Tu la veux ta bonne fessée?

Le lendemain, comme Poil de Carotte rencontre Mathilde, elle lui dit:

—Ta maman est venue tout rapporter à ma maman et j’ai reçu une bonne fessée. Et toi?

Jules Renard, Poil de Carotte, 1894.

Mange pas tes ongles vilain
Va te laver les mains
Ne traverse pas la rue
Sinon panpan cucul.
(…)
Tu me fatigues, je n’en peux plus
Dis bonjour, dis bonsoir
Ne cours pas dans le couloir
Sinon panpan cucul
Jacques Dutronc, Fais pas ci, fais pas ça, 1968
La fustigation infamante des mères célibataires: modèle de la pédagogie de l’effroi pour la domestication de la correction paternelle ou conjugale. Gravure sur acier de D. Chodowiecki, fin XVIIIe s. (Coll. M.P.).

Corriger et humilier

Substantif féminin, la fessée désigne des coups répétés sur les fesses d’une personne en lieu et place de punition. On dit «administrer, donner, ficher une bonne fessée». Dans la plupart du temps,  on vise un enfant, fille ou garçon, qui fait des «bêtises» ou qui désobéit. La fessée est donc une brutalité exercée sur autrui dans le but douteux de dresser, de corriger, de punir voire d’éduquer et de rabaisser. Moins impulsive et plus longue que la gifle ou le soufflet, plus préméditée par l’adulte, la fessée reste la forme banale mais cependant cruelle du châtiment des polissonnes et des polissons. Durant des siècles, le «droit de correction» corporelle est ainsi un privilège de l’autorité parentale envers les «enfants récalcitrants».

Rituel, posture, souffrance: l’anthropologie de la fessée est celle de l’humiliation morale et physique de l’enfant. À mains nues, avec des verges, un ceinturon ou avec le martinet légendaire. Cul dénudé ou en slip, le bambin, plié sur le genou paternel ou étendu sur un lit, subit, intériorise et pleure la brutalité corporelle comme une norme punitive. Il faut relire les 49 chapitres du chef d’œuvre minimaliste Poil de Carotte de Jules Renard. Ce petit livre autobiographique donne sens à la culture de la brutalité parentale dans la famille Lepic. Dans ce cas, elle est maternelle contre l’enfant non désiré et souffre-douleur.

Violence éducative

 La fessée se ramène à ce que les spécialistes de la maltraitance des enfants nomment les «violences éducatives ordinaires» (VEO). Or, quarante ans après la Suède, patrie autoproclamée des droits de l’homme, la France devient le 56e État à prohiber les châtiments corporels avec la LOI n° 2019-721 du 10 juillet 2019 relative à l’interdiction des violences éducatives ordinaires. Dans l’Hexagone, 85% des parents sont adeptes de la violence éducative qui peut frôler la maltraitance voire aboutir au pire. Malgré le dernier débat parlementaire de décembre 2020, la Suisse reste la lanterne rouge du mouvement abolitionniste de la fessée qui est légalisé dans soixante États.  Au pays d’Heidi, un enfant âgé de moins de trois ans sur cinq subit des châtiments corporels (Association Terre des hommes), bien souvent dans une situation de dégradation familiale.

Une somme : 248 articles

Or, dans la longue durée des civilisations, l’anthropologie et l’histoire sociale, judiciaire et culturelle de la fessée, mais aussi des châtiments corporels, pénitentiels ou correctifs, sont complexes. Cet objet couvre un vaste champ factuel et imaginaire. Celui des pratiques, des normes et des représentations mentales qui nourrissent les arts plastiques, la fiction écrite ou le cinéma. Y reviennent  les 248 articles du Dictionnaire du fouet et de la fessée dirigé et publié en février 2022 par Isabelle Poutrin et Elisabeth Lusset. Une somme à ne pas manquer.

