Genève: à nouveau, une librairie historique en moins

“Ceux qui aiment les livres ont souvent leurs habitudes dans les librairies dont ils conservent le secret.” Vincent Puente, Le Corps des librairies. Histoire de quelques librairies remarquables et autres choses, éditions La Bibliothèque, Paris, 2015, p. 1.

 

 

Après la fête du salon du livre, à nouveau la mort annoncée d’une  librairie à Genève, le Rameau d’or.

Une libraire chaleureuse qui est restée 45 ans au service du livre, de la littérature et des sciences humaines. Un havre intellectuel de paix dans un quartier où frappe, comme ailleurs à Genève, la prédation immobilière qu’escortent la horde automobile et la disparition des locataires.

Rappel: Genève a été très longtemps une ville étonnamment riche en matière de commerce du livre moderne et ancien. Depuis le XIXe siècle, imprimeurs, éditeurs et libraires, plusieurs dynasties familiales tiennent le haut du pavé de la libraire genevoise, fierté culturelle et économique des autorités politiques de la cité, véritable citadelle des imprimés depuis la Réforme, atelier typographique de l’Europe au XVIIIe siècle. Dans les années 1960-1970, un promeneur amoureux du livre n’avait que l’embarras du choix avec  les 46 librairies de Genève, sans compter les dizaines d’« Agences de journaux » Naville, où s’achète la presse bigarrée du monde entier. Le monde d’avant -comme on dit. La librairie est une passion démocratique.  Or, quand les librairies meurent, la cité devient sénile.

*** ***

Frédéric Saenger,  directeur du Rameau d’Or, nous écrit:

Chères amies, chers amis, clientes et clients, de notre cher Rameau d’Or:

(…)C’est avec beaucoup d’émotion que je m’adresse à vous aujourd’hui pour vous annoncer la fermeture de notre librairie bien-aimée. Ou ce que j’espère, sa mise en sommeil. Depuis des années, le Rameau d’Or a été le lieu de rassemblement de notre communauté, le cœur battant de notre amour pour les livres, les histoires et la littérature. Et c’est avec tristesse et après avoir mûrement réfléchi que nous avons été obligés avec Andonia Dimitrijevic, la propriétaire du Rameau d’Or et fille de son fondateur, de prendre la décision de bientôt fermer ses portes.

Quarante-cinq ans pour la la littérature et les sciences humaines

Depuis 45 ans, le Rameau d’Or a été un lieu de rencontre, de partage et de découverte. Il a été le point de départ de nombreuses aventures littéraires, le refuge de ceux qui cherchaient à s’évader du quotidien et à se plonger dans des mondes imaginaires. Le lieu de rencontres entre des gens venus de tous horizons, de toutes cultures et de toutes générations, un lieu où des amitiés ont été nouées, des idées échangées et des projets lancés. Mais vous le savez, le Rameau d’Or a également été confronté à de nombreux défis au fil des ans. Il a dû faire face à la concurrence des géants du commerce en ligne, à la baisse des ventes de livres physiques, à l’évolution des modes de consommation et à la pandémie qui a frappé le monde entier. A cela s’ajoutent plusieurs embûches et quelques malveillances (…).  Aujourd’hui, le dernier coup de massue arrivé en fin d’année vient des propriétaires de l’immeuble dans lequel se trouve la librairie. Ceux-ci se réapproprient les lieux et poussent à la sortie une partie des locataires. Et je comprends mieux pourquoi toutes nos demandes de travaux de rénovation et d’aménagement pour redynamiser le Rameau nous étaient systématiquement refusées. Nos négociations avec la régie nous permettent de rester jusqu’à fin Avril, peut-être Mai. Contrairement à d’autres locataires, nous avons décidé de ne pas entreprendre d’action en justice, cela ne ferait que retarder une décision qui est déjà prise par eux et nous ne sommes pas en position financière pour nous permettre de continuer sereinement.

Rester à flot

Nous avons tout essayé pour maintenir notre librairie à flot, pour la faire prospérer et pour continuer de partager notre passion pour les livres avec vous. Depuis mon arrivée j’ai réussi à assainir une bonne partie de la situation financière qui était catastrophique, en cherchant toutes les solutions possibles et au prix de nombreux sacrifices notamment personnels.Vous chers clients, amis, nous avez aidé grandement, par exemple lors du crowdfunding de Noël 2020 qui avait remporté un succès fantastique, nous permettant de passer un cap très difficile au sortir de mois de confinement. Pour enchaîner malheureusement tout de suite après avec le deuxième confinement de début 2021. Je vous serai éternellement reconnaissant et vous remercie à nouveau pour votre gentillesse, votre soutien. Soutien de tous les jours, avec vous clients fidèles ou de passage, parfois adhérents de l’association des Passeurs du Rameau d’Or. Nous avons encore besoin de vous jusqu’à fin Avril. Tout doit disparaître, nous devons vendre un maximum de nos livres pour pouvoir payer une partie de nos charges, nos fournisseurs et créanciers restants. A cet effet, nous organisons de grandes soldes entre 20 et 50%. Venez, profitez de faire une razzia, parlez-en autour de vous, cela nous aidera énormément.

