La brutalité du vigile, le chagrin de l’enfant. Scène inquiétante de la vie quotidienne.

Arsène Doyon–Porret, dessin mine de plomb, crayon et feutres de couleurs, octobre 2021; © Poda.

Le 11 octobre 2021, la Tribune de Genève titrait sur les «dérapages» et les «incivilités» de «très jeunes mineurs» âgés de moins de 15 ans. Inquiétudes.

Inquiétudes morales aussi devant le spectacle navrant de la brutalité du vigile et du chagrin de l’enfant.

Crépuscule genevois

Témoignage d’enfant.

Début octobre, crépuscule genevois autour 17h30. Bus 7 vers le Lignon, à la périphérie ouest de Genève. Véhicule sans affluence de passagers. La routine vespérale. Arrêt. Un garçonnet d’une douzaine d’années, chargé d’un sac de sport, saute à bord. Essoufflements et sueur. Il a couru pour ne pas manquer le bus. Celui-ci repart en direction du stade de foot où il se rend.

Nouvelle station

Jaillis de l’ombre, deux vigiles sous uniforme paramilitaire de la compagnie de transport public genevois  sautent  à bord. Prêts à tout. Renfrognés. Mâchoires serrées. Spartiates. Comme sur une scène de guerre.

Contrôle routinier des quelques passagers couleur de cendre dont certains négocient la clémence du glaive. Au fond du bus, l’enfant s’agite. Son visage devient pénombre. Le duo sécuritaire s’approche à grands pas et encercle le petit passager. Ennemi public? Monologue indicible et mouvements confus dans le clair-obscur crépusculaire.

Le scénario du pire

«Ah ah mon gaillard, on n’a pas son ticket!»

Agacé mais heureux, Monsieur Vigile I verbalise le petit passager sans titre de transport. Il se défend  car il n’a «pas eu le temps de prendre le billet en montant au dernier moment dans le bus pour ne pas manquer l’entrainement du foot».

Assurant les arrières de son collègue, Monsieur Vigile II blâme le passager clandestin: «incivilités!»

Deux grands s’acharnent sur un petit!

Maintenant, le gosse fond inexorablement en larmes. Soubresauts d’abattement.

Chagrin d’enfant apeuré. Tête baissée. Chuchotements.

Triomphant, le nez jupitérien vers les étoiles, Monsieur Vigile I lui tend pompeusement la notification du PV qui l’amende et qui sera envoyé à ses parents.

Mission accomplie! On respire!

Pourtant l’atmosphère du bus est étouffante!

Messieurs Vigile I et Vigile II vocifèrent encore à bas régime. Soudain, ils laissent là l’enfant démoli avec à la main son amende. Ils se ruent hors de bus à l’arrêt, comme un mini commando intrépide, avec la bonne conscience du devoir accompli.

L’enfant de onze ans hoquète dans son coin. Gros bouillons de chagrin et de honte. Reniflements.

Tous les enfants, le «même sourire, les mêmes larmes».

Assises bien droites, le cœur à l’unisson, une mère et sa fille ado bien mises se gaussent du gamin humilié. Elles pouffent d’arrogance.

Témoin de la scène, journal de Spirou à la main, un copain de foot se trouve heureusement à bord du bus avec sa maman. Ils s’approchent fraternellement du désespéré. Ils le réconfortent délicatement en lui donnant un mouchoir pour essuyer ses larmes. Ils descendent ensemble du bus pour gagner le stade illuminé.

«100 francs, c’est beaucoup, mes parents ne sont pas riches» dit-il. Je «vais être grondé, mais je n’ai pas eu le temps de prendre mon ticket et je ne voulais pas arriver en retard à l’entraînement».

Sur la pelouse, toujours en larmes, ému et rabaissé, il est réconforté par ses copains en football qui rigolent un peu jaune : «T’en fais pas, ce sont des c***

Fraternité et liesse!

Autre scénario

Messieurs Vigiles I et Vigile II, rêvons à un autre scénario! Un scénario humain adapté à l’enfance du garçon sans titre de transport. Un scénario plutôt préventif que répressif.

Un scénario qui n’humilie pas un gosse honnête et sincère pour en faire un ennemi acharné du système.

Un contrôle à visage humain, quoi!

