Monsieur Lumière

 

© Arsène Doyon–Porret PODA/(crayon de couleurs, papier extra-blanc 75 g/m²; février 2021): Monsieur Lumière.

Les Mystères de Genève I

Avez-vous aperçu Monsieur Lumière?

Oui ou non?

Tout autour de minuit et même avant, dans la ville que meurtrit la démocratie sanitaire, en bas de la colline de Saint-Jean, sur le pont de la Coulouvrenière, proche de l’hôtel désuet des Tourelles, voire à la rue des Terreaux-du-Temple, on croise parfois Monsieur Lumière.

On est vraiment chanceux!

Monsieur Lumière!

Ce raffiné sexagénaire vêtu comme un clergyman que drape une cape à la Zorro. Un peu courbé. Coiffé d’un insolite sombrero malmené. En plein hiver! D’épais lorgnons atténuent la pâleur du visage clownesque, un tantinet soucieux.

Au dos, le havresac d’un autre âge pèse lourd.

Par-dessus l’éclat du pince-nez, Monsieur Lumière vous jette en passant un regard malicieux que le vôtre intrigue ou irrite.

Monsieur Lumière est pressé. Assez pressé.

Un besoin impérieux le guide.

Il chemine d’un pas alerte comme un seul homme. Vers l’horizon de la ville alarmée.

Car Monsieur Lumière est au travail.

Oui, au travail!

C’est un promeneur concentré. C’est un flâneur qui ne flâne pas. C’est un badaud qui ne lanterne pas!

S’il se ballade, ce n’est pas pour rien.

Monsieur Lumière lit.

Une cordelette suspend à sa nuque un lutrin portatif. Recouvert d’un velours profond.

Au bord du pupitre mobile, se dresse une fine lampe de lecture.

Elle sursaute au rythme des pas de Monsieur Lumière.

L’incandescence halogène irradie l’ouvrage béant que Monsieur Lumière a posé sur l’écritoire. Il le tient d’une main. Près de quelques feuilles de notes.

Son autre main tient un stylo.

Dans l’auréole blanche du fragile luminaire.

Monsieur Lumière est un passant-lecteur.

Ce séraphin nocturne au lampion porte la flamboyance du livre dans la ville des librairies endeuillées.

Sous la Lune, un livre absorbe l’attention de Monsieur Lumière.

«Que lisez-vous donc Monsieur Lumière?»

Poésie romantique, roman réaliste, facétie pornographique, monographie historique ou traité philosophique?

Arrêt… silence… regard perplexe… courtoisie.

Silence.

Monsieur Lumière reprend son chemin, absorbé en lecture.

Songeur peut-être.

Le voilà qui s’estompe dans les pénombres du pont embrumé.

Le nimbe du secrétariat mobile ourle les ténèbres.

Sacré Monsieur Lumière!

À bientôt au bout de la nuit?

LM 68

L’outillage contre le bouquinage ! Rouvrir les librairies.

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“Les librairies n’ont que faire de l’air du temps”: V. Puente, Le Corps des libraires, p. 7.

Pandémie urbaine : scènes paradoxales dans la ville blessée. Spectacles contradictoires.

Amertume aussi.

À la péripétie urbaine, entre la verticalité grise du faubourg et le ghetto bobo, l’immense surface du bricolage et du jardinage est ouverte. Toujours populaire. Toujours achalandée.

Béant l’hyper-marché: «Venez M’sieurs dames !»

Parking quasi complet. Cohorte habituelle de SUV. Foule bigarrée des grands jours.

Temple du Do it yourself

Après le rituel palmaire du gel hydro-alcoolique, chacun s’égaie joyeusement et rassuré dans la caverne d’Ali Baba du bien-être domestique.

Haut-parleurs feutrés de la dystopie du Do it yourself : la voix suave d’un androïde féminin répète les coutumiers messages sur la distance sociale : «Chères clientes, chers clients, dans les conditions sanitaires actuelles, nous vous demandons… !»

Un remake consumériste du film THX 1138 de George Lucas (1971)!

La clientèle masquée, parfois endimanchée, hésite entre la perceuse électrique BOSCH dernier cri, un tournevis cruciforme lumineux ou un «marteau de mécanicien» (mais aussi d’électricien, de maçon ou à piquer les soudures, voire d’arrache-clou), un sinistre set de douche bleuâtre Made in China, un bac plastique fourre-tout, un révolutionnaire spray de «rafraichisseur pour textile automobile», un tube de colle universelle ou encore un ficus microcarpa ginseng en pot.