Havre culturel

Je sais que pour beaucoup d’entre vous, cette nouvelle est un coup dur. Vous avez peut-être grandi dans cette librairie fondée par le grand Vladimir Dimitrijevic, vous y avez passé des heures, vous avez acheté des centaines de livres, vous y avez trouvé des amis et des mentors. Vous vous êtes peut-être réfugiés dans ses rayons lors de moments difficiles, vous y avez cherché des réponses à vos questions, vous y avez rêvé d’autres mondes et d’autres vies.Cette librairie a été plus qu’un simple commerce pour vous, elle a été un havre de culture et de paix. La culture est une passion qui nous est commune, un feu qui brûle en nous et qui nous pousse à explorer, à apprendre, à imaginer et à créer. Et c’est pourquoi je vous invite à poursuivre votre passion pour les livres et à continuer de soutenir les librairies indépendantes, les bibliothèques et les organisations qui défendent la lecture et l’éducation.Je tiens à remercier chacune et chacun d’entre vous pour votre soutien, votre engagement et votre amitié au fil des ans. Nous avons partagé des moments extraordinaires dans notre Rameau d’Or, des moments qui resteront gravés dans nos mémoires et dans nos cœurs. Nous avons créé une communauté de passionnés de culture, une communauté qui continuera de vivre et de prospérer même après la fermeture. Je tiens également à remercier chaleureusement tous celles et ceux qui ont contribué à la vie de notre librairie au fil des ans, nos prédécesseurs, nos employé.e.s dévoué.e.s et nos stagiaires. Je suis fier de chacune d’entre elles, de chacun d’entre eux et je sais que leur passion pour la culture continuera de les guider dans leurs futurs projets. Un grand merci à Lucas mon fidèle et efficace collaborateur, merci pour son soutien, son travail, sa culture littéraire et ses talents de graphistes hors pair.

Lien social

La fin de la mission sociale que je m’étais donnée manquera tant elle était utile. Depuis un an et demi j’ai reçu avec un grand succès une vingtaine de stagiaires qui étaient des jeunes déscolarisés ou des personnes ayant été victimes de burn-out dans leurs précédentes professions. Le cadre bienveillant du Rameau d’Or permit à l’immense majorité d’entre elles et eux de repartir plus confiants, heureux et même avec l’envie de reprendre des études ou une formation littéraire. Je suis également reconnaissant envers les auteurs et les éditeurs, les différents artistes qui nous ont soutenus et que nous avons soutenu tout au long de notre parcours. Il serait trop long de vous citer toutes et tous et je ne veux pas faire de tort en en oubliant certains. Vous savez comme vous avez comptés pour nous.En trois ans et demi, nous avons organisé plus d’une centaine de rencontres culturelles avec des auteurs, des poètes, des philosophes, des photographes, des musiciens… J’ai adoré interviewer la plupart d’entre vous.Des rencontres culturelles ouvertes à tous, pour tous, gratuites pour 95% d’entre elles. Je remercie aussi nos fournisseurs, notre fantastique nouvelle fiduciaire, nos partenaires, et nos amis. Merci à la Fondation Palm qui croit en nos projets présents et futurs. Un merci spécial pour nos voisins et amis, les galéristes de la magnifique galerie Mottier, Roberto et Alexandre. Merci pour toutes nos conversations et votre soutien. Merci à l’ensemble des commerçants du Boulevard Georges-Favon, ce quartier se vide, tenez bon! Un énorme merci aux Passeurs du Rameau d’Or, en adhérant à l’association que nous avons créée il y a deux ans vous nous avez montré votre fidélité et votre amitié. Un grand merci aux membres de son comité, Francesco, Sophie, Roland et plus particulièrement Marcel son trésorier, fer de lance et ami. Un gros et beau merci aux donatrices et donateurs en tous genres.Un merci plein de gratitude aux étudiants de l’UOG et aux bénévoles pour le rangement, l’archivage de notre sous-sol, l’inventaire, pour tout ce qui reste à venir. Et pour le débat public et philosophique sur Ulysse. Un infini merci à mes amis Nadia et Fernando pour leur aide précieuse lors de nos soirées culturelles, les apéritifs étaient parfaits grâce à eux, ainsi que tout le travail sur les réseaux sociaux. Merci beaucoup à Mabel et Sofia pour leur aide administrative. Merci à ma famille pour m’avoir épaulé. Merci à mes amis d’avant et à ceux que je me suis fait ici.Un merci éternel pour Sophie F. que vous avez croisée à de nombreuses reprises au Rameau d’Or. Elle est l’une des responsables de l’Université Ouvrière de Genève et une locomotive solaire. Merci pour toute son aide prodigieuse, son soutien extraordinaire et merci de faire partie de ma vie. Un dernier merci pour Andonia Dimitrijevic qui m’a remis les clefs du Rameau à la fin de l’année 2019. En apprenant qu’il aurait dû fermer définitivement à ce moment-là, je lui avais proposé de mettre ma vie de côté pendant un an et venir tenter de trouver des solutions pour le sauver. Je pensais réussir mais deux mois après est arrivé le Covid qui a tout chamboulé. Je ne suis pas un magicien m’a-t-elle dit, mais un médecin-urgentiste qui a tout fait pour le soigner et le protéger. Nous avons travaillé pour faire du Rameau d’Or un lieu spécial, un lieu où les livres étaient plus qu’un simple produit, un lieu où les gens étaient plus qu’une simple clientèle. Nous avons construit une famille de passionnés de culture, une famille qui continuera de s’épanouir et de grandir même après la fermeture de notre librairie. Je tiens à vous remercier, chères amies et chers amis de la librairie, pour votre soutien et votre loyauté au fil des ans. Nous sommes reconnaissants de vous avoir eu à nos côtés pour ce voyage, et nous sommes honorés d’avoir partagé notre passion pour la littérature avec vous. Nous sommes tristes de partir, mais nous sommes également enthousiastes pour la suite de notre aventure. Nous sommes convaincus que de grandes choses nous attendent à l’horizon, et nous sommes prêts à les affronter avec courage et détermination. Fort de mes expériences professionnelles et extra-professionnelles, je garde à l’esprit le projet que j’ai depuis mon arrivée, celui d’un véritable centre culturel et tous vos témoignages enthousiastes me pousse à persévérer dans ce sens.