Florilège d’un copieux  menu intellectuel: «Abus et excès» de la violence ordinaire dont familiale; brutalité et «adultère»dans le christianisme ou le droit coranique; châtiments corporels de la discipline militaire ou envers les galériens de l’Ancien régime; autoflagellation des ascèses chrétiens; autorités maternelle et paternelle à l’épreuve de la violence éducative; bastonnades en Chine et ailleurs; bagnes coloniaux; discipline des cachots monastiques et carcéraux; «clubs de fessée» et autres érotisations du châtiment corporel depuis les libertins des Lumières jusqu’à prostitution et flagellation contemporaines; «correction maritale», féminicide ou «mariticide»; écoles médiévales, d’Ancien régime et contemporaines; enfance et enfants; esclaves et esclavages depuis l’Antiquité romaine; femmes tondues; fustigations judiciaires à Rome, en pays d’Islam et sous l’Ancien régime ou knout en Russie tsariste; éducation musclée, châtiments scolaire mais aussi  en hospices et maisons de retraite; sanction douloureuse de la masturbation et de la «nudité»; médecine légale des brutalités domestiques; pédagogie de la Renaissance au XXe siècle; mais aussi les gifles dans les séries télévisées, la guerre des sexes au cinéma, Harry Potter, Orange mécanique de Stanley Kubrick voire…«Hergé et la fessée». (Etc.)

Hergé, Tintin au pays de l’or noir, Casterman 1950, 58, 3-c (© Moulinsart).

Pédagogie de l’effroi

Tout au long de l’Ancien régime, la fustigation publique des voleurs ou des prostituées était une «pédagogie de l’effroi» visant le «peuple». Une leçon sociale et morale souvent imitée et qui légitimait les brutalités correctives dans la domus familiale. Or, les violences domestiques et familiales n’ont pas disparu comme le montre l’actualité de la maltraitance, accablante envers les adultes dévoyés. Durant longtemps, alors que le pouvoir du père reflétait celui du roi, elles complétaient dans leur différence sociale le monopole de la violence de l’État moderne. Militaire, pénale, pénitentiaire voire «pédagogique»: la violence institutionnelle, infligée à des degrés et selon des finalités non uniformes, visait la discipline sociale. Celle que Michel Foucault pointe en 1975 dans Surveiller et punir en ses dimensions punitives, carcérales, hospitalières, asilaires et scolaires ou encore manufacturières.

La brutalité individuelle ne tombe pas du ciel. Elle n’est pas innée. Elle se construit socialement. La culture de la violence privée s’articule avec la culture politique. Soit celle que l’État légitime ou met en œuvre. Même en Utopie, où elle est censée disparaitre des relations familiales et sociales, la brutalité humaine répercute celle de la loi idéale. Les régimes politiques non libéraux ou autoritaires et les normes morales du patriarcat ont durablement légitimé les excès dans les cadres familiaux et conjugaux.

Ainsi, la fessée reste l’emblème domestique de la violence institutionnelle qui a culminé longtemps dans le châtiment capital. Progressivement, le régime démocratique a rendu anachronique cette souffrance légale de la mort pénale, comme l’illustrent depuis le XIXe siècle les étapes européennes de l’abolition, précoce dans les États de la sociale démocratie, tardive dans les régimes monarchico-jacobins comme la France.

Dignité

L’histoire de la modération punitive et de l’empathie altruiste se radicalise en 1764 quand Cesare Beccaria publie à Livourne (Toscane) son incisif et célèbre Des délits et des peines. Dans ce pamphlet philosophique qui devient le best-seller des Lumières, il y fustige la peine de mort et les châtiments suppliciaires d’État qui dégradent l’individu mais ne le corrigent jamais. Il y place l’éducation avant la punition, le lien social avant la théologie morale de l’expiation doloriste. Il prône la fin de la souffrance corporelle en tant que sanction politique et modèle de la discipline domestique.

