Le monde à venir ?

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Sorti en 1936 dans le contexte mondial de la montée des périls noirs et rouges, Les Mondes futurs (Things to come), crépusculaire long-métrage du réalisateur américain William Cameron Menzies (1896-1957), s’inspire du roman quasi éponyme (1933)1 de H.G. Wells (1866-1946). Ce compagnon de route des socialistes anglais prône alors un « État-Monde » ou démocratie parlementaire universelle contre les nationalismes belliqueux. La Machine à explorer le temps (1895), L’île du Docteur Moreau (1896) L’Homme invisible (1897), La Guerre des mondes (1898) : de notoriété planétaire, devenus des classiques cinématographiques, les romans d’anticipation scientifique de Wells mêlent scepticisme sur l’exercice du pouvoir, philosophie du déclin et progrès scientifique propice au mal. D’un pessimisme radical comme le sera 1984 (1949) de George Orwell (1903-1950), Les Mondes futurs montrent l’avènement inexorable d’une humanité décimée par la guerre interminable et bientôt réduite à une Atlantide totalitaire qu’obsède la fuite en avant technologique contre les incertitudes morales et politiques du temps présent. L’autoritarisme résulte ici du désarroi collectif.

Désarroi collectif

Crise économique et mondialisation qui accélèrent la déprogrammation néo-libérale de l’État-providence, métastase terroriste, conflit militaire de grande envergure sur l’horizon du Proche-Orient, drame humanitaire de l’afflux toujours recommencé de réfugiés en Europe, politiques sécuritaires de surveillance globale contre les libertés pour la défense nationale, dérèglement climatique, massacre environnemental : face à de tels maux, notre désarroi collectif n’a rien à envier à l’imaginaire dystopique (utopie négative) des Mondes futurs de Wells.

Dans le monde à venir, comment encore accepter que trois sources d’enrichissement colossal à l’échelle planétaire résultent du trafic des armes (rang 1), de celui de la drogue (rang 2) et de celui des espèces animales en voie d’extinction (rang 3) ? Avec ses cultures de la mort, ce monde à venir sera-t-il celui de “l’horreur”, selon le colonel Kurz, ce mercenaire-individualiste des causes perdues qui agonise à la fin du film Apocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola ?

La futurologie n’est qu’une discipline spéculative, sans fondement, sinon celui de l’imaginaire uchronique. Or, ne serait-ce que pour entretenir l’espoir de nos enfants en une vie sinon meilleure du moins non dégradée matériellement et moralement par rapport à la nôtre, il faut  penser  le monde de demain pour infléchir celui d’aujourd’hui selon la ligne de mire de l’humanité.

Tel est l’enjeu politique du travail intellectuel. Ses bases : un système scolaire et universitaire ancré dans l’humanisme critique, des structures médiatiques libérées des contraintes financières, un État fort et ambitieux dans ses politiques culturelles qui ne suivent ni les lois du marché ni les carcans liberticides ou homicides de l’intégrisme confessionnel.

Responsabilité morale

Mais tel devrait être aussi la responsabilité morale des politiciens élus en ce qui concerne le monde à venir. Tel le Persan faussement naïf des Lettres persanes de Montesquieu (1721), un observateur impartial de la vie publique dirait que trop souvent ils nourrissent la montée du désarroi collectif. Notamment lorsqu’un discours issu de la vieille tradition sociale-démocrate de l’État régulateur des inégalités mime aujourd’hui celui du néo-libéralisme pour justifier l’austérité que les plus démunis paient au prix fort de leur vie fragile.

N’incarnent-ils pas ce désarroi général, celles et ceux qui, en Angleterre, en Espagne, en Grèce ou en France et demain ailleurs en Europe, plébiscitent avec espoir des formations politiques fidèles aux fondements et aux promesses égalitaires du socialisme historique ? Mais aussi ces électeurs apeurés, oublieux de l’histoire du XXe siècle, qui consacrent les partis d’extrême droite favorables à l’avènement autoritaire de la priorité nationale dans tous les secteurs de la société ?