 Mort ou mise en sommeil?

Enfin, je tiens à vous rappeler que la mise en sommeil du Rameau d’Or ne signifie pas la fin de notre histoire. Nous avons écrit ensemble de nombreuses pages dans le livre de la littérature, des pages remplies de passion, d’amour et de créativité. Et même si cette histoire se termine aujourd’hui, nous aurons je l’espère la possibilité de continuer à écrire de nouveaux chapitres ensemble, ailleurs. N’hésitez pas à nous contacter si vous avez des idées de lieux.Demain sera le Dimanche des Rameaux, ayez, je vous prie, une petite pensée pour nous.Ensemble, nous aurons la possibilité de continuer à partager notre passion pour les livres, à inspirer les générations futures et à créer un monde plus riche, plus diversifié et plus humain grâce à la culture. C’est aussi la raison de mon engagement politique récent comme candidat au Grand Conseil pour pouvoir faire valoir mes valeurs humanistes pour une culture qui nous élève, nous interroge et nous divertit, pour toutes et tous. Cette culture doit être représentée partout.Je vous remercie du fond du cœur pour votre soutien, votre compréhension et votre amour pour le Rameau d’Or. Je vous souhaite à tous une vie remplie de livres, de rêves et de découvertes. Et je vous invite à continuer de chercher la beauté, la vérité et la sagesse dans les pages des livres, et à transmettre cette passion à ceux qui vous entourent. Car la littérature est une lumière qui brille en chacun de nous, une lumière qui illumine notre chemin et qui nous guide vers un monde meilleur. Je suis fier de tout ce que nous avons accompli ensemble et je suis convaincu que nous avons semé des graines de passion, de créativité et de curiosité qui continueront de fleurir dans les années à venir. Je vous souhaite le meilleur pour l’avenir et je suis impatient de vous retrouver ailleurs. Je conclurai par mes mots de fin des soirées culturelles du Rameau d’Or: communiquons, communions, levons-nous et de manière plus poétique, pour plus d’harmonie et de sagesse, soyons comme l’allumeur de réverbères du Petit Prince qui parcourt une planète folle et irresponsable; allons dans les sentiers, prônons l’Amour, soutenons les artistes, la culture sous toutes ses formes, lisons des livres et allumons sans cesse nos lumières et celles des autres.Avec toute mon affection et ma gratitude,Frédéric Saenger

Monsieur Lumière

 

© Arsène Doyon–Porret PODA/(crayon de couleurs, papier extra-blanc 75 g/m²; février 2021): Monsieur Lumière.

Les Mystères de Genève I

Avez-vous aperçu Monsieur Lumière?

Oui ou non?

Tout autour de minuit et même avant, dans la ville que meurtrit la démocratie sanitaire, en bas de la colline de Saint-Jean, sur le pont de la Coulouvrenière, proche de l’hôtel désuet des Tourelles, voire à la rue des Terreaux-du-Temple, on croise parfois Monsieur Lumière.

On est vraiment chanceux!

Monsieur Lumière!

Ce raffiné sexagénaire vêtu comme un clergyman que drape une cape à la Zorro. Un peu courbé. Coiffé d’un insolite sombrero malmené. En plein hiver! D’épais lorgnons atténuent la pâleur du visage clownesque, un tantinet soucieux.

Au dos, le havresac d’un autre âge pèse lourd.

Par-dessus l’éclat du pince-nez, Monsieur Lumière vous jette en passant un regard malicieux que le vôtre intrigue ou irrite.

Monsieur Lumière est pressé. Assez pressé.

Un besoin impérieux le guide.

Il chemine d’un pas alerte comme un seul homme. Vers l’horizon de la ville alarmée.

Car Monsieur Lumière est au travail.

Oui, au travail!

C’est un promeneur concentré. C’est un flâneur qui ne flâne pas. C’est un badaud qui ne lanterne pas!

S’il se ballade, ce n’est pas pour rien.

Monsieur Lumière lit.

Une cordelette suspend à sa nuque un lutrin portatif. Recouvert d’un velours profond.

Au bord du pupitre mobile, se dresse une fine lampe de lecture.

Elle sursaute au rythme des pas de Monsieur Lumière.

L’incandescence halogène irradie l’ouvrage béant que Monsieur Lumière a posé sur l’écritoire. Il le tient d’une main. Près de quelques feuilles de notes.

Son autre main tient un stylo.

Dans l’auréole blanche du fragile luminaire.

Monsieur Lumière est un passant-lecteur.

Ce séraphin nocturne au lampion porte la flamboyance du livre dans la ville des librairies endeuillées.

Sous la Lune, un livre absorbe l’attention de Monsieur Lumière.

«Que lisez-vous donc Monsieur Lumière?»

Poésie romantique, roman réaliste, facétie pornographique, monographie historique ou traité philosophique?

Arrêt… silence… regard perplexe… courtoisie.

Silence.

Monsieur Lumière reprend son chemin, absorbé en lecture.

Songeur peut-être.

