La reine des cryptos

Les lecteurs de La Ligne Claire qui suivent l’actualité financière sauront que la monnaie cryptographique Bitcoin aura perdu plus de 50% de sa valeur au cours du premier semestre 2022. Néanmoins, à environ 20 mille dollars, c’est beaucoup plus que celle de son éphémère rivale OneCoin, qui est cotée à €0.0008313.

Bitcoin, la première et la plus connue des monnaies cryptographiques nait en 2009 dans un milieu libertarien qui veut s’affranchir de la tutelle de l’État sur la monnaie dont il contrôle à la fois le prix (le taux d’intérêt) et le volume (l’assouplissement quantitatif) et qu’il taxe de surcroit.

C’en est trop pour Ruja Ignatova, une bulgare qui a grandi en Allemagne. Brillante, elle accumule les diplômes y compris un doctorat en droit qui lui vaudra d’être connue sous le sobriquet de Dr Ruja. Un recrutement par le cabinet de conseil McKinsey lui vaudra non seulement d’acquérir une expérience professionnelle de premier plan et de nouer un réseau de contacts mais de conférer à son CV la considération qu’elle recherche.

En 2014, elle crée OneCoin, qu’elle présente comme un cryptomonnaie à destination du grand public, qui aura vocation non seulement à détrôner BitCoin mais la monnaie fiduciaire elle-même. A cette création, elle associe d’une part le marketing multi-niveau, ou Multi Level Marketing (MLM), la technique de vente pour vendre la ligne de cosmétique Avon ou les produits de cuisine Tupperware, et d’autre part une pyramide de Ponzi, un montage financier frauduleux. Mais alors que les Tupperware ne prennent pas de valeur, Dr Ruja promet à ses investisseurs la future envolée du prix de OneCoin. Le talent de Dr Ruja, son CV, la combinaison de ces trois facteurs (crypto, MLM, Ponzi) lui permettra de créer une clientèle à l’échelle du monde qui se comptera en milliers puis en centaines de milliers. Mais OneCoin est un produit financier dont la commercialisation est soumise à des règles strictes ; pour les contourner, Dr Ruja vend des manuels de finance, à des prix allant de mille à cent mille euros, assortis de jetons qui permettent d’acheter des OneCoin. Le monde entier en achète, des veuves, des employés municipaux en Angleterre, des fermiers en Ouganda vendent leurs chèvres pour souscrire à OneCoin dans l’espoir que leur vie en sera transformée.

En réalité toutefois, OneCoin n’est en qu’une gigantesque fraude qui a permis à Dr Ruja et à quelques acolytes de s’enrichir rapidement aux dépens du grand public justement. En décembre 2017, Dr Ruja disparaît et demeure toujours en fuite à ce jour tandis que son système s’écroule peu après.

Fruit de la transcription par écrit d’un podcast publié par la BBC en 2019, The Missing Crypto Queen raconte cette histoire extraordinaire sous la plume claire et agréable de Jamie Bartlett. Bartlett fait preuve de talent ; non seulement il permet au grand public, toujours lui, de comprendre une histoire complexe sur le plan technologique, financier et juridique, mais il décortique les ressorts émotionnels de cette affaire. Certes, Dr Ruja est l’auteur d’une fraude jusqu’en sa propre disparition, mais le public crédule se révèle disposé à la croire, à rêver d’un enrichissement instantané et à la suivre comme le joueur de flûte de Hameln.

Et puis, si Dr Ruja a disparu, ce n’est pas en raison de son escroquerie, non, cela ne se peut, nous sommes dans l’ère de la grande occultation et elle reviendra lors de son deuxième avènement pour défaire tous ceux qui l’ont contrainte à se cacher, les banques, le FBI, ceux-là de Bitcoin, et Jamie Bartlett qui nous révèle la vérité.

 

Jamie Bartlett, The Missing Crypto Queen, WH Allen, 2022

 

 

 

Money Men

Wirecard : l’art de la fraude

Vanitas vanititatum et omnia vanitas; deux millénaires et demi après la rédaction du livre de l’Ecclésiaste, rien n’a changé sous le soleil dans la manière dont les hommes gèrent leurs affaires, si ce n’est que de nos jours elles sont susceptibles d’être cotées en bourse, de faire l’objet d’audits et d’être soumis à une autorité de surveillance.