La grandeur du libéralisme politique et l’État de droit issus des Lumières ne peuvent que résider dans la fidélité démocratique à la modernité politique de Beccaria qui condamne définitivement la pédagogie de l’effroi. Les reconfigurations des seuils du sensible autour du respect de la personne ont petit à petit discrédité les châtiments corporels, objets de scandales publics ou privés, thèmes de mépris moral.

La famille sans fessée et comme la cité de la dignité humaine sans châtiments corporels.

De A jusqu’à presque Z, ce beau dictionnaire érudit le démontre pleinement. En le refermant, on reste songeur.

Pourquoi ne pas envisager un second tome intitulé : Dictionnaire du câlin et des caresses. Choyer et embrasser? Tout un programme bienvenu dans le marasme ambiant des corps malmenés et contrits.

Isabelle Poutrin et Élisabeth Lusset (direction), Dictionnaire du fouet et de la fessée. Corriger et punir, Paris, février 2022, puf, 773 pages.

 

Trafic d’êtres humains

 

 

 

Hergé, Coke en stock, 1958 (tous droits réservés, Casterman).

En 1958, Hergé publie le 19e album des aventures du reporter sans plume Tintin : Coke en stock.

Cet humaniste conservateur y dénonce le terrorisme d’État, le renversement du gouvernement légitime, le trafic des armes de guerre par les mercenaires nostalgiques du colonialisme et la traite des êtres humains par les négriers capitalistes.

Tintin contre le commerce meurtrier des êtres vivants.

Une économie très rentable !

Celle de la vie humaine qui longtemps a nourri la traite mondiale des esclaves – d’abord “orientale” (interne à l’Afrique) puis atlantique selon Olivier Grenouilleau (Les Traites négrières: Essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, 2005) ou Marcus Rediker A bord du négrier: Une histoire atlantique de la traite, Paris, Seuil, .

En Mer rouge — cadre géopolitique de la rocambolesque aventure dans la poudrière proche-orientale qui part de et revient à Moulinsart — les négriers  modernes vendent et achètent des être humains. Soit des migrants africains détournés de leur pèlerinage vers La Mecque. Orchestrée dans l’ombre par le milliardaire Rastapopoulos qu’adule la jet society, la traite des humains embarqués comme du bétail  sur un cargo trafiqué s’y effectue sous le langage codé de ” coke en stock ”  – soit réserve d’esclave.

Atrocité de l’esclavage qui provoque la colère homérique de Haddock paternaliste – la plus tonitruante peut-être de toute la saga !

Comme beaucoup d’autres épisodes, cet album minimaliste d’Hergé n’a rien perdu de sa puissance narrative .

Son actualité politique reste vive.

Plutôt pessimiste comme d’autres épisodes de la saga (Tintin et les Picaros, 1976).

Aujourd’hui, le trafic d’êtres humains est  un fléau planétaire.

Le revers terrifiant de la mondialisation. La tragédie humanitaire des réfugiés et des exilés qui fuient le dérèglement climatique, la guerre, le répression politique ou les génocides pour aspirer légitimement à la protection internationale (HCR) du droit des personnes.

La tragédie quotidienne réactive le trafic des êtres humains. Notamment entre l’Afrique et l’Europe, les réseaux maffieux des passeurs prospèrent sur la détresse humaine. Au prix fort.

Celui du racket.  Du kidnapping. De la prostitution.De la maltraitance des enfants.

Mais aussi celui de l’intimidation et des représailles familiales, voire de la mise en esclavage,  avec des complicités étatiques.

S’y ajoute l”économie de la mort”.

L’ ” économie de la mort ” escorte le trafic des êtres humains. Elle la conditionne. Elle en est la composante essentielle. Elle en est le ressort. Elle génère les profits considérables des réseaux de passeurs. Elle draine des capitaux substantiels vers le secteur bancaire occidental. En Libye, le trafic des migrants pèse 4.5 milliards de dollars. Au bas mot.