Le voilà qui s’estompe dans les pénombres du pont embrumé.

Le nimbe du secrétariat mobile ourle les ténèbres.

Sacré Monsieur Lumière!

À bientôt au bout de la nuit?

LM 68

L’outillage contre le bouquinage ! Rouvrir les librairies.

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“Les librairies n’ont que faire de l’air du temps”: V. Puente, Le Corps des libraires, p. 7.

Pandémie urbaine : scènes paradoxales dans la ville blessée. Spectacles contradictoires.

Amertume aussi.

À la péripétie urbaine, entre la verticalité grise du faubourg et le ghetto bobo, l’immense surface du bricolage et du jardinage est ouverte. Toujours populaire. Toujours achalandée.

Béant l’hyper-marché: «Venez M’sieurs dames !»

Parking quasi complet. Cohorte habituelle de SUV. Foule bigarrée des grands jours.

Temple du Do it yourself

Après le rituel palmaire du gel hydro-alcoolique, chacun s’égaie joyeusement et rassuré dans la caverne d’Ali Baba du bien-être domestique.

Haut-parleurs feutrés de la dystopie du Do it yourself : la voix suave d’un androïde féminin répète les coutumiers messages sur la distance sociale : «Chères clientes, chers clients, dans les conditions sanitaires actuelles, nous vous demandons… !»

Un remake consumériste du film THX 1138 de George Lucas (1971)!

La clientèle masquée, parfois endimanchée, hésite entre la perceuse électrique BOSCH dernier cri, un tournevis cruciforme lumineux ou un «marteau de mécanicien» (mais aussi d’électricien, de maçon ou à piquer les soudures, voire d’arrache-clou), un sinistre set de douche bleuâtre Made in China, un bac plastique fourre-tout, un révolutionnaire spray de «rafraichisseur pour textile automobile», un tube de colle universelle ou encore un ficus microcarpa ginseng en pot.

Cohorte humaine aussi devant le «Click and Collect» où s’entassent les articles préemballés de la félicité laborieuse et bricoleuse.

Recluse derrière le haut hygiaphone en plexiglas, la mine défaite, les caissières débitent les flux monétaires du bricolage ménager.

Exit du supermarché: cohue métallique des charriots surchargés, insouciant embouteillage démocratique. Noms d’oiseaux habituels aux carrefours surchargés du parking bétonné.

La vie normale, quoi!

Librairies endeuillées

Retour au cœur de la cité. Stupeur.

Honte aussi?

Petites et grandes, nationales ou locales, généralistes, de bande-dessinée ou pour enfants: les librairies sont fermées.

«Fermées M’sieurs dames !» On vous le dit!

Hermétiquement closes. Radicalement barrées. Niet.

Quasi murées dans l’oubli social.

Comme endeuillées d’elles-mêmes, même si des libraires offrent le port gratuit des livres commandés en ligne.

En vitrine, miroir lugubre des faces masquées, les livres et les ouvrages de tous formats attendent. Dépérissent.

Romans, libelles, ouvrages de sciences humaines, albums d’art ou de photographie, bande-dessinée, livres d’enfants et scolaires mais aussi traités culinaires, cartes géographiques et guides de voyage: le patrimoine livresque de l’esprit est drastiquement mis en quarantaine. Les livres de poche perdent leur sens social.

Le livre se retrouve en réclusion matérielle et symbolique.

Banni de la cité prospère. Exilé de la sociabilité démocratique.

Tous ces imprimés qui espèrent retrouver leurs amis en chair et en os.

Tous ces imprimés qui attendent d’être feuilletés et collationnés.

Choix sanitaire et politique

Dans la pandémie inapaisée, il existe donc un choix sanitaire et politique insolite.

La flânerie à l’hyper-marché du bricolage domestique est licite (recommandée ?).

Le bouquinage dans les librairies de l’esprit est illégale (déconseillée ?).

Constatation empirique: au supermarché du bricolage, les gestes barrières seraient donc plus efficaces qu’à la libraire, temple de l’esprit.

L’outillage est libéré! Vive le bricolage!

Le livre est «confiné»! À bas le bouquinage !

En excluant le livre des «biens essentiels», la décision controversée du Conseil fédéral (13 janvier 2021) claquemure les libraires et les autres lieux culturels devenus inaccessibles. Par contre, la perceuse électrique et le spray de «rafraichisseur pour textile automobile» sont promus au rang de biens indispensables. Quasiment patrimoine de l’humanité!

Une décision politique qui oppose la vie matérielle et à celle de l’esprit.

La chaîne du livre est fragile

Quelle a été la négociation sociale ou commerciale derrière ce scénario autoritaire et contestable?

On le sait, de l’auteur au lecteur, via l’éditeur et le libraire, depuis toujours, la chaîne du livre est fragile.

Beaucoup plus fragile que celle de la perceuse électrique et du set de douche made in China.

La sociabilité du livre serait-elle moins primordiale que celle du marteau et du tournevis?

Déposons un instant les outils et réclamons sine die la réouverture des librairies aux mêmes conditions sanitaires que les cathédrales du Do-it-yourself!

Comme les musées, les bibliothèques, les dépôts d’archives ou les salles du spectacle vivant et filmique, les libraires sont les lieux d’accès populaire à la culture. Les seul et les plus simples avec la presse de qualité.

Ce qui évidemment ne disqualifie pas le marteau (de ferratier, de chaudronnier, à ciseler ou de commissaire-priseur) qui existe dès l’apparition de l’intelligence humaine, mais les “librairies n’ont que faire de l’air du temps“!