Entreprise allemande de technologie spécialisée dans les services de paiements par internet, Wirecard a un temps valu plus de 20 milliards d’euros en bourse et compté parmi les 30 valeurs qui constituent le DAX, l’indice phare de la bourse de Francfort. En réalité, l’entreprise, considérée comme une star allemande susceptible de rivaliser avec Silicon Valley, était édifiée non pas sur du silicone mais du sable.

Journaliste au Financial Times (FT), Dan McCrum a mené une enquête inlassable face aux menaces, attaques et procédures judiciaires engagées par Wirecard à son encontre en vue de l’empêcher de découvrir la réalité, en l’occurrence des clients fantômes, des fausses factures, des comptes en banque inexistants, dont la révélation définitive en juin 2020 a précipité l’écroulement de la valeur en bourse, le dépôt de bilan et l’inculpation de ses dirigeants. Chemin faisant, McCrum a fait l’objet de poursuites pénales par le Ministère public allemand tandis que le régulateur allemand, BaFin, loin d’investiguer Wirecard « au regard de son importance pour l’économie » a choisi plutôt de mener une enquête à l’encontre du FT pour une supposée manipulation de marché.

Au-delà du récit de l’histoire compliquée de Wirecard, Money Men livre des enseignements plus généraux, universels même, quant aux traces que le mensonge et la fraude laissent inévitablement derrière eux. Dans le monde de l’entreprise et de la finance en particulier, on prêtera une attention toute particulière au décalage entre le marketing (spin ou hype) et la réalité, à l’utilisation abusive de mots à la mode corporative (écosystème, positionnement unique ou encore disruptif viennent à l’esprit), l’utilisation de sociétés offshore, une comptabilité difficile à saisir ou ajustée pour des éléments exceptionnels, des partenariats avec des tiers dont les conditions sont malaisées à évaluer etc.

De ce point de vue, le livre de McCrum a beaucoup de mérite. Il raconte avec verve une histoire captivante et pleine d’enseignements. Cependant, si son histoire est compliquée en raison même de son sujet, l’auteur la rend plus compliquée encore en raison des innombrables excursions qu’il entreprend à la suite des nombreux personnages qui peuplent Money Men si bien que le lecteur se perd souvent en route.

Il n’empêche. Money Men, de lecture aussi agréable que rigoureuse quoique parfois touffue, vaut la peine d’être lu. Aussi, La Ligne Claire recommande à ses confrères qui occupent la fonction de compliance officer de l’emporter à la plage, comme à tous ceux qui espèrent leur échapper.

 

Dan McCrum, Money Men, Bantam Press 2022, 352 pages.

A l’ombre des dieux

Dominic Lieven, issu d’une famille de la noblesse balte, auteur anglais spécialiste de la Russie, s’attaque ici à un thème cher à La Ligne Claire, l’idée impériale. Dans son livre paru au printemps 2022, Lieven se propose d’examiner la fonction de la monarchie impériale héréditaire en tant qu’institution politique. Si notre époque est sans doute celle des états-nations, où, grosso modo, les populations qui parlent une même langue se regroupent au sein d’un ensemble politique, elle ne voit le jour qu’au XIXe et forme une cote mal taillée aux pays africains en particulier. En revanche, la notion d’empire comme institution politique est à la fois beaucoup plus répandue et plus ancienne dans l’histoire de l’humanité ; si en Europe l’empire romain en demeure l’archétype, les Chinois, les Perses ou les Incas ont adopté chacun de leur côté cette forme d’organisation politique.

Il n’est jamais aisé de définir précisément ce qui distingue l’empire du royaume et l’empereur du roi, et si la taille fournit un élément de réponse, la capacité à mettre en œuvre une administration civile et militaire à même de gérer un ensemble multi-ethnique en est une autre. A cette aune, on reconnaîtra aisément les empires romain, habsbourgeois, ottoman, moghol et d’autres encore tandis que les empires nomades de Gengis Khan et de Tamerlan se révèleront davantage le fruit de campagnes militaires aussi agiles que violentes mais en définitive dépourvues d’un fondement solide.

