Le réalisme de l’Utopie

« Il est vrai qu’on peut s’imaginer des Mondes possibles, sans péché et sans malheur, et on pourrait faire comme des Romans des Utopies, des Sévarambes ; mais ces mêmes mondes seraient d’ailleurs fort inférieurs en bien au nôtre. » Leibnitz, Essais de théodicée, 1710.
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Dans le désarroi contemporain, le temps des « utopies réalistes » est-il arrivé ? Peut-être selon  Ruter Bregman, qui plaide l’ouverture mondiale des frontières, la semaine de travail de 15 heures, le revenu de base universel ou encore la taxation planétaire immédiate des flux financiers  et plus largement la lutte transnationale contre la pauvreté  dans Utopies réalistes (Seuil, septembre 2017), best-seller mondial pour penser le bonheur social dans le sillage de la culture des droits de l’Homme.

Améliorer le monde réel

En aucun lieu ! Tiré du latin « utopia » selon des éléments grecs – « ou-topos », terre de nulle part ; « eu-topos », terre du bonheur —, le mot « utopie » désigne le lieu impossible du bonheur humain. Soit l’île imaginaire des 54 cités dans l’Utopie de Thomas More (1516).

Communisme, agriculture, prospérité, éducation étatique des enfants, mariages hygiénistes avec visite prénuptiale des couples nus, divorce en consentement mutuel, euthanasie, troc et tolérance : avec sa République insulaire, où l’or est honni des Utopiens qui prônent la guerre juste pour se défendre, More désire « corriger des erreurs commises dans nos villes, nos pays, dans nos royaumes ». Si le « premier livre » d’Utopia veut réformer le droit de punir du monde réel avec l’abolition du gibet, le second place la cité égalitaire sous l’autorité de la peine capitale contre les Utopiens rétifs et tués en « bêtes indomptées » .

Entre La République de Platon, l’humanisme d’Érasme et les récits de la conquista de l’Amérique qui ouvre l’horizon mental des Européens, l’Utopia de Thomas More forge l’archétype du roman d’État pour le meilleur des mondes possibles (peut-être le pire aussi). Dès lors, les utopies expriment une « certaine époque, ses hantises et ses révoltes, le champ de ses attentes comme les chemins empruntés par l’imagination sociale [pour] envisager le possible et l’impossible » (B. Baczko, Lumières de l’utopie, 1978, p. 18).

Fictionner un plan de gouvernement

Lecteur de More, François Rabelais imagine le néologisme « utopie » dans Pantagruel (1532, « Un grand pays d’utopie »). Si le mot se banalise en français, le Dictionnaire de l’Académie française ne le consigne qu’en 1762 . L’édition de 1798 désigne l’utopie en chimère du rêveur social : « Utopie se dit en général d’un plan de Gouvernement imaginaire, où tout est parfaitement réglé pour le bonheur commun, comme dans le Pays fabuleux d’Utopie décrit dans un livre de Thomas More qui porte ce titre. Chaque rêveur imagine son Utopie ». Puisque le verbe « utopiser » n’existe pas, Sébastien Mercier – auteur du Tableau de Paris (1781 ; 1782-1788) — définit en 1810 la démarche utopique. Sa Néologie évoque l’utopie à « Fictionner » : « Fictionner […], c’est imaginer des caractères moraux ou politiques pour faire passer des vérités essentielles à l’ordre social. Fictionner un plan de gouvernement dans une île lointaine et chez un peuple imaginaire, pour le développement de plusieurs idées politiques, c’est ce qu’ont fait plusieurs auteurs qui ont écrit fictivement en faveur de la science qui embrasse l’économie générale des États et de la félicité des peuples ». L’utopie: roman d’État du progrès social.