Lecteurs de tous bords unissons-nous! Nous avons nos habitudes et nos secrets dans les librairies comme les bricoleurs ont les leurs au Do it yourself!

Le livre vivant ne doit pas devenir une ruine de la pandémie.

Pour rêver, magnifique essai sensible de : Vincent Puente, Le Corps des libraires. Histoire de quelques librairies remarquables et autres choses, Éditions de La Bibliothèque, Paris, 2015, 125 p.

Si vous aimez la poésie: Le slam de Narcisse: perceuse:

https://www.rts.ch/play/tv/rtsculture/video/le-slam-de-narcisse-perceuse?urn=urn:rts:video:11944936

Étagère à livres (1) : L’ouï-dire des Lumières

 

https://www.akg-images.de/Docs/AKG/Media/TR3_WATERMARKED/a/0/2/0/AKG142054.jpg

Daniel Chodowiecki, Aufklärung, 1791

 

Spécialiste des Lumières, professeur de littérature et éditeur, rédacteur bénédictin de la titanesque bibliographie sur le XVIIIe siècle[1], blogueur impénitent («L’oreille tendue» ; https://oreilletendue.com/), Benoît Melançon est sensible au monde actuel. En 2006, il signe une exemplaire page d’histoire culturelle sur Maurice Richard (1921-2000), «Rocket» et icône du hockey canadien (Les yeux de Maurice Richard, Montréal, Fides).

Idées images

Détail du frontispice de l’Encyclopédie en couverture: la matérialité éditoriale visualise l’enjeu herméneutique de ce bel essai de réflexion culturelle que boucle une bibliographie de 150 titres. Le sagace Montréalais y revient sur les Lumières, avec cinq critiques théâtrales tirées de la revue Jeu (Sade, Diderot, Marivaux ; «Scènes»). Il scrute les lieux et les «idées-images» (Bronislaw Baczko) des Lumières dans l’imaginaire social actuel, entre modernisation outrée, démagogie et distorsions factuelles. «Lire les classiques vaut mieux que de ne pas les lire» (Italo Calvino, Pourquoi lire les classiques, Seuil 1993, trad. Michel Orcel, François Wahl): adossé au propos calvinien, Melançon évalue l’écho littéraire, théâtral, critique, pédagogique, politique, journalistique, publicitaire et scientifique des Lumières. Il questionne la lecture des classiques.

Voltaire, Rousseau et autres célébrités du XVIIIe siècle occupent les espaces romanesques, médiatiques, filmiques, télévisuels contemporains. Mais au prix d’une habile mue. Maintes fois, la notoriété atténue le «sens de l’œuvre». Réduite au slogan, l’icône littéraire masque la complexité intellectuelle. Si au Canada l’anticlérical Voltaire hante les représentations mondaines, allusives voire superficielles des Lumières, Rousseau escorte en penseur radical du contrat social la culture politique, le discours militant ou la contestation lycéenne et universitaire (2012).

Inventaire à la Prévert

«Les rêveries du coureur solitaire» : aux pages du quotidien libéral Le Devoir (450 000 lecteurs !) ou sur un «e-carnet» subjectif (blog), l’allusion banale aux Lumières détourne les titres et les concepts pour suivre l’actualité sportive, pédagogique, climatique, électoraliste ou féministe («Rêveries d’une promeneuse solitaire»). Vital dans les Confessions (posthume, 1782, 1789), le «je» rousseauiste amplifie l’individualisme, le narcissisme et la subjectivité présentiste que disséminent les réseaux sociaux.

Démagogique reprise par Emmanuel Macron du legs des Lumières (17 avril 2017, discours, Bercy), chants sur le siècle de Voltaire (Robert Charlebois, «Les rêveries du promeneur solitaire», 1983), romans (cf. la série-fleuve canadienne en 2000 pages de Patrick Sénécal, Malphas, 2011-2014), célébrations étranges (Jazz Magazine, avril 2017 : centenaire de la naissance en 2017 d’Ella Fitzgerald, mort de Germaine de Staël en 1817), réduction textuelle ou radiophonique d’un(e) auteur(e) à l’œuvre unique (Marivaux, «Le jeu de l’épargne et du hasard», etc.), titres de presse simplistes, caricature publicitaire, anachronisme comparatif qui décontextualise («Wikipedia, Encyclopédie Diderot et d’Alembert du XXIe siècle?», Le Devoir, 29-30 mai 2010), objets et auteurs itératifs des Lumières dont le buste de Voltaire dans la dystopie en 17 épisodes de 42 minutes The Prisoner (1967-1968), «Résidence Voltaire» avec le jardin à cultiver sur le site d’un agent immobilier, bande dessinée : la glane méticuleuse des Lumières dans l’imaginaire social est un inventaire à la Prévert.

Voltaire… toujours Voltaire

Plutôt dramatique en 2015 ! En Europe et en Amérique du nord, Voltaire escorte l’effroi et l’anathème unanime du carnage commis à la rédaction de Charlie hebdo. Le Devoir, Le Monde, Libération, Le Temps, radios et télévisions, édition hâtive du florilège Tolérance. Le combat des Lumières (Société française d’études du XVIIIe siècle, mars 2015): peu de dissonance. Mais la perplexité poseuse de Régis Debray sur l’égoïsme de Voltaire (Revue des deux mondes, avril 2015, «Contre les fanatismes Voltaire suffit-il?)» ou le mépris sidérant d’Alain Badiou qui loue Rousseau contre La Pucelle d’Orléans «ce poème cochon… ce Voltaire de bas étage» (Le Monde).