On ne remontera pas dans le temps, sauf dans le roman de H.G. Wells, pour retrouver le meilleur des mondes possibles. Pourtant, face à celui qui vient, le travail intellectuel et politique est immense. Déconstruire les mythologies contemporaines les plus obscurantistes, les plus inégalitaires, les plus tournées vers les polarisations haineuses des différences socio-culturelles ou confessionnelles ou encore les plus hostiles à aux droits de l’Homme permettra partiellement, mais en partie seulement, de contrer l’avènement du pire des mondes possibles que prépare le désarroi collectif. Immense responsabilité morale face au monde à venir !

  1. The Shape of Things to Come

L’embellie de bourreaux

Ultime maillon de la chaîne punitive, le bourreau est une figure sociale vieille comme le monde. Son infamie flétrissait celles et ceux qu’il anéantissait dans l’éclat du supplice :  “La marque du crime est incrustée sur mon front, je suis moi-même un criminel condamné pour l’éternité” – P. Lagerkvist (1891-1974), Le Bourreau (1933), traduit du suédois (1952).

Or, les bourreaux ont heureusement disparu des 97 pays abolitionnistes pour tout crime de droit commun, politique et militaire (dont l’Union européenne avec la Suisse). Au contraire de ce progrès pénal qui doit s’universaliser, les exécuteurs sont régulièrement actifs, notamment dans 31 États aux U.S.A., ainsi qu’en Chine ou en Iran. Le bourreau a d’ailleurs particulièrement la cote en Arabie Saoudite, de même que dans les zones terrorisées par  Daesh comme l’ont montré en 2015 les  égorgements commis par des sbires déguisés en exécuteurs.

Dans le royaume pétrolier, le bourreau a le statut de “personnel religieux”. Son traitement est au bas de l’échelle salariale de la fonction publique. Cette année, l’administration saoudienne a recruté huit nouveaux exécuteurs. La monarchie absolue islamique prévoit-elle l’augmentation des mises à mort, des mutilations corporelles et des flagellations jusqu’au sang pour des condamnés à des peines moindres? Depuis janvier 2015, 110 personnes, au moins ont été pénalement tuées sur les places d’Arabie Saoudite. Forte augmentation par rapport aux deux dernières années: 78 exécutions en 2013, 87 en 2014 (AFP)1. Femmes, hommes, ressortissants nationaux et étrangers: le sabre du bourreau saoudien est égalitaire.

Les condamnés politiques risquent gros. Âgé de 21 ans, fils d’un opposant au régime, torturé pour aveux, condamné à mort pour un “délit politique”, soit manifestation tenue contre le régime à l’âge de 17 ans, le jeune opposant chiite Ali Mohammed Al-Nim serait sur le point d’être décapité. Son corps crucifié sera exposé jusqu’au “pourrissement” pour intimider les récalcitrants à l’ordre royal.

Le spectacle de la douleur

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Le spectacle de la douleur saoudien est immuable. Il mêle archaïsme et modernité. Le rituel suppliciaire repose sur la décapitation publique au sabre par l’exécuteur vêtu blanc que protège un cordon armé. Le supplicié est à genoux, parfois étendu au sol, parfois les yeux bandés. Le crime pénal accompli, suit la levée du cadavre mutilé par une ambulance. Homicide, viol, vol à main armée, sorcellerie, adultère, sodomie, sabotage et apostasie: fourre-tout sécuritaire, arsenal du maintien de l’ordre public, le contentieux capital du royaume saoudien ressemble comme une goutte d’eau à celui qui avait cours dans la monarchie de droit divin en France sous l’Ancien régime. De François 1er à Louis XVI, le supplice de la roue ou de la pendaison visait à réactiver publiquement la souveraineté absolue du roi que blessait le crime d’un sujet.