Jamais le monde ne s’utopiera

Après une poignée d’utopies républicaines au XVIIe siècle sur la tolérance, la République des savants ou la planification sociale (La Città del Sole, 1623, Tommaso Campanella; New Atlantis, 1627, Francis Bacon; Histoire des Sévarambes, 1675, 1677-1679, Denis Veiras, etc.), la « période chaude de l’utopie » culmine au temps des Lumières (150 utopies publiées en français). Thomas More redevient actuel grâce à Nicolas Gueudeville. Bénédictin défroqué, traducteur d’Érasme, il publie en 1715 la traduction libre de L’Utopie, dédiée à un magistrat républicain de Leyde. Ce brûlot révolutionnaire blâme l’intolérance, le bellicisme, l’absolutisme et les classes sociales. Or, jamais le monde ne « s’utopiera », regrette Gueudeville, même si l’utopie éprouve les mœurs et la politique. More « n’a rien proposé dans son idée de République parfaite et heureuse, qui de foi, ne soit fort faisable. Les Lois, les Usages, les Coutumes, les Mœurs qu’on attribue ici à ces peuples imaginairement fortunés, ne sont point au-dessus de la raison humaine. Mais, les mauvais usage que […] les Hommes font de leur raison, est un obstacle à la fondation et à la réalité d’un Gouvernement utopien ». En 1789, Thomas Rousseau réédite sa traduction (1780) du « Roman politique » avec un titre d’actualité : Du Meilleur gouvernement possible ou la nouvelle île d’Utopie. Le « fond du système de Morus », clame Rousseau, est l’égalité parfaite entre tous les Citoyens d’un même État » puisqu’il abolit la propriété privée .

L’impitoyable propriété privée

L’utopie fascine et répugne maints écrivains des Lumières. Dans les Lettres Persanes (1721), avec la fable des Troglodytes bons et mauvais, Montesquieu montre que le système républicain ne va qu’aux petits États. Il y prêche la vertu politique, les libertés individuelles, le déisme et y blâme l’intolérance, le bellicisme, le luxe et le despotisme, ces attributs de l’absolutisme.

Inspiré par More et Veirras, Étienne-Gabriel Morelly publie anonymement en 1753 son utopie communiste Le Naufrage des Isles flottantes (1753), matrice du Code de la nature (1755). Sur cette « Terre fortunée », les mœurs ignorent les préjugés religieux. L’« impitoyable propriété » qui broie l’homme naturel y est abolie comme le mariage, la police, l’Église et les privilèges.

Montrant que le règne du mal arrive quand l’homme s’écarte de la nature, le communisme utopique y flirte  avec l’anarchisme.

Eldorado

Swift raille l’utopie, (Gulliver’s Travel, 1721). Pareillement, Voltaire moque l’Eldorado dans Candide (1759). Si comme chez More l’or est vil en ce pays « où tout bien », l’Eldorado ne vaut pas le monde réel, où retourne Candide pour aimer Cunégonde, cultiver son jardin et assumer sa condition humaine. Dans la Nouvelle Héloïse (1761), Rousseau brosse la micro-société de Clarens, figé dans le paysage paradisiaque de Vevey. Égalitaire, paternaliste, autarcique, auto-suffisante, rurale : la communauté suit le législateur-pédagogue M. de Wolmar. Il distribue travail, récompenses et jeux dans ce monde naturaliste que protège un bouclier de cristal, mais avec les femmes au « gynécée ». Le contrat social utopique vise bien l’atemporel bonheur dans la nature. Ce que radicalise l’utopie primitiviste du Supplément au voyage de Bougainville (1772) de Diderot. En cet Éden tahitien, la morale naturelle ne prohibe ni la nudité ni la liberté sexuelle qui enrichit la Nation. Le mal n’y règne qu’avec… la venue des Européens.

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La Découverte australe par un Homme-volant ou le Dédale français (1781)

Outre ses utopies utilitaires sur la police de la prostitution, le statut de la femme ou encore l’éducation masculine et le communisme (Le Pornographe, 1769 ; Les Gynographes, 1777 ; L’Andrographe, 1782), Restif de la Bretonne publie en 1781 La Découverte du monde austral par un homme volant, ou le Dédale français. Avec ses illusions pseudo-scientifiques sur l’aérostation, l’hybridité inter-espèces ou la cosmologie vitaliste (la vie naît de la copulation du soleil et des planètes), cette utopie évoque la république des Mégapatagons. Leur égalité a tari le crime et les peines. Le communisme matériel et sexuel s’ajoute au christianisme primitif, au labeur de subsistance, à la mort du luxe, à la morale naturelle, à l’éducation publique, au civisme méritocratique et aux cultes solaire et lunaire. L’utopie brouille le réel.