Faute de pouvoir fournir une réponse satisfaisante à la question de l’empire, Lieven s’attache à la personne de l’empereur. Comme pour la papauté, il souligne à juste titre que l’institution dépasse son occupant en importance et que, pour cette raison, elle peut survivre aux bons comme aux mauvais monarques. Partout l’empereur est investi d’un rôle religieux dont la fonction est en définitive de relier le ciel à la terre. En Chine en particulier c’est le rite qui fait l’essentiel de la fonction impériale tandis que le gouvernement effectif de l’empire est assuré par la caste des mandarins.

Aussi l’empereur se doit-il d’assurer sa succession, qui se déroule souvent de manière violente. C’est pourquoi, si on retrouve peu d’impératrices dans ce récit, on y fait la connaissance des épouses, concubines, maîtresses et reines-mères qui accouchent d’un successeur à l’abri des regards dans leurs appartements privés.

De l’avis de La Ligne Claire, Lieven explore son sujet de manière insuffisamment approfondie. Pour meubler son livre il entraîne alors son lecteur en une succession de chapitres consacrés à chacun des empires qu’il évoque : vingt pages pour les Romains, trente pour les Arables, autant pour les Ottomans, c’est évidemment insuffisant.

Aux lecteurs qui préféreront une théorie de l’empire, La Ligne Claire recommandera plutôt Visions of Empire de Krishan Kumar, qui examine en détail comment six empires en sont venus à concevoir leur propre existence et leur prétention à la monarchie universelle.

 

Dominic Lieven: In the shadow of the Gods. The emperor in World History, Viking 2022, 528 pages

 

 

 

La Ruse

Le film La Ruse s’inscrit de plein pied dans le genre anglais des period dramas, c’est-à-dire des films ou des séries historiques, qui accordent une belle place aux décors et aux costumes évocateurs de la période en question ; Downton Abbey et The Crown en fournissent des exemples récents.

Si, aux yeux de La Ligne Claire, le genre n’est pas dépourvu de charme, il ne fournit pas non plus ipso facto le gage d’un bon film.

Nous sommes à Londres en 1943. La ruse dont il s’agit ici consiste à faire croire aux Allemands que le prochain débarquement allié se déroulera en Grèce plutôt qu’en Sicile. L’Angleterre n’a pas son pareil pour produire, particulièrement en temps de guerre, des aristocrates excentriques qui inventent ici l’histoire vraie d’un cadavre muni d’une mallette qui recueille de papiers prétendument secrets, qui sera largué au large de Cadix. Leur intention est de s’assurer que les autorités de l’Espagne de Franco s’en emparent et transmettent le contenu de la mallette à l’Abwehr, le service de renseignement allemand, en dépit des (fausses) protestations de l’Amirauté britannique. C’est l’Opération Mincemeat, l’Opération Viande Hachée, brillante et farfelue.

En 2010, Ben Macintyre en a tiré un livre palpitant, où il traite cette histoire vraie à la manière d’un polar et où verra apparaître Ian Fleming, le futur auteur de James Bond.

Rien de tout cela ne transpire dans le film. De l’avis de La Ligne Claire, le réalisateur John Madden non seulement n’a pas su recréer la tension inhérente à cette intrigue compliquée mais au contraire se sent contraint de l’expliquer au spectateur qui navigue entre l’incompréhension et l’ennui. Pour donner le change, il se réfugie derrière l’académisme qui préside aux canons du period drama, ici des uniformes d’officiers de marine et des personnages, dont le principal est incarné par Colin Firth, qui affectent de parler avec un accent qui, même au sein de la famille royale, n’a déjà plus cours. Une intrigue amoureuse, inventée cette fois-ci, demeure trop superficielle que pour émouvoir le spectateur et le tirer du long ennui où l’a plongé ce film de 147 minutes.

Aussi, amis lecteurs, La Ligne Claire vous enjoint à vous passer du film et à vous plonger dans le livre de Macintyre.