La leçon factuelle s’impose: perpétuons la quête des Lumières mais autrement qu’argue l’autoritaire Manuel Valls devant l’Assemblée nationale (13 janvier 2015). Comme la République, l’«esprit voltairien» serait invincible. Il bernera l’infâme que récuse un numéro du Magazine littéraire consacré à Voltaire. Après le meurtre de l’intellectuel collectif qu’incarnent les auteurs de Charlie hebdo, le Traité sur la tolérance serait le nouveau best-seller de la République sécularisée … encore meurtrie au Bataclan (novembre 2015). Au «pays de Voltaire», trop sacralisées, les Lumières sont rembrunies.

Depuis À contre-courant. Les contre-Lumières d’Isaiah Berlin (1998) ou le pharaonique Dictionnaire des anti-Lumières et des antiphilosophes (Honoré Champion, 2017), les anti-Lumières alimentent le débat scientifique. Or, le terrorisme serait leur réveil réactionnaire selon Charlie hebdo (5 janvier 2019). Contre l’intégrisme, il prône l’ethos républicain (Troisième République?) qu’étayent Voltaire, Kant, Diderot, Rousseau, Montesquieu, Newton, Condorcet, Sade (etc.).

Moratoire “titrologique”

Ce livre sur le présentisme des Lumières en montre l’ambivalente plasticité que maille la confusion des valeurs. Voltaire est à la fois le «préservatif contre le fanatisme» («étendard pour les libertés fondamentales»), mais aussi le logo consumériste des parfums Just Rock de Zadig et Voltaire. A contrario de Rousseau, mais il prônait le luxe! Indubitablement, l’actualisation des Lumières recoupe l’excès syntagmatique, la simplification narrative et le grimage conceptuel, loin de la lecture des œuvres. Sévère avec leur constant usage médiatique  Mélançon, mi-figue mi-raisin, plaide le «moratoire titrologique» contre les «amateurs de chiasmes et les chiasmes d’amateurs». En réduisant les Lumières aux pochades outrées et aux lieux communs («patriarche de Ferney», «citoyen de Genève», «marivaudage», «sadisme») pour éclairer le présent, la périodisation s’estompe. Dans le monde traditionnel du XVIIIe siècle, l’historicité des Lumières n’est pas celle de notre univers sécuritaire, désenchanté, nanti, globalisé, pollué et récemment confiné en instance de déconfinement.

Discours politique, pédagogie, littérature, théâtre, chanson, presse, cinéma, télévision, bande dessinée, Web, publicité, jeux vidéo : mis à toutes les sauces, le présentisme des Lumières banalise maintes radicalités libératrices. Marquant le Web, qui n’est pas l’actuelle Encyclopédie Diderot et d’Alembert, l’«ouï dire» culturel (Calvino) est intenable pour penser notre monde prévient l’avisé Melançon, homme des Lumières, intellectuel fidèle à la lettre et à l’esprit de l’œuvre.

Benoît Melançon, Nos Lumières, Montréal, Québec, Del Busso, 196 p.

LDM 56

 

[1] 47 806 titres dès 1992 ; No 411, 15. 02. 2020, http://www.mapageweb.umontreal.ca/melancon/biblio411.html

Tintin reporter sans plume dans le désordre mondial

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L’étoile mystérieuse, 1941-1942, © Casterman.
Pour Arsène.

 

Disparu à Bruxelles le 4 mars 1983, Georges Remi, dit Hergé, occupe l’actualité culturelle et muséographique avec les expositions de Paris et de Lausanne au Grand Palais et au Mudac. Dans le style minimaliste de la « ligne claire », Hergé révolutionne la bande dessinée née comme le cinéma au tournant du XXe siècle. S’y ajoutent des films, pastiches et produits dérivés pour les aficionados. Immortalisé par la saga en 24 albums (1693 planches, deux périodes chopmatiques) de ses aventures tirées à plus de 200 millions d’exemplaire traduits en plus de 50 langues, Tintin le reporter sans plume n’a cesse d’être confronté au désordre planétaire. 

Selon Charles de Gaulle, Tintin était son « seul rival international ». Le mot débonnaire du géant politique célèbre une figure centrale de l’imaginaire contemporain. Celui de l’aventure et de la quête du bien dans un monde livré au mal. Reporter sans plume au service du journal catholique le Petit vingtième où paraît la saga jusqu’en 1940, Tintin possède un fox terrier blanc doté de la parole. Le bon sens canin annonce l’éthique éthylique du capitaine Archibald Haddock, rencontré sur le cargo Karaboudjan (Crabe aux pinces d’or, 1940). Épris d’amitié dont la quête culmine dans la blancheur tibétaine (Tintin au Tibet, 1960), le justicier juvénile sillonne la planète livrée aux scélérats.