Uchronie

Cité hors du temps comme l’est Clarens, l’utopie ne peut changer le monde. Seul le temps en accomplira les promesses politiques et sociales, dans la dialectique de la perfectibilité selon l’Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain de Condorcet (1795). Il pense que l’humanité voit « s’ouvrir devant elle les perspectives illimités d’un bonheur » via le « progrès général des lumières ». En cette philosophie voltairienne de l’histoire-progrès, le meilleur des mondes possibles se situe dans le futur comme le propose encore Sébastien Mercier. Avant la Néologie (voir ci-dessus), il publie en 1771 L’An 2440 ou rêve s’il n’en fut jamais. Mercier déplace au XXIe siècle son rêve social, car le temps de la perfectibilité accomplit l’espoir libérateur des Lumières sans recourir à la Révolution.

Les ruines de Versailles

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Franklin J. Schaffner, Planet of the Apes, © MGM, USA, 1968.

Avec des mœurs régénérées par l’agriculture, la fiscalité équitable et la citoyenneté, Paris assainie et purgée de son aristocratie oisive et de son clergé prédateur, est la capitale d’une monarchie paternaliste. Y triomphe la religion naturelle, sans révélation miraculeuse. Pacifiste, Louis XXXIV est vêtu en paysan démocratique. Le « travail » et l’« industrie » remplacent le luxe. L’échafaud est anachronique, car toute peine suit la proportion entre crime et châtiments selon Beccaria. Puisqu’un « corps sain n’a pas besoin de cautères », la police secrète, l’hôpital général, les prisons et les lettres de cachet ont disparu. Le mariage sentimental remplace celui de raison, le divorce est légal. Les enfants nourris au sein maternel (Rousseau) sont éduqués par l’État. La Sorbonne est vidée des « ergoteurs », hostiles à la science véritable selon la nature.

Comme dans un film post-apocalyptique, en 2440, Versailles est un champ de ruines. En émergent des statues mutilées, des bassins asséchés et des portiques chavirés. L’uchronie a vaincu le temps de l’absolutisme.

République des Intérêts-Unis 

L’âge d’or de l’utopie reste le siècle des Lumières, avant les utopies socialistes et industrialistes du XIXe siècle qui prônent le collectivisme et l’émancipation du prolétariat. L’utopie tonifie l’imagination sociale dans l’espoir d’améliorer le réel.  Or, le meilleur des mondes possibles génère dès Swift le contre-point dystopique. S’en inspire Émile Souvestre bien avant Aldous Huxley ou George Orwell. Avocat, journaliste, littérateur, il publie en 1846 Le Monde tel qu’il sera, diatribe burlesque contre les Lumières, la perfectibilité et les utopiste . Sous l’État autoritaire et hygiéniste de l’an 3000, la « république des Intérêts-Unis » exige le « Chacun chez soi — Chacun pour soi » contre l’utopisme des droits de l’Homme.

Le Monde tel qu’il sera : le miroir dystopique d’aujourd’hui ?

Auparavant: ligne de mire, 1er juin 2017: Retour en dystopie. L’archive du monde inacceptable; 15 octobre 2015: Le monde à venir

***

Trois lectures : Bronislaw Baczko, Les Lumières de l’utopie, Paris, Payot, 1978 ; Bronislaw Baczko, Michel Porret, François Rosset, Dictionnaire critique de l’utopie au temps des Lumières, Genève, Georg, 2016 ; Raymond Trousson, Voyages aux pays de nulle part, Bruxelles, éd. de l’Université de Bruxelles, 1999.

Ecouter: histoire vivante (18-22 septembre: autour du Dictionnaire critique de l’utopie au temps des Lumières, Genève, Georg, 2016), RSR I: http://www.rts.ch/play/radio/histoire-vivante/audio/histoire-vivante?id=8890102&station=a9e7621504c6959e35c3ecbe7f6bed0446cdf8da

Voir: William Cameron Menzies, The Things to come, GB, 1936, d’après H.G. Wells, long-métrage, 108 min.

https://www.youtube.com/watch?v=eUlRuiZ_68Q

www.youtube.com/watch?v=atwfWEKz00U

Retour en dystopie. L’archive du monde inacceptable.


