nord de la Sicile). Paru en 1945, filmé en 1979 par Francesco Rosi, le néo-réaliste roman autobiographique Cristo si è fermato a Eboli (Le Christ s’est arrêté à Eboli) de Carlo Levi illustre le « contenimento » en exil rural sous l’autorité du podestà. Médecin turinois, membre du mouvement Justice et Liberté, le narrateur est « confiné » (banni) à Aliano, bourg désœuvré en Lucanie (Basilicate), « oublié de Dieu » selon les paysans.

Dès 1933, le confinement des opposants, des tziganes ou des Juifs instaure l’encampement concentrationnaire, pivot de la « solution finale » en Allemagne hitlérienne. Dans la Grèce de la Guerre civile (1946-1949) et des colonels fascistes (1967-1974), s’ils ne sont pas assassinés ou massés en camps de rétention, les opposants (libéraux, socialistes, communistes, ouvriers, étudiants, syndicalistes, intellectuels, etc.) sont confinés dans les îles, par exemple Ikaria en mer Égée orientale. Parmi d’autres démocrates, rescapé de la torture, le compositeur Mikis Theodorakis y est confiné en 1947 et 1948 avant sa détention concentrationnaire sur l’enfer insulaire de Makronissos (Cyclades). Même dispositif pénitentiaire dans la Chine communiste à lire la somme de Philip F. Wiliams et Yenna Wu (The Great Wall of Confinement. The Chinese Prison Camp through Contemporary Fiction and Reportage, University of California Press, 2004).

Pivot répressif des régimes liberticides et autoritaires, avilissant la dignité de l’exilé(e), le confinement (rural, insulaire) est l’exil carcéral à ciel ouvert sous un drastique régime policier.

Cloisonnement sanitaire et contrôle social

Les mesures sanitaires et sécuritaires liées à la pandémie actuelle relèvent plutôt du renfermement domestique qui claquemure l’individu dans l’espace privé loin de l’espace public. Claustration en lieu clos — comme en un enclos monacal sécularisé, avec les tâches et les fonctions dédiées aux besoins individuels et aux matières domestiques (ablutions, alimentation, loisir, travail, sommeil). Vivre cloîtrés égale « vivre reclus » mais non confinés hors de la cité.

Face à l’assaut coronaviral, le discours politique et médiatique est spartiate : « Nous sommes en état de guerre ! » L’impératif du Grand confinement (bientôt « déconfinement ») l’emporte verbalement sur « cloisonnement sanitaire » ou « mise en quarantaine » domestique (vocabulaire médical). Récurrent en temps d’incertitude, de troubles sociaux et de périls, ce tropisme du langage sécuritaire réverbère-t-il la « législation d’affolement » ? Celle que Jean Delumeau suit dans les moments de terreur collective qu’attisent la lèpre, la peste voire la sorcellerie satanique (La Peur en Occident, XVIeXVIIIe siècles, Paris, Fayard, 1978).

Le langage sécuritaire du « confinement » préfigure-t-il l’effritement des libertés après le « déconfinement général » ? Par son ampleur démographique, le Grand confinement reste un formidable et inédit laboratoire politique du contrôle social autoritaire pour l’État libéral. Dans plusieurs mois, son idéologie, ses implications normatives et ses pratiques inédites escorteront-elles le retour à la normale ? L’État sanitaire du confinement, volontaire ou obligatoire, parachèvera-t-il l’État sécuritaire ?

 

Étienne Balibar: “Nous ne sommes égaux ni devant le risque ni devant les mesures prises pour le conjurer (…) je dirais que l’un des traits de la démocratie, c’est la conscience que toute stratégie de protection collective, qu’il s’agisse de bouclage des frontières, de confinement, de traçage des “populations à risque”, n’est pas inoffensive. La façon dont une société se veut “en guerre”, même contre un virus, met en jeu la démocratie” (https://www.lemonde.fr/livres/article/2020/04/22/etienne-balibar-l-histoire-ne-continuera-pas-comme-avant_6037435_3260.html).

 

Une lecture stimulante pour historiciser distinctement la pratique disciplinaire et répressive du « confinement » en temps de paix : Norbert Finzsch et Robert Jütte (éditeurs scientifiques), Institutions of Confinement: Hospitals, Asylums, and Prisons in Western Europe and North America, 1500-1950, Cambridge University Press (1996), 2003.

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L’ENNEMI INVISIBLE (3). Le charivari contre la peur

  • Arsène Doyon–Porret, Le dernier homme sur Terre, © 27 mars 2020.

 

When you left that boat
Thought you’d sink if I couldn’t float/I wished I heard you shout/I would’ve rushed down at the slightest sound./The Saxophones, If you’are on the Water.