Ancien Régime

En Arabie Saoudite, la similitude pénale avec l’Ancien Régime européen va jusqu’à l’exécution publique du supplice par décollation. Censée intimider les éventuels délinquants, une telle publicité n’est que l’instrument répressif pour forger la discipline sociale et remettre les esprits déviants dans le droit chemin de l’orthodoxie politique et religieuse. Dans la France de Louis XV, le 1er juillet 1766 à Abbeville, âgé de 21 ans,le chevalier François-Jean Lefebvre de La Barre est condamné à mort et exécuté pour impiété, blasphèmes, sacrilèges exécrables et abominable. Il aurait blasphémé contre une procession religieuse et tailladé un crucifix. Torturé pour aveux, il est décapité publiquement. Son corps mutilé est jeté au bûcher.

Après Voltaire et Beccaria, au nom des droits de l’Homme, l’Europe éclairée a vomi l’atroce exécution du chevalier de la Barre, réhabilité en 1793.

Que dirons-nous devant le sort funeste du jeune opposant politique Ali Mohammed Al-Nim si Ryad en décide la décapitation publique puis la crucifixion d’infamie? Quelle légitimité expiatoire donne de facto Riyad aux bourreaux recrutés par l’ “État islamique”? Comment inciter les États rétentionnistes à abolir cette culture de la mort pénale qui légitime les violences les plus archaïques ? Comment arrêter l’embellie des bourreaux?

1 Croisement de diverses sources émanant d’ONG.

Les barbelés de la honte

La guerre et le terrorisme déversent quotidiennement des cohortes de malheureux en Europe. Ces réfugiés légitimes heurtent les murs de ferrailles dressés en Hongrie… demain peut-être en Macédoine. Les barbelés de la honte font un spectaculaire retour sur le sol européen, en des régions longtemps enfermées derrière le limes1 communiste.

Né au XIXe siècle, le fil de fer barbelé se banalise en temps de paix. Outil sécuritaire, il encercle des champs, des pâturages, des friches industrielles, des usines, des bâtiments officiels, des prisons, des ports, des pistes d’aéroport. Il  serpente sur les frontières contre  l’immigration clandestine et la “masse des réfugiés”. Son histoire cadre trois lieux de la modernité économique, guerrière et oppressive  – la prairie nord américaine, la tranchée de la Grande guerre et le camp de concentration.

De la prairie au camp de concentration

En 1874, J.-F. Glidden, fermier de l’Illinois, brevette un objet banal : deux fils de fer torsadé avec des barbes effilées et biseautées. Contrairement au filin nu, le barbelé est indestructible. Produit industriel à vil prix (vers 1897, clôturer un hectare revient à 5 dollars ; en 1901, 135 000 tonnes de barbelé sortent des usines nord américaines), le barbelé colonise l’ouest du Mississippi. Il clôture les cultures contre les troupeaux. Agriculteurs sédentaires contre éleveurs itinérants:  la “guerre du barbelé” illustre l’histoire brutale du grand Ouest et son imaginaire conquérant. Sur le mode burlesque, en atteste  Des barbelés sur la prairie (1967), tome 29 des Aventures de Lucky Luke par Morris.

La conquête de l’Ouest repousse la “frontière” et décime les Indiens. Le cloisonnement métallique de la prairie est ségrégationniste et génocidaire. Les Indiens sont parqués dans des réserves ceintes de barbelés… comme le bétail d’abattoir. Un adage de l’Ouest dit que le barbelé éloigne les « loups » et les « Indiens voraces » ! (« wolfes », « wolfish Indians »).