À F.R.

« […], il m’arrive de voir scintiller les étoiles et d’entendre bruire le vent comme certaine nuit, et je ne puis pas, non, je ne puis pas éteindre dans mon âme l’illusion, que malgré tout, je participe encore à la création d’un monde nouveau », Karin Boye, La Kallocaïne [1940].

 

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Edgar P. Jacobs, Le Piège diabolique, 1962, © Lombard. La dystopie du futur post-apocalyptique et totalitaire: un imaginaire visuel entre H.G. Wells et G. Orwell.

Un peu partout, les ventes des classiques de la littérature dystopique explosent : en début de l’année, celles de 1984 (édition Penguin) ont augmenté de…9500% ! Sur fond de lanceur d’alerte, de populisme antidémocratique, d’intégrisme religieux trans-confessionnel et d’autoritarisme politique à la Donald Trump qui déforme la réalité, attaque la parole de la presse et réactualise une forme inédite de « novlangue » en ses tweets frénétiques, 1984 de George Orwell cartonne sur le marché du livre en librairie et en ligne. Brave new world [Le meilleur des mondes] d’Adous Huxley se classe maintenant parmi les meilleures ventes de l’année !

Big Brother is watching you

En 1949, transfuge du communisme anglais, Orwell avertissait contre la puissance totalitaire des technologies de surveillance privée et publique incarnée par Big Brother dans la construction du mensonge d’État comme vérité suprême dans la novlangue (« La guerre c’est la paix ») avec la réécriture des sources d’archives. Humaniste pessimiste quand à l’avenir, Huxley quand à lui s’inquiétait dès 1932 notamment de l’avènement d’un monde déshumanisé qui, au nom du bonheur obligatoire et de l’égalité contrainte, soumet les individus à la toute puissance eugénique de la science en les asservissant psychiquement au moyen du « Soma » — drogue de synthèse offerte au peuple pour le convaincre que le meilleur des mondes possible est paradisiaque et que toute dissidence est pathologique.

Asservissement social en transparence politique

Renvoyant l’imaginaire utopique de la perfection à l’idéalisme juridique, social et politique incompatible avec le monde réel que Swift pointe en 1726 avec les Voyages de Gulliver, les contre-utopies du bonheur obligatoire prolifèrent dès l’aube du XXe siècle. Ces textes du pessimisme anthropologique ont donné de véritables chefs d’œuvres sous la plume d’auteurs de toute nationalité. Le Russe Eugène Zamiatine, avec Nous autres (1924), écrit contre le cauchemar d’une société de la transparence totalitaire. Le Français José Moselli, brosse une cité désespérante où la longévité repose sur les effluves des machines à sang pour la pureté raciale dans La Fin d’Illa (1925). Inventeur du mot « robot » en 1920 dans sa pièce de théâtre R.U.R. Rossum’s Universal Robots, le tchèque Karel `Capeck narre sur le registre absurde La Guerre des salamandres ou la terrifiante révolte anti-humanité de l’Homo saurien longtemps asservi comme le reste de la nature exploitée au-delà des besoins et de la raison. Le Français Pierre Boule s’en souviendra dans sa spectaculaire dystopie La Planète des singes (1963) qui inverse les rapports de domination et de connaissance entre les hominiens et les primates.