Si les les Dingy en bois sont bricolés dans les pays voisins du départ de l’exil, ceux “insubmersibles” en caoutchouc sont usinés en Chine. Avec les moteurs de hors-bord, leur commerce mondial est plutôt juteux. Importés par des grossistes cosmopolites, ils sont exportés via  Malte par containers maritimes en Libye ou d’autres rivages méditerranéens du désespoir. Les services douaniers sont impuissants  à contrôler et confisquer des marchandises dites “commerciales”. L’économie libérale est intouchable. Même celle de la mort programmée.

Embarqués sur les frêles esquifs achetés à prix d’or au marché noir de la survie, d’innombrables réfugiés naufragent dans la Méditerranée centrale.

S’y noient les femmes et les enfants d’abord.

L’exil au prix de la vie. Au prix de l’économie de la mort.

Au prix de notre aveuglement ou de notre impuissance devant la trafic des êtres humains.

Comment l’abolir? La colère du capitaine Haddock est insuffisante.

Même avec un porte-voix !

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LM 40

HCR | Réfugiés et migrants pris au piège d’un commerce meurtrier au Niger

Exils et refuges : mondialisation humaine

 

Devant eux: les réseaux maffieux, l’administration et la police des camps et des centres de rétention que clôturent — parfois dès la frontière — les murs barbelés et électrifiés pour intimider les flux croissant de l’exil. Tentes, baraques, caravanes, roulottes, containers, immeubles ruinés, friches industrielles, abris militaires : du campement précaire au cantonnement solide pour humains déplacés, les abris du déracinement se muent en « camps-villes ». La nouvelle civilisation  du précaire social. Les ghettos du malheur planétaire génèrent la générosité des associations humanitaires. Mais aussi le populisme et la xénophobie des enracinés comme en Hongrie et en Italie que panique le « débordement » migratoire et identitaire. Que panique la montée planétaire de la précarité humaine. Comme le prélude  d’un inexorable tsunami social de plus ample envergure.

Aujourd’hui  — dont en leur pays — plus de 65 millions d’humains sont recensés comme déplacés contre leur gré (HCR). Cette population équivaut à celle de France. Ou alors à celle de la Suisse multipliée par 8. Nombre inouï et inédit dans l’Histoire de l’exil forcé. Cela revient à … 20 personnes chaque minute ! Parmi eux — meurtris par le malheur individuel et collectif — 22.5 millions de réfugiés appauvris ont gagné l’étranger. Entre le tombeau abyssal de la Méditerranée, les circuits maffieux du trafic d’êtres humains et le durcissement un peu partout des lois nationales contre les étrangers, la « nation des exilés » constitue en 2018 le 21e pays du monde — avant le Royaume-Uni ou l’Afrique du Sud.

En 2016 et 2017, les Rencontres internationales de Genève (fondées en 1946) accueillent des écrivains prestigieux pour évoquer la force de l’imagination et de la littérature face au recul de l’humanisme. Comment utiliser l’intelligence et la créativité pour endiguer le mal ? En septembre 2018, des intellectuels, des chercheurs, des membres d’associations humanitaires  et des spécialistes du droit humanitaire repenseront les réalités sociales, démographiques, culturelles et anthropologiques du « nomadisme forcé ». Mobilisé par les « exils et les refuges » comme creuset du multiculturel, l’État de droit est lié aux traditions égalitaires, juridiques et démocratiques de la solidarité et de la fraternité issues des Lumières. Que reste-t-il de cet héritage ?

Notre horizon d’attente démocratique est particulièrement chargé:

— comment édifier la nouvelle utopie du cosmopolitisme bienveillant dans la « mondialisation humaine » ?

Rendez-vous à Genève du 24 au 27 septembre 2018 : Exils et refuges. http://www.rencontres-int-geneve.ch

Illustration: 〈Affiche RIG 2018. “Exils et refuges”. Dessin ©Javier de Isusi (Bande-dessinée Asylum, 2016). Graphisme : Chris Gautschi〉