Le bâtard d’Hitler

Fils d’un aristocrate austro-hongrois, diplomate de la Double-Monarchie, et d’une concubine japonaise, époux d’une actrice juive divorcée et de surcroît son aînée de douze ans, le comte Richard Coudenhove-Kalergi (1894-1972) incarne tout ce que Hitler déteste, un caractère cosmopolite, une naissance hors mariage et, bien entendu, le mariage avec une juive. Car Coudenhove ne s’arrête pas en si bon chemin, il suit des études de philosophie à l’Université de Vienne et rejoint le rang des intellectuels que Hitler déteste, pire encore il rejoint une loge maçonnique, là où sévissent ceux que Hitler tient responsable pour les malheurs du monde.

Fondateur en 1924 du mouvement Pan-Europa, Coudenhove incarne le duel toujours actuel cent ans plus tard entre intellectuels et populistes, ceux qui tiennent d’une société cosmopolite et ceux qui se réclament d’un ancrage territorial, déterminé par la terre et le sang, Boden und Blut.

Lorsqu’il fonde la fédération Pan-Europa, Coudenhove la conçoit au sein d’une fédération mondiale qui repose en outre sur la fédération Pan-America, l’Empire britannique, l’URSS et une fédération Chine-Japon aux contours vagues.

Au lendemain de la Première Guerre Mondiale, non seulement considère-t-il qu’à l’exception du Royaume-Uni, aucun État européen ne fait le poids seul sur la scène mondiale mais surtout il se révèle un Européen convaincu dans la mesure où il estime que tous les Européens ont en partage une culture commune. Alors qu’il n’exercera jamais de mandat politique, il sera à l’origine d’un grand nombre de propositions audacieuses qui ne verront le jour que 30, 40 ou 50 ans plus tard : un hymne européen, l’Hymne à la Joie, un drapeau européen, une monnaie commune, une union douanière et économique et une gouvernance européenne. On reconnaîtra sans peine la réalisation de ses ambitions dans les institutions européennes actuelles.

Homme du monde, aristocrate de l’esprit, il combine une approche élitiste à un sens aigu du lobbying et saura tout au long de sa vie s’attirer sinon les faveurs du moins la compagnie des grands de ce monde, le chancelier autrichien Seipel et Aristide Briand avant-guerre, Winston Churchill et Charles de Gaulle à la Libération. En 1950 il sera le premier lauréat du tout nouveau Prix Charlemagne décerné par la ville d’Aix-la-Chapelle.

Inlassable missionnaire de l’idée d’une union européenne, Richard Coudenhove-Kalergi est à juste titre estimé comme son père spirituel, aussi est-il juste qu’on consacre une biographie à un homme disparu il y a un demi-siècle déjà et dont le rôle crucial mérite d’être redécouvert. Il est d’autant plus déplorable qu’on ne compte plus les erreurs d’impression, les fautes de syntaxes, les omissions et les coquilles de tout de genre qui émaillent ce texte. Certaines ne sont pas pardonnables ; ainsi le Reichspräsident en 1933 s’appelle Hindenburg et non Hinderberg tandis qu’en décembre 1941, à la suite de l’attaque japonaise sur Pearl Harbour c’est l’Allemagne qui déclare la guerre aux États-Unis et non l’inverse. On est au regret de constater que l’éditeur n’a pas effectué correctement son travail.

 

Martyn Bond, Hitler’s Cosmopolitan Bastard: Count Richard Coudenhove-Kalergi and his vision of Europe, McGill-Queen’s University Press, 2021,464 pages

Dohany Street

Dohany Street constitue troisième volume de la trilogie, Danube Blues, due à la plume de Adam LeBor (www.adamlebor.com), un auteur et journaliste d’investigation anglais.

Ce polar met en scène Balthazar Kovacs, un policier hongrois en qui personne n’a confiance parce qu’il est tzigane, pas même les Tziganes parce que c’est un flic. LeBor tisse une intrigue complexe dont le point de départ est la disparition à Budapest d’un jeune historien israélien qui poursuivait des recherches au sujet des spoliations infligées à la communauté juive en 1944 et 1945.