Mondialisation et délation sécuritaire

Dans le désastre planétaire qui se joue alors, la Suédoise Karin Boye s’inquiète de l’État mondial qui érige la délation en acte civique avec la « drogue de vérité » dans La Kallocaïne (1940). L’Américain Ray Bradbury, sur fond de Maccarthysme, terrifie en évoquant avec Farenheit 451 (1953) un monde futuriste où la lecture est un acte antisocial au point que les pompiers doivent brûler les livres dont la détention est un crime. Américain lui-aussi, génial auteur de Time Patrol [La Patrouille du temps, 1955], Poul Anderson songe à l’anéantissement terrifiant de la diversité culturelle dans la mondialisation et le trans-nationalisme au nom d’une « bienveillante » modernité en donnant à lire The Helping Hand [La Main tendue]. Son compatriote Phillip K. Dick, avec Minority Report [Rapport Minoritaire], anticipe en 1956 la venue d’une société sécuritaire dans laquelle des policiers-mutants prédisent les crimes au risque d’altérer la réalité sociale et de briser les fondements de la justice basée sur la présomption d’innocence. Deux autres Américains, William F. Nolan et George C. Jonhson, exposent en 1967 dans Logan’s Run [Quant ton cristal mourra] le cauchemar eugéniste d’un monde post-apocalyptique dans lequel l’État programme la fin de vie de chacun à l’âge de trente ans au profit des maîtres de la cité. L’Anglais J.G. Ballard explore en 1988 dans Running Wind [Sauvagerie] les conséquences dernières de notre logique ultra-sécuritaire, lorsque la vidéosurveillance remplace le lien social et attise la violence-spectacle que visent les tueurs de masse. Bref, le genre littéraire de la contre-utopie nous convie à penser le monde que nous voulons laisser à ceux qui nous suivent.

L’archive du monde inacceptable

THX1138 de George Lucas (1971), Punishment Park de Peter Watkins (1971),  Soleil vert de Richard Fleischer (1973), L’Âge de cristal de Michael Anderson (1976), Mad Max de George Miller (1979), Blade Runner de Rudley Scott (1982), 1984 de Michael Radford (1984), Brazil de Terry Gilliam (1985) : dans l’héritage de Huxley et d’Orwell, après le film fondateur de la dystopie totalitaire Metroplis par Fritz Lang (1927) et depuis les rêveries cinématographiques de mai 1968 comme L’An 01 de Jacques Doillon (1973), l’imaginaire de la contre-utopie irrigue aussi le cinéma de genre et d’auteur, via le réalisme cauchemardesque ou le burlesque ravageur, écho visuel au désenchantement d’après 1968.

Entre textes et images, l’imaginaire du pire des mondes possibles remplace aujourd’hui celui de l’utopie comme principe d’espoir pour la cité du bien et du juste dans l’héritage des Lumières. L’archive du monde inacceptable gît dans les récits de la dystopie. Être libre dans l’univers de la contre-utopie revient à renouer avec l’humanisme et l’individu contre les processus prédateurs et autoritaires de normalisation mondialiste et consumériste qui épuisent la terre.  C’est peut-être dans les pires scénarios de la contre-utopie que propose la littérature dystopique qu’il importe aujourd’hui de se ressourcer moralement. Se ressourcer pour reconsidérer la fabrication du lien social en démocratie dans un monde apaisé où la fraternité aurait le dernier mot et où les océans ne seraient plus les tombeaux abyssaux pour les enfants hébétés d’horreur et affamés qui − dans l’indifférence collective − fuient la violence belliciste des adultes. Dans ce monde du désarroi collectif, encore une fois le remède au pessimisme est dans le mal, puisque le choix de notre bonheur nous incombe in fine.

Tintin reporter sans plume dans le désordre mondial

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L’étoile mystérieuse, 1941-1942, © Casterman.
Pour Arsène.

 

Disparu à Bruxelles le 4 mars 1983, Georges Remi, dit Hergé, occupe l’actualité culturelle et muséographique avec les expositions de Paris et de Lausanne au Grand Palais et au Mudac. Dans le style minimaliste de la « ligne claire », Hergé révolutionne la bande dessinée née comme le cinéma au tournant du XXe siècle. S’y ajoutent des films, pastiches et produits dérivés pour les aficionados. Immortalisé par la saga en 24 albums (1693 planches, deux périodes chopmatiques) de ses aventures tirées à plus de 200 millions d’exemplaire traduits en plus de 50 langues, Tintin le reporter sans plume n’a cesse d’être confronté au désordre planétaire. 