Le conflit mondial de 1914-1918 se brutalise avec la guerre des tranchées… couvertes de barbelés. Légers, souples, quasi invisibles, mobiles, acérés : ils déchiquètent les fantassins à l’assaut sous la mitraille de l’ennemi. Des deux côtés de la ligne de front, le barbelé est le cauchemar éveillé du soldat de ligne. Celui qu’évoque  la “littérature des tranchées”-  Henri Barbusse (Le Feu, 1916), Roland Dorgelès (Les Croix de bois,1916), Joseph Delteil (Les Poilus, 1926), Erich Maria Remarque (A l’Ouest, rien de nouveau, 1929) notamment.

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Depuis Dachau en 1933, le régime hitlérien repose sur le camp de concentration (antécédent anglais, seconde Guerre des Boers, 1899-1902), puis d’extermination. Baraquements, barbelés électrifiés, miradors avec mitrailleuse et projecteurs : le camp de la mort nazi reste l’archétype du paysage concentrationnaire. Le barbelé en symbolise l’économie politique jusqu’à la “solution finale”. Selon l’écrivain italien Primo Levi (1919-1987 ), après la libération d’Auschwitz, « La brèche dans les barbelé nous donnait l’image concrète [de la liberté] ». Depuis la Libération, le barbelé focalise la mémoire traumatisée du déporté, car il matérialise le crime contre l’humanité (Figure: “barbelés”, détail du monument anti-guerre, mémorial, Mahnmal Bittermark, Dortmund, RFA)

Symbole du mal politique

“Symbole du mal politique”, le barbelé est un succès planétaire. Il simplifie l’exclusion politique et la surveillance sociale. Portail électronique, œil infrarouge, caméras de surveillance, signal optique : aujourd’hui,  la vidéo-surveillance le concurrence dans le contrôle social virtuel.

Clôturant la prairie de l’Ouest, parquant le bétail puis les Indiens, bordant les tranchées de la Grande Guerre, étouffant l’espace concentrationnaire,  “rideau de fer » en Europe jusqu’en 1989, check-point dans les zones de conflits (Sahara occidental, Chypre, Liban, Gaza, Kosovo, Tchétchénie), cloison du camp de « rétention », le barbelé de la honte territorialise maintenant le nouveau  limes des peurs sociales. Celles que l’Europe démocratique peine à exorciser.


  1. Le limes est le nom donné par les historiens  aux systèmes de fortifications établis au long des frontières de l’Empire romain contre les “barbares”.
  2. Une lecture essentielle:  Olivier Razac, Histoire politique du barbelé, Flammarion, 2009.

 

Crédits photos: Reuters et Tbachner/Wikipedia

 

Réfugiés: détresse en stock !

Entre coutume ancienne et droit international, tout capitaine au long cours doit secourir chaque “navire en détresse” afin d’en sauver les passagers. On s’en convaincra en relisant Coke en stock (1958) de Hergé, ce réquisitoire humaniste contre le trafic des  humains et le racisme contemporains ! Même le forban cosmopolite Rastapopoulos s’incline devant l’impératif de la solidarité maritime, inscrite dans les droits naturels de l’humanité. L’horrible bonhomme, trafiquant d’esclaves, d’armes et de drogue, est contraint de secourir  Tintin, Haddock, le pilote estonien Szut et Milou, naufragés sur un radeau de la Méduse en Mer rouge, après le mitraillage aérien de leur caboteur effectué par les Mosquitos de Bab El Ehr.

barque qui coule

Comme la figure atroce d’une tragédie antique qui depuis les abysses accuse la faute des humains, le cadavre infantile d’Ayalan vomi par la mer irritée est devenue l’icône planétaire du drame proche-oriental. Celui qui divise notamment l’Europe entre les partisans de la générosité humanitaire et les tenants de l’égoïsme national face aux damnés de la terre. Persuadée avec son vice-chancelier Sigmar Gabriel que les Allemands pourront gérer 500 000 réfugiés par an sur plusieurs années, Angela Merkel estime peut-être les chefs d’État européens sont les capitaines au long cours du vieux continent des droits de l’homme, en perte de puissance morale.