A la différence de la Suisse mettons, la Hongrie fait partie de ces pays qui produisent plus d’Histoire qu’ils ne peuvent en consommer. Trianon, Horthy, le génocide en quelques mois d’une communauté juive florissante, un régime communistes brutal, une insurrection avortée en 1956 et finalement la chute du communisme et l’avènement de la Troisième République de Hongrie, tout cela en moins d’un siècle, tout cela est plus que la Hongrie n’est capable de digérer. Aussi, en guise d’aspirine, elle préfère se draper dans le rôle de l’éternelle victime, aux mains des vainqueurs de 1918 d’abord, de l’Union Soviétique ensuite et, de nos jours, de l’Union Européenne. LeBor, qui vit à Budapest qu’il connaît en profondeur, saisit bien cet esprit où la mélancolie se mêle au ressentiment, et qu’il traduit par la grisaille qui, dans son roman, enveloppe Budapest en janvier 2016.

Dohany Street est certes une œuvre de fiction, d’où surgissent les cadavres enfouis de l’histoire hongroise, mais c’est aussi une peinture romancée de sa vie politique contemporaine, où le copinage et des intérêts économiques mystérieux et occultes s’entremêlent et fournissent le ressort de ce polar.

Cependant, en fin de compte, le soufflé retombe à plat. L’intrigue, une affaire de spoliation de bien juifs en 1944, est certes plausible mais elle peine à tenir le lecteur en haleine, comme le feraient Tom Clancy ou John Grisham. Surtout, l’auteur vend la mèche 50 pages avant la fin si bien que le lecteur se voit contraint de lire 49 pages de tout est bien qui finit bien.

De plus, conscient de la nécessité de fournir des points de repère à ses lecteurs de langue anglaise, l’auteur leur offre volontiers des précisions quant à la géographie de Budapest, la langue hongroise et la signification de certaines expressions. En définitive, ce livre s’adresse au cercle, sans doute restreint, des lecteurs de langue anglaise au fait de la Hongrie. Les autres choisiront un autre polar pour meubler la sortie du confinement.

 

Adam LeBor, Dohany Street, Head of Zeus, 400 pages, 2021

Spencer

Le film Spencer retrace ce que La Ligne Claire décrit comme trois jours de cauchemar vécus par la Princesse Diana à l’occasion des fêtes de Noël qui réunissent la famille royale d’Angleterre à Sandringham en 1991. Le spectateur sait que le couple princier divorcerait l’an d’après mais le personnage de Diana, interprété de manière remarquable par Kristen Stewart, n’a encore qu’une intuition floue de ce que sera sa vie future.

En 2017, le réalisateur, Pablo Larraín, s’était distingué déjà avec Jackie, où, plutôt que de raconter la vie de la veuve du président Kennedy, il raconte la manière dont elle met en scène les funérailles de son mari. De même, avec Spencer, Larraín évite la banalité d’un biopic et s’éloigne franchement de la série The Crown qui vise à prodiguer aux spectateurs l’illusion de la réalité. Ici on baigne dans une atmosphère onirique, nourrie par une musique angoissante, où la frontière entre le réel et l’imaginaire demeure floue et que seul le fantôme d’Anne Boleyn, dont Diana craint de partager le sort, peut franchir.

Fidèle aux canons de la tragédie classique, Larraín s’en tient aux unités de temps et de lieu. L’arrivée à Sandringham s’ouvre sur la cérémonie de la balance qui devra se répéter au départ de chaque invité, censée mesurer si les convives ont bien mangé et donc ont goûté chacun des repas, mais qui ici vaut métaphore du jugement porté par la famille royale envers la princesse. Car en réalité ce film ne comporte qu’un seul personnage entouré de figurants, à l’exception des deux jeunes princes William et Harry, consolation de leur mère ; le personnage de la Reine par exemple ne prononce pas un seul mot du tout le film.

Si Larraín s’affranchit des codes du biopic, il n’en livre pas moins une réalisation très soignée tournée dans les décors grandioses et baroques du château de Nordkirchen, qui fut un temps aux d’Arenberg et aux Esterházy, et que viennent rehausser les costumes magnifiques que revêt la belle princesse.

A cette succession de repas, qui se déroule selon un rythme liturgique, il n’est qu’une issue possible, la fuite accompagnée de de ses deux garçons. Arrivée au drive-in du MacDo, elle décline son nom alors qu’elle passe commande : « Spencer », la révélation de son émancipation prochaine.