Selon Charles de Gaulle, Tintin était son « seul rival international ». Le mot débonnaire du géant politique célèbre une figure centrale de l’imaginaire contemporain. Celui de l’aventure et de la quête du bien dans un monde livré au mal. Reporter sans plume au service du journal catholique le Petit vingtième où paraît la saga jusqu’en 1940, Tintin possède un fox terrier blanc doté de la parole. Le bon sens canin annonce l’éthique éthylique du capitaine Archibald Haddock, rencontré sur le cargo Karaboudjan (Crabe aux pinces d’or, 1940). Épris d’amitié dont la quête culmine dans la blancheur tibétaine (Tintin au Tibet, 1960), le justicier juvénile sillonne la planète livrée aux scélérats.

Réalisme historique

Visitant au Pays des soviets (1929) l’envers du paradis prolétarien, Tintin explore ensuite le Congo colonial (Au Congo, 1930), peint selon l’imaginaire africain qui écrase les représentations culturelles des années 20 dans le cinéma et la littérature. Après la brousse congolaise, la jungle nord-américaine. Hergé la découvre dans les Scènes de la vie future de Georges Duhamel. À Chicago, Tintin défie Al Capone, corrupteur de la démocratie (En Amérique, 1931). Pistant un gangster dans le Grand ouest, il voit les indiens expulsés manu militari de leurs réserves par les capitalistes pétroliers. Le génocide sur la prairie ? Aux brutalités du Grand ouest,  succèdent les fastes de l’Extrême-Orient. Depuis le royaume du Rawhajpoutalah (Cigares du pharaon, 1932), il traque en Chine des trafiquants d’opium, tapis dans une fumerie de Shanghaï (Lotus bleu, 1934). Leurs crimes favorisent l’impérialisme japonais en Mandchourie. Tournant majeur dans la série et dénonçant le racisme anti-chinois, le Lotus bleu place l’univers de Tintin dans le réalisme historique du monde contemporain. Sans le manichéisme fondateur et catholique de la saga, cet épisode déconstruit le cliché du « péril jaune » qui dès 1900 hante maints Européens. À son nouvel ami Tchang que révoltent les préjugés occidentaux sur la « cruauté » et la « fourberie » des Chinois, Tintin rétorque que « les peuples se connaissent mal ». Ce plaidoyer altruiste de la tolérance anime la suite des épisodes.

Guerres et complots

En Amérique latine, exsangue des coups d’État de caudillos complices de la « General american Oil », il recherche un fétiche volé dans un musée ethnographique. Le totem initie Tintin à la pensée magique des peuples sans histoire (Oreille cassée, 1935). Ayant vaincu les faux-monnayeurs repliés dans l’Ile noire (1937), il combat ensuite le fascisme. En Syldavie, monarchie paternaliste et balkanique menacée d’Anschluss, il déjoue la conjuration d’une « Garde d’acier » qui dérobe le Sceptre d’Ottokar (1938). Le fétiche légitime le trône que veut renverser l’agitateur Müsstler, épigone de Mussolini et d’Hitler. Si Hergé met en garde contre le fascisme, durant l’Occupation de la Belgique, il s’accommode à l’ordre nouveau. Ses dessins en noir et blanc s’affichent dans Le Soir, quotidien bruxellois que contrôle Berlin. Alors que le Crabe aux pinces d’or (1940) revient sur le trafic des stupéfiants implanté dans un Maroc cinématographique, le désarroi moral, l’anti-cosmopolitisme et l’attentisme d’Hergé contaminent L’Étoile mystérieuse (1942). À la peur eschatologique du mal suit la quête réconciliatrice avec l’origine familiale. Le Secret de la Licorne (1943) mène au Trésor de Rackham Le Rouge (1945), caché dans la crypte du château de Moulinsart, où vécut l’ancêtre du capitaine Haddock. Dès lors, l’aventure rayonnera depuis ce havre voltairien, où le professeur Tournesol cultive ses roses.