Les naufragés de la guerre

Leur devoir éthique: énoncer et appliquer  la politique de solidarité envers les naufragés de la guerre. À rebours des politiciens xénophobes ou attentistes devant l’effondrement proche-oriental, l’opinion publique incarne la solidarité historique en obligeant aujourd’hui l’ouverture des frontières allemandes et autrichiennes. La fraternité compassionnelle que prône le pape François balaie les politiques  inhumaines des murs de la honte, des camps de rétention et des quotas.

L’Odyssée  des “migrants” renvoie aux tragédies  de la fin des années 1930. Noyades en mer, ratonnades  sur terre,  brutalités policières et canines en Hongrie,  camion de l’épouvante en Autriche: portés par ce cortège des violences les plus archaïques, les survivants changent de statut juridico-sémantique. Les “clandestins”, bête noire des polices européennes, deviennent des “exilés”,  des “migrants”, des  “réfugiés”. Nous sommes débiteurs de ces femmes, de ces enfants et de ces hommes que fracassent la guerre et les déplacements de population.

Liberty Ship

Avec le colonialisme de peuplement et d’exploitation, la puissance occidentale n’a-t-elle pas reposé depuis le XIXe siècle au moins sur l’asservissement des ancêtres de ceux qui aujourd’hui éprouvent  la frilosité des nantis après avoir survécu à la vénalité criminelle des passeurs-négriers ? Ajoutée aux misères et aux malheurs de la guerre, l’inhumanité envers les réfugiés condense ce qu’a été durant les “Trente glorieuses” la xénophobie étatique et sociale envers les travailleurs-migrants.

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SS Marcus Daly, 1943

Si maintenant l’Europe va toutefois accueillir moins “de 10% des quatre millions de réfugiés syriens” selon la une du Monde (11 septembre), on pourrait imaginer une politique ambitieuse  envers les naufragés de la guerre et contre le cynisme collectif. Les puissances maritimes des États démocratiques devraient armer une nouvelle flottille de Liberty Ships*. Sous pavillon commun, elle cinglerait vers les côtes orientales de la Méditerranée pour accueillir à bord les fracassés de la guerre.

L’armada de l’espoir constituerait l’arme démocratique contre les négriers contemporains, la violence institutionnelle envers les réfugiés et le terrorisme qui joue la fracture civilisationnelle. Coûteux vaisseau d’une utopie de la paix flottante en Méditerranée, le  Libery Ship d’aujourd’hui ancrera la solidarité inter-humaine dans l’universalité des droits de l’homme, au-delà de toute fracture géopolitique, nationaliste et confessionnelle.

* Le Liberty Ship est une classe de cargos de forts tonnages (près de 3000) construits aux U.S.A. durant la Seconde Guerre mondiale pour ravitailler les forces alliées.

Le cauchemar sécuritaire ne fait que commencer

Gare de Bruxelles, 22 août 2015. (Reuters)

Depuis les spectaculaires  attentats-suicides  du 11 septembre 2001 perpétrés avec quatre avions civils américains détournés contre les Twin Towers à Manhattan et le Pentagone à Washington DC (2 977 victimes y compris le crash du quatrième avion civil à Shanksville en Pennsylvanie), la nébuleuse terroriste constitue une nouvelle donne d’insécurité du monde contemporain. Elle représente une rupture avec les terrorismes d’extrême gauche et d’extrême droite des « années de plomb » dont les motivations et les cibles adhéraient à des formes lisibles de la culture politique des années de la Guerre froide  pour la “stratégie de la tension” au nom de la “lutte des classes”.

Aujourd’hui, au fil des crimes et des attentats qui ensanglantent avant tout les populations civiles en Europe comme dans les régions déstabilisées du Proche et Moyen-Orient, la nébuleuse terroriste s’ajoute aux autres périls sociaux et géopolitiques qui rendent notre monde incertain. Habitants du village planétaire, dans notre désarroi ne sommes-nous pas en train de nous habituer lentement  à ce mal dissymétrique qui frappe à tout moment et aux lieux les plus inattendus, comme un train à grande vitesse ?