Le Monastère

In Principio

 

En février 2013, Benoît XVI, sentant sa fin prochaine, dans un geste inédit, déposa sa tiare et annonça son abdication en latin aux cardinaux réunis qui ne comprirent guère la signification de ce qu’ils entendaient et moins encore sa portée.

En réalité, il n’en est rien. Si Benoît XVI était alors âgé de 86 ans, il n’était ni mourant ni malade. Selon Massimo Franco, journaliste au Corriere della Sera, soumis à de fortes pressions, Benoît XVI craignait une répétition à terme de la fin du règne de Jean-Paul II, où la faiblesse du pape avait ouvert la porte aux luttes de pouvoir au sein du Vatican. Neuf ans plus tard, du simple fait que Benoît XVI soit toujours en vie, les raisons invoquées lors de la démission, le manque de la force physique et mentale nécessaire au bon exercice du ministère papal et le souhait de se retirer en vue de mener une vie de prière, peinent à convaincre ceux qui sont enclins à y voir l’ombre d’un complot.

Le Monastère dont il est question dans le livre de Franco, c’est le Monastère Mater Ecclesiae situé dans l’enceinte du Vatican, où s’est retiré Benoît XVI après son abdication ; décision sans précédent dans l’histoire moderne de la papauté, elle est à l’origine de la situation actuelle où « deux papes », l’un régnant et l’autre émérite, vivent à un jet de pierre l’un de l’autre.

 

Ubi Caritas…

Au vu de la manière dont l’Église catholique se conçoit elle-même, cette cohabitation entre « deux papes » ne relève pas de la simple anecdote. Car la démission de Benoît XVI n’est pas simplement hors norme au sens où il s’agit d’un événement exceptionnel mais dans le sens où elle n’est régie par aucune règle en vigueur. S’il est heureux que la cohabitation démarre du reste sur un mode harmonieux, fruit de la bienveillance et de l’estime mutuelle dont les « deux papes » font montre, elle en est aussi l’otage. Un homme, Mgr Georg Gänswein, qui cumule les fonctions de secrétaire particulier de Benoît XVI et de Préfet de la Maison Pontificale du Pape François, assure le lien entre Mater Ecclesiae et la Casa Sancta Marta voisine, où vit le nouveau pape.

 

…ibi bellum

Mais le ton et le contenu inhabituel du nouveau pontificat crée des meurtrissures si bien que Mater Ecclesiae devient l’hôpital de campagne où viennent se réfugier les blessés du bergoglisme, voire ceux qui s’y opposent, parmi lesquels au premier rang on trouve le Cardinal Müller, licencié par le Pape François en 2017 de sa charge de Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. Si jamais on n’entendra Benoît XVI critiquer son successeur, le Monastère deviendra selon Franco la métaphore et le lieu d’un lobby conservateur, que Ratzinger n’a ni voulu ni même encouragé, mais qui se réclame de lui et se reconnaît en lui. A son corps défendant, Benoît XVI se voit élevé au rang d’un mythe mystérieux et insondable à l’image de sa démission elle-même, et érigé en étendard d’une Église réputée orthodoxe face à un supposé crypto-marxisme latino.

Franco propose ici une topologie intéressante de la frange traditionnelle de l’Église : ceux qui ignorent Bergoglio tout bonnement et estiment que Benoît est toujours le pape légitime, d’autres qui cherchent avec peine à réconcilier la doctrine traditionnelle de l’Église avec les faits et gestes du nouveau pape, d’autres encore qui reprochent à Benoît XVI non seulement le fait de la démission mais son manque de préparation ; enfin il y a ceux qui jugent Benoît XVI trop tiède et trop loyal envers son successeur et estiment qu’il aurait dû corriger publiquement ce qu’ils estiment être les errements doctrinaux du Pape François.