Humanisme pessimiste

Après l’Eldorado utopique du Temple du soleil (1949), les aventuriers foulent la Lune (On a marché sur la Lune, 1954), puis plongent, via Genève, dans l’Europe de la guerre froide, que menace la destruction massive rêvée par Plekszy-Gladz, dictateur stalinien de la Bordurie, leader du moustacho-marxisme. Au retour de la coutumière poudrière proche-orientale (Or noir, 1950), où le trafic de « chair humaine » s’ajoute à celui des armes (Coke en stock, 1958), Tintin et Hadock regagnent le bercail (Les bijoux de la Castafiore, 1963), après leur ascension initiatique au pays des moines et du yéti (Au Tibet, 1960). Négligeant l’aventure pour exposer les règles narratives de la BD, l’épisode de la diva ravie fait écho au nouveau roman. Les héros sont captifs du manoir, théâtre du faux vol d’une émeraude qu’une pie dérobe, mais amplificateur de la saturation sonore propre à l’incommunicabilité : lapsus des Dupondt, couacs téléphoniques, hurlements du perroquet fou (« Allô j’écoute »), gammes lancinantes du pianiste Wagner, explosion du « Supercolor-Tryphonar ». Loin des désordres du monde, la ligne claire se brouille, l’univers de Tintin s’émiette comme la marche du château ou butte Haddock avant d’être cloué sur sa chaise d’invalide. Soulignant la fin de l’aventure, qu’avec peine réactivent Vol 714 pour Sydney (1968) et les Picaros (1976), l’auto-parodie lumineuse que sont les Bijoux de la Castafiore perpétue l’humanisme pessimiste d’Hergé. Face au gendarme alarmé par les tziganes qu’il invite à Moulinsart en les tirant de la décharge, Hadock fulmine. Il estime « inadmissible qu’on autorise ces braves gens à camper qu’au milieu d’une montagne d’immondices ». D’une colère à l’autre, Haddock l’alcoolique amplifie la haine d’Hergé le moraliste conservateur envers le rejet social des précaires et des démunis.

La bibliographie sur Hergé est pléthorique. On consultera avec profit Frédéric Soumois, Dossier Tintin. Sources, Versions, Thèmes, Structures, édition Jacques Antoine, Bruxelles, 1987, ainsi que Olivier Roche et Dominique Cerbelaud, Tintin. Bibliographie d’un mythe, sans lieu,  Impressions nouvelles, 2014.

La cité des imprimés

Delhi - librairie en pleine air
New Delhi – librairie en plein air

En villégiature au bout du Léman, un ami indien désire visiter les librairies de Genève. Le petit nombre de celles-ci l’étonne : est-il possible, soupire-t-il, que Genève, ville cosmopolite de la culture, abrite plus de fast food, de magasins de prêt-à-porter, d’agences immobilières, de bijouteries et de banques que de librairies et de cinémas ? La patrie de Rousseau et la cité du refuge de Borgès s’est-elle à ce point-là appauvrie? A Genève, la pratique sociale de la lecture s’est-elle définitivement déplacée sur le Net ? Évidemment, convient-il, comme dans plusieurs villes européennes où les meilleures librairies agonisent, le secteur économique du luxe et de la finance est le seul capable d’affronter le choc des loyers dans une cité terrorisée par le darwinisme immobilier. Était-ce toujours ainsi, demande-t-il l’air chagrin, en refermant l’édition originale française du Colosse de Maroussi d’Henry Miller, acquise sur le marché aux puces de Plainpalais.

Quarante-cinq librairies

Il est facile de lui répondre que Genève a été très longtemps une ville étonnamment riche en matière de commerce du livre moderne et ancien. Depuis le XIXe siècle, imprimeurs, éditeurs et libraires, plusieurs dynasties familiales tiennent le haut du pavé de la libraire genevoise, fierté culturelle et économique des autorités politiques de la cité, véritable citadelle des imprimés depuis la Réforme. Dans les années 1960-1970, un promeneur amoureux du livre n’avait que l’embarras du choix devant les 46 librairies ouvertes à Genève, sans compter les dizaines d’« Agences de journaux » de Naville, où s’achète la presse bigarrée du monde entier.