Réalisme historique

Visitant au Pays des soviets (1929) l’envers du paradis prolétarien, Tintin explore ensuite le Congo colonial (Au Congo, 1930), peint selon l’imaginaire africain qui écrase les représentations culturelles des années 20 dans le cinéma et la littérature. Après la brousse congolaise, la jungle nord-américaine. Hergé la découvre dans les Scènes de la vie future de Georges Duhamel. À Chicago, Tintin défie Al Capone, corrupteur de la démocratie (En Amérique, 1931). Pistant un gangster dans le Grand ouest, il voit les indiens expulsés manu militari de leurs réserves par les capitalistes pétroliers. Le génocide sur la prairie ? Aux brutalités du Grand ouest,  succèdent les fastes de l’Extrême-Orient. Depuis le royaume du Rawhajpoutalah (Cigares du pharaon, 1932), il traque en Chine des trafiquants d’opium, tapis dans une fumerie de Shanghaï (Lotus bleu, 1934). Leurs crimes favorisent l’impérialisme japonais en Mandchourie. Tournant majeur dans la série et dénonçant le racisme anti-chinois, le Lotus bleu place l’univers de Tintin dans le réalisme historique du monde contemporain. Sans le manichéisme fondateur et catholique de la saga, cet épisode déconstruit le cliché du « péril jaune » qui dès 1900 hante maints Européens. À son nouvel ami Tchang que révoltent les préjugés occidentaux sur la « cruauté » et la « fourberie » des Chinois, Tintin rétorque que « les peuples se connaissent mal ». Ce plaidoyer altruiste de la tolérance anime la suite des épisodes.

Guerres et complots

En Amérique latine, exsangue des coups d’État de caudillos complices de la « General american Oil », il recherche un fétiche volé dans un musée ethnographique. Le totem initie Tintin à la pensée magique des peuples sans histoire (Oreille cassée, 1935). Ayant vaincu les faux-monnayeurs repliés dans l’Ile noire (1937), il combat ensuite le fascisme. En Syldavie, monarchie paternaliste et balkanique menacée d’Anschluss, il déjoue la conjuration d’une « Garde d’acier » qui dérobe le Sceptre d’Ottokar (1938). Le fétiche légitime le trône que veut renverser l’agitateur Müsstler, épigone de Mussolini et d’Hitler. Si Hergé met en garde contre le fascisme, durant l’Occupation de la Belgique, il s’accommode à l’ordre nouveau. Ses dessins en noir et blanc s’affichent dans Le Soir, quotidien bruxellois que contrôle Berlin. Alors que le Crabe aux pinces d’or (1940) revient sur le trafic des stupéfiants implanté dans un Maroc cinématographique, le désarroi moral, l’anti-cosmopolitisme et l’attentisme d’Hergé contaminent L’Étoile mystérieuse (1942). À la peur eschatologique du mal suit la quête réconciliatrice avec l’origine familiale. Le Secret de la Licorne (1943) mène au Trésor de Rackham Le Rouge (1945), caché dans la crypte du château de Moulinsart, où vécut l’ancêtre du capitaine Haddock. Dès lors, l’aventure rayonnera depuis ce havre voltairien, où le professeur Tournesol cultive ses roses.

Humanisme pessimiste

Après l’Eldorado utopique du Temple du soleil (1949), les aventuriers foulent la Lune (On a marché sur la Lune, 1954), puis plongent, via Genève, dans l’Europe de la guerre froide, que menace la destruction massive rêvée par Plekszy-Gladz, dictateur stalinien de la Bordurie, leader du moustacho-marxisme. Au retour de la coutumière poudrière proche-orientale (Or noir, 1950), où le trafic de « chair humaine » s’ajoute à celui des armes (Coke en stock, 1958), Tintin et Hadock regagnent le bercail (Les bijoux de la Castafiore, 1963), après leur ascension initiatique au pays des moines et du yéti (Au Tibet, 1960). Négligeant l’aventure pour exposer les règles narratives de la BD, l’épisode de la diva ravie fait écho au nouveau roman. Les héros sont captifs du manoir, théâtre du faux vol d’une émeraude qu’une pie dérobe, mais amplificateur de la saturation sonore propre à l’incommunicabilité : lapsus des Dupondt, couacs téléphoniques, hurlements du perroquet fou (« Allô j’écoute »), gammes lancinantes du pianiste Wagner, explosion du « Supercolor-Tryphonar ». Loin des désordres du monde, la ligne claire se brouille, l’univers de Tintin s’émiette comme la marche du château ou butte Haddock avant d’être cloué sur sa chaise d’invalide. Soulignant la fin de l’aventure, qu’avec peine réactivent Vol 714 pour Sydney (1968) et les Picaros (1976), l’auto-parodie lumineuse que sont les Bijoux de la Castafiore perpétue l’humanisme pessimiste d’Hergé. Face au gendarme alarmé par les tziganes qu’il invite à Moulinsart en les tirant de la décharge, Hadock fulmine. Il estime « inadmissible qu’on autorise ces braves gens à camper qu’au milieu d’une montagne d’immondices ». D’une colère à l’autre, Haddock l’alcoolique amplifie la haine d’Hergé le moraliste conservateur envers le rejet social des précaires et des démunis.

La bibliographie sur Hergé est pléthorique. On consultera avec profit Frédéric Soumois, Dossier Tintin. Sources, Versions, Thèmes, Structures, édition Jacques Antoine, Bruxelles, 1987, ainsi que Olivier Roche et Dominique Cerbelaud, Tintin. Bibliographie d’un mythe, sans lieu,  Impressions nouvelles, 2014.