Mais l’harmonie des débuts se rompt sous l’effet des luttes que se livrent les camps respectifs de l’ancien et du nouveau pape et qui mènent à cette rupture graduelle dont Franco reconstruit les étapes. Tout d’abord en 2018, il y a cette affaire embrouillée où le Préfet pour le Secrétariat à la Communication, Dario Viganò, se verra accuser de tromperie et sera acculé à la démission. Ensuite et surtout en 2019, il y a la collaboration, jugée maladroite, prêtée par Benoît XVI au livre rédigé par le Cardinal Sarah en défense du célibat sacerdotal, perçue comme une tentative réussie de torpiller le Synode sur l’Amazonie, au cours duquel cette question devait être abordée. Mgr Gänswein en fera les frais et sera démis de ses fonctions de Préfet de la Maison Pontificale par le Pape François en 2021.

L’intérêt de ce livre paru en italien ces jours derniers réside en son examen des problèmes qui affligent l’Église du point de vue de Mater Ecclesiae plutôt que de celui de la Casa Sancta Marta, siège effectif de la cour du Pape François. Au-delà des questions de style qui séparent les deux hommes, des questions de tempérament, des divergences en matière doctrinale et des rivalités qui opposent progressistes et conservateurs, en définitive selon Franco c’est l’Europe qui constitue la ligne de faille, un continent à réévangéliser pour l’un, une culture épuisée sur le plan spirituel pour l’autre.

 

Ventura saecula

Et puis il y a l’avenir. Quelle que soient les sensibilités des uns et des autres, la situation de fait créée par Benoît XVI s’est révélée à la longue préjudiciable à l’unité de l’Église qui devra réfléchir aux règles à mettre en place en vue de régir de futures possible démissions. De l’avis de La Ligne Claire, elles devront comporter les éléments suivants. Tout d’abord le pape démissionnaire ne doit pas porter le titre de pape, pas même émérite, doit donc abandonner le port de la soutane blanche et doit reprendre son nom à l’état civil, Cardinal XY. Pour le cas peu probable où la démission interviendrait alors qu’il a moins de 80 ans, il ne recouvrerait pas ses droits électoraux au sein du collège cardinalice. Ensuite le pape démissionnaire se retire dans un lieu validé par son successeur, en dehors du Vatican et de Castel Gandolfo. Enfin et peut-être surtout, le pape démissionnaire doit obtenir l’approbation préalable de son successeur dès lors qu’il s’exprime en public par écrit ou de vive voix.

Ratzinger aura été désormais plus longtemps pape émérite qu’il n’aura régné. Cette papauté parallèle ou même la perception qu’il pût en exister une constitue un défi permanent à son successeur et contribue à renforcer les fronts opposés au sein de l’Église. Alors que Ratzinger voulait épargner à l’Eglise des luttes politiques intestines, en définitive l’abdication elle-même conjuguée à cette longue retraite au Monastère auront produit les effets inverses.

 

Massimo Franco, Il Monastero, Solferino, 2022, 288 pages.

Aux Portes de l’Europe : Histoire de l’Ukraine

La guerre en cours a suscité de manière subite un vif intérêt pour l’histoire de l’Ukraine, avec laquelle peu de lecteurs occidentaux, parmi lesquels on compte La Ligne Claire, sont familiers. Un livre de Serhii Plokhy, professeur d’histoire de l’Ukraine à l’université de Harvard, auteur par ailleurs de Nuclear Folly et de Tchernobyl, fournit une excellente entrée en matière accessible à un large public de langue anglaise. Son titre, les Portes de l’Europe, tantôt ouvertes et tantôt fermées, renvoie d’emblée à la situation géographique de ce pays, dont le nom signifie « la marche », à la frontière entre l’Europe et l’Asie, le christianisme et la religion musulmane portée par les Ottomans, et enfin à la frontière entre le christianisme orthodoxe et le catholicisme qui dans ses contrées se décline sous ses manifestations catholique romaine et grecque catholique. Au cours de l’histoire, ces frontières culturelles ont pu se déplacer dans l’espace au gré des changements politiques, la République des deux Nations (polonaise et lithuanienne), le recul de la puissance ottomane, la guerre civile qui donne naissance à l’État soviétique, l’invasion allemande en 1941 ; cependant Plokhy leur accorde une grande importance en raison de leurs traces, toujours présentes dans la société ukrainienne actuelle

Plokhy s’attache à raconter l’histoire d’une nation, qui se distingue de celle d’un État et qui se distingue aussi de celle d’une communauté linguistique. Au cours de sa longue histoire, l’Ukraine, mélange de peuples sédentaires et nomades, berceau du christianisme rus’ avec le baptême de Vladimir en 988, sera forgée principalement par les empires russe et ottoman et assimilera de manière durable des éléments polonais, habsbourgeois, tatars, cosaques et juifs.