Paru en 1825, Le dernier homme de Mary Shelley (1797-1851), auteure adulée de Frankenstein (1818), inspire Je suis une légende (1955) de l’Américain Richard Matheson (1926-2013), signataire aussi de l’inoubliable L’homme qui rétrécit (1956). Entre les deux fictions de la post-humanité, plus d’un siècle d’intervalle, deux guerres mondiales, le cauchemar concentrationnaire, la menace nucléaire. Chez Mary Shelley, la peste planétaire fait écho aux 70 000 morts de celle de Londres (1665) chroniquée en 1722 par Daniel Defoe (1660-1731, Journal de l’année de la peste). Chez Matheson, les bacilles du vampirisme qui transforment les humains en morts-vivants et réactivent le mythe de Dracula (1897) du romancier irlandais Bram Stoker (1847-1912).

Ultime robinsonnade

Après l’épique struggle for life qu’engendre la pandémie virale, un seul homme survit sur Terre. Désolation ! Écrasé de l’ultime solitude qu’anime la nostalgie désespérée du passé enchanté, il robinsonne parmi les vestiges de la civilisation. Survivaliste précurseur, le dernier homme sur Terre incarne à lui seul la fin de l’Histoire toujours proclamée, toujours ajournée, toujours redoutée.

Chez Shelley, au terme d’une épopée de miraculé du mal biologique, Lionel Vernay équipe le frêle esquif d’une Odyssée méditerranéenne sans retour. Après avoir buriné sur le fronton de la basilique Saint-Pierre « An 2100, dernière année du monde », il y embarque les œuvres d’Homère et de Shakespeare.

Chez Matheson, endeuillé par la fin atroce de sa famille, combattant les morts-vivants qui veulent nocturnement le contaminer, Robert Neville devient la « légende » de l’espèce humaine. Il en paiera le tribut du sacrifice expiatoire, rituel de la régénération darwinienne d’une post-humanité née de la pandémie vampirique.

Entre guerre froide et cataclysme climatique, quatre métrages d’inégale qualité visualisent les grandes peurs hollywoodiennes dans la dramaturgie du dernier homme sur Terre : The World, the Flesh and the Devil (1959, Ranald MacDougall), The Last Man on Earth (1964, Ubaldo Ragona, Sidney Salkow, avec l’inégalable Vincent Price), The Omega Man (1971, Boris Sagal), I Am Legend (2007, Francis Lawrence). S’y ajoute l’avatar télévisuel The Last man on Earth (2015-2018) qui revient sur la décimation virale de l’humanité.

Imaginaire et imagerie d’eschatologie sécularisée que sécrètent les sociétés consuméristes et individualistes, ancrées dans l’essor industrialiste, la foi libérale et l’espoir en l’infini progrès scientifique.

Dystopie épidémique

Parmi les glorieux vestiges de Rome et de New York, Vernay et Neville font le deuil de la civilisation. Celle qu’ont décimée l’aveuglement collectif, le déni spiritualiste, la prédation géopolitique, la folie consumériste et le divorce non amiable entre… science et conscience. Deux sombres utopies sur la chimère du risque zéro. Deux inquiétantes fables dystopiques sur le mal naturel comme le fléau (im)prévisible de l’humanité. Sans céder à la collapsologie ambiante, peuvent-elles nourrir intellectuellement le temps hygiéniste du confinement anti-pandémique propice au ressaisissement collectif ?

Dans notre mise en quarantaine, hors de l’espace public, chacun tente de bannir moralement l’ennemi invisible. Hors du plein-air, les enfants convertissent joyeusement le confinement domestique en vacances prolongées avec activités et télé-école. Notre isolement sanitaire et sécuritaire fabrique lentement la communauté enfermée. Celle qui aujourd’hui est virtuellement l’objet du traçage électronique afin de repérer en temps réel le cheminement pandémique pour anticiper l’effet morbide. La communauté du dedans que matériellement, spatialement, socialement et culturellement tout sépare mais que réunit la décompensation urgente du péril croissant.

Charivari crépusculaire

Chaque soir vers 21h00, dans la cité-fantôme que sillonnent encore de rares automobiles et de hardis cyclistes, entre balcons et fenêtres, à l’unisson émotif, crépitent les vivats, les cris, les percussions de casseroles et les applaudissements crépusculaires de la communauté recluse. Depuis peu, s’y ajoutent des alléluias d’espoir qu’illuminent les lueurs de bougies et les éclats de téléphones portables.

Le charivari contre l’ennemi invisible ! Nouveau lien social improvisé et bientôt ritualisé. Le tintamarre civique et religieux ovationne les femmes et les hommes qui, sur la ligne de front hospitalière, endiguent au mieux la mort. La sociabilité tonitruante de la communauté enfermée conjure le mal biologique et son cortège de paniques qu’affrontent dans la solitude Vernay et Neville, ultimes Robinson de la dystopie post-pandémique.

https://www.youtube.com/watch?v=XeLLj2VZEGk

U. Ragona, S. Salkow: The Last Man on Earth (Official Trailer), 1964, USA, Italy (Associated Producers Inc. Produzioni La Regina).