Cohorte humaine aussi devant le «Click and Collect» où s’entassent les articles préemballés de la félicité laborieuse et bricoleuse.

Recluse derrière le haut hygiaphone en plexiglas, la mine défaite, les caissières débitent les flux monétaires du bricolage ménager.

Exit du supermarché: cohue métallique des charriots surchargés, insouciant embouteillage démocratique. Noms d’oiseaux habituels aux carrefours surchargés du parking bétonné.

La vie normale, quoi!

Librairies endeuillées

Retour au cœur de la cité. Stupeur.

Honte aussi?

Petites et grandes, nationales ou locales, généralistes, de bande-dessinée ou pour enfants: les librairies sont fermées.

«Fermées M’sieurs dames !» On vous le dit!

Hermétiquement closes. Radicalement barrées. Niet.

Quasi murées dans l’oubli social.

Comme endeuillées d’elles-mêmes, même si des libraires offrent le port gratuit des livres commandés en ligne.

En vitrine, miroir lugubre des faces masquées, les livres et les ouvrages de tous formats attendent. Dépérissent.

Romans, libelles, ouvrages de sciences humaines, albums d’art ou de photographie, bande-dessinée, livres d’enfants et scolaires mais aussi traités culinaires, cartes géographiques et guides de voyage: le patrimoine livresque de l’esprit est drastiquement mis en quarantaine. Les livres de poche perdent leur sens social.

Le livre se retrouve en réclusion matérielle et symbolique.

Banni de la cité prospère. Exilé de la sociabilité démocratique.

Tous ces imprimés qui espèrent retrouver leurs amis en chair et en os.

Tous ces imprimés qui attendent d’être feuilletés et collationnés.

Choix sanitaire et politique

Dans la pandémie inapaisée, il existe donc un choix sanitaire et politique insolite.

La flânerie à l’hyper-marché du bricolage domestique est licite (recommandée ?).

Le bouquinage dans les librairies de l’esprit est illégale (déconseillée ?).

Constatation empirique: au supermarché du bricolage, les gestes barrières seraient donc plus efficaces qu’à la libraire, temple de l’esprit.

L’outillage est libéré! Vive le bricolage!

Le livre est «confiné»! À bas le bouquinage !

En excluant le livre des «biens essentiels», la décision controversée du Conseil fédéral (13 janvier 2021) claquemure les libraires et les autres lieux culturels devenus inaccessibles. Par contre, la perceuse électrique et le spray de «rafraichisseur pour textile automobile» sont promus au rang de biens indispensables. Quasiment patrimoine de l’humanité!

Une décision politique qui oppose la vie matérielle et à celle de l’esprit.

La chaîne du livre est fragile

Quelle a été la négociation sociale ou commerciale derrière ce scénario autoritaire et contestable?

On le sait, de l’auteur au lecteur, via l’éditeur et le libraire, depuis toujours, la chaîne du livre est fragile.

Beaucoup plus fragile que celle de la perceuse électrique et du set de douche made in China.

La sociabilité du livre serait-elle moins primordiale que celle du marteau et du tournevis?

Déposons un instant les outils et réclamons sine die la réouverture des librairies aux mêmes conditions sanitaires que les cathédrales du Do-it-yourself!

Comme les musées, les bibliothèques, les dépôts d’archives ou les salles du spectacle vivant et filmique, les libraires sont les lieux d’accès populaire à la culture. Les seul et les plus simples avec la presse de qualité.

Ce qui évidemment ne disqualifie pas le marteau (de ferratier, de chaudronnier, à ciseler ou de commissaire-priseur) qui existe dès l’apparition de l’intelligence humaine, mais les “librairies n’ont que faire de l’air du temps“!

Lecteurs de tous bords unissons-nous! Nous avons nos habitudes et nos secrets dans les librairies comme les bricoleurs ont les leurs au Do it yourself!

Le livre vivant ne doit pas devenir une ruine de la pandémie.

Pour rêver, magnifique essai sensible de : Vincent Puente, Le Corps des libraires. Histoire de quelques librairies remarquables et autres choses, Éditions de La Bibliothèque, Paris, 2015, 125 p.

Si vous aimez la poésie: Le slam de Narcisse: perceuse:

https://www.rts.ch/play/tv/rtsculture/video/le-slam-de-narcisse-perceuse?urn=urn:rts:video:11944936