Autre scénario:

«Tu n’as pas ton ticket bonhomme! Flûte! Ce n’est pas bien. Tu sais que les bus ne sont pas gratuits à Genève. Bon, je comprends, le temps t’a manqué pour l’acheter et tu es monté en quatrième vitesse pour ne pas rater l’entrainement de foot! Je te crois. Je te crois. Important le foot! Voilà ce que nous allons faire: je passe l’éponge. N’aie pas peur! Aujourd’hui, tu n’auras pas d’amende. Je ne ferai pas le PV, mais que cela te serve d’avertissement. La prochaine fois, tu t’arranges pour acheter à temps ton titre de transport avant d’embarquer dans le bus. OK! Allez, salut! Et bon entraînement!»

Enfant radieux!

Messieurs Vigile I et Vigile II, est-ce si malaisé d’être ainsi un héros bienveillant et non punitif en apaisant un gosse apeuré de 11 ans qui n’a pas eu le temps d’acheter son titre de transport? Quel crime!

Évidemment, me direz-vous, la prévention optimale d’un tel délit consisterait à généraliser la gratuité des transports publics jusqu’à l’âge de 16 ans. Comme dans certaines villes européennes.

Messieurs Vigile I et Vigile II, vous conviendrez en effet que prévenir est toujours plus utile que punir. C’est moins onéreux et plus efficace.

C’est ainsi que vos pantomimes autoritaires ne feront plus sangloter les enfants.

En voiture, en voiture, «siouplait»!

 

LDM 79

Michel Porret

Professeur ordinaire puis honoraire (UNIGE), Michel Porret préside les Rencontres Internationales de Genève. D’abord libraire (CFC), il obtient sa maturité classique au Collège du soir avant un doctorat en histoire avec Bronislaw Baczko. Directeur de Beccaria. Revue d’histoire du droit de punir et des collections L’Équinoxe et Achevé d’imprimer (GEORG), il travaille sur la justice, les Lumières, l’utopie, la bande dessinée. Parmi 350 publications, dernier livre : Le sang des lilas. Une mère mélancolique égorge ses quatre enfants en mai 1885 à Genève, 2019. L'actualité nourrit son lien comparatiste au passé.

7 réponses à “La brutalité du vigile, le chagrin de l’enfant. Scène inquiétante de la vie quotidienne.

  1. Oui, il faut dénoncer! Et peut-être envoyer votre billet aux TPG – qui emploient parfois de bons bougres. Qui sait si ensuite l’amende ne serait pas rayée?

  2. Une illustration de plus de notre amour immodéré du politiquement correct dont le corollaire est l’absence croissante d’humanité dans nos relations avec nos semblables. Je suis étonné que l’on n’ait pas refoulé cet ado dans un camp syrien car son comportement laisse deviner une radicalisation croissante, menaçant manifestement la sécurité de notre pays.

  3. J’aime beaucoup votre scénario N2. Idéal. Il y a aussi le scénario N3 : rêver de trouver, parmi tous les passagers muets, un volontaire touché au coeur qui se décide à lâcher 2.50 chf pour éponger le cas… Triste Genève.

  4. Consternant échec de marier l’esprit et la loi, exercice exigeant mais ô combien nécessaire.

  5. Oui bien sûr. Mais, dans quelque organisation que ce soit, les humains se comportent de manière cohérente avec la place qu’on leur donne, le rôle qu’on leur assigne. Si le comportement des vigiles est pareillement absurde, et choquant, cela vient de plus haut. D’une culture, d’un récit, qu’incarne une direction. C’est à elle, je crois, et non aux vigiles eux-mêmes, qu’il eût fallu écrire.

  6. Je trouve très sympathique que vous preniez la peine de rédiger un article sur ce genre d’événement qui vous sensibilise, un fait divers comme il y en a tant, pourrait-on dire. Je ne pensais pas qu’une personne qui s’attache à des sujets humains qu’elle développe en profondeur veuille s’attarder sur une scène comme celle-ci. Vous n’avez certainement pas oublié votre enfance, vos expériences d’adulte devenu solide n’ont pas effacé les « injustices » qui nous touchaient dans notre représentation d’un monde simple ne pouvant être que bon ou méchant, avant de découvrir que l’indifférence pouvait rendre encore plus seul. J’ai 69 ans et me souviens d’un événement « de rien du tout » auquel j’avais assisté à l’âge de dix ans : un gamin de mon âge pleurait, après avoir été maltraité (harcèlement, violence physique) au retour de l’école, sur les escaliers devant le Tribunal Fédéral. Il avait crié : « Je vais aller chez le Juge !.. » Il a couru pour aller pousser la grande porte, a appelé, et c’est le concierge qui est venu réprimander les fautifs… En me souvenant de cette histoire, j’ai envie de rire, et en même temps le fond est si sérieux…

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