La banalité du mal

Assassinats  à Toulouse et Montauban de trois militaires et de quatre civils juifs dont trois écoliers (11, 15 et 19 mars 2012), tuerie de quatre personnes au musée juif de Belgique à Bruxelles (24 mai 2014), meurtre de masse à la rédaction de Charlie Hebdo et prise d’otages au magasin Hyper Cacher de la porte de Vincennes (9 janvier 2015), civils et policiers fauchés à l’arme de guerre, attaque dans le Thalys reliant Amsterdam à Paris par un “routard radical de l’islamisme” (25 août 2015), tentatives de passage à l’acte déjouées par les forces spéciales de la police : sur fond d’égorgements et de décapitation mises en scènes et filmées comme un spectacle de la douleur par les djihadistes de l’Etat islamiste sur la rive orientale de la Méditerranée pour instaurer un régime politique, un état social et une propagande internationale de la terreur contre les droits de l’homme, nous assistons  à la banalité du mal. De sidération en sidération, de révolte en dégoût, à chaque nouvel épisode de cette politique d’intimidation par la terreur du bain de sang, nous sommes réduits à nous demander quel en sera le prochain épisode et où la lâcheté coutumière de la nébuleuse terroriste frappera-t-elle.

Au-delà de son cortège de souffrance individuelle et de peur sociale, la nébuleuse du terrorisme djihadiste tend un piège à l’Etat de droit : celui de la législation d’exception –Patriot Act aux Etats-Unis; “Loi sur le renseignement” en France. Mais maintenant, celui aussi de l’autodéfense sociale. Après le drame du Thalys qui aurait pu tourner au mass murder sans l’intervention risquée de passagers téméraires (dont deux militaires américains) contre un « terroriste présumé » lourdement armé, la vulnérabilité ferroviaire alarme les pouvoirs publics. Dans notre société ouverte, les gares, mal sécurisables, offrent  une cible de choix pour le terrorisme voulant maximaliser les pertes humaines.

La vigie de sa propre survie

Débordée par l’incapacité matérielle de sécuriser l’espace ferroviaire (gares, trains) au-delà d’un renforcement numéraire de la police et des militaires, à quoi s’ajoute le  « contrôle aléatoire des bagages »1, les pouvoirs publics prônent maintenant le “civisme” collectif. Soit notre vigilance WellsFargo
de chaque instant en coordination optimale avec les forces de l’ordre. Voyageurs civiques, nous voilà sommés d’assurer notre sécurité et celle des autres! Malgré la masse d’individus qui circulent par voie ferroviaire (190 millions de passagers transitent annuellement en gare du Nord à Paris), nous revenons peut-être au temps du struggle for life des diligences de la Wells Fargo. Dans chacune d’elle ralliant les côtes est et ouest des Etats-Unis, à côté du conducteur, siégeait le shotgun armé d’un fusil pour abattre les outlaws attaquant le convoi.

Plus pragmatiquement, aux heures de pointe, dans les trains à petite et grande vitesse qui sillonnent l’Europe démocratique, post-industrielle et néo-libérale, tout passager est censé devenir la vigie de sa propre survie. Ce scénario dystopique du contrôle social est une impasse collective et un cauchemar sécuritaire. Mais il montre la puissance d’intimidation symbolique atteinte aujourd’hui par la nébuleuse terroriste, cet ennemi radical du vivre ensemble. Sur ce plan, la vulnérabilité démocratique est immense.

Note

1. Par exemple: plans « Vigipirate » et « Sentinelle » en France où chaque jour cinq millions de voyageurs empruntent près de quinze mille trains ; barrière vitrée et portiques de sécurité en gare de Milan.