Ouvrages en stock

Bourg-de-Four, Grande rue, rues des Chaudronniers, de la Cité, du Conseil-Général, Piachaud et Corraterie, sur la rive gauche, les librairies sont très achalandées. Elles ont pour nom: Avichay, Bader, Bongeard, Georg, Guilde du Livre, Huguenin, Jullien, Labor et Fides, Pierret, Prior, Reymond, Robert, Sack, Slatkine, Stambac et Trono. Elles débordent de dizaines et de dizaines de milliers d’ouvrages d’occasion, anciens, neufs et scolaires, de tous les genres, pour toutes les bourses et de tous les formats, reliés ou brochés. S’y ajoutent des brochures, des pamphlets, des magazines anciens, des albums de bande dessinée, des estampes, des affiches et des gravures ainsi que des partitions voire des cahiers de musique.

Au-delà de l’Opéra, l’axe historique du commerce du livre gagne les librairies Dorsaz et Méroz le long du boulevard Georges-Favon, ainsi que Novel (Rue de Carouge).

Rues de la Confédération, Rôtisserie, Marché, Vieux-Collège, Fontaine, Verdaine, Tour Maîtresse, place de la Petite-Fusterie, passage Terraillet, Terrassière, Pictet-de-Rochemont: dans la basse ville, parmi une dizaine de salles de cinéma, trônent les librairies Barraud, Descombes, Droz, Dugerdil, Georg encore, l’actuelle Maison de la Bible, L’Ange de l’Eternel, Laplace, Maechler, Naville, Payot et encore Prior.

Librairies circulantes

La rive droite n’en est pas moins fournie en commerce du livre avec les petites et grandes librairies, spécialisées ou généralistes : Audéoud (rue Rousseau, livres sur le marxisme et l’URSS), Comtat (quai du Mont-Blanc), Cramer (Chantepolulet) Dorsaz (Cendrier), Mathieu (Servette), Librairie Voltaire (James-Fazy), Naville (Lévrier), Panchaud (avenue Wendt), Ravy (Fribourg), Weber (Monthoux) et Zeender (Voltaire). Cet étonnant patrimoine du commerce des imprimés, s’enrichit en outre avec quatre librairies circulantes (Bibliothèque catholique circulante, Kunzi, Sautter, Weill), où au cœur de la cité on loue pour quelques jours des « nouveautés » éditoriales pour enfants et adultes.

Patrimoine

Grandes ou modestes, lumineuses ou étroites, ces boutiques affichent leurs stocks inépuisables, toujours réassortis, d’ouvrages cosmopolites, rares ou banals, récents ou plus anciens, neufs ou d’occasion, littéraires, d’art, de sciences humaines, scientifiques ou ludiques. Du roman populaire à l’édition originale contemporaine en passant par les incunables ou les éditions imprimées depuis la Renaissance : le cœur de la cité est un temple du livre. S’y croisent journellement des savants, des intellectuels, des professeurs du collège ou de l’université, des magistrats, des lecteurs de tout genre, des étudiants, des collégiens et des touristes que fascine l’étonnant patrimoine des imprimés dans les librairies de Genève. La culture du livre y est collective comme le montrent en outre les dizaines de bureaux de tabac  dont les arrière-boutiques se transforment en officine du roman populaire d’occasion.

Sociabilité urbaine

Avec sa trentaine de salles de cinémas, Genève est alors une des villes européennes la mieux dotée en matière de librairies, régulièrement fréquentées par les auteurs internationaux qui résident durablement ou brièvement à Genève — Lawrence Durrel, Jorge Luis Borgès, Albert Cohen et bien d’autres.

Ce monde que nous avons perdu est notamment remplacé par la culture virtuelle du Net, regrette pourtant l’Indien mi-figue mi-raisin. Certainement. Pas de nostalgie. Pourtant, ce n’est pas seulement la disparition quasi achevée de la librairie, mais c’est aussi celle d’une sociabilité urbaine de proximité avec la culture du monde entier, affichée et luxuriante aux vitrines d’une cité non rongée, jusqu’à un point de non retour, par les enseignes du prêt à porter et celles du luxe. Nourrissant la spéculation sur les loyers, elles contribuent au cœur de la cité à la désertification sociale propice à l’agonie des librairies et des salles de cinémas.