Le mot même d’Ukraine n’apparaît sur une carte pour la première fois qu’au XVIe siècle mais ce n’est véritablement qu’au XIXe siècle, le siècle des nationalités en Europe, que se développe la notion d’une identité ukrainienne propre, dont la compilation de la première grammaire en 1818 se voudra l’expression. Ses frontières, sans cesse mouvantes, n’acquerront leur caractère définitif actuel qu’en 1954, jusqu’à ce que la Russie de Poutine ne vienne lui ravir la Crimée en 2014. Aussi, Plokhy fait-il le choix de raconter l’histoire de l’Ukraine au sein des frontières telles qu’elles émergeront à partir du XIXe siècle.

Enfin, ce livre, à la fois succinct et érudit, revêt un intérêt supplémentaire dans la mesure où il a été publié en 2015, soit un an après l’invasion et l’annexion de la Crimée, et qu’il permet donc de faire une lecture avertie de la guerre que mènent les Russes en ce moment. De l’avis de La Ligne Claire, elle a d’ores et déjà fait de Vladimir Poutine le père de la patrie ukrainienne et a mis un point final en Ukraine au débat séculaire entre slavophiles et occidentalistes.

 

Serhii Plokhy, The Gates of Europe: a History of Ukraine, Basic Books, 2016, 395 pages

La Fin de la Chrétienté

Dans son dernier petit essai, la philosophe décrit la disparition de la chrétienté, c’est-à-dire de cette civilisation européenne issue de la foi chrétienne et qui aura forgé les lois, les mœurs et les arts au long de seize siècles qui courent de la fin du IVe siècle au milieu du siècle dernier.

Elle décrit les effets de ce qu’elle appelle l’inversion normative, c’est-à-dire de ce renversement au titre duquel ce qui était autrefois interdit devient aujourd’hui non seulement autorisé mais promu. Lorsque le christianisme s’impose dans l’Antiquité en déclin, il impose un grand nombre de normes au sujet du divorce, de l’avortement et de l’infanticide, le suicide et l’homosexualité, autant de pratiques largement répandues chez les Grecs et les Romains. Selon Delsol, leur retour depuis la deuxième moitié du XXe siècle ne constitue pas seulement un effondrement de la morale chrétienne mais un retour au paganisme. Cette inversion normative repose à son tour sur une inversion ontologique, c’est-à-dire une inversion du sens premier des choses. Car dès lors que la foi en l’homme créé à l’image de Dieu et donc en sa dignité intrinsèque disparaît, les lois qui s’opposent mettons à l’avortement ou au suicide assisté deviennent une entrave à la liberté individuelle, désormais la mesure de toute chose.

Enfin, Chantal Delsol envisage pour l’avenir, en Europe en tous cas, un christianisme sans chrétienté, où les chrétiens, dans leur composante catholique surtout, après avoir livré toutes les batailles sociétales et les avoir toutes perdues, mèneront la vie des minorités religieuses à l’instar de celles que vivent les Juifs. Sur l’autre rive de l’Océan Atlantique, Rod Dreher avait avancé la même thèse en 2017 avec The Benedict Option, où il appelle les chrétiens à vivre dans des monastères virtuels au sein d’une société athée.

En marge de livre, il apparaît aux yeux de La Ligne Claire que le Pape François est effectivement le premier pape de la post-chrétienté. Peu intéressé par l’héritage culturel européen, il se fait l’apôtre d’un christianisme humanitaire qui résonne avec les valeurs de l’écologie et où on peine à distinguer quelque transcendance. Le temps où le Général de Gaulle pouvait dire « La République est laïque mais la France est catholique » paraît effectivement révolu.

 

Chantal Delsol, La Fin de la Chrétienté, Éditions du Cerf, 2021