La cité des imprimés

Delhi - librairie en pleine air
New Delhi – librairie en plein air

En villégiature au bout du Léman, un ami indien désire visiter les librairies de Genève. Le petit nombre de celles-ci l’étonne : est-il possible, soupire-t-il, que Genève, ville cosmopolite de la culture, abrite plus de fast food, de magasins de prêt-à-porter, d’agences immobilières, de bijouteries et de banques que de librairies et de cinémas ? La patrie de Rousseau et la cité du refuge de Borgès s’est-elle à ce point-là appauvrie? A Genève, la pratique sociale de la lecture s’est-elle définitivement déplacée sur le Net ? Évidemment, convient-il, comme dans plusieurs villes européennes où les meilleures librairies agonisent, le secteur économique du luxe et de la finance est le seul capable d’affronter le choc des loyers dans une cité terrorisée par le darwinisme immobilier. Était-ce toujours ainsi, demande-t-il l’air chagrin, en refermant l’édition originale française du Colosse de Maroussi d’Henry Miller, acquise sur le marché aux puces de Plainpalais.

Quarante-cinq librairies

Il est facile de lui répondre que Genève a été très longtemps une ville étonnamment riche en matière de commerce du livre moderne et ancien. Depuis le XIXe siècle, imprimeurs, éditeurs et libraires, plusieurs dynasties familiales tiennent le haut du pavé de la libraire genevoise, fierté culturelle et économique des autorités politiques de la cité, véritable citadelle des imprimés depuis la Réforme. Dans les années 1960-1970, un promeneur amoureux du livre n’avait que l’embarras du choix devant les 46 librairies ouvertes à Genève, sans compter les dizaines d’« Agences de journaux » de Naville, où s’achète la presse bigarrée du monde entier.

Ouvrages en stock

Bourg-de-Four, Grande rue, rues des Chaudronniers, de la Cité, du Conseil-Général, Piachaud et Corraterie, sur la rive gauche, les librairies sont très achalandées. Elles ont pour nom: Avichay, Bader, Bongeard, Georg, Guilde du Livre, Huguenin, Jullien, Labor et Fides, Pierret, Prior, Reymond, Robert, Sack, Slatkine, Stambac et Trono. Elles débordent de dizaines et de dizaines de milliers d’ouvrages d’occasion, anciens, neufs et scolaires, de tous les genres, pour toutes les bourses et de tous les formats, reliés ou brochés. S’y ajoutent des brochures, des pamphlets, des magazines anciens, des albums de bande dessinée, des estampes, des affiches et des gravures ainsi que des partitions voire des cahiers de musique.

Au-delà de l’Opéra, l’axe historique du commerce du livre gagne les librairies Dorsaz et Méroz le long du boulevard Georges-Favon, ainsi que Novel (Rue de Carouge).

Rues de la Confédération, Rôtisserie, Marché, Vieux-Collège, Fontaine, Verdaine, Tour Maîtresse, place de la Petite-Fusterie, passage Terraillet, Terrassière, Pictet-de-Rochemont: dans la basse ville, parmi une dizaine de salles de cinéma, trônent les librairies Barraud, Descombes, Droz, Dugerdil, Georg encore, l’actuelle Maison de la Bible, L’Ange de l’Eternel, Laplace, Maechler, Naville, Payot et encore Prior.

Librairies circulantes

La rive droite n’en est pas moins fournie en commerce du livre avec les petites et grandes librairies, spécialisées ou généralistes : Audéoud (rue Rousseau, livres sur le marxisme et l’URSS), Comtat (quai du Mont-Blanc), Cramer (Chantepolulet) Dorsaz (Cendrier), Mathieu (Servette), Librairie Voltaire (James-Fazy), Naville (Lévrier), Panchaud (avenue Wendt), Ravy (Fribourg), Weber (Monthoux) et Zeender (Voltaire). Cet étonnant patrimoine du commerce des imprimés, s’enrichit en outre avec quatre librairies circulantes (Bibliothèque catholique circulante, Kunzi, Sautter, Weill), où au cœur de la cité on loue pour quelques jours des « nouveautés » éditoriales pour enfants et adultes.

Patrimoine

Grandes ou modestes, lumineuses ou étroites, ces boutiques affichent leurs stocks inépuisables, toujours réassortis, d’ouvrages cosmopolites, rares ou banals, récents ou plus anciens, neufs ou d’occasion, littéraires, d’art, de sciences humaines, scientifiques ou ludiques. Du roman populaire à l’édition originale contemporaine en passant par les incunables ou les éditions imprimées depuis la Renaissance : le cœur de la cité est un temple du livre. S’y croisent journellement des savants, des intellectuels, des professeurs du collège ou de l’université, des magistrats, des lecteurs de tout genre, des étudiants, des collégiens et des touristes que fascine l’étonnant patrimoine des imprimés dans les librairies de Genève. La culture du livre y est collective comme le montrent en outre les dizaines de bureaux de tabac  dont les arrière-boutiques se transforment en officine du roman populaire d’occasion.

Sociabilité urbaine

Avec sa trentaine de salles de cinémas, Genève est alors une des villes européennes la mieux dotée en matière de librairies, régulièrement fréquentées par les auteurs internationaux qui résident durablement ou brièvement à Genève — Lawrence Durrel, Jorge Luis Borgès, Albert Cohen et bien d’autres.

Ce monde que nous avons perdu est notamment remplacé par la culture virtuelle du Net, regrette pourtant l’Indien mi-figue mi-raisin. Certainement. Pas de nostalgie. Pourtant, ce n’est pas seulement la disparition quasi achevée de la librairie, mais c’est aussi celle d’une sociabilité urbaine de proximité avec la culture du monde entier, affichée et luxuriante aux vitrines d’une cité non rongée, jusqu’à un point de non retour, par les enseignes du prêt à porter et celles du luxe. Nourrissant la spéculation sur les loyers, elles contribuent au cœur de la cité à la désertification sociale propice à l’agonie des librairies et des salles de cinémas.